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Ces jeunes qui nous font peur.
Introduction
par Denis SZABO
Il y a paradoxe, voire même une certaine contradiction dans la relation entre la délinquance et le rôle du loisir. Dans la confusion sémantique des sciences humaines, il n'est pas inutile de tenter ici une définition de ces termes qui permettrait, peut‑être, de cerner les raisons de la surprise qu'on éprouve à voir ces deux concepts réunis.
D'abord le "loisir" : il existe une bibliothèque consacrée à la sociologie des loisirs et les "récréologues" sont parmi les derniers venus de la profession des services de la société post‑industrielle. Habituellement, on oppose le loisir au travail, où travail est synonyme de contrainte alors que loisir est assimilé à la liberté. On oppose également toujours sur le même continuum, valeur utilitaire "travail" aux valeurs de l'imagination, l'activité rationnelle aux jeux ("play" et pas "game"). Pour mesurer l'activité des loisirs, on recourt aux techniques simples et l'on divise le cycle de 24 heures par les activités qui se partagent entre le travail, les obligations découlant du travail, l'accomplissement des besoins physiologiques (repos, repas, etc.), les obligations non reliées au travail (famille, communauté, etc.) et le loisir.
Il y a deux manières de concevoir le loisir : l'une peut être qualifiée de parcellaire, l'autre de holiste (Voir Stanley Parker, The Future of Work and Leisure, London, Palladen, 1972). Dans la vision parcellaire, le loisir est opposé au travail non seulement en termes spaciaux-temporels mais dans son principe même ; le type courant de travail étant particulièrement aliénant, il est compensé par le type de loisir complètement libre. Les deux genres ne sont point mélangés. On renonce à la possibilité de rendre créatif, moins aliénant, le travail ; on souhaite l'extension progressive du temps consacré aux loisirs.
Dans la perspective holiste, on souhaite une interpénétration des valeurs associées aux loisirs et des valeurs qui caractérisent le travail. On veut atteindre, de la sorte, une diminution, voire une disparition progressive des éléments pénibles, aliénants du travail industriel et bureaucratique, tout en assurant aux loisirs une meilleure intégration dans les activités humaines prises dans leur ensemble.
La notion de prévention s'oppose traditionnellement à celle de régression, ou en médecine à l'action curative. On présume qu'une importante partie des comportements délinquants sont provoqués par des conditions mésologiques adverses. En agissant sur ces données, tant socioculturelle que biologique et psychologique, on présume que l'action humaine pourrait être orientée vers des objectifs "non délinquants" [12] On distingue la prévention générale qui touche l'ordre socio‑économique comme tel de la prévention spéciale qui s'adresse à des catégories particulières d'individus ou de conditions d'existence spécifiques. La menace de la sanction doit dissuader, prévenir, les délinquants potentiels que nous sommes tous à succomber à la tentation de "mal faire" (Andenaeus 1970).
La délinquance, plus facile à définir jadis, devient plus difficile à cerner de nos jours. Il est évident que contrevenir aux lois, être arrêté et déféré de ce chef devant les tribunaux, y être sanctionné, vous impose l'étiquette "délinquante". On a cependant mis en lumière la manière fort arbitraire, discrétionnaire, qui caractérise le fonctionnement des organes de la justice. Plus encore chez les jeunes que chez les adultes, est délinquant celui qui se fait prendre dans les filets de la justice, filets dont les mailles sont fort élastiques.
De plus, la création de sous et de contre-cultures aussi bien à l'échelle de la société globale qu'à celle de la jeunesse conduit à une opposition entre les valeurs inspirant l'appréciation des actions individuelles. Un conflit de normes culturelles s'est étendu à l'échelle de toute notre société : il ne faut plus venir d'un autre continent pour être dans un univers de discours différent des autres membres de la société, il suffit d'être né quelques années après d'autres, d'habiter à quelques rues (voire à quelques maisons) de distance et d'être dans un autre univers culturel. L'ethnologie, science vouée habituellement à l'étude des cultures lointaines, trouve de nos jours des conditions de dépaysement tout à fait convenables dans nos propres pays.
Nous sommes donc en présence de concepts fort complexes, qui n'ont pas de définition unanimement acceptée. Il faut, par conséquent, utiliser des approches très empiriques au stade d'exploration de chaque enquête, si on veut appréhender des contours diffus des phénomènes que l'on examine.
Le point de départ de la réflexion, dont l'enquête qui suit est la toute première étape exploratoire, est ceci : s'il est exact que l'étiologie de la délinquance contemporaine reflète une orientation vers les stades postindustriels de la société, le temps libre va s'accroître et les valeurs de loisir vont s'imposer davantage. Dans une telle société, l'utilisation de l'usage de la liberté revêtira un rôle bien plus grand que par le passé. Avec la démocratisation, c'est-à-dire l'universalisation de l'enseignement secondaire, voire post-secondaire (les CEGEP au Québec), une partie croissante et peu prépondérante de l'humanité aspirera et exigera l'actualisation des valeurs liées aux loisirs. Or, un des indices les plus patents de l'effet d'une politique sociale est le taux d'inadaptation de ses membres aux règles de la vie commune. La délinquance constitue cet [13]
indice par excellence. Quels que soient, par ailleurs, les critères en vertu desquels on décide de qualifier quelqu'un de "délinquant", le fait est là que des milliers de personnes se trouve chaque année dans cette catégorie statistique.
L'existence et le rôle de l'équipement et de l'infrastructure d'animation dans le domaine des loisirs constituent l'autre volet au point de départ de cette réflexion. Si le processus de sélection dans l'usage de cet équipement est tel que la catégorie la plus défavorisée de la société y accède le moins, un prérequis important de la prévention d'actes délictueux est manqué. Étant donné l'importance croissante des valeurs du loisir dans la société de l'avenir, comment peut‑on mettre le cadre d'exercice de loisir au profit de ceux qui éprouvent le plus de difficultés à s'épanouir dans cette société ?
C'est là un des nombreux défis que doit relever la politique sociale contemporaine et, pour le criminologue aussi bien que pour le sociologue, il s'agit là d'un champ de réflexion important.
Si l'on perçoit des différenciations significatives entre catégories et types sociaux dans leurs relations aux valeurs des loisirs et dans l'usage qu'ils font de l'équipement de ces loisirs, des questions pertinentes peuvent être posées à la fois à la théorie comme à la politique. Il faut cependant commencer par une première démarche, modeste et exploratrice, et c'est là le propos des auteurs de ce livre.
Denis Szabo
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