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Patrick Pharo
Patrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,
professeur associé à l'université Paris-V René Descarte
et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).
“L’enquête
en sociologie morale.“
Un article publié dans la revue L’Année sociologique, vol. 54, no 2, 2004, pp. 359-388.
- Résumé / Abstract [359]
- Introduction [359]
- 1. L'enquête en sociologie morale [361]
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- a) la généalogie historique [361]
b) les valeurs [363]
- c) L'obligation sociale [364]
- d) les fonctions [367]
- e) Les justifications [370]
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- 2. Moralité du fait social [374]
-
- a) Le problème [374]
b) Les conditions du consensus moral [377]
- c) Critères de l'enquête en sociologie morale [381]
- Conclusion : portée du jugement, portée de l'action [386]
RÉSUMÉ. Dans une première partie, l'article passe en revue différents outils méthodologiques de l'enquête en sociologie morale tels qu'on peut les reconstituer à partir des grands courants de la sociologie : la généalogie historique, l'étude des valeurs, l'obligation sociale, les fonctions, les justifications. La seconde partie étudie les moyens conceptuels d'identification du caractère moral, immoral ou indifférent, c'est-à-dire ni moral ni immoral, d'un fait social et propose trois groupes de critères : la justice d'autrui, la souffrance indue et la sémantique des vertus et autres termes moraux.
ABSTRACT. In its fîrst part, the article reviews several methodological tools for the inquiry in moral sociology, which are reconstructed from the main trends of the sociological tradition : historical genealogy, study of values, social obligation, social functions and justifications. The second part focuses on the conceptual ways for identifying the moral, immoral or indifferent (i.e. neither moral or immoral) features of the social facts. It propounds three kinds of criteria : justice of others, undue suffering, semantic of virtues and other moral terms.
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INTRODUCTION
Une des meilleures façons de préciser le domaine d'objets, les méthodes et les critères d'une sociologie morale, est peut-être de se demander en quoi peut consister une enquête en sociologie morale et comment on pourrait la spécifier par rapport à une enquête sociologique de type classique, dont on supposera, pour les besoins de la cause, les principes et les méthodes bien connus. Pour dire les choses d'une autre façon, notre question initiale pourrait être la suivante : que doit chercher à découvrir une enquête en sociologie morale et quels sont les moyens dont elle dispose ? Et, pour annoncer tout de suite ce que sera la première partie de cet article, on pourrait dire qu'il y a dans la littérature au moins cinq grands types de réponse à la question posée : une réponse par l'histoire, une réponse par les valeurs, une réponse par les obligations, une réponse par les fonctions, une réponse par les justifications.
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Or, comme j'essaierai de le montrer, ces cinq types de réponses, tout en étant toutes parfaitement légitimes et généralement nécessaires à l'enquête en sociologie morale, font surgir le besoin d'un autre type d'enquête, un peu plus délicat, qui concerne les moyens conceptuels d'identification du caractère moral, immoral ou indifférent, c'est-à-dire ni moral ni immoral, d'un fait social en général, acte, règle ou expression sociale. La question inhérente à ce type d'enquête pourrait se formuler de la façon suivante : qu'y a-t-il de moral, d'immoral ou d'indifférent à la morale dans tel acte ou fait social ? C'est ici que se situe, à mon avis, le principal problème de l'enquête en sociologie morale, et c'est aussi ce qui la spécifie le plus par rapport à toute autre enquête sociologique. Le problème posé concerne en effet la légitimité ou le bien-fondé des positions prises par les agents au regard de la morale, soit sous la figure d'une exclusion des préoccupations morales de certains domaines d'activité, soit au contraire sous celle d'une moralisation problématique de tel ou tel type d'action. Un exemple du premier cas pourrait concerner les relations contractuelles qui se nouent dans différents domaines de la vie économique, y compris la sexualité ou le divertissement, et qu'on pourrait supposer indépendantes de la morale. Un exemple du second cas serait la moralisation, par leurs agents, de pratiques moralement problématiques comme la violence politique ou la brutalisation des personnes.
Pour répondre à la question sur le caractère moral ou immoral d'un fait social, on a donc besoin d'une meilleure compréhension des contraintes conceptuelles de la moralité, ce qui suppose un détour par la philosophie morale ainsi qu'une réflexion sur les conditions d'émergence d'un consensus moral dans la société. Mais cela implique aussi une interrogation sur la portée et les limites de la moralisation de l'action et de la vie humaine. Il y a en effet des domaines de la vie sociale qui peuvent échapper à la morale, soit pour de raisons de droit, car toutes les formes de vie humaine ne relèvent pas forcément des normes morales, soit pour des raisons de fait, car le jugement moral a une portée infiniment plus grande que les possibilités d'action. Ce point est important pour l'enquête en sociologie morale dont le but est aussi de comprendre les phénomènes d'abstention ou d'inertie morale, lorsque les agents laissent se produire ou s'installent dans des situations qui n'ont aucun caractère moral, par exemple dans l'économie, le conflit politique, la dépendance intersubjective ou l'addiction.
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1. L'ENQUÊTE
EN SOCIOLOGIE MORALE
La première partie de cet article sera donc consacrée à un tour d'horizon critique des méthodes usuelles d'enquête en sociologie morale, que les auteurs utilisent du reste la plupart du temps sans les rapporter à un projet de sociologie morale ou de sociologie de l'éthique en bonne et due forme.
- a) la généalogie historique
On peut commencer ce tour d'horizon par la méthode historique qui, d'une certaine façon, constitue la méthode standard d'enquête en sociologie morale, dans la mesure où c'est le travail des historiens qui a permis d'accumuler le plus grand nombre de connaissances sur la place des idées morales dans la vie sociale des êtres humains. L'un des repères théoriques modernes de base de cette méthode est évidemment le matérialisme historique, qui cherche à rendre compte de la formation des superstructures idéologiques des sociétés à partir de leurs formes de vie matérielles et de leurs conflits socio-économiques. Toutefois, dans ce genre d'approche, la morale a peu de spécificité par rapport aux autres formations idéologiques, dont elle partage le caractère d'illusio, comme dit Bourdieu [1], au sens d'une croyance qui masque la réalité. Et lorsqu'on l'évoque, c'est surtout pour en faire une cible de la critique politique qui lui reproche son rôle de transfiguration des rapports sociaux de domination [2].
On peut néanmoins faire une histoire ou une généalogie des idées morales sans passer par la référence marxiste, ou alors en la renouvelant de façon plus ou moins profonde, comme l'ont fait par exemple l'Ecole des annales et l'histoire des mentalités. Mais l'un des renouvellements les plus spectaculaires est sans doute celui de Michel Foucault dont les travaux sur l'histoire de la folie, des savoirs, des prisons ou de la sexualité prolongent la généalogie nietzschéenne de la morale [3], et constituent aujourd'hui un modèle du genre généalogique. Par exemple, l'histoire de la sexualité dans [362] la Grèce antique cherche à montrer comment l'émergence d'une éthique du contrôle de soi dans le désir [4] et de la supériorité virile (ibid., p. 285) a servi d'arrière-plan à la morale sexuelle moderne, et en particulier à des idées telles que « l'appartenance du plaisir au domaine dangereux du mal, l'obligation de la fidélité monogamique, l'exclusion des partenaires du même sexe » (ibid., p. 323). Et pour bien montrer la spécificité de sa méthode généalogique, Foucault la met en contraste avec les explications classiques par la morale judéo-chrétienne ou la forme intemporelle de l'interdit qui, justement, ne tiennent pas compte de cette généalogie sociale. Et il explicite clairement son projet comme une « histoire de 1' "éthique" entendue comme l'élaboration d'une forme de rapport à soi qui permet à l'individu de se constituer comme sujet d'une conduite morale » (ibid., p. 324). Cependant, plus on se détache du matérialisme historique et de la critique du capitalisme, ce qui est le cas de ce genre d'étude, et moins on a de clefs pour dénoncer les formes morales de la domination. Et on peut finalement avoir l'impression que le thème de la domination renvoie, dans l'œuvre de Foucault, à une sorte de fin sui generis des sociétés humaines dont on ne comprend plus très bien les ressorts ultimes.
La généalogie historique est souvent invoquée, d'autre part, en faveur du constructionnisme sociologique, dont la particularité est de traiter le contenu idéologique et moral des formes de vie humaines comme le résultat d'un certain nombre de conventions et de contingences historiques. Ici, ce n'est plus seulement l'homme, comme disait Parménide, qui est la mesure de toute chose, mais l'histoire de l'homme avec sa fabrication progressive et largement contingente de ses idées et de lui-même [5]. Ce genre d'approche débouche alors très facilement sur un relativisme moral, dans la mesure où on n'explicite pas les contraintes plus générales qui pèsent sur la fabrication des idées, comme par exemple la vérité en science et la justice en morale. Cependant, la méthode généalogique elle-même n'est pas nécessairement constructionniste et relativiste, et on peut aussi très bien la concevoir comme une émergence historique de contenus qui ne sont nullement arbitraires ni conventionnels, mais qui auraient pu ne pas apparaître exactement [363] sous ces formes, ces conditions ou ces périodes temporelles. Il existe ainsi aujourd'hui une généalogie analytique de la morale de la vérité et de la sincérité, qui se distingue à la fois du relativisme historique et du naturalisme fonctionnel [6].
- b) les valeurs
L'enquête sur les valeurs peut elle aussi emprunter la méthode historique, comme l'a fait Weber lui-même dans ses études sur les religions. Cependant, si les deux méthodes sont souvent complémentaires, elles ne sont pas identiques car, dans l'enquête sur les valeurs, le but principal n'est pas d'expliquer la morale et les valeurs par l'histoire ou la généalogie, mais plutôt de faire l'inverse en expliquant certains événements ou situations historiques par des doctrines morales. On a en fait ici une sorte d'idéalisme sociologique qui réagit au matérialisme historique ambiant en considérant que c'est l'esprit qui fait l'histoire ou, au moins, que les idées des agents ne sont pas pour rien dans les déroulements historiques. L'enquête sur les valeurs n'est alors rien d'autre qu'une façon de rechercher les conceptions que les agents se font des meilleures fins et de s'en servir comme un moyen d'expliquer ou au moins d'éclaircir les conduites réelles. Le modèle de base de cette démarche reste évidemment celui qu'a proposé Max Weber dans l’Éthique protestante.
Le point méthodologique important consiste pour Weber à puiser dans les doctrines philosophiques et religieuses le contenu cognitif et axiologique dont il a besoin pour comprendre le sens pratique. Ainsi, après avoir cité le fameux texte de Benjamin Franklin sur l'argent et les vertus du bon payeur liées entre autres à l'assiduité au travail, la frugalité, la ponctualité et l'équité, Weber fait un commentaire sur la philosophie de l'avarice dont le propre est « l'idéal de l'homme d'honneur dont le crédit est reconnu et, par-dessus tout, l'idée que le devoir de chacun est d'augmenter son capital, ceci étant supposé une fin en soi. » Et il ajoute : « En fait, ce n'est pas simplement une manière de faire son chemin dans le monde qui est ainsi prêchée, mais une éthique particulière. Et violer les règles est non seulement insensé, mais doit être traité comme une sorte d'oubli du devoir. Là réside l'essence de la chose. » [7] Ce [364] détour par les idées permet à Weber de définir l'esprit du capitalisme moderne comme une « maxime éthique pour se bien conduire dans la vie » (ibid., p. 49) dont on sait qu'il trouvera l'origine dans la notion luthérienne de Beruf liée à la doctrine du salut. Et, pour qu'on n'ait aucun doute sur le caractère moral de cette maxime, Weber prend bien soin de distinguer l'apparence d'utilitarisme (au sens vulgaire de recherche des utilités) du caractère révélé par Dieu et non hédoniste de cette éthique : « Le gain est devenu la fin que l'homme se propose ; il ne lui est plus subordonné comme moyen de satisfaire ses besoins matériels » (ibid., p. 51). De là l'idée récurrente que c'est le rationalisme économique qui récompense les motifs rationnels de l'ascétisme (ibid., p. 205), et non pas l'inverse, puisque les fins ne sont pas celles de la jouissance, mais celles du salut.
Cette façon d'enquêter sur les valeurs est restée en fait largement présente dans la littérature sociologique moderne, en particulier chez les sociologues de l'éthique [8], qui s'intéressent à la visée éthique des agents, ou chez les sociologues rationalistes qui s'efforcent de reconstruire les raisons cognitives et axiologiques des agents [9]. L'enquête sur les valeurs constitue pour ainsi dite l'inspiration première de la sociologie morale dans la mesure où elle pose l'hypothèse d'une autonomie de l'éthique ou du raisonnement axiologique des agents qui pourrait être un facteur causal à part entière de l'évolution sociale et historique ce qui, certes, ne va pas de soi du point de vue du matérialisme des sciences modernes, qui peut légitimement demander comment les valeurs et les raisons, qui sont des êtres abstraits, peuvent émerger dans un monde de causes matérielles et devenir elles-mêmes des causes de processus matériels.
- c) L'obligation sociale
L'approche par les valeurs est essentiellement internaliste, puisqu'elle considère que c'est la conception ou la description sous laquelle les faits sociaux apparaissent aux agents qui explique leur [365] conduite. L'explication des conceptions morales particulières est donc renvoyée ici à la diversité des doctrines, ou éventuellement des contenus culturels. Mais l'approche par les valeurs n'explique pas vraiment pourquoi il serait nécessaire que les agents sociaux fondent leur action sur certaines conceptions morales, ce point étant considéré comme allant de soi. Or, c'est précisément cette question qui va devenir centrale dans la conception durkheimienne de la sociologie morale, puisque, comme on sait, tout le problème de Durkheim est de fonder la morale non pas sur la métaphysique, mais sur l'étude de la vie sociale, et donc de revenir à une sorte d'externalisme où ce sont les conditions sociales extérieures qui déterminent les conduites. Mais, contrairement au matérialisme historique, Durkheim ne croit pas que la morale et la vie spirituelle transfigurent les conditions de vie matérielle des êtres humains, mais il pense plutôt qu'elles en sont la meilleure expression, puisque c'est d'une certaine façon la réflexivité de la société sur elle-même qui permet l'émergence des catégories cognitives, logiques et morales, et qui leur donne finalement leur efficience causale [10]. C'est du reste pourquoi la conception de Durkheim, qui se propose de donner une explication sociale de l'émergence et du rôle pratique de l'idéal [11], paraît finalement assez cohérente avec les conceptions modernes de la survenance des fonctions cognitives et morales à partir de certaines fonctions matérielles.
En pratique, la morale se présente pour Durkheim comme un « ensemble de maximes, de règles de conduite » dont tout le problème est pour le sociologue de repérer la spécificité afin de pouvoir les distinguer de toute autre sorte de règles. Pour cela, Durkheim propose de « trouver un réactif qui oblige en quelque sorte les règles morales à traduire extérieurement leur caractère spécifique », et le réactif envisagé consiste à « chercher ce qui arrive quand ces diverses règles sont violées [12] ». Durkheim distingue alors deux types de conséquences à la violation d'une règle : des conséquences analytiques qui sont « automatiques », par exemple quand je viole la règle de me préserver de contacts suspects, et des conséquences synthétiques qui sont hétérogènes aux conséquences et qui sont à proprement [366] parler des sanctions, par exemple quand on viole la règle qui interdit de tuer. D'où la définition de la sanction comme « une conséquence de l'acte qui ne résulte pas du contenu de l'acte, mais de ce que l'acte n'est pas conforme à une règle préalable » (ibid., p. 61). Et c'est à partir de ces sanctions négatives sous la forme du blâme ou de la peine, mais aussi positives, sous la forme de la louange et de l'honneur, qu'on peut déterminer le caractère obligatoire de la règle morale.
Le principal problème que pose cette analyse est que le critère de Durkheim ne fait ici aucune différence entre les règles morales proprement dites et des règles sociales qui peuvent aussi entraîner le blâme ou la louange, comme par exemple des règles de réputation ou des règles strictement corporatives, voire même des règles tribales ou mafieuses. L'opposition porte en effet uniquement sur le caractère intrinsèque ou extrinsèque de la sanction : dès que la sanction vient des autres, elle semble être morale, ce qui évidemment ne va pas du tout de soi. On peut donc assez justement en conclure que Durkheim a peut-être découvert un critère pour distinguer les règles techniques des règles sociales, mais pas encore un critère pour distinguer les règles morales des règles sociales. Toutefois, on peut aussi remarquer que le critère avancé, même s'il ne précise pas suffisamment la moralité de la sanction sociale, n'est pas pour autant trivial ou sans intérêt, et qu'il est au fond assez proche du critère luthérien de respect de la règle.
Ce qui est en jeu pour Durkheim, c'est en effet le rôle de la société organisée dans la formation et le maintien du caractère moral des individus. Or, même si la révolte est, dans certains cas, un critère de l'attitude morale [13], elle ne l'est pas toujours, et, au contraire, il semble que dans la plupart des situations courantes le non-respect des règles sociales courantes soit plutôt une source d'immoralité. Il y a peu de chance en effet qu'un sujet acquière un quelconque habitus moral en violant systématiquement les règles de la vie sociale, civiles ou juridiques. On retrouve d'ailleurs ici une idée de la philosophie du droit de Kant selon laquelle, bien que toute loi particulière n'ait pas forcément elle-même un caractère moral, le respect de la loi en revanche en a toujours un, dans la mesure où le droit a reçu son pouvoir contraignant de la libre union [367] des arbitres individuels [14]. Et ce qui intéresse Durkheim, c'est finalement de découvrir une sorte de base intemporelle de la morale sociale qui aille un peu plus loin que ce qu'on appelle la règle d'or (« faire ce que nous aimerions qu'on nous fasse »), en soulignant le rôle de l'ordre social organisé dans la juste mise en relation des libertés individuelles.
Il faut insister sur ce point, car les critiques de la domination sociale nous ont parfois habitués à voir d'un bon œil toutes les contestations de l'ordre moral, sans mettre réellement en discussion les critères moraux de cette sympathie pour les unes, et de cette antipathie pour l'autre. Mais là où on voit que l'argument est un peu court, c'est lorsqu'on a besoin de faire appel à l'ordre moral de la société pour réprimer, au contraire, les excès du libéralisme économique ou des particularismes culturels. Tout cela ne veut pas dire qu'il faudrait inverser la mouvement en prenant, par principe, le parti de l'ordre moral de la société. Mais cela suppose au moins qu'on s'interroge sur le statut de cet ordre moral, avant de le critiquer pour ce qu'il a de critiquable, ce dont, bien sûr, les occasions ne manquent pas.
- d) les fonctions
Cette interrogation sur le statut moral de l'ordre social est précisément au centre de la théorie fonctionnaliste de l'intégration sociale de Talcott Parsons [15]. Selon Parsons, la vie sociale est fondée sur un système très structuré de différenciation des rôles sociaux, qui fait en sorte que chaque agent remplisse les attentes qui sont attachées à sa situation sociale et s'abstienne des transgressions. Pour que le système marche, il faut donc que les individus acquièrent, par leur éducation, les motivations adéquates à leurs différents rôles sociaux et qu'ils les mettent en œuvre de façon convenable, car une motivation est fonctionnelle lorsqu'elle assure à l'individu la meilleure intégration dans le système. La notion de fonction apparaît ainsi comme une généralisation sur les motivations de l'action, suivant leur pertinence par rapport au système social dans lequel elles s'insèrent (ibid., p. 20-21). Pour tester la signification d'une généralisation fonctionnelle, le sociologue doit donc se demander quelles seraient les conséquences pour le système dans son ensemble des [368] différents résultats alternatifs d'une action sociale, en termes de maintien de la stabilité ou au contraire de production d'un changement (ibid., p. 22). Les conduites qui assurent la stabilité et l'harmonie du système seront jugées les plus fonctionnelles, tandis que les autres seront au contraire considérées comme déviantes.
Dans cette perspective, le problème du sociologue est à la fois de rendre compte de la conformité des individus aux attentes du système social et d'expliquer les phénomènes de déviance. Pour cela, la démarche générale consiste à analyser la façon dont le système culturel structure les personnalités, en jouant sur les besoins de base de l'individu par des privations et des gratifications qui assurent l'intériorisation et l'expression des modèles institutionnels, mais qui peuvent aussi donner lieu à des dysfonctionnements, lorsque les frustrations deviennent trop fortes chez certains individus. La morale intervient ici par le fait que le système culturel inclut, outre des systèmes de croyance et d'expression, des standards d'orientation en valeur permettant l'intégration du sujet à lui-même ou à la collectivité (ibid., p. 57). Or, pour Parsons, qui suit ici Durkheim, seule la morale collective est véritablement institutionnalisée et fonctionnelle, sous la forme de l'obligation sociale et du sentiment de responsabilité (ibid., p. 97), et c'est cette morale collective qui est à proprement parler le ciment de la société. Et comme Parsons considère que l'universalisme moral n'est qu'une tendance culturelle particulière de la morale, qui s'oppose au particularisme moral, l'enquête en sociologie morale peut se limiter à l'analyse du couple conformité-déviance, qui suffit en principe à repérer les variations motivationnelles par rapport à un modèle de base. Ainsi, en cas de déviance, c'est-à-dire de dysfonctionnement motivationnel, il suffit d'étudier la façon dont le sujet outrepasse les attentes de rôles normalement attachées aux différentes situations sociales. Par exemple, l'ultra-conformiste anxieux de la réaction d'autrui peut réagir aux risques de frustration par la domination ou par la soumission, tandis que chez le non-conformiste la réaction passera plutôt par la rébellion ou le retrait (ibid., p. 258).
Si je rappelle ici ce modèle du fonctionnalisme social, qui peut sembler un peu obsolète, c'est d'abord parce que, contrairement aux apparences, il est resté extrêmement présent chez les sociologues, par exemple chez Bourdieu qui en propose simplement une version critique, dans laquelle les institutions sont essentiellement des classes socio-économiques, et même chez Goffman, qui n'est pas du tout en rupture avec le schéma socioculturel classique, mais [369] aussi chez de nombreux théoriciens de la vie sociale, psychologues ou philosophes, par exemple Jon Elster qui oppose le modèle de l'action rationnelle à un modèle des normes intériorisées, largement inspiré du fonctionnalisme social [16]. L'idée d'une intériorisation des normes de la société comme générateur des conduites adéquates constitue en effet une structure logique très forte qui lie de façon cohérente la morale individuelle aux formes de la vie collective et dont il paraît extrêmement difficile de se débarrasser. De plus, le fonctionnalisme social a trouvé aujourd'hui dans la nouvelle anthropologie cognitive et évolutionnaire de nouveaux défenseurs, qui cherchent à montrer la valeur adaptative, au cours de l'évolution naturelle, de la coopération sociale [17], de l'adoption de normes sociales [18] ou du repérage des tricheurs [19]. Parsons lui-même reconnaît d'ailleurs que son système a une dimension biologique.
Toutefois, le problème ici n'est pas tant de savoir s'il existe des fonctions sociales et si elles ont une valeur adaptative pour les individus comme pour le groupe question à laquelle la réponse est positive dans la plupart des cas, sinon dans tous mais plutôt de savoir quelle est la valeur morale de ces structures fonctionnelles. Or, c'est là que les choses se compliquent, car, d'un côté, l'intégration sociale des individus est souvent une source d'injustice dans la mesure où toutes les places sociales ne se valent pas, mais, d'un autre côté, elle peut apparaître comme un idéal moral, c'est-à-dire en fait une valeur, non seulement pour ceux qui en bénéficient, c'est-à-dire ceux qui sont bien intégrés : qui ont un bon travail, une assurance sociale, qui vivent chez eux et pas en prison ou dans la rue, qui ont une famille, au moins sous la forme d'ascendants et de collatéraux, qui ne subissent aucune addiction ou dépendance personnelle, etc., mais aussi pour ceux qui n'ont rien de tout ça et qui, d'après les enquêtes [20], considèrent comme un modèle de vie ce dont ils sont eux-mêmes actuellement et souvent définitivement privés.
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L'idéal de la « société bien ordonnée », comme dit John Rawls, ou de l'équilibre de l'intégration sociale, comme dit Parsons, est en effet un des ingrédients de base de la morale sociale ordinaire, peut-être parce qu'il exprime l'influence de ce que Georges Mead appelait 1'« autre généralisé » par lequel s'exerce, de l'intérieur, le contrôle de la société sur le sujet [21]. Mais il faut évidemment distinguer ici entre l'intégration idéale, qui est une sorte de parousie sociologique où chacun reçoit son dû et sa juste place dans une société rêvée, et la réalité des fonctionnements sociaux qui laisse beaucoup moins de place au rêve et à la justice. Néanmoins, l'existence de cet idéal moral de la société bien ordonnée n'est pas pour rien dans la réalité des régulations et des conflits moraux.
- e) Les justifications
La mise au premier plan du thème de la justification dans les sciences sociales est lié au renouveau moderne de la théorie de l'argumentation [22] et à l'usage qu'en ont fait l'œuvre de Habermas et celles des philosophes contractualistes américains [23]. En sociologie, c'est sans doute l'ethnométhodologie de Harold Garfinkel [24] qui a le mieux contribué à imposer ce thème en faisant valoir le rôle majeur, pour la régulation des interactions sociales, des accounts et de l’accountability, dont le sens réfère à la fois à la disponibilité d'une action pour un compte rendu éventuel, mais aussi à la responsabilité de son agent. Il existe d'ailleurs des liens étroits entre l'enquête fonctionnaliste de type parsonien et l'enquête ethnométhodologique de type garfinkelien, qui repose aussi fondamentalement sur l'idée du caractère moral de la conformité aux règles du système ou de l'interaction sociale. Et ce que Garfinkel appelle les « faits de la vie en société socialement sanctionnés que n'importe quel membre de bonne foi de la société connaît » (ibid., p. 76) correspond d'assez près à l'idée parsonienne de l'intégration fonctionnelle. Toutefois, il existe aussi une différence essentielle entre les deux types d'enquête [371] qui vient du fait que l'ethnométhodologie rejette avec force l'idée selon laquelle l'ordre social pourrait donner lieu à des modèles institutionnels univoques.
Pour Garfinkel, l'ordre social de la vie quotidienne est un ordre à la fois naturel et moral qui permet au sens commun familier de la vie quotidienne de savoir, sur le mode naturel, que ceci est cela, mais aussi de poser, sur un mode normatif, qu'il est juste ou injuste que les choses sociales soient d'une façon ou d'une autre (ibid., p. 38). Cela paraît très proche de l'idée parsonienne des alternatives pratiques déterminées par les rôles sociaux, sauf que l'élément de sanction envisagé par l'ethnométhodologie n'est plus un modèle institutionnel clairement répertorié et intériorisé par les individus, mais le résultat essentiellement contingent des conceptions pratiques plus ou moins fluctuantes que les différents sujets peuvent se faire d'eux-mêmes et de l'ordre social. C'est cette instabilité structurelle de l'ordre social qui permet de comprendre le rôle des accounts et des justifications comme moyen de rétablir l'ordre moral de la société lorsqu'il est menacé par ce que Garfinkel appelait les breaching practices, lesquelles comprennent non seulement les actes de déviance en bonne et due forme, mais toutes les transgressions de l'ordre moral quotidien. Ainsi, tandis que dans le fonctionnalisme parsonien, la question principale est de savoir comment expliquer, de l'extérieur, l'anomie et les ruptures du système social, le problème principal de l'ethnométhodologie est plutôt de savoir comment, de l'intérieur, les sujets vont pouvoir assumer et rendre compte de la conformité de leur conduite aux règles de la vie sociale.
Ce changement d'accent suffit en fait à assurer la rupture avec le modèle fonctionnaliste pour passer à un modèle radicalement actionniste et intercompréhensif de la vie morale, où ce qui compte n'est pas les règles déjà établies, mais le travail pratique des sujets pour les entretenir. C'est ce registre qui a été exploité et développé par les ethnométhodologues français [25] et les économies de la grandeur de L. Boltanski et L. Thévenot [26], dont le souci était en outre de réintroduire certains critères d'évaluation des justifications, sans revenir pour autant aux modèles culturels de Parsons ou de Bourdieu. [372] D'où cette idée extrêmement originale d'une relation de cohérence ou au contraire d'incohérence entre les familles sémantiques des justifications (qu'ils appellent des « cités » ou des « grandeurs ») et les référents sur lesquels elles s'appuient et qui, suivant qu'ils sont domestiques, commerciaux, industriels, civiques, de renom ou d'inspiration, ne peuvent pas servir à valider le même type de justifications. Toutefois, le problème des économies de la grandeur est de laisser largement ouverte la question du statut proprement moral des justifications publiques. Chez Garfinkel, il y a encore une certaine conception de la moralité sociale fondée sur le respect et le maintien de l'ordre normatif de la vie sociale, quoique celui-ci soit réduit au seul plan de la vie courante. En revanche, cette idée d'une moralité immanente de la vie sociale paraît absente des économies de la grandeur, qui ont tendance au contraire à réduire la justice à des questions de mise en équivalence, un peu sur le modèle de la monnaie, et à faire de la justification une procédure dont il est au fond plus facile d'évaluer les chances de succès que la moralité [27].
C'est en fait plutôt à Habermas [28], et à ses successeurs, qu'on doit d'avoir réintroduit la nécessité d'une interrogation sur l'évaluation morale des justifications, idée qui rompait avec une longue tradition de neutralité axiologique et de méfiance à l'égard de toute moralisation dans l'analyse des faits sociaux. Cette méfiance paraît d'ailleurs entièrement justifiée compte tenu du rôle qu'a pu jouer le jugement moral dans l'histoire des idées sociales, au service par exemple du darwinisme social, de la légitimation des hiérarchies existantes ou de la stigmatisation des catégories sociales les plus fragiles ou, à l'inverse, sous la forme d'une justification dialectique des dictatures communistes. Mais le génie de Habermas a été d'introduire une forme dite procédurale de raisonnement moral qui permet apparemment de surmonter les dangers du moralisme substantiel en mettant en avant certains critères discursifs de la relation à autrui, liés à ce qu'il est convenu d'appeler l'éthique de la discussion. Il existe en effet selon Habermas un critère social ou public de la moralité suivant lequel seules sont valides les normes qui rencontrent l'assentiment de tous les participants à une discussion pratique, [373] et une contrepartie privée du même principe qui consiste, pour chaque participant, à adopter une attitude communicationnelle, et non pas stratégique. Cette critériologie est cependant en concurrence directe avec des conceptions plus substantielles de la morale sociale qui en limitent la portée, mais en précisent davantage le contenu en termes de liberté et de justice [29], et elle n'est donc qu'une des contributions possibles à une critériologie morale de la discussion ou de la raison publique.
Il faut en outre souligner qu'indépendamment des œuvres de Habermas ou de Rawls, ce sont surtout les nouvelles questions éthiques soulevées par les évolutions de la société, notamment dans le domaine scientifique et médical, qui ont rendu plus ou moins obsolète la méfiance à l'égard de toute éthicisation de l'analyse sociale. Il semble en effet difficile aujourd'hui d'étudier par exemple les comités d'éthique médicale suivant les méthodes distributionnistes classiques de la sociologie, en se contentant de regarder comment les différentes prises de position dépendent elles-mêmes des positions sociales occupées par les agents. Non pas que ce type d'enquête soit complètement dénué d'intérêt, notamment lorsqu'il s'agit de repérer les appartenances religieuses, mais il ne représente qu'une infime partie du travail requis par les questions d'éthique médicale, lequel est un travail largement conceptuel, sur le plan moral et juridique, et qui impose en outre d'avoir une assez bonne connaissance des possibilités techniques ouvertes par les sciences de la vie. Il serait absurde de faire aujourd'hui une enquête sociologique par exemple sur la question de l'avortement ou du clonage, ou de la greffe d'organes, ou des tests génétiques, ou de la procréation médicalement assistée, sans tenir compte de la validité éventuelle des arguments avancés par les différents protagonistes.
La plupart du temps, d'ailleurs, le sociologue procède à cette évaluation morale sans même s'en rendre compte, car il partage avec les autres agents sociaux toute une série de valeurs et de principes rationnels qui donnent tout de suite une couleur particulière à chaque type d'argument. Mais dans le cadre d'un projet de sociologie morale, il semble indispensable d'aller un peu plus loin et de réfléchir davantage aux moyens conceptuels qu'on se donne pour mener ce type d'enquête, non pas dans le but d'imposer les jugements de valeur préférés du sociologue, mais justement pour éviter [374] les jugements de valeur sauvages et faire en sorte que les justifications puissent être évaluées d'un point de vue rationnel, c'est-à-dire en tenant compte non seulement de toutes les données disponibles (quand elles le sont), mais aussi de tous les arguments bien fondés qui existent dans les magasins de l'éthique et de la philosophie morale.
2. Moralité du fait social
- a) Le problème
Si l'on accepte l'idée selon laquelle il n'est pas possible de faire une enquête en sociologie morale sans avoir une idée, au moins approximative, de ce qui est moral et de ce qui ne l'est pas, ou de ce qui peut échapper au jugement moral, et si l'on ne veut pas, d'autre part, confondre le travail du sociologue avec celui du moraliste ou du philosophe de la morale, la question principale est de savoir s'il existe des critères qui, indépendamment de toute conception morale particulière, permettraient de reconnaître un fait social comme moral, immoral ou indifférent à la morale. Or, apparemment, seule une conception morale particulière semble en mesure d'offrir une réponse à ce type de question, ce qui contredit les prémisses d'indépendance qui viennent juste d'être posées. Telle est en fait la difficulté fondamentale de l'enquête en sociologie morale, à laquelle du reste tous les sociologues, et les sciences sociales en général, ne cessent de se heurter, même lorsqu'ils ne se réclament pas d'un projet de sociologie morale.
En fait, dès qu'on se propose de rechercher une critériologie du fait moral, on est confronté à un problème préjudiciel qui est celui de l'extrême diversité des croyances normatives selon les cultures et les groupes sociaux. Ce problème semble rendre impossible toute généralisation objective dans ce domaine, sauf à prendre un parti moralisateur et dogmatique qui ferait violence aux expressions morales des sujets étudiés. Le domaine des idées morales paraît en effet très proche, à première vue, de celui des idées religieuses dans lequel règne également une extraordinaire diversité des convictions et des montages doctrinaux. Il semble donc impossible d'échapper ici à cette « guerre des dieux » et à « l'incompatibilité des points de vue ultimes [30] », dont Weber voyait le modèle dans l'opposition [375] entre une éthique de l'humilité et de la charité, qui permet de garder les mains propres mais laisse le mal se faire, et une éthique plus « virile » qui doit assumer d'éventuelles conséquences néfastes de ses combats [31]. Face à ce dilemme, Weber n'entrevoyait pas d'autre solution que l'analyse du sens ultime de l'action, pour chaque type d'agent, sans que ce sens ultime puisse faire l'objet d'aucun choix raisonné devant s'imposer à tout le monde.
On sait pourtant que Weber avait lui-même une certaine préférence pour l'éthique de responsabilité, particulièrement dans le domaine politique, et au contraire peu de sympathie pour ces partisans de l'éthique de conviction qui jugent le monde « plus stupide qu'eux-mêmes » et qu'il comparait à des « outres pleines de vent » (ibid., p. 183). Mais cette préférence tombe elle-même sous l'objection de la guerre des dieux et elle ne suffit donc pas à résoudre le problème précédent. Toutefois, si l'origine de la difficulté est bien liée à la diversité dramatique du sens moral des êtres humains confrontés à des situations données, on peut essayer de la rendre un peu plus claire en examinant de plus près les caractères du sens moral ordinaire. Or, comme je l'ai proposé en introduction, la diversité des points de vue moraux peut se ramener, analytiquement, à deux cas principaux : celui du caractère moral que l'on reconnaît ou non à une certaine action et celui du sens moral ou immoral que l'on donne à une même action.
Le premier cas concerne des activités que certains jugent étrangères à la morale, tandis que d'autres pensent exactement le contraire. Les activités économiques sont typiques de ce cas, lorsque l'on considère que les impératifs du profit, qui sont aussi ceux de la survie, suffisent à justifier, sans recours à la morale, des pratiques sans lesquelles personne ne pourrait vivre. Ce à quoi on peut évidemment objecter que les activités et les conséquences de la vie économique sont telles qu'elles ne peuvent jamais être indifférentes à la morale. Cette opposition se retrouve aussi dans le domaine des choix amoureux et matrimoniaux, que l'on a tendance aujourd'hui à juger indépendants de la morale, alors que certaines cultures traitent les mésalliances comme un véritable crime moral. La nature particulière du problème apparaît du reste clairement lorsqu'on pense au débat récemment relancé sur la légalisation de la prostitution, qui se situe précisément au carrefour de la vie économique et [376] des choix sexuels. Pour certains, il s'agit là d'une activité purement contractuelle qui, à ce titre, ne devrait encourir ni les foudres de la loi ni celles de la morale commune. Le cas est intéressant, car la dimension contractuelle de l'activité (librement consentie et censée être bénéfique à toutes les parties) semble suffire à l'émanciper de toute limitation morale, voire même lui donner une sorte de justification morale de principe, lorsqu'on considère que la recherche du profit et un usage quelconque de sa liberté par un sujet, sans préjudice pour autrui, sont des critères suffisants de moralité. Mais cela nous amène alors au cas suivant.
Or, ce second cas est encore plus sensible puisqu'il concerne le jugement de moralité ou, au contraire, d'immoralité qu'on peut porter sur certaines actions problématiques, y compris lorsqu'elles s'exercent dans le cadre de la loi, par exemple lorsqu'on juge moral ou au contraire immoral la peine de mort, les châtiments corporels, l'avortement, ou le risque industriel, qui paraissent vraiment typiques du problème, car les mêmes actions entraînent en effet des jugements radicalement opposés. Ici, on semble vraiment confronté aux points de vue ultimes dont parlait Weber, et on ne voit pas très bien comment on pourrait réconcilier entre elles de telles diversités. Là encore, pour mieux mesurer la nature du problème, on peut considérer un cas extrême, celui du terroriste qui s'en prend à des civils innocents et que la conscience universelle semble aujourd'hui condamner quoique les frontières de la classe des terroristes demeurent encore assez floues, notamment lorsqu'il s'agit d'y inclure ou non les actes commis par des armées officielles. Mais l'acuité du problème apparaît néanmoins lorsqu'on voit que, par exemple, les kamikazes islamistes semblent manifester tous les signes extérieurs de l'indignation morale contre l'injustice, et les vertus, sinon du courage (si on juge qu'il n'y a rien de courageux à s'en prendre à des civils innocents), du moins du don de soi et de l'abnégation. Face à ce genre de cas, on peut difficilement considérer que les sentiments et les croyances qui s'expriment dans la sémantique habituelle de la morale ne font pas partie du domaine de la morale. Mais en même temps, si on s'accorde avec la condamnation universelle du terrorisme, alors on doit juger qu'il y a dans ce cas une distorsion du sens moral, faisant que certains sujets jugent moral ce qui en fait est immoral. On aurait donc ici une sorte de sens moral immoral, dont les exemples historiques de fanatisme meurtrier ou de sublimation des dictatures fournissent encore de nombreux exemples. Comment cela est-il possible ?
[377]
- b) Les conditions du consensus moral
Le problème qui vient d'être posé a souvent été résolu par les sociologues en termes de relativité des idées morales suivant les cultures et les groupes sociaux. Mais ici, il paraît utile de distinguer entre deux types de relativisme. Suivant le premier type, le sens de la moralité n'appartiendrait qu'à certaines cultures, comme la culture occidentale, tandis que d'autres cultures ne comprendraient même pas ce que cette notion signifie, autrement dit n'auraient pas le concept de la moralité. L'inconvénient de cette dernière conception est qu'elle oblige à conclure soit que la morale est une idiosyncrasie culturelle dont on peut très bien se passer, puisque certains s'en passent, soit au contraire, si on accorde de l'importance à la morale, quelque chose qu'il faudra bien, tôt ou tard, enseigner aux peuples qui avaient le malheur de l'ignorer ce qui semble être une conception plutôt ethnocentrique. Mais si on accorde de l'importance à la morale et qu'on croit en outre que n'importe quel peuple est capable de faire la même découverte que les Occidentaux à ce sujet, alors il ne reste plus qu'une sorte de relativisme possible, qui consiste simplement à admettre qu'un même cadre sémantique ou un même concept, celui de la moralité, abrite en fait des conceptions différentes de la moralité. Ce relativisme peut être philosophiquement contesté, mais le fait est qu'il existe, si l'on en juge aux exemples que j'ai donnés plus haut. Et toute la question est alors de savoir comment il se fait que le concept commun de la moralité puisse donner lieu à des conceptions divergentes ou à des distorsions extrêmes, ou au contraire aboutir à un consensus moral.
Pour essayer de répondre à cette question, on peut envisager une sorte de minimalisme normatif qui consiste à se demander à quelles conditions les agents sociaux pourraient parvenir à surmonter leurs différends moraux. C'est précisément cette orientation qui est au centre du débat entre Rawls et Habermas à propos de la raison publique et de la place à accorder aux conceptions morales dans la recherche d'un consensus politique [32]. Tandis que la position de Habermas consiste, comme on l'a vu, à faire confiance aux procédures [378] de la discussion argumentée et de bonne foi pour obtenir un consensus sur toutes les questions morales, la démarche de Rawls est plutôt de laisser à la vie privée les engagements moraux controversés parce que trop « intégraux » (comprehensive), et de ne conserver à la morale sociale qu'un nombre réduit de principes. Il s'agit, comme on sait, des deux principes de justice dont l'un porte sur les libertés de base et l'autre sur l'égalité des chances et la meilleure distribution des biens la méthode proposée consistant à choisir parmi tous les systèmes inégalitaires celui qui est le moins défavorable aux plus défavorisés.
Ce qui justifie la position de Rawls, c'est en fait un certain scepticisme sur la possibilité d'obtenir un accord éthique de la part de gens ayant des ancrages socioculturels, religieux et moraux trop différents, tandis que Habermas se veut beaucoup plus optimiste quant au pouvoir unificateur de la discussion publique. Toutefois, même sans être rawlsien, on peut avoir des raisons de douter que la méthode de la discussion suffise à lever les désaccords normatifs les plus sensibles, car il existe malheureusement de multiples cas où la discussion n'aboutit à rien ou alors aboutit, mais pas forcément aux résultats les plus justes. Un exemple, parmi beaucoup d'autres, est celui des discussions internationales sur le commerce mondial qui, depuis quelques années, oscillent entre des consensus jugés injustes, car ils maintiennent les privilèges des pays riches, et des échecs purs et simples, qui ne sont malheureusement pas plus favorables aux pays pauvres [33]. On peut dire, bien sûr, que ces négociations ne sont pas guidées par l'éthique de la discussion, mais, dans ce cas, cela signifie simplement que l'éthique de la discussion est très proche de l'éthique tout court, ce qui la rend en définitive aussi inaccessible que l'accord sur les sujets controversés. Toutefois, ces réserves ne suffisent pas non plus à faire pencher la balance du côté de la méthode de Rawls, à laquelle on peut reprocher aussi de laisser en suspens des questions morales majeures, comme par exemple les conceptions sur la peine de mort, l'avortement ou les droits nationaux, qui renvoient certainement à des morales « intégrales ». Et comme la collectivité ne peut guère éviter de se prononcer sur ce genre de question, il vaudrait mieux qu'elle le fasse sur la base d'un consensus moral, dont on ne voit toujours pas cependant comment il peut être atteint.
[379]
Compte tenu de ces difficultés, qui semblent rendre illusoire l'élection générale d'une procédure unique de règlement des dissensions morales, on pourrait envisager une démarche plus modeste et moins normative, consistant à rechercher non pas le plus petit dénominateur commun de la raison publique, ni la meilleure procédure requise pour obtenir un accord moral, mais plutôt les contraintes du concept de la moralité qui, en pratique et seulement dans certains cas, permettent d'obtenir un accord moral réfléchi de toutes les parties en présence. Une telle démarche n'a pas pour but de dire ce que sont par principe les conditions normatives de l'accord, car il n'y a pas de raison de supposer que ces conditions seraient connaissables a priori. Les seules choses connaissables a priori, ce sont peut-être les contraintes conceptuelles de la moralité qui permettent, dans certains cas, à une morale sociale d'émerger et d'imposer malgré tout un consensus rationnel. En revanche, on ne peut pas connaître a priori l'ensemble des circonstances qui ont rendu ou qui rendront ces contraintes conceptuelles opérantes ou inopérantes. Ces circonstances ne relèvent pas en effet d'une simple déduction rationnelle mais d'une factualité sociale dont le sociologue est bien obligé d'admettre la diversité et la contingence essentielle, et à propos de laquelle il ne peut faire mieux que de se munir des outils conceptuels requis par son enquête.
Or, si on s'interroge sur les contraintes plus générales qui peuvent découler du concept de la moralité, on sera évidemment enclin à se tourner vers les grandes traditions de philosophie morale, dont le travail consiste précisément à expliciter le sens conceptuel des idées morales. Et si on laisse de côté les philosophies dites émotivistes ou subjectivistes qui cherchent surtout à donner une explication des idées morales comme expression d'états affectifs ou subjectifs [34], on devra surtout prendre en considération les trois grandes traditions que sont l'éthique des vertus, l'éthique du devoir et l'éthique conséquentialiste. La première tradition se rattache à la théorie aristotélicienne de l'habitus moral ou de la sagesse pratique qui consiste, pour un agent, à délibérer et à agir conformément à la droite règle, en respectant la juste mesure ou la médiété dans les différents domaines d'action [35]. La seconde tradition se rattache à la [380] théorie kantienne du libre accomplissement d'un devoir moral, conçu comme universel et indépendant de ses conséquences sensibles [36]. La troisième tradition, enfin, consiste au contraire à prendre en considération les conséquences heureuses ou malheureuses des actions, et en particulier, lorsqu'on est utilitariste, la somme de bonheur ou de malheur qu'elles entraînent pour le plus grand nombre [37].
On sait qu'il existe en philosophie morale toutes sortes de variantes de ces différentes traditions ainsi qu'un certain nombre de formes composées qui empruntent des éléments à chacune d'entre elles. Mais si on admet, comme Kant, que la morale préexiste à la philosophie qu'on peut s'en faire, il n'y a pas lieu de s'étonner ni de ces entrecroisements, ni même de l'existence de ces traditions différentes qui, d'une certaine façon, ne font que rendre compte de l'effort, parfois contradictoire, des philosophes pour expliciter les contraintes de la moralité dont les hommes font l'expérience au cours de leur existence sociale et dont ils partagent d'ailleurs, la plupart du temps, un grand nombre de préceptes, comme l'interdit du meurtre, du viol, du vol, de l'humiliation ou, au contraire, le respect des lois et des civilités courantes, etc. Force est d'ailleurs de constater que les dissensions et distorsions les plus graves sont souvent liées à des idées politiques et religieuses qui poursuivent des buts absolus, comme la libération nationale ou la révolution prolétarienne ou le salut éternel, ou favorisent des croyances catégoriques, par exemple à propos du respect de la vie, de la différence des sexes ou de l'inflexibilité punitive.
Les doctrines philosophiques, quant à elles, peuvent aussi alimenter des sensibilités morales opposées, mais elles contribuent souvent à la rationalisation du débat social, dans la mesure où elles s'écartent des croyances dogmatiques et cherchent à expliciter les fondements conceptuels de la moralité. On peut donc supposer que ces différentes traditions ne sont peut-être pas aussi incompatibles qu'elles le paraissent et même, au contraire, qu'elles sont toujours requises, sous l'un ou l'autre de leurs aspects, pour la formation d'un consensus sur ce qui est moral, immoral ou indifférent à la morale.
[381]
C'est en tout cas l'orientation que je voudrais suivre dans la fin de cet article sur les critères à la fois objectifs et normatifs de l'enquête en sociologie morale ou, suivant l'expression de Durkheim, de la « détermination du fait moral ». Il est vrai que certains philosophes, s'inspirant de la tradition humienne, nient qu'il existe des faits moraux [38], ce qui, s'ils avaient raison, pourrait rendre difficile toute détermination objective du fait moral. Mais, en pratique, les sujets sociaux font comme si les faits moraux avaient bien une existence intrinsèque, en traitant toutes sortes d'états de choses comme étant ce qu'ils sont ou, au contraire, devant être autres que ce qu'ils sont, en raison d'une virtualité normative supposée commune, accessible à quiconque et susceptible de justifier ou de contredire le fait en question. De plus, il existe manifestement un domaine sémantique de la morale [39], soumis en outre à certaines règles générales de satisfaction (par exemple, il est impossible de nommer courageux ou généreux ou sincère un acte qui ne l'est pas [40]), qui semble contraindre de façon particulière l'appréhension que nous pouvons avoir de certains faits sociaux. C'est pourquoi, quoi qu'il en soit du statut métaphysique ultime des faits moraux dont l'obscurité, au fond, n'est peut-être pas plus grande que celle des faits naturels leur incidence dans la vie sociale suffit, du point de vue du sociologue, à justifier une enquête sur les contours les plus réguliers des virtualités normatives qui permettent de les repérer.
- c) Critères de l'enquête en sociologie morale
Les remarques qui précèdent permettent finalement d'envisager une méthode d'enquête en sociologie morale fondée non pas sur l'imposition d'un schéma normatif déterminé, fût-il consensualiste, mais sur le repérage des moyens conceptuels qui permettent aux agents de moraliser ou d'immoraliser certains faits sociaux et, dans le meilleur des cas, de parvenir à un accord rationnel sur le sens moral des situations. L'idée est en effet que même si tout le monde ne tombe pas d'accord spontanément sur les mêmes contenus face aux mêmes situations, il existe des contenus qui ont manifestement une teneur morale, tandis que d'autres n'en ont manifestement [382] aucune, ce qui explique par exemple la condamnation universelle de certaines distorsions du sens moral en faveur, par exemple, des dictatures, des meurtres de masse ou du terrorisme. Quant aux dissensions qui semblent à la fois raisonnables et cependant irréductibles, voire même ritualisées, par exemple dans le domaine du traitement du corps humain ou des orientations économiques, c'est l'usage plus ou moins contingent ou rationnel des différents sens de la moralité qui semble déterminer les positions pratiques particulières. Et, pour tenir compte de la diversité des critères issus de la philosophie morale mais aussi, de façon plus inductive, des critères qui sont effectivement en jeu dans les grands débats moraux des sociétés modernes ou des relations internationales, je propose de prendre en compte au moins trois critères ou types de contraintes que l'on trouve presque toujours en jeu dans les discussions de morale sociale : la justice d'autrui, la souffrance indue et la sémantique des termes moraux [41].
- La justice d'autrui
La première contrainte est évidemment celle de la justice, qui est impliquée dans toutes les traditions morales, et en particulier dans la tradition kantienne du devoir. On sait que pour Aristote, la justice, au sens général, est identique à toute la vertu, tandis qu'au sens particulier elle revient au respect de la loi et de l'égalité [42]. Or, comme l'ont très bien vu les sociologues de l'intégration sociale, il n'y a généralement rien de juste à ne pas respecter les règles existantes, entre autres parce que même lorsque celles-ci n'établissent pas d'égalité substantielle, elles permettent au moins, d'établir l'égalité devant la règle ou la loi. Toutefois, comme l'avait aussi remarqué Aristote, la simple application de la règle ne conduit pas toujours à la justice, soit que certaines conséquences injustes n'aient pas été prévues dans l'édiction de la règle, soit que la règle soit elle-même injuste, ce qui est parfois évident, mais peut aussi se révéler à l'usage. Il existe ainsi des modes d'application de la règle ou de la loi qui, loin d'amener la paix et la justice dans les relations humaines, ne font qu'attiser les conflits et les haines. De plus, chaque fois qu'un conflit échappe à un système de règles communément [383] reconnu, on n'a aucune chance de parvenir à un consensus moral par l'appel à la loi, et les références à la justice deviennent alors extrêmement vagues et convenues. C'est ce qui se passe par exemple dans les conflits internationaux, mais aussi dans les conflits sociaux ou certains grands débats de société.
Aristote avait tiré de ce type de constat l'idée qu'il faut un correctif à la justice, lorsque celle-ci risque de se révéler injuste. C'est ce qu'il appelait l'équité (ἐπιειχής), qui consiste à ne pas s'en tenir à « ses droits dans le sens du pire » (ibid., 1138 a). Et en effet, lorsque la justice courante est inopérante ou risque d'être pire que le mal, les agents sociaux ont besoin d'un autre critère de moralisation, qu'ils trouvent généralement, si tout se passe bien, dans l'acceptation d'un droit de la partie adverse à dire aussi ce qui est juste, non seulement pour elle, mais pour les deux parties. C'est ce qu'on peut appeler le principe de la justice d'autrui qui est en fait constamment à l'œuvre dans les civilités quotidiennes, lesquelles obligent à accepter la souveraineté d'autrui, y compris sur des domaines qui concernent la première personne. Mais ce principe est également présent dans les négociations avec l'adversaire lorsque celles-ci parviennent à dépasser le niveau de l'équilibre des menaces. La justice d'autrui est en effet une sorte de métajustice qui fait droit aux justices particulières, en espérant que cette confiance produira finalement plus de communauté que tout autre procédé. Mais cette métajustice inclut évidemment toujours la justice, dont elle souligne seulement le caractère de bien étranger, notion que les Grecs utilisaient pour indiquer que la justice profite à autrui, soit de façon injuste, ce qui crée un paradoxe [43], soit aussi de façon juste [44], lorsque précisément elle rend sa justice à autrui. En pratique, la justice d'autrui ne se distingue pas toujours clairement des prudences et des attentes qui accompagnent toute rencontre avec autrui, lequel reste toujours une source potentielle de menace ou de profit. Mais l'enquête en sociologie morale n'a nul besoin de se montrer intégriste pour reconnaître son objet, y compris lorsque l'attitude proprement morale se conjugue à celle de l'intérêt bien compris. Pour ne prendre que quelques exemples, on voit bien que la justice d'autrui est ce qui manque le plus au conflit israélo-palestinien ou à certains débats liés à l'intégrisme religieux, et qu'en revanche c'est elle qui a permis, il y a quelques années, d'apaiser le conflit en Nouvelle-Calédonie.
[384]
- La souffrance indue
Le deuxième critère, celui de la souffrance indue, est également présent dans toutes les traditions morales dans la mesure où il se rapporte au problème de l'injustice, mais c'est d'abord la tradition utilitariste qui l'a mis en avant, puisque, chez Bentham, aussi bien que chez Mill, les utilités sont conçues en termes de somme de plaisirs tout autant qu'en termes de somme de souffrances [45]. Toutefois, la tradition utilitariste accepte assez facilement la souffrance d'un innocent particulier lorsque celle-ci favorise le plus grande quantité de bonheur ou la plus faible quantité de malheur pour le plus grand nombre. Dans le meilleur des cas, elle met les devoirs positifs (favoriser) derrière les devoirs négatifs (ne pas nuire), tout en acceptant malgré tout la nécessité de choisir entre des devoirs négatifs : par exemple choisir une action qui épargne cent innocents de préférence à une action qui n'en épargne que cinq [46], ce que la tradition kantienne ou néo-thomiste rejetterait avec force, car il n'y a jamais rien de bon à laisser le mal se faire contre un seul innocent [47].
Or, le fait est que la conscience moderne a de plus en plus de mal à accepter la souffrance de l'innocent, jugée indue par principe, comme en témoignent par exemple les notions de crimes de guerre qui interdisent purement et simplement les atteintes aux civils innocents, quels que soient les avantages attendus par l'action incriminée. Par exemple, à supposer même qu'il y ait eu de bonnes raisons stratégiques aux bombardements alliés meurtriers de la fin de la Seconde Guerre mondiale (sans parler des mauvaises), on aura sûrement du mal à trouver aujourd'hui un tribunal moral ou même juridique international pour les justifier. Le principe de ne pas nuire fait du reste partie, comme on sait, du serment d'Hippocrate, ce qui explique sans doute qu'il joue aujourd'hui un si grand rôle dans les discussions d'éthique médicale. Et même un principe distinct comme celui du consentement libre et éclairé, qui occupe également une place majeure en éthique médicale, a des liens avec le principe de minimisation de la souffrance, dans la mesure où un consentement à la souffrance indue apparaîtra la plupart du temps comme un choix dont le caractère libre et éclairé est douteux. [385] En dehors du domaine médical, on trouvera également ce principe à l'œuvre dans le thème de la responsabilité à l'égard des générations futures [48] ou dans ce qu'on appelle le principe de précaution, car c'est évidemment le mal indu risquant d'advenir qui justifie les prudences proposées.
Si l'on voulait généraliser ce principe d'évitement de la souffrance indue, on pourrait dire qu'il s'appuie sur une sorte de conviction libérale moderne d'après laquelle si la souffrance n'existait pas celle de soi-même ou d'autrui, de maintenant ou de demain alors tout serait permis, mais comme malheureusement ce n'est pas le cas, il faut mettre des limites à la souffrance, spécialement à celle dont la cause peut être à la fois humaine et injuste.
- La sémantique des vertus et autres termes moraux
Le dernier critère de l'enquête est le moins spécifié puisqu'il concerne simplement le vocabulaire moral ordinaire tel qu'il est impliqué dans les discussions morales de la société : termes de vertus et de vices, mais aussi d'actions, de relations ou de sentiments ayant certaines implications morales : par exemple une promesse doit être tenue, un ami ne trahit pas, une fierté doit être bien fondée, etc. Du point de vue des traditions philosophiques, c'est sans doute l'éthique des vertus qui rend le mieux compte de ces implications morales du vocabulaire social ordinaire. Mais on peut remarquer, comme le fait B. Williams [49], que l'éthique des vertus n'est nullement une alternative au kantisme et à l'utilitarisme, puisque l'un et l'autre supposent l'existence de certaines vertus, et que les vertus elles-mêmes font souvent appel à des critères de type déontologique ou utilitaristes, par exemple la vertu de la responsabilité qui est à la fois un devoir et implique une certaine attention aux conséquences. L'éthique des vertus peut d'autre part être interprétée en termes de descriptions morales ou immorales sous lesquelles tombe telle ou telle action ou événement. Et, en ce sens, toutes les propositions vraies qui concernent les actions sociales soumises à discussion peuvent contribuer à la moralisation du débat social, et en particulier les propositions qui jouent le rôle d'excuses, de justifications ou de prédictions sur les conséquences probables.
[386]
On peut d'ailleurs espérer que les consensus sociaux auront davantage de chances de se faire ou seront plus solides lorsque les participants s'efforcent d'illustrer certaines vertus comme la sincérité, le respect, la loyauté, la tolérance, la générosité, la précision et la cohérence dans l'exposé des motifs, etc. l'absence des ces vertus expliquant au contraire l'échec répété de certaines négociations, par exemple à propos de la Corse. Toutefois, la sémantique des vertus ne donne pas, en tant que telle, de solution aux dissensions sociales, car on peut toujours opposer une vertu à une autre, par exemple la solidarité à la liberté, la responsabilité à la bienveillance, le courage à la prudence, etc. Et la solution aristotélicienne de la médiété ou du juste milieu, à supposer qu'elle soit valide, ne donne de solution que dans des cadres sémantiques déterminés : par exemple la médiété de la modération agit dans le domaine des plaisirs et des peines [50] et celle de la libéralité dans le domaine des richesses (ibid., 1107 b), mais lorsque les vertus requises renvoient à des domaines sémantiques très différents, par exemple le respect de la vie ou la libre disposition de son corps, la sécurité civile ou le droit à un Etat national, il n'y a pas de médiété possible. Les antagonismes de vertus sont alors très proches des antagonismes de valeur car, dans les deux cas, ce qui fait le plus souvent problème, ce n'est pas l'attachement à telle ou telle vertu ou valeur, mais la hiérarchie qu'on leur accorde par rapport à telle ou telle situation particulière. Cela dit, de même qu'il y a des types de justification inadéquats à certains contextes, il y a aussi des professions vertueuses inadéquates à certaines situations.
Conclusion :
portée du jugement,
portée de l'action
L'enquête en sociologie morale telle que je viens de la présenter sert d'abord des objectifs de connaissance objective, dans un domaine social qui, plus que tout autre, semble rétif à l'effort d'objectivité. Mais elle sert aussi certains buts normatifs qui peuvent aller un peu plus loin que ceux qu'envisageait Weber lorsqu'il voyait la tâche du sociologue dans la mise à la disposition des agents du sens ultime de leurs actions. Il n'est jamais inutile en effet de mettre à plat les termes moraux d'un débat social ou d'un dilemme [387] sur lequel personne n'a de solution a priori, comme il s'en présente par exemple un certain nombre en éthique médicale. D'autre part, dans la mesure où le débat social est rarement exempt d'une dimension morale et où le concept de la moralité n'est pas malléable à volonté, on peut toujours essayer de repérer les distorsions manifestes que tel ou tel type d'agent fait subir au sens de la moralité pour s'en prévaloir dans son action, ou, au minimum, pointer les cohérences et les incohérences normatives qui caractérisent les positions des uns et des autres.
Mais, de façon peut-être plus fondamentale, l'enquête en sociologie morale oblige aussi à s'interroger sur les limites de la moralisation de la vie sociale humaine par rapport à ses conditions naturelles d'émergence et de transformation. Il existe en effet des domaines qui échappent de droit à la morale parce que l'intérêt ou le plaisir qu'on y prend trouvent en eux-mêmes leur propre fin et n'entraînent, semble-t-il, aucun préjudice pour quiconque. On peut évidemment toujours discuter sur les frontières de ce domaine indifférent à la morale, et tenter de moraliser des activités qui ne semblaient pas l'être. Mais, même du point de vue de la morale, on ne voit pas très bien l'intérêt de faire comme si tout était moral, comme on prétendait naguère que « tout est politique ». Cependant, il existe aussi d'autres domaines d'expérience, soit individuels comme l'addiction ou le naufrage social, soit collectifs, comme le cours économique ou la dynamique des conflits, qui, tout en n'étant nullement indifférents à la morale, lui échappent malheureusement de fait, sinon de droit, lorsqu'il devient évident qu'aucune action humaine ne suffit à les modifier comme il faudrait.
Un grand nombre de sujets humains reçoivent aujourd'hui, par le biais des médias, une information en continu sur les événements qui affectent leur espèce sur l'ensemble de la planète. Cette situation s'ajoute au sens démocratique moderne pour inciter tout un chacun à prendre la posture du moraliste universel, jugeant sans cesse du bien et du mal qui se produit dans le monde, comme s'il existait une puissance tutélaire capable de tenir compte de cet avis pour corriger l'état du monde. Et l'homme juste d'aujourd'hui n'est plus celui qui, comme le gardien ou le cordonnier de Socrate [51], accomplit convenablement la tâche qui lui incombe, mais celui qui s'efforce en outre de voir et de dire le juste pour l'humanité entière.
[388]
Cette situation entretient parfois l'espoir d'une transformation profonde des choses, du type émancipation des travailleurs ou alter-mondialisme, mais aussi et surtout le désespoir et l'amertume lorsqu'il faut bien constater que la portée de l'action de tout un chacun, et même celle des puissances publiques, n'est pas à la mesure de la portée du jugement. Quels que soient leurs efforts et même leur activisme, la plupart des agents conscients et indignés ne peuvent en effet éviter d'être dans une situation d'inertie pratique et morale par rapport à un état des choses sociales qu'ils dénoncent mais qui continue de s'imposer comme une sorte de nature qu'on ne peut modifier que sur les marges et très progressivement. Cette situation suscite à la fois une sorte de contradiction performative chez ceux qui profitent quotidiennement de ce qu'ils dénoncent, et un ressentiment général à l'égard d'une expérience globale de la vie humaine, à laquelle cependant chaque sujet individuel n'accède qu'une seule fois pour toute l'éternité. Compte tenu des liens traditionnels de l'éthique et de la critique sociale, la réflexion sur ce nouveau destin métaphysique des sujets modernes : celui du juge impuissant devrait, à n'en pas douter, constituer une des préoccupations premières de l'enquête en sociologie morale. Et si la notion de rationalité morale a un sens, sa tâche devrait être précisément d'explorer toujours davantage le domaine du possible en matière de moralisation de la vie sociale, pour éviter précisément que ce destin ne tourne à la tragédie.
Patrick Pharo
CERSES - UMR 8137
CNRS / Paris V
[1] Cf. par exemple Raisons pratiques, Paris, Le Seuil, 1994.
[2] Cf. R. Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Le Seuil, 2003.
[3] Cf. La généalogie de la morale, 1887, tr. fr. I. Hildenbrand, J. Gratien, Paris, Gallimard, 1971.
[4] Cf. M. Foucault, Histoire de la sexualité, II : L'usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1982, p. 112.
[5] Cf. P. L. Berger, T. Luckman, The Social Construction of Reality, New York, Doubleday, 1966.
[6] Cf. B. Williams, Truth and Thruthfullness, An Essay in Genealogy, Princeton UP, 2002.
[8] Cf. F.-A. Isambert, P. Ladrière, J.-P. Terrenoire, « Pour une sociologie de l'éthique », in Revue française de sociologie, XIX, 1978, p. 323-339 ; F.-A. Isambert, De la religion à l'éthique, Paris, Le Cerf, 1992 ; P. Ladrière, Pour une sociologie de l'éthique, Paris, PUF, 2001, S. Novaes (éd.), Biomédecine et devenir de la personne, Paris, Le Seuil, 1991.
[9] Cf. R. Boudon, Le juste et le vrai, Paris, Fayard, 1995 ; Raison, bonnes raisons, Paris, PUF, 2003, et ici même l'article : « Une théorie judicatoire des sentiments moraux ».
[13] Cf. A. Camus, mais aussi la conception de l'expérience morale de G. Gurvitch (1937), Morale théorique et sciences des mœurs, Paris, PUF, 1961.
[14] Cf. Doctrine du droit (1797), tr. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1979, p. 104, 106.
[15] Cf. en particulier The Social System, London, Tavistock Publications, 1951.
[16] Cf. The Cement of Society, New York, Cambridge University Press, 1989.
[17] Cf. R. Axelrod, Donnant donnant (1984), tr. fr. M. Garène Paris, Odile Jacob, 1992.
[18] Cf. A. Gibbard, Sagesse des choix, justesse des sentiments (1990), tr. fr. S. Laugier, Paris, PUF, 1996.
[19] Cf. L. Cosmidès et J. Tooby, « Cognitive adaptations for social exchange », in J. H. Barkow, L. Cosmidès, J. Tooby (eds), The Adapted Mind, Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Oxford University Press, 1992, p. 163-227.
[20] Sur la présence de ce modèle normatif chez les prisonniers, cf. L. Le Caisne, Prisons. Une ethnologue en centrale, Paris, Odile Jacob, 2000, ou chez les SDF, P. Declerk, Les naufragés, Paris, Pion, 2001.
[21] Cf. Minci, Self and Society (1934), Chicago, University of Chicago Press, 1962, p. 154 et sq.
[22] Cf. C. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation (1970), Bruxelles, Ed. de l'Université de Bruxelles, 1988 ; R. Toulmin, The Uses of Argument, London, Cambridge University Press, 1958.
[23] Cf. J. Rawls, Théorie de la justice (1971), tr. fr. C. Audard, Paris, Le Seuil, 1987 ; T. M. Scanlon, « Contractualim and utilitarianism », in A. Sen, B. Williams (éd.), Utiliatarianism and Beyond, Cambridge UP, et Paris, Ed. MSH, 1982.
[24] Cf. Studies in Ethnomethodology (1967), Cambridge, Polity Press, 1984.
[25] Cf. L. Quéré, 1992, « Langage de l'action et questionnement sociologie », in P. Ladriere, P. Pharo, L. Quéré (éd.), La théorie de l'action dans les paradigmes des sciences humaines, Paris, CNRS Ed. ; A. Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, Armand Colin, 1995.
[26] Cf. De la justification Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
[27] Cf. aussi l'opposition que fait L. Boltanski entre le domaine moral de l'amour et le domaine juridique de la justice, in L'amour et la justice comme compétences, trois essais de sociologie de l'action, Paris, A. M. Métaillié, 1990.
[28] Cf. Théorie de l'agir communicationnel (1981), tr. fr. J.-M. Ferry, vol. 1, J.-L. Schlegel, vol. 2, Paris, Fayard, 1987.
[29] Cf. infra, la discussion avec J. Rawls.
[32] Cf. J. Habermas, J. Rawls, Débat sur la justice politique, tr. fr. R. Rochlitz avec C. Audard, Paris, Le Cerf, « Humanités », 1997, et mon commentaire : « Les limites de l'accord social, à propos du débat Rawls-Habermas », Revue française de sociologie, 1998, n° 3, p. 591-608. Sur ce débat, cf. aussi le chap. III de J.-M. Ferry, Valeurs et normes, la question de l'éthique, Bruxelles, Université de Bruxelles, 2002.
[33] Cf., sur ce sujet, l'interview de J. Stiglitz dans Libération des 25-26 octobre 2003.
[34] Cf. A. J. Ayer, Language, Truth and Logic, New York, Dover, 1936 ; A. Gibbard, op. cit. ; S. Blackburn, « Subjectivisme moral, Émotivisme, prescriptivisme, projectivisme », in M. Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire de philosophie morale, Paris, PUF, 2001, p. 1555-1563.
[35] Cf. Éthique à Nicomaque, II, 1107 a, III, 1115 a 26.
[36] Cf. E. Kant (1788), Critique de la raison pratique, tr. fr. J. Gibelin, Paris, Vrin, 197.
[37] Cf. J. Bentham (1789), « Introduction aux principes de la morale et de la législation », tr. fr., in C. Audard, Anthologie historique et critique de l'utilitarisme, I : Bentham et ses précurseurs, Paris, PUF, 1999 ; J. S. Mill (1861), L'utilitarisme, tr. fr. G. Tanesse, Paris, Flammarion, 1988 ; H. Sidwick (1874), The Methods of Ethics, New York, Dover, 1966.
[38] Cf. par exemple S. Blackburn, Ruling Passions. A Theory of Practical Reasoning, Oxford, Clarendon Press, 1998.
[39] Cf. R. M. Hare, The language of Morals, Oxford, Clarendon Press, 1951.
[40] Cf. B. Williams (1985), L'éthique et les limites de la philosophie, tr. fr. M.-A. Lescourret, Paris, Gallimard, 1990.
[41] J'ai développé ces différents aspects dans L'injustice et le mal, Paris, L'Harmattan, 1996 ; Le sens de la justice. Essais de sémantique sociologique, Paris, PUF, 2001 ; Morale et sociologie, Paris ; Gallimard, 2004, folio.
[45] Cf. J. Bentham, op. cit., p. 203 et J. S. Mill, op. cit., p. 59.
[46] Cf. P. Foot (1967), « Le problème de l'avortement et la doctrine de l'acte à double effet », tr. fr. F. Cayla, in M. Neuberg (éd.), La responsabilité, questions philosophiques, Paris, PUF, 1997.
[47] Cf. E. Anscombe, The Collected Philosophical Papers, vol. 3 : Ethics, Religion and Politics, Oxford, Basil Blackwell, 1981.
[48] Cf. H. Jonas (1979), Le principe de responsabilité, tr. fr. J. Greisch, Paris, Le Cerf, 1990.
[49] « Vertus et vices », in M. Canto-Sperber, Dictionnaire de philosophie morale, Paris, PUF, 2001, p. 1672-1676.
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