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“Le Syndicalisme
canadien-français.”
Gérard PELLETIER
Directeur, Cité libre, Montréal
1959
L’ÉVOLUTION OUVRIÈRE au Canada français, c'est d'abord l'histoire d'une double désillusion, puis celle d'un courage remarquable. Pour en comprendre la marche, il faut partir de ce que les anthropologues appellent notre « idéologie nationale » et des rêves qui nous permirent de vivre à travers tout le XIXe siècle. Il faut, qu'on aime ou non les souvenirs historiques, remonter à la « conquête ». Elle seule, en effet, explique de façon valable notre repliement sur nous-mêmes. Nous avions vécu jusque là au niveau d'une haute destinée. Le continent nord-américain n'était pas trop grand pour nous. Solidement ancré à la terre par sa majorité paysanne, notre peuple produisait de surcroît sa quote-part d'aventuriers, de risque-tout, de voyageurs et de conquérants. L'Amérique nous appartenait. Tandis que les uns grattaient la terre, d'autres couraient les grands espaces ; le commun dénominateur des deux groupes était fait d'un sentiment très fort de possession, de courage conquérant, de course à l'avenir.
Mais à compter de 1760, nous nous absentons du continent pour devenir des provinciaux. L'Amérique appartient aux autres, à ceux qui sont venus et qui nous ont « vaincus ». Nous abandonnons le sud aux Américains, l'ouest aux Anglais. Nous serons désormais sur la défensive. Notre vocabulaire s'enrichit du mot « survivance ». L'accent est mis tout entier sur la terre. Les Canadiens français se resserrent autour de leurs clochers. Ils aborderont encore les terres neuves mais seulement de proche en proche, ne quittant plus leurs villages que pour en bâtir de nouveaux. Ils se sentent isolés, menacés. Ils ne quittent plus guère leurs foyers, ne se coupent jamais de leurs bases de ravitaillement spirituel. Ils ne luttent plus pour la conquête d'un continent ; ils aménagent une forteresse, communauté humaine disciplinée, resserrée sur elle-même, unanime, inexpugnable. Les voyageurs sont rentrés à la maison ; ils labourent, engrangent, s'inquiètent et défendent « leur foi, leur langue, et leurs institutions ».
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Notre idéologie prend naissance. Désormais, nous nous donnons pour mission d'édifier une civilisation agricole dont l'unité est la consigne. Toute l'insistance est portée sur les liens très forts qui nous unissent : une seule foi religieuse, une seule langue que du reste nous sommes seuls à parler et qui fait de nous un groupe culturel unique en Amérique ; une profession quasi unique : la terre ; une organisation sociale qui est la paroisse. Et, comme il arrive sous la pression du danger, ces éléments divers de notre vitalité finissent par se confondre un peu.
Fin et moyen prennent une importance égale. La langue est-elle gardienne de la foi ou la foi de la langue ? La vocation paysanne est-elle fonction de la chrétienne, ou celle-ci de celle-là ? En pratique, ces questions ne se posent guère et l’on finit par faire du tout un seul bloc où le temporel, par contagion, devient sacré lui aussi. Nous en viendrons à croire que notre âme est menacée si nous abandonnons l’agriculture et c'est ici que je retrouve mon sujet.
Car les Canadiens français du XIXe siècle avaient beaucoup d’enfants. Ils avaient surtout un nombre prodigieux de fils. Eussent-ils été capables de les établir tous sur des terres (hors une minorité de prêtres, d’avocats et de médecins) ils l'auraient fait sans hésiter. Mais ce ne fut pas toujours possible. Dans un pays immense, la politique les privait de terres.
L'industrie ? Elle ne faisait pas partie de notre paysage intérieur. Dans notre idéologie, l'industrie ne jouait aucun rôle. Il faut bien dire aussi que nous n'en possédions pas les leviers : le capital n'était pas de la famille et nous avions renoncé à l'aventure. Il fallait donc nous acharner à réclamer des terres. Et quand nous n'arrivions pas à en arracher aux pouvoirs publics l'étendue nécessaire, nous n'avions pour nos fils aucune solution de rechange. Ils devaient, bon gré, mal gré, adopter celle que le hasard offrait.
Elle prit la forme, cette solution, d'un service de diligence, établi vers 1840, pour relier Montréal à la Nouvelle-Angleterre. Et dès lors, la saignée commença. Chaque omnibus amena outre-frontière son contingent de jeunes Canadiens français en quête de travail. Notre révolution industrielle était dès lors amorcée. Mais comme elle s'accompagnait d'un exil, d'un éloignement, pour l'époque, considérable, l'expérience ne nous profita guère. Ces départs ne nous familiarisaient pas avec la réalité industrielle ; il nous enfonçaient dans notre entêtement agricole, dans notre acharnement à réclamer des terres. L'usine devint l'ennemi à qui nous devions, de toute force, soustraire le plus grand nombre possible de jeunes. Quand ils quittaient la terre, n'étaient-ils pas en effet perdus pour notre groupe ?
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« Perdus » c'est le jugement que prononçait sur eux la majorité paysanne, rivée à la sécurité de la terre. De ce jugement devait naître bientôt, et fatalement, chez les « perdus », le sentiment qu'on les abandonnait.
L'histoire en effet continuait d'avancer. L'industrie n’était plus confinée outre-frontière ; elle envahissait le Canada a pas de géant. Bientôt la diligence perdit son utilité. Les usines poussaient à nos portes. Montréal et Québec attiraient plus de jeunes que « la terre ». Toute une partie de notre peuple et bientôt la majorité de ses fils aménageaient dans la misère les quartiers ouvriers de nos villes.
Tous ceux qui étudient aujourd'hui cette période de notre évolution, avec le recul que nous donne le temps, s'étonnent de la lenteur que nous avons mise à prendre conscience du fait industriel.
Sur le plan pratique, l'industrialisation s'opérait implacablement, avec une rapidité rarement observée en Occident. Cette révolution, toutefois, la pensée officielle de notre groupe humain se contentait de la refuser, de la décrier, d'en peindre les conséquences néfastes, sans jamais s'aviser, semble-t-il, qu'elle était irréversible. Bloqués sur le thème traditionnel de « la terre », nos maîtres à penser produisaient une étonnante quantité de littérature à la gloire de l'agriculture et à la honte de la vie malsaine des villes, comme s'ils avaient cru possible d'empêcher ainsi l’exode de la population vers l’industrie en pleine expansion.
Est-il seulement besoin de noter que cela préparait fort mal les Canadiens français à la nécessaire transition qui leur était imposée ? Ils arrivaient dans les villes sans aucune tradition urbaine à laquelle se raccrocher. Ils devenaient ouvriers comme on prend la typhoïde, par une sorte de fatalité aveugle dont ils s'accommodaient le mieux possible. Pour une génération au moins et parfois davantage, ils restaient des paysans déplacés, conservant de leur mieux, dans les semi-taudis des rues ouvrières, les mœurs inadaptées, les habitudes en lambeaux de leurs traditions campagnardes. Très souvent, eux-mêmes restaient convaincus en théorie que la ville n'était qu'un pis-aller temporaire, qu'il fallait s'accrocher quand même au grand rêve de « la terre »...
Le patronat, du reste, ne faisait rien pour les dissuader. Toutes les révolutions industrielles ont connu leurs périodes initiales d'exploitation intense ; ce cauchemar ne fut pas épargné aux travailleurs canadiens-français. Il suffit, pour s'en convaincre, de relire quelques documents comme l’Enquête fédérale sur les établissements industriels (1889) ou celle, plus récente, sur l’industrie textile (1937). Les salaires de famine, l'infâme régime des amendes, des conditions de [282] travail effroyables, une criminelle carence d'hygiène industrielle, des heures de travail parfois meurtrières, sans oublier le travail des enfants, tel fut le lot de notre population ouvrière pendant le dernier quart du XIXe et le premier quart du XXe siècle.
Après les quelques notations qu'on vient de lire, qui pourra s'étonner du fait que les Canadiens français, engagés dans l’industrie comme travailleurs, furent lents à trouver leur voie vers le syndicalisme ?
Rien ne les disposait à comprendre le sort qui leur était fait. Au premier abord, ils voulurent se convaincre que rien n'était changé, que l'idéologie expliquait tout. Formés au respect le plus scrupuleux de l’autorité, imbus du sens de l’ordre, il ne leur venait même pas à l’idée de revendiquer, de tenir tête, d'entrer en lutte avec le patronat. Leurs traditions paysannes en faisaient d'ailleurs des individualistes peu ouverts aux idées de collaboration. Des solutions de groupe leur eussent-elles été présentées, à la toute première phase de notre urbanisation, il y avait bien peu de chances qu'elles fussent reçues.
Dans le jeu de valeurs héritées de leurs familles et de leur communauté paysanne, ils auraient cherché en vain la trace d’une solidarité autre que celles du sang, de la paroisse et de la nationalité. L'idée d'une solidarité basée sur leur condition économique n'effleurait même pas leur esprit.
Et pour corser encore l'équivoque, pour augmenter la confusion, l’incidence culturelle venait de surcroït brouiller les cartes davantage. Car si le fait de l'oppression s'imposait avec l'aveuglante autorité d'une évidence, l’origine de cette oppression et les intérêts qui la soutenaient n’apparaissaient pas aussi clairement. Face à un patronat en presque totalité anglophone, les travailleurs canadiens-français avaient toutes les raisons de croire que rien n'avait changé. Ce qui s'éveillait en eux, sous les brimades d'un contremaître, d'un gérant ou d’un superintendant « anglais », n'était-ce pas le vieux réflexe de méfiance et d'agressivité hérité de la « conquête » ? Dans la personne même de l’oppresseur, l’Anglais cachait complètement le patron.
C'était donc la « défaite » qui continuait sous une forme renouvelée. Et personne ne songeait à chercher au delà de cette explication, tant elle paraissait naturelle. On constatait seulement que dans l'industrie, les Canadiens français étaient moins aptes à se défendre des Anglais que sur la terre. Mais puisqu'on n'avait pas le choix, puisqu'en dépit de tous les rêves agrestes, les usines offraient désormais le seul gagne-pain accessible, il fallait bien y rester. Ainsi intégrée au contexte historique, la révolution industrielle se trouva pour plusieurs années travestie en lutte ethnique. Au pays de Québec, rien n'avait changé. [283] Dans 1’industrie comme sur la ferme, on travaillait à survivre en dépit des « maîtres anglais ». Comme les paysans, les travailleurs industriels restaient attachés à l'idéologie, vivaient des mêmes slogans (y compris ceux qui chantaient la terre comme planche unique du salut national).
On ne peut toutefois rester longtemps fidèle à des principes ni à des rêves qui ne correspondent plus à la réalite concrète. L'élan initial met du temps à s'épuiser tout à fait mais assez tôt le doute commence de s'insinuer, à travers les fissures d'un système ébranlé par la progression massive et inéluctable des faits. L’oreille est conditionnée à certains discours. On continue de les écouter, d'abord par routine, ensuite par conformisme (des ouvriers ignorants auraient eu mauvaise grâce à protester quand le consensus des notables était unanime) enfin par distraction. Mais à mesure que la conscience ouvrière évacuait les schèmes de pensée traditionnels, d'autres préoccupations et d'autres inquiétudes venaient combler les vides.
C'est ici que s'amorce la double désillusion dont j'ai parle au début du présent chapitre.
Désillusion d'abord devant une idéologie en pleine déroute. Inquiétude profonde (longtemps inconsciente) de sentir que les « mots d'ordre nationaux » s'ajustaient mal aux problèmes de la nouvelle condition ouvrière, si mal en vérité que « l'élite » renonçait à les propager en milieu ouvrier, prenant pour acquis qu'ils n'y seraient pas entendus. L’Association catholique de la jeunesse canadienne-française donne un probant exemple de cette démission. Pendant vingt-cinq ans, cette association occupe le territoire presque entier des préoccupations de jeunesse, étant le seul mouvement d'éducation nationale. Elle allie typiquement, fidèle incarnation de notre idéologie, action religieuse et action temporelle, c'est-à-dire nationale. Elle a l'ambition d'assumer tous les problèmes de la jeunesse citadine. Or, elle n'a jamais compté dans ses rangs qu'une infime minorité d'ouvriers d'usine. Tous ses efforts étaient mises sur les collégiens et les étudiants universitaires.
Et ce n'est là qu'une manifestation, du reste assez bénigne, d'un esprit très général. Le milieu ouvrier, en quittant les campagnes, avait comme glissé subitement hors des préoccupations de la communauté. On songeait à lui pour le plaindre assez platoniquement, pour citer l’exemple de sa déchéance et faire valoir par contraste la dignité du cultivateur « roi de son domaine et maître de lui-même ». Mais on ne songeait guère à l'aider, à prendre en charge ses problèmes, à connaître sa condition. La politique restait agricole. Plus près des humbles, l’Eglise suivait à la ville ses fidèles, mais sans que le clergé comprît très clairement ce qui se passait.. Personne n'imaginait possible la [284] formation d’une élite ouvrière, hors quelques songe-creux dont il sera bientôt question.
Cette démission de la communauté se manifeste clairement dès les premières tentatives d'organisation syndicale. Celles-ci, comme on le devine sans peine, ne furent pas d'origine autochtone. Circonstance inévitable, mais qui aggravait encore l’équivoque dont nous avons parlé, les premiers organisateurs ouvriers nous vinrent d'outre-frontière. Quand il arriva au Canada français, le syndicalisme, lui aussi, parlait anglais.
Ce n'est pas là, pourtant, qu’i1 faut rechercher la raison principale de ses maigres succès. Sans doute les Canadiens français se trouvèrent-ils dépaysés, au premier abord, dans ces organisations américaines. Sans doute, le caractère « étranger » de la Fédération américaine (F.A.T.) ou des Chevaliers du Travail devait-il rebuter beaucoup de travailleurs. Il faut peut-être attribuer à ce dépaysement la pauvreté du leadership ouvrier canadien-français des débuts du siècle.
Mais quand on trouve par ailleurs au Québec, 16,000 membres chez les Chevaliers et des douzaines de locaux de la F.A.T. vers l'année 1900, c'est l'afflux des travailleurs dans des cadres aussi mal adaptés qui nous étonne. Le divorce du milieu ouvrier d'avec la communauté canadienne-française dans son ensemble se manifestait déjà.
Il faut souligner en effet que notre « élite » et notre paysannerie se trouvaient en accord profond pour répudier toute forme de syndicalisme. Entre 1875 et 1925, il se développe chez nous toute une littérature anti-syndicale d'un rare conservatisme. On croirait, à lire les dénonciations dirigées contre les unions ouvrières, que le pays se trouvait au bord de l'anarchie. En milieu canadien-français, cette réaction devait se nourrir d'abord de tous les arguments nationalistes imaginables. On dénonçait les « agitateurs étrangers », les « idées subversives importées d'ailleurs » ; on adjurait les « braves ouvriers canadiens-français » de ne pas suivre ces mauvais bergers « qui ne partagent pas notre foi et ne parlent pas notre langue ». Mais le conservatisme ne tarda pas à montrer l'oreille : quand naquirent, à compter de 1902, les premiers syndicats confessionnels, seule une minorité de clairvoyants en acceptèrent le principe. Pour les cultivateurs et la majorité de l’élite (en dépit des positions fort modérées de ces nouveaux groupes) les syndicats chrétiens constituaient un scandale à peine moins irritant que les unions « anglaises ».
Comment expliquer un refus aussi net dans une communauté aussi pauvre, aussi inapte au capitalisme que l'était alors le groupe canadienfrançais ?
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Plusieurs facteurs poussaient dans le sens de la réaction. Au premier rang, l'autoritarisme et l’individualisme traditionnels. On n'admettait pas qu'un employeur, même anglais, dût accepter de discuter d'égal à égal avec ses employés (ses inférieurs) alors qu'il était propriétaire de son usine. Le sens de l'ordre prenait le pas sur le sens national.
Sans doute aussi trouverions-nous chez les « notables » du temps la crainte de voir leur autorité compromise par l’émergence de l'organisation ouvrière. Ces notables (médecins, notaires, avocats et marchands), seule minorité instruite en dehors du clergé, formaient alors une petite oligarchie imbue de ses privilèges et persuadée de sa qualité d'élite. L'époque était celle des notables et de leur règne indiscuté. C'est sur eux que l'on comptait alors pour assurer notre salut et notre survivance ; l’intrusion de la force ouvrière les dérangeait trop pour qu'ils n'en sentissent pas la menace à longue portée, pour qu'elle n'éveillât pas en eux l'instinct de conservation.
Il faut souligner aussi le rôle du patronat canadien-français, Si restreint que fût celui-ci et en dépit du rôle insignifiant qu'il jouait dans l’expansion industrielle, il n'en avait pas moins l'oreille des notables, voire celle des clercs. Beaucoup plus efficacement que les travailleurs, il influençait l'opinion publique et la pensée officielle canadiennes-françaises. Cette influence joua à bloc dans le sens de la réaction, du conservatisme le plus aveugle. Engagés pour la plupart dans des entreprises marginales, les employeurs canadiens-français, pour défendre leur existence même, devaient se montrer plus mesquins et plus durs encore que les puissants exploiteurs d'origine anglaise ou américaine. Plus d'une fois, ce sont eux qui, craignant de voir s'élever le niveau des salaires, exhortèrent les grandes compagnies à ne pas dépasser les taux établis dans telle ou telle région, conseil que les employeurs richissimes devaient suivre avec une rare ferveur...
Quant au clergé, en dépit de lenteurs irritantes et souvent lourdes de conséquences désastreuses, il devait évoluer pourtant à meilleure allure que les notables. D'abord braqués contre les syndicats américains, à la fois neutres (c'est-à-dire non-confessionnels) et étrangers, les clercs et l’épiscopat firent longtemps figure d’anti-syndicaux convaincus. Pour eux aussi, la plupart des organisateurs syndicaux prenaient figure de dangereux agitateurs. Et quand des tendances radicales se firent jour dans certains secteurs du syndicalisme américain et dans l'ouest canadien, quand surtout les affiliés montréalais de la F.A.T. se prononcèrent, vers 1900, en faveur d'une réforme de l'enseignement au Québec, l'hostilité cléricale s'intensifia dangereusement.
Mais dans l'Église, un autre courant prenait forme. En 1891, le Pape [286] Léon XIII dans sa lettre encyclique Rerum novarum, avait endossé clairement le principe du syndicalisme et fait à tous les chrétiens un devoir de hâter la constitution d'une force ouvrière. À travers la broussaille des intérêts et des préjugés, cette impulsion ne pouvait cheminer qu'avec lenteur. Quand elle finirait pourtant par atteindre ici la majorité des Catholiques et de leurs pasteurs, beaucoup d'attitudes en seraient profondément modifiées.
Mais nous n'en étions pas encore là quand, à côté des succursales du syndicalisme américain, le syndicalisme chrétien prit naissance au Québec. Seuls quelques évêques et quelques prêtres plus éclairés en comprenaient l'importance. Encore devaient-ils soumettre ces syndicats naissants à de telles tutelles ecclésiastiques et leur imposer une modération si timorée qu’on se demande aujourd'hui comment ils ont pu survivre. Mais à l'époque, ni cette tutelle abusive ni cette modération exagérée n'étaient suffisantes pour rendre acceptable à la majorité des clercs un syndicalisme pourtant catholique et canadien-français...
À quelle date doit-on situer le second aspect de la désillusion ouvrière canadienne-française ? Si je risquais d'en citer une, je la choisirais quelque part entre 1910 et 1920, probablement au début de la première guerre mondiale. À ce moment-là, une conscience ouvrière a déjà pris naissance. Un peu partout, des militants se sont mis à réfléchir. Ils se rendent compte que la communauté canadienne-française ne comprend pas grand'chose aux problèmes des travailleurs, qu'elle refuse la plupart des solutions que les ouvriers eux-mêmes tentent d'y apporter et soutient des gouvernements pour qui, dans le domaine industriel, seuls comptent les grandes corporations et leurs chefs anglophones ou les patrons de langue française.
À ces militants, deux chemins sont ouverts, deux outils sont offerts, mais tous deux inadéquats.
L'histoire du syndicalisme américain au Québec, si un jour on peut l'écrire en détail, étalera un bien curieux mélange du luttes et de compromis, de clairvoyance et de confusion, de résolution et d'incohérence. Reconnaissons tout de suite à la F.A.T. comme aux Chevaliers du Travail l'indiscutable mérite d'être venus chez nous au secours des travailleurs et d'avoir hâté de vingt, peut-être même de trente ans, l'accession au syndicalisme de notre population ouvrière.
Que cela ne nous aveugle pas toutefois sur l'inadaptation grave de ces organisations à nos particularités culturelles ni sur l'impérialisme latent qui caractérisait leur action. Le syndicalisme américain (comme d'ailleurs plusieurs syndicats « nationaux » d'origine ontarienne) a toujours considéré la culture française des ouvriers québécois comme un [287] problème, un obstacle à la communication efficace de l'esprit syndical et pour tout dire un embarras. Jamais il ne leur est venu à l'esprit que le caractère français des travailleurs québécois put être mis à contribution comme un enrichissement pour l'ensemble du mouvement ouvrier. La branche québécoise des « internationales » américaines devait suivre de son mieux le reste de la F.A.T., qui ne chercha jamais à s'adapter, si peu que ce soit. Aujourd'hui encore on trouve à Montréal, à la tête de syndicats ouvriers presque exclusivement canadien-français, des représentants qui n'ont jamais appris notre langue ni même adopté la nationalité canadienne après vingt ans de séjour ! Le plus grave de cette histoire c'est l’incapacite où se trouvent ces dirigeants de comprendre en profondeur les aspirations, les besoins et les ressources des ouvriers qu'ils représentent. Mal à l'aise dans un milieu où ils séjournent sans le connaître, leur confiance dans l'esprit militant de leurs membres reste limitée. On les voit souvent paralyser par leur ignorance les syndicats mêmes qu'ils jugent « peu évolués » mais dont l'évolution est précisément bloquée par leur présence encombrante. Ce sont les gens qui vous diront par exemple : « Au Québec, l’action politique du syndicalisme est impossible ». Mais grattez un peu et vous découvrirez qu'ils sont les premiers à l'empêcher, effrayés des risques qu'elle présente pour eux, à cause de leur ignorance du milieu. Il en résulte trop souvent des attitudes timorées qu'ils font d'ailleurs partager à leurs associés canadiens-français, ces derniers étant soigneusement choisis pour leurs qualités de soumission et de prudent conformisme.
Qu'en tel milieu le militant de langue française ne se soit pas toujours senti à l'aise, personne ne s'en étonnera. Avant la traduction simultanée, initiative toute récente au Congrès du Travail du Canada, la connaissance de l'anglais primait toute autre considération quand il s'agissait de déléguer des représentants, ce qui n'amenait pas toujours aux congrès annuels les meilleurs militants. De même, la F.A.T. fut de loin le groupe le plus retardataire en matière d'éducation ce qui explique la pauvreté de son leadership québécois.
D'où une certaine incohérence dans l'action : campagnes d'organisation aussi brusquement interrompues qu'entreprises : promesses non tenues : capitulations subites et inexplicables, toutes misères bien connues de tous les syndicalismes mais qu'on ne prenait pas toujours la peine d'expliquer aux intéressés, avec comme résultats la conviction chez ces derniers qu'on les « manipulait ».
Or, pour des raisons différentes, l'autre route ouverte aux ouvriers, celle des syndicats chrétiens, ne conduisait pas plus directement aux objectifs désirés. Car si la C.T.C.C. connaissait davantage le milieu, [288] si l'atmosphère y était plus accueillante et plus familière, on y souffrait par ailleurs, à l'époque dont nous parlons, d'inhibitions tout aussi paralysantes quand elles ne l'étaient pas davantage.
Je ne voudrais pas attribuer au seul moralisme clérical l'impuissance des premiers syndicats chrétiens au plan de l'action. Il faut concéder à leur décharge qu'ils démarrèrent avec trente ans de retard sur la F.A.T., qu'ils ne pouvaient compter que sur les seules ressources humaines du milieu local et qu’ils n’avaient pas à l'origine le prestige du nombre ni l'appui financier d'un groupe comme la F.A.T. Il reste pourtant que beaucoup de prêtres mêlés au mouvement avaient tendance à en faire d'inoffensifs cercles d'études et que les aumôniers y exercèrent à l'origine une autorité gauche et abusive. Un seul exemple : l'unanimité des clercs à empêcher la constitution d’un fonds de grève lors de la fondation de la C.T.C.C., sous prétexte qu'un tel fonds « inciterait au désordre social ». Privé de moyens, modéré par une timidité déguisée en morale, le syndicalisme chrétien constitua longtemps une illusion sur le plan de l'action concrète.
Le travailleur de l'époque se trouvait donc alors, en milieu canadien français, acculé à un choix pénible : ou bien donner son allégeance à un syndicalisme où sa part était celle du parent pauvre ; ou bien jeter son dévolu sur un syndicalisme mieux adapté à sa mentalité mais peu capable d'améliorer sa condition économique.
On se souviendra aussi des luttes violentes où se trouvèrent engagés ces deux groupements dès la naissance du second ; division profonde, hostilité rageuse, rivalités qui, dans certains secteurs, n'ont jamais désarmé depuis.
* * *
Ce n'est pourtant pas sur cette note pessimiste qu'il faut terminer notre article. Au contraire, ce sont les chances nouvelles de l'unité ouvrière, au Québec comme au Canada, qui caractérisent notre temps. Les quinze dernières années ont en effet marqué un rapprochement sensible des principaux groupes syndicaux à l'intérieur du Québec et de meilleures relations entre la masse ouvrière canadienne-française et l'ensemble des travailleurs canadiens.
Au Canada français, le choc de la dernière guerre a ouvert tous les yeux. Tandis que la C.T.C.C. manifestait subitement une combativité et une maturité nouvelles, désormais pourvue de dirigeants laïcs compétents et de services adéquats dans les domaines de la recherche et de l’organisation, les autres groupes syndicaux « découvraient» de leur [289] côté la réalité ouvrière canadienne-française. Longtemps convaincus qu'il n'existait pas au Québec d'interlocuteurs valables en matière syndicale, ils revisaient désormais leurs positions à la lumière de quelques luttes où les syndiqués canadiens-français avaient montré un esprit militant rarement égalé au Canada.
C'est à ce point que nous en sommes aujourdhui. Des animosités subsistent : des incompréhensions et des ignorances font encore obstacle à l'unité. Mais le courant semble porter dans la bonne direction...
Les travailleurs canadiens-français ont imposé à la communauté canadienne-française, au syndicalisme majoritaire et à l'ensemble de la nation canadienne, la reconnaissance de leur importance. Le dialogue est engagé, chaque groupe tendant l’oreille. Il n'est pas vain d'espérer qu'ils se comprendront bientôt !
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