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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Alice Poznanska-Parizeau et Pietro Nuvolone, “Criminalité et justice pénale dans les zones métropolitaines : futuribles.” In La criminalité urbaine et la crise de l’administration de la justice, pp. 145-182. Textes réunis et présentés par Denis Szabo. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1973, 211 pp. Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean. [Autorisation formelle accordée par M. Jacques Parizeau, économiste, ancien premier ministre du Québec, le 18 septembre 2006 de diffuser la totalité des publications de sa première épouse décédée.]

[145]

La criminalité urbaine
et la crise de l’administration de la justice.
TROISIÈME PARTIE

Criminalité et justice pénale
dans les zones métropolitaines:
futuribles
.”

par

Alice PARIZEAU et Pietro NUVOLONE

I. Les principaux facteurs de détérioration du contexte sociologique des grandes villes [145]

II. L’appareil de la justice criminelle et pénale [159]

A. Les forces policières [160]
B. Le fonctionnement des cours de justice [108]

Conclusion [175]
Bibliographie [181]

Les problèmes auxquels fait face actuellement l’appareil de la justice exigent qu’on élabore, à partir de données disponibles, des prévisions concernant la criminalité de demain et les solutions qui doivent y être apportées, tant au niveau de l’appareil de la justice criminelle qu’à celui des organes administratifs chargés de planifier le développement futur des zones métropolitaines.

Par conséquent, il convient de délimiter tout d’abord les principaux facteurs de détérioration du contexte sociologique des grandes villes, puis leur impact sur la criminalité traditionnelle et leur rôle en tant qu’agent précipitateur dans le secteur de la criminalité nouvelle, ou de phénomènes sociaux qui, à long terme, risquent d’être considérés comme tels.

En troisième lieu, l’examen des lacunes de l’appareil de la justice doit permettre de dégager quelques éléments de solution qui peuvent, ou doivent être envisagés en vue d’une réorganisation du système de demain.

Il a toutefois été constaté, lors du Symposium, que les réformes doivent s’insérer dans le cadre d’une politique globale des administrateurs des grandes villes qui ne sauraient plus, comme ce fut le cas jusqu’à présent, éviter de tenir compte des phénomènes criminogènes qui se propagent à la faveur des mesures très positives par ailleurs, mais ayant des conséquences négatives en raison de certains effets secondaires.

I. LES PRINCIPAUX FACTEURS
DE DÉTÉRIORATION DU CONTEXTE
SOCIOLOGIQUE DES GRANDES VILLES


Historiquement, les villes ont toujours été considérées comme des lieux où, par définition, la criminalité est plus élevée que dans les campagnes. Les sciences modernes, dont la sociologie et la criminologie, ont délimité des justifications concrètes, contrairement à ce qui, dans le passé, n’était qu’une croyance confuse. C’est ainsi qu’il [146] n’est guère malaisé, désormais, d’énumérer les facteurs socioculturels qui rendent criminogènes les zones métropolitaines : rupture de l’équilibre de la vie communautaire, disparités marquées de différences de classes et de niveaux de revenus, désintégration de la cellule familiale due, entre autres, à l’isolement du couple, l’aliénation des jeunes et la frustration des classes moyennes accentuée par la publicité tapageuse et ses tentations.

À tous ces phénomènes, s’ajoute celui du rythme de l’existence. En effet, les grandes villes des deux continents, américain et européen, sont devenues des ensembles urbains où, entre le lieu d’habitation et celui du travail, les distances sont très éloignées, où les transports en commun ne parviennent pas à assurer à tous le confort indispensable et où la densité de circulation automobile rend les déplacements lents et pénibles. Pressés par les exigences de leurs activités quotidiennes, obsédés par l’insécurité de l’emploi, harassés par la fatigue, les citadins sont forcés de supporter un cadre qui est impropre à une évolution sociale harmonieuse.

La pollution de l’air et de l’eau rend incommode l’évasion vers des espaces verts, de plus en plus éloignés, en raison du fait que les banlieues s’étendent démesurément et que leur accès devient, par conséquent, de plus en plus limité. Il s’agit là, en outre, d’un phénomène irréversible puisque l’attrait de l’urbanisation rapide est tel que, malgré la baisse de l’accroissement naturel, l’exode rural continue à alimenter les métropoles en contribuant à leur surpeuplement.

Le flux constant de nouveaux habitants, qui se recrutent surtout parmi les classes d’âge de 14 à 25 ans, ne correspond pas à la capacité du marché du travail et crée des nappes de pauvreté qui, par définition, se répandent dans des quartiers où la détérioration des conditions d’habitation est proportionnelle aux taux des loyers. En vain, les administrations publiques livrent la lutte aux taudis ; il est désormais démontré que la construction des grands ensembles domiciliaires à loyer modéré n’apporte pas les résultats escomptés. Ce sont soit de nouveaux ghettos de pauvres, soit encore des complexes d’appartements exigus et mal isolés où le phénomène du « vide social » a des effets criminogènes. Tous ces vices de structure des métropoles risquent, en outre, de s’aggraver à l’avenir, en raison d’un développement chaotique que Jean Pinatel qualifie de « sauvage » et de l’absence d’une planification urbaine conforme aux concepts sociaux modernes.

[147]

1. Les grandes métropoles et la criminalité

Les lacunes de l’urbanisation ont un impact sur le taux de la criminalité puisqu’on constate, dans les grandes villes, un accroissement de la délinquance traditionnelle et l’apparition des milieux criminogènes qui sont les sous-cultures de la délinquance de demain. À titre d’exemple, citons Vancouver, une des plus grandes villes canadiennes où, de 1962 à 1969, le taux de la criminalité par 100 000 habitants est passé de 1,5 à 2,4 (Statistiques de la criminalité. Bureau fédéral de la statistique, Ottawa) ce qui demeure encore faible toute proportion gardée, quand on établit des comparaisons avec certaines grandes villes américaines.

Semblable à la pollution, cette détérioration sociale exige des moyens nouveaux de défense qu’on ne peut élaborer qu’après avoir délimité son importance et ses ramifications dans les divers domaines des activités criminelles. Les prévisions, telles qu’elles peuvent être faites sur la base des données actuellement disponibles, sont destinées en somme à servir d’indicateurs pour les administrateurs chargés de planifier et d’améliorer les structures urbaines de demain.

Sur le plan statistique toutefois, on ne peut se rendre compte de l’importance de l’accroissement de la criminalité qu’en établissant des rapports précis entre les données démographiques, économiques et criminologiques. Au Canada, Théodore Bédard (1972) a analysé, à cet effet, des séries chronologiques et a élaboré le graphique reproduit dans les pages suivantes.

Quant aux prévisions des variations cycliques reliées aux oscillations de longue durée autour d’une ligne de tendance, il convient cependant de tenir compte du fait que : « ces cycles, comme on les appelle parfois, peuvent suivre exactement des schémas analogues après des intervalles égaux de temps ou, au contraire, être variables. À titre d’exemple, on peut citer les variations cycliques qu’on observe en économie et qui représentent des intervalles de prospérité, de crise, de baisse et de reprise des affaires. »

Par conséquent, il est possible de mieux évaluer les cycles relatifs aux taux de criminalité, si l’on exprime les taux de criminalité initiaux par rapport à la tendance, en remplaçant ces derniers par des valeurs délimitées en fonction du meilleur ajustement. C’est cette approche qui a permis d'élaborer le graphique 2 qui indique les écarts cycliques de la tendance linéaire.

Afin d’isoler et de mesurer les fluctuations de la criminalité, on doit les séparer de la tendance séculaire et des variations cycliques aléatoires et on établit alors la moyenne des douze taux mensuels de chaque année. Finalement, en multipliant les taux de criminalité par les facteurs correctifs, on obtient les taux de criminalité corrigés de

[148]

GRAPHIQUE 1

Taux de criminalité pour 100 000 habitants : personnes de 16 ans et plus)
déclarées coupables d'acte criminel (Canada, 1949-1967)
Tendance linéaire (échelle semi-logarithmique)

Source : Analyse d’une série chronologique et projections relatives aux taux de criminalité, 1949-1971, Ottawa, Bureau fédéral de la statistique, 1972, p. 9.

[149]

GRAPHIQUE 2

Taux de criminalité annuels (Canada, 1949-1967) :
écarts cycliques de la tendance linéaire
(Écarts procentuels de la tendance)

Source : Analyse d’une série chronologique et projections relatives aux taux de criminalité, 1949-1971, Ottawa, Bureau fédéral de la statistique 1972, p. 12.

[150]

Graphique 3

Taux de criminalité annuels rectifiés (Canada : 1949-1967)
Tendance linéaire (échelle semi-logarithmique)
[Extrapolation des taux de criminalité annuels, 1968-1971]

Source : Analyse d’une série chronologique et projections relatives aux taux de criminalité, 1949-1971, Ottawa, Bureau fédéral de la statistique 1972, p. 21.

[151]

la variation saisonnière cyclique et aléatoire, tels qu’ils figurent au graphique 3.

L’analyse prospective de la criminalité canadienne faite par Théodore Bédard peut servir de modèle pour une étude des taux de la criminalité dans les grands centres urbains et permettre l’élaboration de projections concernant l’avenir. Toutefois, l’évaluation statistique ne comporte pas de données qualitatives indispensables pour la préparation d’une planification satisfaisante de l’urbanisation, du système de sécurité et du fonctionnement de l’ensemble de l’appareil administratif et judiciaire.

En effet, toute politique gouvernementale de demain doit être basée sur l’approche qualitative et quantitative, puisqu’il ne s’agit pas uniquement de mieux adapter l’appareil de la justice criminelle et pénale en tant que tel, mais d’envisager aussi, sinon surtout, toutes les autres mesures économiques et sociales, indispensables pour faire face à l’évolution de la criminalité.

Plus encore, dans le cadre de la criminalité traditionnelle, les divers genres de délits demeurent sensiblement les mêmes, mais on assiste déjà à l’apparition de types nouveaux de criminels. Par contre, la criminalité nouvelle met en cause les biens de la société, par opposition à celle qui ne s’attaquait qu’aux biens des individus ou de la personne et, par conséquent, elle devra être traitée d’une façon particulière.

2. La criminalité traditionnelle

Au niveau de la criminalité traditionnelle, il convient d’examiner, entre autres, le problème de la sécurité des voies publiques puisqu’il préoccupe tout citoyen, quel qu’il soit. Par le passé, on se contentait généralement de solutions partielles ; les métropoles avaient certains quartiers réservés où la sécurité, surtout après la tombée de la nuit, était très relative. Désormais, on s’efforce de faire disparaître ces zones spécifiques, mais on ne parvient pas à enrayer pour autant le danger de victimisation dans d’autres secteurs désignés traditionnellement comme privilégiés.

3. La délinquance juvénile

Ce phénomène apparaît surtout en raison du contexte général des civilisations modernes qui favorise le développement d’une nouvelle catégorie de délinquance juvénile, la « délinquance dorée ». Des jeunes commettent des assauts n’ayant aucune justification et nullement motivés par l’attrait du gain. C’est une sorte d’acte gratuit qui consiste à démontrer sa supériorité en adoptant une conduite [152] brutale à l’égard des individus, souvent de parfaits inconnus : piétons et automobilistes.

Le danger de victimisation est dès lors particulièrement difficile à étudier et, à plus forte raison à circonscrire, puisqu’il se propage et demeure mouvant. Il n’est plus l’apanage d’un ensemble de quartiers donnés où on peut lui faire face par le truchement d’une surveillance policière particulièrement vigilante, mais il se généralise et s’étend. N’ayant pas de motivation spécifique, il demeure, en outre, parfaitement imprévisible.

L’acte gratuit de cet ordre ne saurait exister dans un contexte rural, où la société est suffisamment homogène pour le dépister ; mais dans les grandes villes, il est l’apanage des classes privilégiées, tout en se manifestant aussi dans le cadre des classes moyennes, comme dans celui des classes considérées comme économiquement faibles. Ce qui signifie qu’il n’est pas enraciné et demeure le fait d’individus ou de groupes de mineurs dont la dangerosité reste, il va sans dire, indéniable.

Le même phénomène de l’acte gratuit peut être constaté dans le contexte des délits autres que l’assaut, tels que le vol et l’emprunt de véhicules automobiles, le vol à l’étalage ou encore le vol par effraction, commis par de jeunes délinquants.

Fait significatif, parce que les modes traditionnels de dépistage et de surveillance s’avèrent inopérants à l’égard des délinquants de cette catégorie, on observe dans les grandes villes le développement des moyens de défense autres que ceux liés à l’action de la justice. Fort souvent, il ne s’agit plus de poursuite du criminel ou du délinquant, mais de compensation payée par les compagnies d’assurance dont les primes sont ajustées, en ce qui a trait à certains types de pertes probables, en fonction des prévisions basées sur la loi des grands nombres. Par contre, quant à l’assaut et vol par effraction, des mécanismes d’autodéfense sont utilisés à l’échelle des individus qui munissent les portes de leurs demeures et les volants de leurs voitures de dispositifs spéciaux de sécurité. Ces dispositifs, notamment ceux des résidences, ne sont plus reliés à un poste de police, mais à des services spéciaux privés qui se chargent de répondre aux appels.

Doit-on admettre qu’à l’avenir ce type de mesures particulières est appelé à se développer ? Il semble plus que probable qu’il convienne de répondre à cette question de façon affirmative. En effet, aucun service policier ne saurait être suffisamment important pour assurer le dépistage des délinquants qui ne poursuivent pas leur activité en vue du gain, mais uniquement dans l’optique de nuisance et de l’acte gratuit assimilé à un « exploit ».

[153]

À ce niveau, parmi les solutions classiques, la prévention peut être considérée comme particulièrement efficace mais, par définition, toutes les mesures préventives s’adressent en premier lieu aux classes désavantagées et s’avèrent inopérantes dans les milieux où le vacuum d’idées, de préoccupations culturelles et d’intérêt à l’égard de diverses formes de loisirs, est proportionnel au niveau du bien-être économique.

Les études écologiques permettent de dégager certaines caractéristiques communes propres aux délinquants de ce type, mais n’autorisent pas l’élaboration de politiques préventives nouvelles. On sait, par exemple, que ces délinquants sont généralement issus de familles désunies, de parents trop autoritaires ou trop permissifs, névrosés ou encore subissant une trop forte pression professionnelle. Toutefois, jusqu’à présent, aucune législation ne permet d’éliminer les inconvénients inhérents à la nature même des rapports familiaux dont les effets préjudiciables se manifestent à l’intérieur et à l’extérieur de la cellule familiale.

Les sociétés de demain seront-elles obligées de supprimer le concept de l’autorité paternelle ou familiale, et de le remplacer par celui de l’« autorité sociale » afin de pouvoir contrôler directement la formation des mineurs ? Des tentatives de cet ordre ont déjà été faites pour des raisons d’idéologie sociale et politique autant en Russie soviétique qu’en Allemagne hitlérienne, et elles se sont avérées trop coûteuses et inopérantes. Il est peu probable que l'opinion publique des démocraties occidentales accepte les dépenses administratives très élevées qu’une prise en charge semblable des mineurs par l’État implique, dans le seul but d’enrayer la criminalité juvénile.

Il convient de souligner, par ailleurs, que la criminalité juvénile n’est pas nécessairement reliée à la carrière criminelle adulte puisqu’elle cesse, dans un fort pourcentage de cas, de se manifester après l’époque de la maturité, tandis que d’autres phénomènes, assimilés ou connexes, présentent des caractéristiques de continuité très spécifiques. C’est ainsi que la brusque apparition de la consommation massive de drogues et de stupéfiants qui demeure encore, dans une forte mesure, l’apanage des mineurs issus de milieux privilégiés et des classes moyennes, se situe sur un autre niveau qui est celui de l’automutilation, dont les effets peuvent être permanents, et de l’autodestruction. La toxicomanie, maladie propre aux centres urbains, mais qui se répand déjà au-delà de leurs limites, comme certaines formes de l’alcoolisme demeurent des problèmes jusqu’à présent non résolus et atteignent, dans certains pays, les proportions d’un phénomène social grave.

[154]

Ce qu’il convient de constater cependant, à partir d’exemples concrets, c’est que des cliniques spécialisées et des centres de traitements de toxicomanes se développent très vite à New York, comme à Stockholm, tandis que les récentes études faites en Pologne, à Nova Huta tout particulièrement, démontrent que l’alcoolisme est à l’origine d’un fort pourcentage d’actes criminels, ce qui a amené les autorités à créer plusieurs services de traitement ainsi que des unités expérimentales excessivement coûteuses.

Il est plus que probable qu’à l’avenir on appliquera des traitements obligatoires, préférables, en ce qui concerne les résultats, à tous les contextes punitifs utilisés actuellement ; mais là encore, il s’agit d’investissements importants dont la rentabilité sociale reste à être prouvée.

4. Les criminels d’occasion

Parallèlement à ces formes de délinquance, les grandes villes ont engendré des types particuliers de criminels adultes. Il s’agit là notamment des criminels d’occasion. Frustrés, angoissés, constamment poussés par la publicité vers un accroissement des biens de consommation, les citadins s’avèrent plus vulnérables que les habitants des petites villes et des campagnes. Théoriquement, les criminels d’occasion ne présentent pas de probabilité de victimisation très élevée, mais en pratique leur dangerosité demeure variable.

En effet, au-delà des vols à l’étalage et de la prostitution, qui sont surtout l’apanage des femmes, il y a aussi des vols avec effraction, commis généralement par des hommes. Certaines causes célèbres ont permis de constater que les voleurs d’occasion, surpris au moment de leur larcin, peuvent être tout aussi dangereux que les criminels endurcis et commettre, par crainte d’avoir à assumer les conséquences légales de leur acte, des meurtres non prémédités.

Il convient d’ajouter, en outre, que les criminels d’occasion agissent également dans des sphères d’activités économique, commerciale, financière et administrative, où ils commettent des détournements de fonds, des encaissements de chèques sans provision, ou font des faillites frauduleuses, délits dont le dépistage et la poursuite sont particulièrement coûteux, non seulement pour les individus, mais pour l’ensemble des contribuables.

Là encore, la protection traditionnelle de l’appareil de la justice s’avère inopérante en raison de ses lenteurs et les particuliers, comme les compagnies et les banques, font appel à la compensation en augmentant leurs taux d’assurance, ce qui entraîne l'accroissement des primes dont les consommateurs défrayent, en dernier lieu, les frais.

[155]

On constate, en outre, une sorte de crise de moralité qui rend l’opinion publique particulièrement permissive face à ces formes de criminalité et décourage l’État à investir davantage dans toute action plus rigoureuse de l’appareil judiciaire. Certes, on peut prétendre que le jeu de flux et de reflux s’exercera à la longue et que, grâce à une propagande d’éducation, on parviendra à renverser cette tendance, mais il n’est pas du tout certain qu’une telle politique va apporter des résultats pleinement satisfaisants, sans entraîner des effets accessoires parfaitement contraires à toute la philosophie de la défense sociale.

Le criminel d’occasion doit-il être puni au même titre et de la même façon que le criminel récidiviste ? C’est là que se situe le dilemme et on peut d’ores et déjà postuler que la réponse sera négative, ce qui signifie que les sociétés de demain devront trouver des solutions nouvelles. En effet, dans les grandes villes, le nombre absolu de délinquants de ce type s’accroît très rapidement et on doit envisager, par conséquent, des modalités de lutte contre ce phénomène, non pas judiciaires, mais sociales.

5. Les nouvelles formes de criminalité

Par ailleurs, au-delà de la criminalité traditionnelle, au-delà des délits contre les personnes et contre les biens, apparaît, dans les centres urbains, une nouvelle forme d’actes et de comportements qui représentent une menace pour l’ensemble des structures sociales. À ce niveau se situe, dans le cadre des sociétés occidentales, la violence des masses et, dans celui de l’Europe de l’Est et surtout de la Russie soviétique, ce qu’on désigne sous le terme de « parasitisme ».

La violence des masses demeure, en effet, l’apanage des régimes politiques dont les législations constitutionnelles interdisent certaines formes d’intervention de l’appareil de la justice criminelle et pénale. Dans ces pays, en outre, la limite entre la contestation légitime et les manifestations de masses qui dégénèrent en conflits violents, demeure à ce point tenue qu’il est particulièrement difficile de les prévenir et de les circonscrire. Jusqu’à présent, on distingue trois sources de conflits qui donnent lieu à la violence des masses, soit les conflits de travail, les conflits raciaux et les conflits socio- politiques, fréquemment alimentés par le mécontentement des milieux étudiants ou apparentés.

En ce qui a trait aux conflits de travail, il est à prévoir que les sociétés de demain vont élaborer des modes d’arbitrage plus perfectionnés ou encore, ce qui est plus probable à long terme, assurer une collaboration beaucoup plus poussée entre les représentants syndicaux et l’État, comme c’est le cas en Suède. Par contre, il [156] est pratiquement impossible de dégager des solutions ayant trait aux conflits raciaux, ou socio-politiques puisque, par la force des choses, ils sont propres à un pays ou même à une ville donnée, et ne peuvent être envisagés de façon globale.

D’un point de vue général, on peut toutefois observer que la tendance sur le plan des études et de quelques législations à créer une catégorie à part, que l’on considère souvent avec une indulgence particulière, des crimes politiques contre la vie et l’intégrité personnelle, a favorisé dans quelques pays le développement de comportements très dangereux pour la paix et la stabilité sociale.

Par opposition à la violence, il y a cependant l’autre volet des agissements anti-sociaux qui est celui du comportement passif ou du « parasitisme » selon la définition consacrée par la législation soviétique. Il s’agit là d’un certain pourcentage de la population, dont l’importance est variable suivant les pays, mais dont le nombre absolu s’accroît très rapidement dans les centres urbains en particulier, qui vit à la charge de la société, sans être tout à fait incapable, pour autant, d’avoir une certaine productivité.

En ce qui concerne les pays très industrialisés, tels les États-Unis ou le Canada, cet accroissement est d’autant plus rapide que le morcellement constitutionnel des juridictions rend les contrôles particulièrement malaisés et que les législateurs ont limité volontairement la sévérité des mesures coercitives.

À l’origine, il s’agissait de compenser les aléas d’une industrialisation très rapide et souvent chaotique, puisque conforme à la loi de l’offre et de la demande du marché des biens de consommation. Par conséquent, en conformité avec la philosophie de la justice sociale, il était indispensable de compenser les disparités flagrantes de niveau de vie entre la population active et celle qui ne pouvait subvenir à ses besoins, en raison de l’âge, de l’invalidité et d’une situation familiale particulière, ou à cause d’une crise de sous-emploi, saisonnière, cyclique, ou aiguë.

Les disparités de la capacité de gains dues aux différences raciales, ou plus simplement d’éducation et de formation première, ont joué en faveur de l’élargissement très rapide des normes d’admissibilité à l’assistance et, actuellement, le phénomène semble non seulement difficilement contrôlable, mais encore irréversible.

Les chiffres sont fort éloquents à ce propos. En 1970, les États-Unis ont dépensé 14,9 milliards de dollars, soit deux fois plus que prévu dans les plans élaborés il y a à peine cinq ans, pour faire subsister 6,3% de 13,5 millions d’Américains, et on estime que l’aide accordée ne concernait que la moitié environ des familles nécessiteuses. En ce qui a trait aux projections, on évalue à plus de 14 milliards [157] de dollars les déboursés que l’État devra assumer en 1971, et cette augmentation triplera d’ici trois ans.

Le problème de l’« inactivité » d’un pourcentage croissant de la population n’est pas cependant uniquement financier. Il est prouvé, en effet, que dans le contexte des sociétés dont le financement repose sur la valeur-travail, l’inactivité prolongée ou chronique crée des tendances criminogènes, alimentées ou encouragées par des facteurs tels que l’environnement, la sous-scolarisation ou l’absentéisme scolaire et l’isolement dans des quartiers particuliers, ou des immeubles spécialement destinés aux économiquement faibles. La lutte contre les taudis, entreprise dans plusieurs métropoles, s’est avérée à cet égard singulièrement inopérante à long terme.

C’est ainsi, par exemple, qu’on s’est efforcé, dans certaines grandes villes canadiennes et américaines, de transplanter des quartiers entiers et de reloger leurs habitants dans des appartements à loyer contrôlé, spécialement construits à cet effet. Les études élaborées depuis démontrent cependant qu’on n’a réussi qu’à reconstituer des ghettos de désavantagés, où la délinquance, sous ses diverses formes, se développe de façon marquée et où la passivité du milieu familial provoque une réaction d’agressivité particulière chez les mineurs et favorise l’apparition des sous-cultures criminogènes et criminelles. La formule suédoise, appliquée d’une façon moins systématique dans certains pays, dont le Canada et les États-Unis entre autres, qui consiste à assurer des subventions complémentaires de logement destinées à permettre aux familles désavantagées de se loger dans les quartiers habités par les classes moyennes, semble donner des résultats plus satisfaisants que celle de la construction de centres d’habitations particuliers, largement appliquée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il n’en reste pas moins qu’à Stockholm, comme dans les autres grandes villes, le problème occupationnel demeure irrésolu.

Les sociétés de demain vont-elles imposer le principe des loisirs occupationnels obligatoires ? Il est peu probable que les législateurs acceptent d’élaborer des lois basées sur un concept aussi vague et aussi difficile à définir que celui du « parasitisme ». Il y a lieu de prévoir cependant que le mouvement, déjà amorcé en Amérique du Nord, de nouvelles formes de recyclage et d’une organisation particulière de loisirs, va s’accentuer et se développer très rapidement. On peut présumer même, d’ores et déjà, que toute la conception de la responsabilité de l’individu à l’égard de la société va subir des transformations très marquées et que le concept même de la valeur-travail cessera d’être considéré comme fondamental. Il faudra alors créer des lois et des modes de traitement très structurés [158] et très précis du « parasitisme » sous toutes ses formes afin d’enrayer l’excroissance des sous-cultures criminogènes dont l'inactivité demeure l’agent précipitateur.

Il convient aussi de rappeler à ce propos que la rapidité et l’efficacité de la réaction des administrations et des pouvoirs publics seront bien plus fonction de l’évolution économique et de la situation du marché du travail que des concepts et des philosophies abstraites. En d’autres termes, afin d’éviter d’exercer des pressions et des contrôles allant à l'encontre des libertés individuelles, les sociétés d’aujourd’hui sont prêtes à accepter certaines formes de sous-cultures criminogènes et d’assumer des charges qui en découlent ; mais cette permissivité ne saurait être maintenue telle quelle. Ce qui est significatif, en outre, pour le moment, c’est que la même approche de permissivité, bien que contraire à la doctrine même du marxisme-léninisme, commence à être acceptée dans des contextes politiques des pays socialistes parce qu’on ne trouve pas d’autres solutions.

Pourtant, le « parasitisme » prend là des formes particulières liées à la structure du système économique et théoriquement désignées comme des délits dans les codes criminels. Il s’agit, en somme, d’une population marginale qui vit principalement dans les grandes villes et subsiste grâce aux revenus illégaux en spéculant sur les restrictions de change et sur la pénurie de certains biens de consommation.

Toutefois, le dépistage et l’élaboration de la preuve étant particulièrement difficiles, on ne peut enrayer ce phénomène qu'en promulguant une loi générale applicable à tous ceux qui ne travaillent pas et ne sont pas recensés comme ayant un salaire. Or, malgré les fortes pressions de l’opinion publique, les législateurs temporisent, ou acceptent d’élaborer des législations trop imprécises pour être efficaces, ne voulant pas favoriser des chevauchements de responsabilité. En effet, les législations « antiparasites » peuvent être appliquées aisément pour stigmatiser des délits n'étant pas directement reliés au refus de travailler, mais plutôt à une « déviation politique ».

À titre d’exemple, on peut citer, entre autres, le cas de deux écrivains soviétiques, dont les œuvres ont été jugées contraires à l’idéologie marxiste et qui ont été condamnés pour « parasitisme » puisqu’ils ne percevaient pas de salaire, et non pas pour « déviationnisme » politique. En somme, la notion juridique de « parasitisme » est utilisable pour fins politiques tandis que, faute de solution applicable, son impact anticriminogène est très limité.

Il s’agirait là d’une sorte de tolérance « forcée » des pouvoirs [159] publics, quels qu’ils soient, à l’égard d'un phénomène social particulier, qui se manifeste dans les grandes villes et qui pourtant, en raison de l’accroissement rapide du nombre de la population concernée, doit être résolu à l’avenir, notamment à cause de son impact criminogène, par des moyens légaux ou socio-administratifs.

Jusqu’à présent, seuls les moyens administratifs de prévention et de dépistage ont été expérimentés, en Suède notamment, où on assure une protection spéciale aux milieux défavorisés en nommant des « tuteurs » et en imposant de plus en plus fréquemment des obligations occupationnelles précises, tant aux hommes qu’aux femmes. Au lieu d'utiliser des moyens coercitifs, on applique, en somme, des modes de prévention qui relèvent du contrôle des services sociaux, mais qui comportent néanmoins des pénalités spécifiques et dont les responsables peuvent être référés en dernier ressort aux organes judiciaires. Il est fort probable que ce sont là des méthodes qui seront de plus en plus étendues dans la plupart des pays, bien qu’il reste à élaborer des modes d’action plus précis et plus efficaces que ce n’est le cas aujourd’hui.

Comme l’avaient constaté les participants de l’atelier n° 5 lors du Symposium, il s’agit là, en somme, d’une sorte d'« émergence de structures familiales nouvelles : combinaison de la famille élargie et du groupe de pairs, « tuteurs » en occurrence, qui s’efforcent de compenser le vide social que crée la grande ville ».

Toutefois, le fait de promouvoir le développement d’une forme particulière des services administratifs n’est pas dicté uniquement par les besoins relatifs à certaines manifestations nouvelles de la criminalité, mais aussi par celui de l’incapacité de l’appareil de la justice criminelle, à faire face à toutes les tâches qui lui sont assignées. C’est pourquoi, après avoir étudié les divers phénomènes de criminalité des grandes villes, les participants de l’atelier n° 5 se sont attachés à examiner les organes de la justice afin de dégager les réformes qu’il convient d’envisager à l’avenir.

II. L’APPAREIL DE LA JUSTICE
CRIMINELLE ET PÉNALE


Parmi les organes de la justice criminelle et pénale, on distingue la police, les cours et les services correctionnels et de resocialisation. C’est à l’intérieur de ces trois secteurs qu’on constate, en outre, la crise actuelle due tout autant au surpeuplement des grands centres urbains qu’à l’accroissement et à l’évolution de la criminalité. Les liens d’interdépendance qui existent entre eux accentuent, par ailleurs, les lacunes qui se répercutent aussitôt à travers l’ensemble du système.

[160]

C’est ainsi que l’« efficacité » de la police est reliée à celle des cours et vice versa et que l’organisation satisfaisante des tribunaux doit éliminer les retards judiciaires sous peine de rendre l’ensemble de l’appareil de la justice incapable de répondre aux décisions prises par les juges, autant en ce qui a trait à la sélection qu'à la surveillance et à la réhabilitation des prévenus et des détenus. Les participants de l’atelier ont donc formulé tout d abord certaines critiques, puis examiné les réformes qui s’imposent ou qui peuvent être envisagées quant au fonctionnement des forces policières, des cours et des services de détention et de traitement.

A. LES FORCES POLICIÈRES

À l’intérieur de l’action policière, il est possible de distinguer trois fonctions principales, soit celles qu’on peut qualifier de « sociale », de « politique » et d’« anticriminelle » proprement dites.

1. La fonction sociale de la police

La fonction sociale de la police demeure essentiellement préventive et, en tant que telle, est encore largement contestée, autant par les organes judiciaires que par les services de bien-être social. Il n’en reste pas moins qu’étant donné que, dans certaines grandes villes, elle a fait ses preuves, il est probable qu’elle sera appelée à se développer à l’avenir, surtout et avant tout auprès des mineurs.

En effet, les services policiers britanniques ont démontré, à partir de l’expérience faite à Liverpool, que dans le domaine de la prévention de la délinquance juvénile, leur efficacité est particulièrement marquée. De par ses fonctions, le policier est en contact, dans le contexte des grandes villes, avec les familles et connaît particulièrement bien la population de son secteur. Par ailleurs, il est en mesure d’assurer une surveillance quotidienne auprès de cette population tout en étant, en même temps, l’agent protecteur de sa sécurité. Il remplit donc deux tâches, qui finalement sont reliées entre elles, au lieu d'une seule, comme c’est le cas d’un travailleur social ou d’un officier de probation.

En Grande-Bretagne, l’expérience de Liverpool, qui a permis une diminution de 50% environ du taux de la délinquance juvénile dans cette ville en l’espace d’une période de trois ans, a été depuis élargie aux autres centres urbains et les résultats obtenus, tout en étant moins spectaculaires, demeurent fort probants. Par conséquent, malgré l’opposition des organes de justice et des services sociaux, les policiers assument actuellement auprès des jeunes un [161] rôle spécifique qui a trait à l’organisation des loisirs et de certaines méthodes de traitement occupationnel. C’est ainsi que la police dirige des clubs pour jeunes et des centres spéciaux (attendance centers) qui reçoivent hebdomadairement, pendant six mois, des mineurs condamnés par la Cour à ce genre de traitement.

Ce qui est significatif dans l’exemple britannique, c’est que les policiers préposés à cette forme d’action sociale auprès des mineurs n’usent pas de leur pouvoir d’arrestation, tandis qu’ailleurs, où on s’est inspiré de l’expérience britannique pour créer des services préventifs semblables, ce pouvoir est exercé. En d’autres termes, dans le contexte de la Grande-Bretagne, l’accent est maintenu, pour ce qui concerne la polyvalence du rôle du policier, sur l’objectif « social », tandis que dans d’autres contextes nationaux, il s’agit plutôt de son rôle anticriminel de protecteur de la société.

Dans certaines grandes villes, l’action sociale de la police s’exerce également auprès des délinquants adultes placés en liberté surveillée et là encore, on constate la même polyvalence. Toutefois, son rôle « social » est moins important puisque, généralement, la police procède uniquement à la vérification de la situation du délinquant concerné et à sa surveillance, mais n’intervient pas de façon directe en ce qui a trait à la prévention proprement dite, soit l’organisation de son existence qui, elle, relève de l’officier de probation. Il n’en reste pas moins qu’en pratique, le partage des responsabilités est plus ou moins conforme à ce modèle théorique. À Montréal, par exemple, la section des libérations conditionnelles de la police prend fréquemment en charge des libérés sans faire appel aux travailleurs sociaux.

En ce qui a trait, par ailleurs, à l’action sociale de la police au niveau de l’ensemble de la population des grandes villes, elle adopte des formes très diverses, mais elle est toujours polyvalente. À ce propos, on peut citer, une fois de plus, l’exemple de la métropole canadienne, où la police assure le service des ambulances. Il s’agit là d’une fonction sociale, mais qui est liée néanmoins à celle de la protection contre les dangers de victimisation sur la voie publique, de même qu’au dépistage de certains délits tels, entre autres, le suicide, l’usage des stupéfiants, l’alcoolisme ou l’avortement. En somme, les ambulances de la police remplissent, en circulant à travers la ville, les mêmes fonctions que les patrouilles, tout en assumant, en même temps, un rôle particulier.

D’une façon générale, il est à prévoir, comme l’avaient conclu les participants de l’atelier, que dans les villes de demain, les fonctions sociales de la police seront de plus en plus importantes. Pour le moment, toutefois, il s’agit d’expériences morcelées dont [162] l’application est limitée en raison, notamment, de la surcharge des forces policières et de la nécessité de leur restructuration en vue des tâches que leur impose le développement excessivement rapide des grandes villes.

C’est ainsi qu’une véritable crise de sous-développement existe dans le domaine de la surveillance de la circulation et de la sécurité des rues, car le problème qui se pose est celui de diriger, d’orienter et de répartir le flot des véhicules automobiles aux heures d affluence en assurant la protection des issues des écoles et des hôpitaux, situés en bordure des grandes artères, où le danger de victimisation des piétons, et surtout des enfants, est particulièrement élevé.

Or, étant donné le niveau de l’échelle des salaires des forces policières modernes, il y a lieu de se demander dans quelle mesure il est rentable de confier aux policiers ayant une formation et un entraînement qui les préparent à des fonctions plus complexes, des tâches de cet ordre, tout en suscitant chez eux un sentiment de frustration et d’insatisfaction au travail.

Les villes de demain ne seront-elles pas obligées, en somme, de repenser le rôle du policier et de créer une force auxiliaire qui assumera une partie de ces responsabilités ? C’est là une question à laquelle les participants de l’atelier ont répondu de façon affirmative puisqu’il est, d’ores et déjà, évident que toute la conception traditionnelle de la police est en train d’évoluer sous la pression des besoins, sinon totalement nouveaux, du moins de plus en plus exigeants. Il est évident, en effet, que pour former un policier chargé de remplir des fonctions sociales, les autorités doivent faire des investissements trop élevés pour qu’on puisse lui confier, par la suite, des tâches qui peuvent être assumées par un personnel moins qualifié.

2. La fonction politique de la police

Traditionnellement, les fonctions politiques de la police comprenaient toutes celles qui étaient liées à la sécurité du territoire, à la lutte contre l’espionnage sous ses diverses formes et à la protection particulière des personnalités gouvernementales. Désormais, avec le développement de l’action des groupes de violence, à ces fonctions s’ajoutent toutes celles ayant trait à la prévention et au contrôle des manifestations publiques. En même temps, par opposition aux escouades antiémeutes d’autrefois, celles d’aujourd’hui et de demain doivent être beaucoup mieux équipées et entraînées afin de pouvoir éviter l’usage de la force. En effet, les réactions de l’opinion publique à l’égard des manifestations de violence ont évolué et elles s’élèvent fréquemment contre les brutalités policières, ou ce qui est considéré [163] comme tel, surtout quand il s’agit des manifestations d’étudiants ou de grévistes

En Amérique du Nord, notamment, comme aux États-Unis, on peut citer plusieurs cas où l’opinion publique a exigé de la police d’assurer l’ordre, tout en lui refusant, à l’occasion des manifestations « sociales » ou ouvrières, le droit d’user des moyens traditionnels, tels que l’utilisation des armes ou encore des arrestations massives. Or, pour le moment, la pression des manifestations de violence est telle que les forces policières ne suffisent plus pour les contenir et qu’on est obligé de faire appel à l’armée, comme ce fut le cas aux États-Unis lors des manifestations qui ont eu lieu en 1971 à Washington et même à l’occasion des affrontements sur certains campus universitaires.

Dès lors se pose le problème du partage des fonctions entre la police et l’armée, corps qui n’est pas préparé à cette forme d’action puisqu’il est appelé, en principe, à n'intervenir que dans le cas de conflit armé avec une autre puissance, de guerre civile, d'insurrection, ou de toute autre action concentrée et globale menaçant la sécurité du territoire.

Il convient de souligner que sur le plan international, il s’agit là d’un phénomène qui a atteint une acuité particulière dans le cadre des démocraties occidentales, mais qui apparaît également dans d’autres contextes politiques. Mal connu encore dans cette troisième dimension puisque les moyens d’information sont limités, il n’en est pas moins indéniable surtout au niveau des manifestations d’étudiants.

En ce qui a trait aux conflits du monde du travail dans les pays où le droit de grève n’existe pas, toute manifestation ouvrière est assimilée à une révolte contre le gouvernement au pouvoir et l’action de l’armée se justifie automatiquement, sinon en droit, tout du moins en fait, ce qui n’est pas vrai ailleurs où il faut invoquer le cas de force majeure, similaire à celui qui existe lors de sinistres importants, tels les inondations, les feux de forêts ou les tremblements de terre.

Un autre aspect de l’intervention de l’armée apparaît à l’occasion des situations où elle est appelée à se substituer à la police, en particulier lors de certaines crises résultant de la syndicalisation des forces policières et de leur droit de grève. À ce propos, on peut citer l’exemple de la métropole canadienne où lors de la grève des forces policières municipales de Montréal, les pouvoirs publics ont été obligés de faire appel aux forces policières provinciales et de mettre en état d'alerte l’armée afin qu’elle puisse assurer au besoin l’ordre et les services indispensables.

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Ce genre de situations d’urgence, qui se produit de plus en plus fréquemment dans les grandes villes, indique l’insuffisance des structures traditionnelles et démontre l'urgence de repenser, à l’avenir, l’ensemble du système de protection policière. Ce que les participants de l’atelier ont souligné dans leurs travaux, c’est qu’il s’agit d’un phénomène inhérent à l’évolution de notre société qui demeure irréversible.

Les administrateurs de demain devront, en somme, délimiter, d’une façon plus précise, le champ d’action de la police par rapport à l’armée, en ce qui a trait tout au moins à la protection du gouvernement au pouvoir et des services administratifs dont l’intérêt demeure vital dans les grands centres urbains, et aussi en ce qui concerne la sécurité des citoyens.

3. La fonction anticriminelle de la police

Au niveau de l’action anticriminelle de la police, on constate des lacunes qui découlent de l’évolution de la criminalité en tant que telle. Dans ce secteur, le rôle de la police est triple, soit celui qu'on peut qualifier de dissuasif, de dépistage ou d’enquête, de poursuite et d’arrestation.

Sous le terme « dissuasif », on comprend la simple présence des policiers dans les rues des grandes cités, à toute heure du jour et de la nuit, dans tous les quartiers et cela, suivant une fréquence de patrouilles satisfaisante. Il s’agit là de donner aux habitants l’impression de sécurité qu’ils exigent d’avoir et de décourager certains agissements criminels.

Certes, l’augmentation du nombre de véhicules automobiles dont la police dispose compense dans une certaine mesure la nécessité d’affecter plus d’hommes par secteur, mais l’équilibre conforme aux besoins n’est toujours pas atteint parce que les exigences du public sont très élevées. Selon les enquêtes faites à New York, par exemple, les habitants de certains quartiers considèrent comme primordiale la présence continuelle et visible de policiers, ce qui signifie qu’en dehors de patrouilles, il faut disposer de constables à pied. Par ailleurs, des expériences ont été faites dans ce sens et il a été démontré que la simple présence d'un policier dans la rue a permis de diminuer le taux de vols qu’il ne pouvait pourtant ni prévenir, ni déceler à priori. Par conséquent, comme il a été constaté lors des travaux de l’atelier, le rôle dissuasif de la police implique dans les grandes villes un accroissement de ses effectifs.

En ce qui concerne le dépistage et les enquêtes proprement dites, le problème ne se pose pas dans les mêmes termes et cela est également vrai au niveau de la poursuite et de l’arrestation. Face aux [165] criminels de plus en plus équipés et organisés, la police est obligée de faire appel aux méthodes perfectionnées et planifiées. Dans le contexte des grandes villes, où la criminalité traditionnelle évolue vers des formes nouvelles ou plus sophistiquées, les casiers judiciaires et les fiches policières ne représentent plus un instrument suffisant pour dépister certains individus, ni même certaines organisations criminelles. Obligées de travailler dans les milieux particuliers, les forces policières ne peuvent plus, dans plusieurs cas, opérer à partir des outils de base traditionnellement utilisés, puisqu’ils sont devenus insuffisants.

En Amérique du Nord tout particulièrement, où les documents d’état civil n’existent pas et où les structures des sous-cultures criminelles sont perfectionnées, l’action policière exige des techniques ultra-rapides et fort complexes. Ceci implique une préparation et une formation du personnel policier beaucoup plus poussée et présuppose l’élaboration de nouvelles structures et de nouveaux modes de promotion à l’intérieur du cadre des forces policières.

Dans les grandes villes, l’officier de police a un rôle aussi important qu’un général de brigade, tout en ayant une formation sensiblement inférieure, ce qui explique en partie son incapacité de remplir pleinement ses fonctions. Étant donné que la conception même de l’organisation syndicale élimine, à priori, la possibilité des entrées latérales, il est évident dès lors que l’ensemble des structures des forces policières doit être repensé.

4. Les structures des forces policières

Traditionnellement, ces structures étaient fonction de deux conceptions de la police : centralisatrice et décentralisée, qui correspondaient à deux philosophies distinctes. La première peut être définie comme ayant un plus grand souci de l’ordre public que du respect de la liberté individuelle ; la deuxième, issue de principes anglo-saxons de la Magna charta et du Habeas corpus, dénote des tendances inverses. Quoi qu’il en soit, on constate en principe que tous les régimes de dictature, sans considération de leurs fondements idéologiques, ont opté pour une police centralisée, tandis que les régimes libéraux, surtout ceux de l’Amérique du Nord, calqués ou d'inspiration britannique, ont adopté la deuxième solution. Cependant, plusieurs pays ayant une police centralisée ne sont guère des dictatures, comme en témoigne l’exemple de la Suède, de la France ou du Danemark et on ne saurait inverser l’affirmation faite préalablement.

La structure centralisée impose cependant, dans le contexte actuel, des divisions qui ne peuvent plus être faites uniquement en [166] fonction des services, mais aussi et surtout en conformité avec la distribution des tâches, et cela dans le but d’une spécialisation beaucoup plus poussée. Là se pose toutefois le problème de divers corps policiers subordonnés les uns aux autres, c’est-à-dire d’une pyramide avec, au sommet, un corps d’élite. Entachée de souvenirs relativement récents et fort pénibles qui datent de la dernière guerre mondiale, la définition même du corps d’élite est honnie par l’opinion publique. Le spectre des SS, formation policière de l’Allemagne nazie, de la Gestapo, comme de la Guépéou, de l’époque stalinienne, est beaucoup trop présent pour qu’on accepte de le ressusciter, même dans l’optique d’une force supérieure uniquement sur le plan technique.

Par contre, des divisions d’ordre territorial sont plus facilement concevables, soit entre la police chargée d'assurer les services au niveau de l’ensemble du territoire et la police préposée à remplir la même fonction à l’intérieur des villes. Toutefois, le cadre géographique des grandes cités modernes demeure très imprécis. En effet, au-delà du noyau central se développent, à un rythme ultra-rapide, la proche banlieue, plus la banlieue éloignée, et des municipalités d’importance variable surgissent avec leurs propres forces policières autonomes, comme c’est le cas à Londres, à Montréal ou à New York. Dès lors, se pose avec une acuité toute particulière le problème du financement qu’impliquent la formation et l’équipement des forces policières morcelées et organisées par les soins et aux frais des diverses administrations municipales dont les fonds demeurent forcément limités. Les sommes perçues à travers les taxes municipales servent, en premier lieu, à l’édification de l’infrastructure physique et ne peuvent être détournées que très progressivement vers les services qui ne sont pas directement reliés aux conditions d’habitat. Un financement centralisé, comme c’est le cas en Grande-Bretagne où le Home Office défraye 50% des coûts, n’a pas été adopté en Amérique du Nord et il est excessivement difficile actuellement de l’imposer en raison d’un nouveau partage des responsabilités qu’il implique aux organes policiers devenus trop jaloux de leur autonomie.

À ce niveau se pose également la question de la rentabilité. Est-il rentable, par exemple, d’avoir le même encadrement policier dans les zones où le taux de criminalité est faible que dans celles où il est très élevé ? Les variations du taux de criminalité dans les diverses zones métropolitaines sont-elles fonction de l’efficacité de l'action des forces policières ou aussi, sinon surtout, des autres variables économiques, démographiques et géographiques ?

Aux problèmes relatifs aux variations des taux de la criminalité [167] s’ajoutent ceux ayant trait aux dangers de la victimisation tels que perçus par l’opinion publique. Ainsi, dans les quartiers des affaires, les vols de banque peuvent être très fréquents, mais l’opinion publique réagira beaucoup plus fortement à la suite d’un seul attentat commis contre un passant attardé, rentrant à son domicile situé dans une ville dortoir.

Comme l’avaient constaté, en somme, les participants de l’atelier n° 5, la restructuration des forces policières ne peut être faite dans les grandes villes sur la base d’une planification géographique qui, forcément, ne tient pas compte des nouvelles formes de criminalité et des types particuliers de criminels, mais dans l’optique d’une spécialisation conforme à la répartition des tâches.

On peut envisager, par exemple, à l’intérieur de deux cadres généraux, centralisé ou décentralisé, une force policière sociale, routière, antiémeute et anticriminelle, ayant des fichiers et une direction commune de services de renseignements. On peut concevoir également la création de services auxiliaires de la police recevant une formation moins poussée et rémunérés en conséquence, qui auront pour mission, à l'intérieur des grandes villes de demain, de contrôler la circulation et d’assurer la sécurité, mais qui relèveront de la même autorité unifiée que l’ensemble des forces policières. De plus, à ces distinctions devront correspondre des différences ayant trait aux rapports entre le secteur policier et le secteur judiciaire et, par conséquent, aux pouvoirs discrétionnaires de la police.

Toutefois, selon les participants de l’atelier n° 5, on ne saurait procéder aux réformes des structures des forces policières, sans promouvoir au départ des recherches très poussées, autant criminologiques, qu’économiques et sociologiques, en un mot multidisciplinaires. Ce qui a donc été souligné, c’est la nécessité d’envisager de telles recherches dans une optique qui tiendra compte de diverses variables et des besoins spécifiques des grandes villes.

En effet, les statistiques de la criminalité démontrent qu’au Canada, par exemple, la criminalité des régions rurales ne constitue que 60% environ du total, comparativement à 33% que représente celle des régions urbaines ; ce qui, compte tenu de l’étendue du territoire et du nombre limité des grandes villes, est particulièrement significatif. Il en résulte que les forces policières font face dans les villes à un taux de criminalité élevé, dont les fluctuations sont reliées à des facteurs tels que 1 accroissement de l’exode rural, la pyramide d’âge des populations affluant vers les centres urbains, la situation du marché du travail et la capacité des organes administratifs municipaux à assumer des responsabilités de plus en plus lourdes. La [168] planification future des forces policières doit être basée, par conséquent, sur l’évaluation de ces multiples facteurs qui impliquent des prévisions complexes dans des secteurs très diversifiés.

B. LE FONCTIONNEMENT
DES COURS DE JUSTICE


En ce qui a trait au deuxième et plus important secteur de l’appareil de la justice, les participants de l’atelier se sont attachés tout d’abord à l’étude du fonctionnement des cours. Il a été constaté en premier lieu que dans les grandes villes, les cours de justice ne parviennent pas à remplir leur rôle en raison de la surcharge des causes. Les retards judiciaires qui en découlent entraînent fréquemment pour les prévenus des conséquences qui se situent à l’opposé des principes de resocialisation. Plus encore, dans le contexte actuel, l’application de toute la philosophie de défense sociale devient aléatoire, sinon impossible. Comment en effet demander aux juges de s’entourer d’une équipe multidisciplinaire et de baser leurs sentences sur des rapports, quand ils ne parviennent à entendre les causes qu’avec un retard plus ou moins marqué ? Cela occasionne déjà en soi des injustices pour les présumés délinquants en détention préventive et complique singulièrement la marche de certaines enquêtes effectuées plusieurs mois après la commission du délit, quand la présence de témoins fait défaut.

Cette surcharge des cours est due à trois facteurs principaux : l’insuffisance de leurs structures, la situation des juges et l’inadaptation du système judiciaire aux impératifs de la criminalité actuelle.

1. Les insuffisances des modes de la réaction sociale

Les grandes villes se sont développées tout en conservant un modèle classique de structures reliées et dépendantes de l’appareil de la justice. Les palais de justice ressemblent, comme par le passé, aux temples. Ce sont généralement des édifices imposants où le souci du décorum prime sur celui de l’efficacité. Placés dans des quartiers dont l’accès est souvent difficile, isolés en quelque sorte de l’ensemble, ils vivent à un rythme qui leur est propre. Ils demeurent imposants par l’effet de leur architecture, mais non moins incapables de contenir la masse des usagers qui a augmenté très rapidement.

Cela signifie que les juges et les avocats ne disposent pas de locaux suffisants et implique de longues heures d’attente pour les témoins, dans des corridors exigus et dépourvus d’installations les plus élémentaires. Les salles d’audience ne pouvant recevoir le nombre d’inscrits quotidiennement au rôle, les causes sont renvoyées à des dates ultérieures. Pour ne pas priver la justice de ses rites et de [169] ses pompes, on la vide donc de son principal contenu, c’est-à-dire, en premier lieu du respect des droits du prévenu.

Comme l’avait constaté dans son rapport la Commission américaine sur l’administration de la Justice aux États-Unis présidée par M. Katzenbach (1967), les cours de demain doivent être réorganisées de façon à répondre aux besoins de la population.

On peut bien concevoir, comme l’avait suggéré M. Jean Pinatel, des cours de quartier situées dans des locaux qui ne seront pas imposants sur le plan architectural, mais fonctionnels. À l’instar du modèle des cliniques de quartier, de telles cours de justice criminelle seraient décentralisées et susceptibles de recevoir un certain nombre de causes délimitées d’avance en fonction d’une planification globale. Comme l’avait remarqué M. Jean Raynald (1969) dans son essai sur la Justice de demain, à la notion de justice répond une idée d’équilibre et d’harmonie, cet équilibre étant rompu dans les grands centres urbains, la décentralisation peut représenter une solution. Par ailleurs, une telle décentralisation est tout aussi concevable dans un contexte où le présumé coupable est jugé dans le district judiciaire où il a commis son délit que dans celui où il est référé automatiquement au juge du district où il est domicilié. Il s’agit en somme d’un système souple et facilement adaptable aux nécessités d’une période donnée. Au lieu de disposer d’un édifice central dont il est difficile de prévoir à long terme la capacité exigée, on serait en mesure de créer plusieurs unités qui pourraient, le cas échéant, être facilement agrandies.

En outre, la décentralisation s’impose dans l’optique de l’application empirique des principes de la défense sociale. L’introduction de l’étude de la personnalité du délinquant et la préparation du rapport présentenciel impliquent la présence d’une équipe multidisciplinaire. Le juge ne travaille plus seul, mais collabore étroitement avec les experts, les spécialistes et les travailleurs sociaux ; ce qui signifie qu’il est indispensable de créer des cours faciles d’accès.

Étant donné, de plus, que les honoraires des experts sont très élevés, il est difficilement concevable que la société de demain accepte d’assumer des charges découlant du fait que certains procès criminels peuvent exiger, dans le contexte qui existe actuellement, plusieurs jours de présence d’un spécialiste.

La même constatation s’applique aux travailleurs sociaux, autres que ceux affectés aux cours, qui sont appelés dans certains cas à intervenir auprès du juge, aux avocats de la défense et aux policiers qui témoignent lors du procès. D’ailleurs, la décentralisation des cours pour mineurs existe déjà dans certains centres urbains, tels que [170] Londres, et le système s’avère satisfaisant. Au Canada, et plus précisément à Montréal, on a maintenu le principe d’une cour centrale pour mineurs, mais on multiplie les cours de banlieue où les juges nommés à plein temps, ou à mi-temps, entendent les causes dans des locaux situés dans le même édifice que les services de la police. On peut donc plus facilement concevoir qu’à l’avenir, ce modèle sera planifié de façon systématique et adapté aux besoins de toutes les causes criminelles.

Au-delà de la situation physique des cours existe aussi le problème du personnel. Traditionnellement mal rémunérés, les greffiers, les sténographes et les traducteurs judiciaires ne sont désormais ni assez nombreux, ni assez efficaces. Aux États-Unis, on tente déjà de remplacer les sténographes officiels par l’utilisation de techniques très modernes et la mécanisation ; mais ce système présente, semble-t-il, certains inconvénients. Il est probable que dans une perspective d’avenir, il sera perfectionné et utilisé dans les cours de justice, de façon beaucoup plus systématique qu’il ne l'est actuellement.

Il est aussi à prévoir que toute la procédure des cours sera révolutionnée par des techniques qui la rendront beaucoup plus accessible aux profanes et moins coûteuse, tout en facilitant en même temps, les relevés statistiques et les compilations des dossiers indispensables pour rendre les mesures de resocialisation efficaces. Comme le mentionne le rapport de la Commission américaine d’enquête, la justice criminelle est enfermée dans le circuit d’une tradition qui l’éloigne parfois de son principal objectif, à savoir, rechercher la vérité et rendre des sentences conformes à l’intérêt de la société et de l’individu coupable d’un délit. Le jargon judiciaire demeure imperméable et le système de préparation et de mise en archives des dossiers est dominé par le souci de confidentialité sans qu’on tienne compte de celui de l’efficacité. En pratique, cela signifie que les études de la personnalité du délinquant demeurent d’autant plus complexes qu’on ne parvient pas à retracer l’origine de ses motivations à travers des prononcés de sentence formulés dans une langue incompréhensible pour les non-juristes. En ce qui a trait, en outre, aux statistiques judiciaires, elles sont morcelées, incomplètes et ne reflètent que la nature du délit sans fournir les indications concernant le délinquant, autres que celles liées à son âge, et à sa situation maritale.

Un autre volet du problème demeure relié aux droits des citoyens et aux coûts économiques qu’ils impliquent. C’est ainsi que le droit d’appel est généralement exercé de façon très limitée parce qu’il exige des frais élevés. On hésite cependant dans plusieurs pays, [171] à établir la gratuité de certaines procédures car il est évident qu’il convient, au préalable, d’élaborer des moyens ou des modes nouveaux de contrôle susceptibles de répondre aux besoins, sans entraîner pour autant des abus.

En Suède, le droit d’appel est en principe gratuit, mais si l’appelant perd sa cause, il est obligé d'en assumer les frais. Les sociétés de demain trouveront probablement des solutions semblables, permettant d’éviter la surcharge des cours d’appel et protégeant néanmoins les droits des condamnés à référer leur cause à une instance supérieure.

2. L’évolution du rôle du juge

Les juges des cours criminelles ont toujours été traités, implicitement ou explicitement, comme les parents pauvres de la justice, contrairement aux civilistes qui jouissent d’un prestige beaucoup plus marqué. Pourtant, ce sont justement les juges des cours criminelles qui, humainement et socialement, assument les responsabilités les plus lourdes. Or, non seulement leurs honoraires demeurent proportionnellement moins élevés et leurs conditions de travail beaucoup moins favorables, mais encore la surcharge des cours leur impose l’obligation d’entendre un nombre de causes allant de 30 à 40 par jour, selon les pays.

Par ailleurs, aussi longtemps que la philosophie punitive n’était pas contestée et que les effets dissuasifs de la peine étaient considérés comme l’unique et le meilleur agent de resocialisation, le rôle des juges des cours criminelles était très nettement délimité par le législateur. Avec l’avènement des théories de défense sociale, la prise d’une décision judiciaire devient de plus en plus complexe. En d’autres termes, des juges, formés, selon un schéma classique juridique, doivent s’adapter à une philosophie socio-juridique qui continue d’évoluer, tout en faisant face à des problèmes occasionnés par une criminalité nouvelle reliée à l’établissement de la responsabilité réelle de l’individu trouvé coupable.

Dans les grandes villes, certains procès donnent lieu à une publicité tapageuse des média d’information dressant l’opinion publique contre l’autorité judiciaire. On peut citer à ce propos, tout aussi bien plusieurs causes célèbres d’adoption jugées en France, que certaines affaires de faillites frauduleuses jugées aux États-Unis ; elles démontrent que désormais le juge n’est plus à l’abri de la critique, mais au contraire, est considéré comme le principal responsable des lacunes de l’appareil de la justice.

Autant cette approche ne correspond guère à la réalité, autant il apparaît incontestable que la formation classique des juges n’est plus [172] satisfaisante. Dans l’exercice de ses fonctions, le juge est en effet tenu de disposer d’une somme de connaissances sociologiques, criminologiques, démographiques et économiques, qu’il ne peut acquérir après sa nomination, mais qu’il doit posséder au préalable. La plupart des cas de malentendus qui surviennent entre les juges, les travailleurs sociaux, les experts et tous les auxiliaires de la justice, tels les officiers de probation ou même les avocats de la défense, découlent de ce postulat. Entre le juge, attaché par définition à des concepts purement légaux, et les auxiliaires de la justice, existent en somme des différences de formation telles, que le dialogue s’avère malaisé et la collaboration souvent insatisfaisante.

Jusqu’à présent, des réformes ont été introduites surtout dans le cadre des tribunaux pour mineurs. En Grande-Bretagne, ce sont des bénévoles ayant plus de connaissances dans le domaine social que juridique qui assument les fonctions des juges ; en Suède, ce sont des conseils formés de travailleurs sociaux et en France, comme au Canada, on multiplie des séminaires de formation et d’études destinés aux juges d’enfants. Il semble que cette tendance sera suivie à l’avenir d’une façon beaucoup plus planifiée et qu’elle aboutira à une transformation radicale du corps de la magistrature.

De l’avis des participants de l’atelier, dont M. Jean Pinatel notamment, il est à prévoir que les cours de justice des grandes villes de demain n’offriront que peu de ressemblance avec celles d’aujourd’hui et que cela sera dû, tout autant au changement des structures qu’à l’évolution de la magistrature.

3. L’inadaptation du système judiciaire

Il va sans dire qu’il s’agira d’une transformation qui sera liée à celle du système judiciaire proprement dit. En effet, dans le contexte actuel, le système judiciaire ne tient pas toujours compte de certaines exigences d’ordre économique et social.

C’est ainsi que parmi les causes qu’entendent les cours de juridiction criminelle, les délits de faible gravité occupent, selon les évaluations faites jusqu’à présent dans les diverses grandes villes, plus de 30%. Cela signifie que les juges sont obligés de fournir un surcroît de travail, qu’on immobilise le personnel auxiliaire et qu’on utilise des locaux pour prononcer des décisions judiciaires impliquant des amendes relativement minimes. Cela est vrai pour certains délits relatifs au code de la route, mais aussi pour toute une catégorie de plaintes se rapportant à l’immoralité, au vagabondage ou à des vols mineurs.

[173]

Il n’en reste pas moins que le fait que ces causes puissent être reliées à d’autres agissements criminels beaucoup plus graves, ou que la morale l’exige, ou qu’il soit important d’imposer des sentences exemplaires en raison de l’effet dissuasif prétendu ou réel de la peine, plaide en faveur du maintien du statu quo.

Certains pays ont créé des tribunaux administratifs destinés à entendre ce type de causes ; dans d’autres, par contre, on n’accepte pas de solution semblable parce qu’on estime que c’est là une grave entorse à la protection de la liberté de l’individu et de son droit à une justice pleine et entière et au principe fondamental de la division des pouvoirs. Incontestablement, les tribunaux administratifs permettent de décongestionner les cours ; il n’en demeure pas moins que la justice simplifiée, voire la « justice expéditive », représente une menace pour l’individu et que les exemples d’abus commis par le passé sont là pour en témoigner.

Néanmoins, on peut prétendre que la charge des causes par juge étant généralement trop élevée, les responsables de ces délits mineurs ne sont pas toujours traités avec toute l’attention à laquelle ils devraient théoriquement avoir droit. C’est ainsi que se développent certains automatismes : on plaide coupable sachant que l’amende sera moins forte et la perte de temps plus limitée que si on s’avisait de se justifier en cour et de réfuter la plainte présentée par la police. Il arrive également qu’un juge, fatigué et débordé, prononce sa sentence sans tenir compte des implications socio-économiques en suspendant, par exemple, le permis de conduire à un chauffeur de camion n’ayant pas d’autre métier, et dans le cas duquel il serait possible d’imposer une peine d’amende.

En ce qui concerne certains délits particuliers, tels l’obscénité et la pornographie entre autres, les législations n’étant pas assez précises, les possibilités d’interprétation sont trop étendues et donnent lieu à des décisions judiciaires très variables, voire surprenantes, dont la presse s’empare volontiers en ridiculisant ainsi auprès de l’opinion publique l’appareil de la justice dans son ensemble. Il apparaît évident que les législateurs seront obligés, à l’avenir, d’établir des normes plus strictes, ou encore de procéder à la décriminalisation de certains délits.

Parallèlement, d’autres agissements commencent déjà à être assimilés à des délits dont, notamment, toutes les actions qui sont considérées comme agents de pollution. En effet, il s’agit là d’une forme particulière de crime contre la société qui menace la survie même des grands centres urbains et contre lequel on cherche encore des solutions pleinement efficaces.

[174]

C. LES SERVICES DE DÉTENTION
ET DE TRAITEMENT


Le troisième secteur de la justice criminelle et pénale, dont la transformation semble inévitable, demeure celui de détention et de traitement. À l’instar des cours, les prisons des grandes villes sont installées dans des bâtiments vétustes, mal situés par rapport à des centres urbains qui se développent dans toutes les directions et chroniquement surchargés. Les administrateurs se trouvent placés, dès lors, devant une alternative : celle de démolir et de reconstruire ailleurs des prisons de même type, mais améliorées en ce qui a trait à la configuration des locaux, ou encore de créer des petits centres de traitement en construisant des unités carcérales destinées à des types particuliers de criminels, situées dans des régions éloignées et faiblement peuplées, et favorisant, d’une manière générale, la surveillance en milieu libre. Étant donné que les taux élevés de récidivisme démontrent la faible efficacité du système carcéral traditionnel, il semble qu’à long terme on adoptera progressivement la deuxième possibilité, comme c’est déjà le cas, dans une certaine mesure, en Suède.

Quant à la localisation géographique, la proximité d’une grande ville pose le problème de dangers de victimisation qu’entraînent notamment les évasions, mais aussi celui de l’exiguïté du terrain disponible pour les détenus. C’est ainsi qu’en Pologne, on a procédé récemment à Varsovie au déplacement des institutions de rééducation pour mineurs délinquants que la progression rapide de la ville a englobées dans ses banlieues, autrefois lointaines et désormais très facilement accessibles en raison de nouveaux moyens de transport en commun. Ce n’est cependant pas là une politique systématique, parce que les investissements qu’elle met en jeu sont trop élevés et exigent une planification préalable qui, dans la plupart des pays, n’a même pas été amorcée jusqu’à présent.

Pour pallier la surcharge des centres de détention situés à proximité, ou dans les grandes villes, on s’efforcera également de faire appel aux divers systèmes de sélection. C’est ainsi qu’à Montréal, par exemple, où les relevés statistiques (Québec, 1968) ont permis de constater que plus de 60% de la population carcérale purgeaient des peines ne dépassant pas 14 jours de prison, on a procédé à la création d’un centre provincial de détention pour les condamnés à des peines de courte durée. Cette façon de procéder permet le classement des détenus, impossible ou malaisé dans le contexte d’une prison vétuste et surpeuplée, l’isolement des éléments plus perturbés des autres et l’organisation de meilleures conditions de traitement. La systématisation de ce genre de méthodes de sélections est d’autant plus inévitable à l’avenir que le système carcéral actuel [175] ne répond plus aux besoins des centres urbains et ne peut, par conséquent, remplir qu’une partie de ses fonctions, soit celle concernant la surveillance, tandis que la réhabilitation et le traitement s’avèrent impossibles ou malaisés.

Au-delà du système carcéral proprement dit, on multiplie, en outre, dans certains pays dont la Suède, des centres expérimentaux de semi-liberté qui permettent d’obtenir, pour plusieurs catégories de délinquants, des résultats plus satisfaisants. Il s’agit là de services plus coûteux que les prisons proprement dites, mais plus efficaces à long terme en ce qui a trait à la lutte contre le récidivisme car ils exigent un personnel spécialisé et qualifié, difficile à recruter. Toutefois, c’est dans les grandes villes que ce personnel est numériquement le plus important et bien que les autorités craignent dans certains cas d’établir de tels centres dans les agglomérations urbaines, on est fréquemment obligé de le faire malgré les lacunes que cela comporte.

L’élaboration des politiques à venir demeure, en somme, fortement tributaire des exigences du marché du travail et des décisions préalables ayant trait aux investissements destinés à la promotion des éducateurs sociaux et des gardiens capables d’assurer des responsabilités plus importantes que celles qui leur incombaient traditionnellement.

CONCLUSION

1. Les éléments de lutte contre la criminalité de demain

Les conclusions qu’on peut dégager se situent, en somme, sur deux plans : celui du présent et celui de l’avenir.

Dans l’immédiat, l’attitude à l’égard de la criminalité évolue, mais on ne parvient pas à mettre en place les structures indispensables. C’est ainsi que depuis une trentaine d’années, une nouvelle approche s’est développée en ce qui concerne la déviance des mineurs ; mais toutes les conceptions de la défense sociale ne sont pas encore admises et, même chez les personnes qui les partagent, on trouve des réactions très spontanément répressives — notamment en période de malaise. En France par exemple, on traverse une période où réapparaissent des tendances répressives et il s’ensuit des difficultés, plus grandes qu’il y a une quinzaine d’années, à faire admettre les idées de défense sociale. En fait, ceci s’explique par l’ambivalence de la réaction individuelle à l’égard de tout phénomène de déviance : la réaction normale, spontanée, est l’élimination, et la compréhension ne vient qu’ultérieurement, les jurys tendent à se [176] montrer plus indulgents quand ils connaissent les conditions sous- jacentes du crime à juger.

Pour d’autres, il est nécessaire de prendre les choses différemment. Si vis-à-vis des délinquants la réaction naturelle est l’élimination, celle-ci n’est plus possible de nos jours : en considérant, par exemple, des statistiques sur l’application de la peine de mort aux États-Unis et en France, on s’aperçoit qu’il n’y a plus guère d’exécution. En réalité, la société est engagée dans un processus « d’assimilation spontanée des délinquants », comme en témoignent les études sur le chiffre noir qui fait apparaître une criminalité réelle immense au-delà de la criminalité apparente. Finalement, d’après les estimations pour la France, on trouve pour 3 millions d’actes délinquants chaque année 30 000 à 40 000 peines sérieuses de prison. En ce qui concerne donc la grande masse de délinquants, la société accepte implicitement l’assimilation. Par conséquent, le principe de la défense sociale est entré en application, mais de façon inorganisée. Il est difficile de savoir ce que deviennent les personnes assimilées.

Quant aux principes de droit pénal, ils ne sont pas appliqués. Ceci peut s’expliquer non pas essentiellement par la capacité d’absorption du système pénal qui est un problème financier, mais par la crise psychologique et morale que traverse la magistrature. Cette dernière voit actuellement une situation d’ambivalence extraordinaire : d’une part elle doit être répressive, mais d’autre part elle doit aussi tenir compte des sciences humaines, d’où des solutions de faiblesse. Il faut donc organiser cette assimilation spontanée et promouvoir une « indulgence scientifique ».

Généralement, il apparaît que l’on n’essaye pas suffisamment les nouvelles méthodes. Les tribunaux étant surchargés, une question financière se pose, d’où l’idée de planifier : il faut essayer de voir les différentes parties du système qui apparaissent comme rentables et de connaître dans quel secteur de la défense sociale il est nécessaire d’investir des crédits. Il faudrait non seulement tenter de travailler pour bouleverser le système juridique et judiciaire, mais aussi prêter attention à une planification de la défense sociale pour mieux utiliser les finances que l’on a déjà.

Il s’agit donc, le système étant devenu un non-système, d’imaginer de nouvelles fonctions policières et judiciaires dans les grandes zones. De même, il est nécessaire d’arriver à trouver de nouvelles méthodes en dehors du domaine judiciaire afin de soulager les tribunaux, au lieu de simplement décriminaliser certains comportements déviants. Une innovation a été réalisée à ce propos à New York, notamment au sujet des jugements de cas d’ébriété ou de toxicomanie. Sous l’égide de différents juges, on a essayé, avec l’aide [177] de la police et des services sanitaires, de remplacer le jugement traditionnel et de transférer ces cas aux hôpitaux. Sans supprimer la sanction, on s’oriente davantage vers la réadaptation. Mais il paraît très difficile aux États-Unis de détourner les fonds destinés à la justice pour essayer de créer des centres d’assistance sociale.

En ce qui concerne l’architecture même des locaux de justice, il n’a malheureusement pas été possible — à cause de la division verticale des services — de repenser l’ensemble. On se préoccupe d’y refaire les bois et les bronzes sans prêter attention aux choses plus prioritaires et sans rien demander aux usagers de la justice.

En France, le VIe Plan s’est basé sur des principes d’orientation en termes de justice et d’environnement surtout. C’est ainsi que deux domaines de la justice, l’éducation surveillée et l’administration pénitentiaire, ont été planifiés dans l’optique d’une prévention « tous azimuts » et non post deletum. Une procédure simplifiée et débarrassée des archaïsmes est nécessaire à une justice plus rapide et plus efficace.

Les participants de l’atelier n° 5 ont beaucoup insisté sur la nécessité de décentraliser la justice et d’intégrer la dimension-judiciaire dans la vie comme on l'a fait pour la dimension-santé. Ils sont ainsi parvenus à l’étude des réformes administratives nécessaires. En effet, actuellement les réformes de cet ordre se heurtent à un certain nombre de difficultés.

2. La planification et le schéma traditionnel

Un excellent exemple est fourni par la réforme de l’agglomération parisienne, qu’on a essayé de faire éclater il y a cinq ans. On a reconstitué autour du noyau central trois unités périphériques sensiblement égales du point de vue démographique, mais qui ont des problèmes de communication. C’est ainsi que le département des Hauts-de-Seine s’étend jusqu’à Sceaux. Dans quelle mesure peut-on alors réaliser une unité administrative véritable dans un ensemble aussi vaste ? Administrer des fractions entre un et deux millions d’habitants dépasse en effet les structures telles qu’imaginées jusqu’à présent. On en arrive donc à la nécessité de quartiers décentralisés. On a essayé de le faire à Paris dans le cadre des vingt arrondissements, mais en raison des rapports inextricables entre quartiers, il a fallu garder une administration centralisée. Donc, on a tendance à centraliser encore : ainsi le district de Paris coiffe le tout pour les grands équipements.

Dans le système français, le financement vient presque uniquement de l’État. Il suit une centralisation excessive. On sent poindre ainsi des séries de conflits : les administrations, les collectivités [178] revendiquent leur autonomie financière. On va arriver à une sorte de conflit entre les impératifs de la centralisation et les aspirations qui naissent spontanément chez les habitants d’une localité déterminée.

Aux États-Unis, un grand nombre d’expériences ont été entreprises, posant des problèmes de coordination avec les administrations centrales. Comme il n’y avait pas assez de personnes compétentes pour les problèmes locaux souvent liés aux divisions raciales, on a essayé de mettre au point de petites mairies permettant de regrouper localement des services extérieurs. En ce qui concerne les services sociaux, on a créé des services à vocations multiples avec des unités centrales de diagnostic et des tribunaux locaux pour mineurs. Cependant, après une période de grande décentralisation, on assiste de nos jours à une recentralisation — ce qui implique la nécessité de faire preuve d’innovations et de bien faire la part entre les administrations centrales et les administrations locales.

Ceci exige enfin l’apprentissage du pouvoir décentralisé, sans lequel aucun pouvoir de décision régionalisé important ne peut exister ; mais, ceci implique aussi l’analyse des rapports qui existent entre l’appareil de la justice et la communauté.

Il s’agit là en effet d’un problème particulièrement d’actualité en France. Les policiers parisiens ont récemment montré leur souci de contact avec la population. Le policier ne veut pas être coupé de la communauté, ni être un simple appareil répressif destiné à faire régner l’ordre. Une nouvelle conception se développe : celle de la police sociale, de la police de la cité nouvelle. Elle a permis déjà de créer un personnel féminin, dont la réussite est remarquable, notamment dans le domaine de la circulation urbaine. L’avenir semble donc à une police sociale et intégrée dans la population et l’ensemble des services criminologiques (judiciaires, pénitentiaires, sociaux). Un exemple est déjà fourni par la police des mineurs de Versailles qui travaille en étroite collaboration avec les services sociaux, tout en respectant le secret de ces services. Ceci pose le problème de résidence de la police dans le cadre de la communauté. Elle ne devrait pas être encasernée comme le sont les CRS et les gendarmes français. Il convient cependant de distinguer entre la police de la circulation et de la voie publique, qui peut être décentralisée sans inconvénient, et la police judiciaire qui a besoin de centralisation. Enfin, à côté de la police sociale se développe aussi la police scientifique.

En ce qui concerne les États-Unis, le terme de communauté a un autre sens, dans la mesure où il s’agit de communautés de couleur et de groupes minoritaires qui posent des problèmes bien particuliers à la police. Un certain nombre de techniques sont utilisées pour [179] améliorer leurs rapports : recrutement : la taille minimale exigée est abaissée afin de permettre aux hommes de races de petite taille d’être admis (par exemple, les Portoricains); formation : une promotion est assurée à partir de la base, et les membres de la police peuvent assister à des séminaires d’université, ce qui leur permet de dialoguer avec les étudiants, comme à l’Université de Colombia, où des heurts ont eu lieu récemment.

On utilise de plus en plus de civils dans la police. C’est ainsi que des résidents locaux, bilingues, sont utilisés pour poser des questions et comprendre les réponses. Enfin, il reste un point essentiel : étant donné que l’on a monopolisé l’usage de la contrainte dans la force de police, il est étonnant que le contrôle que l’on exerce sur elle soit extrêmement faible.

3. L’appareil de la justice et les réformes d’ordre social

Les participants de l’atelier n° 5 ont constaté également que, d’une façon générale, il existe actuellement une trop grande tendance à faire appel à la justice, au droit et à la police, alors qu’il convient d’avoir beaucoup de prudence à leur égard. Le travail des criminologues dans les années à venir doit consister à trouver d’autres méthodes, comme les unités de contrôle auxiliaires, les centres de traitement des prédélinquants adultes et la sectorisation de la santé mentale dans les grandes villes, afin de lutter plus efficacement contre la criminalité et contre certains malaises sociaux qui y sont reliés.

Par ailleurs, les sociétés de demain devront envisager des solutions qui ne seront pas uniquement reliées à la prévention et au traitement de la délinquance, mais à l’amélioration de l’ensemble des conditions de l’existence des citadins.

En premier lieu, il s’agira là d’une urbanisation planifiée qui ne sera pas conçue dans l’optique de la durabilité des édifices, mais des nécessités d’un développement dont la rapidité impose des structures mouvantes et facilement adaptables aux besoins. En deuxième lieu, la philosophie sociale devra être repensée en fonction de la progression du pourcentage des milieux désavantagés, ou non actifs, afin d’éviter leur isolement et l’apparition de nouvelles sous-cultures criminogènes. En troisième lieu, l’appareil de la justice devra être transformé de façon à pouvoir remplir pleinement son rôle social et accepter la prédominance de l’objectif de resocialisation par rapport à celui de punition, tout en ne confondant pas le rôle du juge avec celui du législateur et en ne permettant pas aux juges de transformer leurs sentences en des moyens de lutte politique. En quatrième lieu, des études devront être dédiées pour établir l’influence que l’incompréhension [180] vis-à-vis de la motivation politique des crimes contre la personne exerce sur le développement de la criminalité en général, menaçant d’une façon grave la sécurité des individus et des collectivités.

C’est à ce prix, et à ce prix seulement, qu’il deviendra possible de contenir la progression de la criminalité dans les centres urbains qui, selon les projections statistiques, risque de dépasser la progression démographique, tout en impliquant des classes d’âge de plus en plus jeunes et en entraînant ainsi des dommages graves au niveau de l’ensemble de la société.

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Retour au texte de l'auteure: Colette Parent, criminologue, Université d'Ottawa Dernière mise à jour de cette page le vendredi 17 janvier 2020 16:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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