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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Patrick Pharo, “L'internarcissisme amoureux.” Monaco, Rencontres philosophiques, 14 janvier 2016 publié sous le titre Amour narcissique et amour de l'autre, in L'amour, Les ateliers des Rencontres philosophiques de Monaco. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 11 décembre 2018 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Patrick Pharo

Patrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,
professeur associé à l'université Paris-V René Descarte
 et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).

L'internarcissisme amoureux.”

Monaco, Rencontres philosophiques, 14 janvier 2016 publié sous le titre Amour narcissique et amour de l'autre, in L'amour, Les ateliers des Rencontres philosophiques de Monaco.

Introduction [1]
1. Narcissisme ou internarcissisme ? [2]
2. L’attachement amoureux et le désir d’autrui [4]
3. La nouvelle éthique érotique et le principe d’Héloïse [7]
Conclusion [9]


Introduction

Je voudrais présenter aujourd'hui quelques réflexions non pas sur le narcissisme du sujet amoureux, mais plutôt sur son rapport au narcissisme d'autrui dans une relation amoureuse. Ces réflexions sur ce qu'on pourrait appeler l'internarcissisme amoureux s'inscrivent dans une série de recherches de sociologie morale sur les dépendances motivées, menées d'abord à propos des drogues, puis élargies à d'autres dépendances de la vie quotidienne telles que les achats ou la sexualité, et plus récemment la dépendance amoureuse. Par rapport au thème de cette conférence, on peut dire que la dépendance, et en particulier la dépendance amoureuse, est un défi pour le narcissisme puisqu'elle met en concurrence l'amour de soi avec l'amour ou le besoin de l'objet dont on dépend.

Ce que j'appelle une dépendance motivée, qu'il ne faut pas confondre avec une dépendance imposée par la pauvreté, l'oppression, la maladie ou la vieillesse, est un désir récurrent de plaisir et de bonheur qui nous pousse et nous ramène en permanence vers un certain objet. Dans la perspective où je me place, ce genre de dépendance est liée originairement à une recherche d'intensité et de récompense inhérente à la condition humaine et à la neurophysiologie de notre cerveau. Je reviendrai sur ce point par la suite, mais pour l'instant je veux seulement souligner que les dépendances motivées sont d'abord une promesse de bonheur et une source de belle vie, bien qu'elles puissent aussi devenir des pathologies, sous la forme notamment d'addictions à des substances, des pratiques, des relations, voire des religions, lorsqu'il y a divergence entre la force du désir et la capacité de l'objet à le satisfaire. Mais si le désir est fort et que cette divergence n'a pas lieu, la dépendance est une source de belle vie et non pas de désespoir et de malheur.

C'est le cas en particulier des dépendances amoureuses qui imposent habituellement certaines limites au narcissisme, liées précisément au narcissisme d'autrui, mais qui peuvent aussi être très heureuses, comme le fut par exemple celle de Philémon et Beaucis, ce couple qui, dans la mythologie grecque racontée par Ovide, ne demandait aux dieux qu'une seule grâce, celle de n'être séparé ni dans la vie, ni dans la mort, et qui fut finalement exaucé grâce à sa générosité envers des voyageurs qui étaient en fait des dieux déguisés - comme le sont peut-être aussi les migrants du monde contemporain.

Quant à la sociologie morale, telle que je l'entends, ce n'est ni une sociologie au sens habituel, ni une philosophie directe ou de première ligne, mais plutôt une ethnophilosophie, c'est-à-dire une philosophie qui accompagne les réflexions des gens ordinaires ou celles des savants, des écrivains et des cinéastes, sur des sujets moralement sensibles. Le but de la démarche est d'extraire et d'exprimer la philosophie pratique des [2] sujets sociaux dans leur vision courante du bien, du mal et des libertés des autres et de soi-même, pour essayer d'en tirer des conclusions philosophiques un peu plus larges.

Dans ce qui suit, je ferai donc d'abord quelques commentaires critiques, non pas sur le narcissisme, mais plutôt sur le solipsisme amoureux - c'est-à-dire un rapport amoureux sans reconnaissance de l'altérité. J'expliciterai ensuite cette critique en montrant le rôle crucial du rapport au désir et au narcissisme d'autrui dans l'attachement amoureux. Je présenterai enfin quelques éléments d'éthique de l'intime qui se dégagent des formes contemporaines de l'attachement ou du non-attachement amoureux dans ce qu'on peut appeler la Nouvelle Carte de Tendre, avant de tirer quelques conclusions plus directes sur la philosophie de l'amour.

1. Narcissisme ou internarcissisme ?

J'ai été un peu surpris par certaines questions du texte de présentation de cette rencontre : « Est-ce toi que j'aime ou aimé-je moi en toi ?... N'aime-t-on en l'autre que le reflet de soi-même ? Peut-on jamais aimer l'autre en tant qu'autre ? » Cette vision qu'on pourrait dire solipsiste, plus encore que narcissique, de l'amour de l'autre, est probablement assez répandue chez certains psychologues, mais elle se heurte à des objections factuelles majeures venant aussi bien de la psychologie expérimentale que de la littérature sur la passion amoureuse, qui soulignent de façon écrasante l'importance de l'altérité dans l'attachement amoureux.

D'un point de vue strictement naturaliste, l'objection la plus immédiate est que si la sexualité a été élue par l'évolution naturelle comme moyen prioritaire de reproduction, c'est précisément parce qu'elle permet, à chaque génération, de brasser et de différencier les patrimoines génétiques, ce qui est la meilleure façon de protéger les organismes contre les environnements toxiques. Ce principe de différenciation est si puissant qu'il s'applique même aux organismes hermaphrodites qui ne se reproduisent pas avec eux-mêmes, mais avec d'autres hermaphrodites.

L'intérêt de la reproduction sexuée est en effet de permettre à un individu de s'unir, non pas à son double, mais à un être aussi différent de lui que possible sur un plan biologique. Car si un individu s'unit à son double, il risque de ne pas avoir de descendance, ce qui en soi n'est pas du tout un problème, surtout dans le contexte contemporain de séparation entre l'union sexuelle et la reproduction. Mais du point de vue de la généalogie naturelle du sentiment amoureux, c'est-à-dire des conditions ancestrales qui ont rendu les humains capables de tomber amoureux, on doit bien supposer que les formes d'amour érotique qui sont parvenues jusqu'à nous sont, par définition, celles qui ont eu une descendance, et qui impliquaient donc un goût pour l'altérité.

Cette analyse est confirmée par de nombreuses expérience de psychologie, en particulier celle d'un biologiste suisse sur des sujets à qui on faisait sentir des teeshirts portés par des personnes de l'autre sexe et qui manifestaient une préférence pour les tee-shirts portés par des personnes dont l'« histocompatibilité », c'est-à-dire la compatibilité des systèmes immunitaires, était la plus faible - autrement dit, il existerait une disposition naturelle à renforcer les défenses immunitaires d'éventuels descendants par l'association [3] des contraires.

On sait du reste, par d'autres expériences, là encore sur des tee-shirts odorants, que chaque individu possède une odeur tout à fait singulière liée à des substances volatiles présentes dans la sueur des aisselles qu'on est capable aujourd'hui d'identifier précisément. Et comme les signaux olfactifs sont un élément déterminant de l'attraction amoureuse chez les animaux comme chez les humains, on peut en déduire que l'être que l'on aime n'a jamais la même odeur que soi-même. Sur le plan de l'odeur au moins, ce n'est donc pas un double.

La tendance à tomber amoureux est, comme chacun sait, présente à des degrés divers suivant les individus, et elle se manifeste en fonction des hasards de la rencontre et des disponibilités de chacun. Mais elle est toujours associée à une « chimie morale » qui mélange la reconnaissance des styles culturels, des avenirs possibles ou des imaginaires partagés, avec la perception des formes, des odeurs et des émanations corporelles... Cette chimie amoureuse repose en fait sur la libération et la perception réciproque d'une série de substances, comme par exemple la dopamine pour l'attente du plaisir, la testostérone pour le désir sexuel, la lulibérine pour l'acte sexuel, les opioïdes pour le sentiment de bien-être, l'ocytocine pour le sentiment d'attachement... La perception positive réciproque de ces émanations corporelles détermine l'absence de dégoût, qui est un critère décisif de l'attachement amoureux, et elle peut aussi, quand tout se passe bien, faire de la relation amoureuse une fête quotidienne, se construisant dans la régularité des plaisirs et des émotions positives de la vie domestique.

Je sais que la plupart des philosophes, et même les sociologues n'aiment pas du tout les explications éthologiques et évolutionnistes. Mais je donne dans mes livres [1] beaucoup d'exemples cinématographiques et littéraires qui vont exactement dans le même sens, en particulier sur les odeurs et le « chimisme » spécifique de chaque relation amoureuse. C'est du reste Proust lui-même qui parle de « chimisme » à propos de l'amour de Swann pour Odette de Crécy lorsqu'il remarque que : « sa maladie, comme disent les médecins, n'était plus opérable ». Quant à la relation de Marcel et d'Albertine, elle met en présence deux personnes chimiquement très différentes, dont l'une procure néanmoins à l'autre un bonheur domestique si intense qu'il préfère toujours rentrer chez lui plutôt que sortir lorsqu'il sait qu'il y retrouvera Albertine.

À vrai dire, on a peu de description physique du narrateur de La recherche qui ne se révèle au lecteur que par son intériorité anxieuse et obsessionnelle et par son incapacité à jouir pleinement du bonheur que lui procure son amoureuse. Mais ce qu'on sait du physique d'Albertine, sensuelle et physiquement épanouie, et surtout de sa constitution morale : docile et tranquille, aussi longtemps qu'elle peut conserver son autonomie dans la recherche de ses propres plaisirs, ne laisse aucun doute sur l'importance de l'altérité dans l'attachement du narrateur à Albertine,  dont l'apparente  simplicité  apparaît comme [4] l'antonyme, ou l'antidote de sa propre complexité morale. De ce point de vue, on pourrait dire que toute l'histoire du narrateur avec Albertine est celle de l'échec de son narcissisme.

On trouverait peut-être une origine de la conception solipsiste de l'attachement amoureux dans le mythe d'Aristophane du banquet de Platon qui présente la recherche de l'autre comme celle d'une partie manquante de soi-même, dont chaque individu aurait été autrefois séparé par une décision des dieux qui voulaient punir les hommes de leur arrogance. Cependant, une partie manquante n'est ni un reflet, ni un double, ni un être identique à soi-même : l'individu mâle ou femelle qui, dans le mythe d'Aristophane, cherche dans l'autre sexe une réunification de l'androgyne primitif, aspire à un tout qui ne se confond pas avec lui-même. Et la même remarque s'applique au sujet homosexuel qui cherche dans le même sexe la réunification du mâle ou de la femelle primitive.

Bien qu'on ait longtemps associé l'homosexualité à une perception déficiente de l'altérité, il n'est pas sûr que les amours homosexuelles soient moins sensibles que d'autres à l'altérité non pas du sexe, mais de l’individu. C'est en tout cas ce que semble montrer une série de films récents sur des amours homosexuelles, comme par exemple La vie d'Adèle ou L'inconnu du lac, ou encore ceux de Xavier Dolan : par exemple Tom à la ferme, dont les amoureux sont confrontés à des êtres extrêmement différents d'eux-mêmes. C'est en effet l'altérité et l'étrangeté radicale du désir d'autrui qui, quel que soit le sexe de l'être aimé, est l'un des ingrédients les plus sûrs du vertige et de l'attachement amoureux, comme je vais maintenant essayer de le montrer.

2. L'attachement amoureux
et le désir d'autrui


Tout ce qui précède n'avait pas pour but de nier ou de minimiser les satisfactions dites narcissiques que peut apporter une relation amoureuse, comme par exemple l'amour de soi associé à ce que Robert Musil appelle l’illumination amoureuse, ou encore la fierté de la relation avec un être aimé en particulier. Surtout d'ailleurs lorsque cette relation se noue avec une personne ayant une valeur considérable sur le marché des biens amoureux -ce qui, comme le savent les lecteurs de La recherche, n'était pas le cas de la « pauvre Albertine » qui paraissait tout à fait quelconque aux amis du narrateur.

Car le fait d'être séduit, comme la plupart des gens, par les attraits les plus recherchés, c'est-à-dire, suivant la vulgate sexiste confirmée malheureusement par beaucoup d'études empiriques, la jeunesse et la beauté pour les femmes et la position sociale pour les hommes, n'implique pas que ces attraits soient suffisants pour susciter un attachement ou une dépendance amoureuse. L'attachement repose en effet sur des mécanismes motivationnels qui ne tiennent pas seulement à l'attractivité standard de l'objet désiré, mais à la place que le sujet amoureux peut lui-même occuper dans le désir de l'être aimé. C'est bien là une affaire de narcissisme, mais de narcissisme au second degré, si l'on peut dire, puisqu'il faut d'abord valoriser le désir et le narcissisme de l'être aimé pour pouvoir en tirer soi-même des satisfactions narcissiques.

Pour mieux saisir cette idée d'alternarcissisme, comme goût pour le désir et le narcissisme d'autrui, il me semble utile de prendre un peu de distance vis-à-vis de toute [5] une tradition de recherches sur l'amour qui nous a habitués à une vision à la fois culturaliste, mimétique et stratégique du sentiment amoureux. L'aspect culturaliste peut être illustré par l'œuvre de Denis de Rougemont qui voit dans l'amour passion une construction ou une invention culturelle propre à l'Occident. L'aspect mimétique se retrouve plutôt dans la théorie du triangle mimétique de René Girard, suivant laquelle le désir amoureux serait toujours le décalque du désir d'un tiers, plus grand que soi-même, qu'on aimerait égaler, par narcissisme justement. Quant à l'aspect stratégique, on le rencontre dans des théories sociologiques qui voient la relation amoureuse comme un contrat renouvelable (A. Giddens) et éventuellement utilitaire, le sentiment lui-même étant désormais contaminé par le processus de rationalisation caractéristique du développement occidental (Eva Illouz).

L'hypothèse alternative sur laquelle j'ai travaillé considère au contraire la passion amoureuse comme une capacité transculturelle qui repose sur une propension évolutionnaire à rechercher les plaisirs et les intensités de vie et, le cas échéant, à en devenir sévèrement dépendant, lorsque l'objet du désir prend le pas sur tout calcul rationnel. « Evolutionnaire » signifie que la propension en question s'est développée et transmise dans l'espèce homo parce que la motivation au plaisir et aux intensités de vie pouvait avoir un avantage adaptatif - les objets de plaisir comme la nourriture ou le sexe étant aussi des conditions de survie individuelle ou spécifique. Des études menées depuis les années 50 ont montré que cette motivation commune repose sur l'activation d'une sorte de tronc commun de la recherche du plaisir, ce qu'on appelle le circuit de la récompense, sous la forme notamment de la libération de dopamine depuis l'aire tegmentale ventrale du cerveau vers le cortex préfrontal.

Les dépendances pathologiques, en particulier les addictions à des substances psychoactives, sont elles-mêmes considérées comme un emballement et un dérèglement de ces mécanismes neurologiques de recherche du plaisir. Quant aux pathologies de l'attachement amoureux, elles ont toujours été décrites par les romans et la littérature sous des traits habituellement associés aux addictions, tels que le désir intense (craving), la souffrance en cas de sevrage, l'impact sur les activités sociales habituelles, les comportements compulsifs... Je cite dans mon livre des études qui montrent la présence de récits et de témoignages de ce genre dans la plupart des cultures connues. On pourrait aussi rappeler la passion d'Héloïse pour Abélard, ou plus avant celle d'Achille pour Briséis, qui n'était qu'une simple esclave mais qui a suffi à susciter sa colère contre Agamemnon.

Cette description de la dépendance amoureuse, transculturelle, transhistorique, et à l'opposé de tout calcul mimétique ou stratégique, est aujourd'hui confirmée par les neurosciences qui montrent que l'addiction aux drogues et l'attachement amoureux agissent, de façon tout aussi « irrationnelle, » sur les mêmes dispositifs neurologiques que les substances psychoactives. Sauf que, d'après les travaux actuels, l'amour n'est pas une dépendance comme une autre, c'est une dépendance primaire, tandis que la dépendance aux drogues ne serait qu'une dépendance secondaire : on dit aujourd'hui que les drogues piratent les circuits de la récompense conçus pour d'autres fins. La psychologie évolutionniste  suppose  en  effet  que  ce  n'est pas  la  consommation  de  substances [6] psychoactives qui a favorisé l'apparition des circuits de la récompense dans le cerveau, mais que ce serait plutôt l'attraction sexuelle et l'attachement parental dont la valeur reproductive est nettement plus importante, car ils motivent les accouplements et le souci de mener les petits à l'âge adulte.

Les liens existant entre éros et storgé, attachement amoureux et attachement parental, ont été mis en évidence par des travaux de neuro-imagerie qui montrent un recoupement des zones du cerveau impliquées lorsqu'on présente à des sujets des images de l'être aimé, qu'il s'agisse d'un amoureux ou d'un enfant. Mais ils se fondent aussi sur des arguments cliniques avancés par des sociobiologistes féministes (Sarah Hrdy), qui soulignent la ressemblance du vocabulaire, des gestes et des sentiments de l'amour : inquiétude, souci, empathie... Ce qui implique aussi le fait de se sentir directement concerné par les désirs, les fiertés et donc le narcissisme d'autrui, dont va dépendre celui du sujet.

Le désir d'autrui est en effet l'enjeu central d'une relation amoureuse, car il conditionne la sélection sexuelle tout en jouant sur la mémoire individuelle de la sélection parentale. Pour pouvoir motiver un partenaire et participer au banquet sensuel de l'amour, il faut en effet être sexuellement attirant, mais aussi se montrer aussi attachant qu'un enfant capable de séduire et de motiver un parent, sachant que tous les enfants ne sont pas jugés aussi « adorables » les uns que les autres : chez les humains, comme chez les animaux, beaucoup d'enfants sont rejetés, abandonnés, voire tués. Roland Barthes disait qu'un amoureux est « un enfant qui bande », ce qui est une façon imagée de rappeler la présence, dans le couple, de la soumission voluptueuse à celui ou celle qui vous désire et vous protège tout à la fois, et auquel vous êtes d'autant plus attaché qu'il a la liberté d'en choisir un(e) autre. C'est cette liberté qui rend exquis le soin qu'il vous prodigue, et le plaisir éventuel qu'il a à recevoir vos propres soins éthico-érotiques.

C'est la raison pour laquelle on est prêt à tout pour obtenir ce soin lorsqu'on est amoureux, comme l'étaient les oiseaux mâles observés par Darwin qui arboraient des couleurs très vives pour séduire les femelles, au risque de se rendre plus vulnérables à des attaques de prédateurs. Comme le sont aussi ces organismes mâles qui se font avaler et digérer par l'objet (féminin) de leur désir : araignées, crustacés, escargots marins, baudroies, poissons-pêcheurs, organismes microscopiques... Des théoriciennes féministes de l'évolution (J. Roughgarden) se sont d'ailleurs demandé pourquoi les mâles n'ont pas été réduits à des « sacs à sperme » par la sélection naturelle, s'ils ne sont bons qu'à fournir des gamètes - la réponse étant qu'ils auraient été sauvés de ce sort funeste par leur fonction dans l'élevage des petits. Pour ce qui est des humains, l'attachement amoureux a en outre l'avantage de favoriser le narcissisme de l'être aimé lorsque l'amoureux espère contribuer à l'amour de soi que l'autre se porte, ses propres jouissances narcissiques devenant ainsi une fonction de celles de l'autre - sans même parler des jouissances sensuelles sur lesquelles je vais revenir.

La reconnaissance de l'autonomie du désir d'autrui conduit aussi, malheureusement, à admettre l'éventualité inéluctable du désir de l'être aimé pour un tiers, avec tous les inconvénients que cela comporte en termes de dépit ou de désespoir amoureux. Cependant, le désir pour un tiers a un statut ambigu, car il est non seulement un risque [7] pour la sécurité affective du sujet, mais il est aussi un indicateur de valeur du désir de l'être aimé, témoignant de la capacité de l'aimé à en choisir un autre alors même qu'il vous a déjà choisi vous-même ou qu'il pourrait encore vous choisir. Ce qui est divin dans le lien amoureux est d'être aimé et désiré par un autre suffisamment autonome dans son propre désir pour être capable d'en choisir un(e) autre. Ce qui explique qu'on adore et qu'on redoute en même temps l'autonomie désirante de l'autre, et qu'on cesse d'aimer ce qui est simplement à disposition, comme le craignait la Princesse de Clèves de la part du comte de Nemours. Tandis qu'à l'inverse le Prince de Clèves pouvait avouer « à sa grande honte » à la Princesse : « Je vous aimais jusqu'à être bien aise d'être trompé ».

On comprend ainsi que l'infidélité ne soit pas toujours une cause d'éloignement mais souvent au contraire une cause d'attachement supplémentaire, lorsque l'aimé revient durablement ou momentanément vers l'aimant, comme c'était le cas d'Albertine revenant vers le narrateur de La recherche. Celui-ci se montrant d'autant plus amoureux et jaloux qu'il se savait incapable, étant un homme, d'offrir à Albertine les plaisirs qu'elle trouvait dans ses amours saphistes, c'est-à-dire homosexuelles. Finalement, pour faire de l'adultère une menace et une cause de détachement efficace : « si tu me trompes, je te quitte », il faut probablement se forcer à être insensible, ou alors l'être déjà parce qu'en réalité on n'aime plus assez.

3. La nouvelle éthique érotique
et le principe d'Héloïse


Pour compléter ces remarques sur l'alternarcissisme, je voudrais maintenant donner quelques indications sur les conditions actuelles de la relation amoureuse, en particulier sur l'évolution contemporaine de l'éthique érotique, c'est-à-dire l'éthique de l'amour. L'accès des deux sexes à ce qu'on appelle la « monogamie sérielle », c'est-à-dire une succession de mises en couple à durée limitée qui a remplacé le mariage à vie, a en effet modifié profondément la géographie des aventures amoureuses en accroissant la précarité des couples contemporains. Cette précarité entraîne mécaniquement une augmentation de l'offre sexuelle, qui contribue elle-même à la fragilisation des couples tentés de se former durablement.

De plus, si on compare la nouvelle « carte de Tendre » à celle de Madeleine de Scudéry au 17ème siècle, on voit que celle-ci mettait la « Mer dangereuse » de l'union érotique au terme d'un long processus d'interconnaissance des amants qui passait, pour chaque « Nouvelle amitié », par les nombreux petits villages menant à « Tendre sur Reconnaissance » ou « Tendre sur Estime », ou conduisait plus directement à « Tendre sur Inclination » par le grand fleuve du même nom, à condition d'avoir évité en chemin le « Lac d'indifférence » ou la « Mer d'inimitié ».

Au contraire, la « carte de Tendre » contemporaine conduit très vite les nouveaux partenaires aux relations charnelles de « Tendre sur Eros » avant d'aboutir, dans la majorité des cas, au retour des amants vers 1'« Océan des nouvelles rencontres », typique de cette « peur de l'engagement » qui serait aujourd'hui, selon des sociologues, l'une des principales causes de souffrance amoureuse. La Mer promise des amours qui réussissent à durer par attachement charnel, mais aussi par routine ou partenariat, ne peut être atteinte [8] que lorsqu'on a franchi le « Marais critique, éthique et thérapeutique » qui menace la plupart des couples, en plus de la « Mer d'inimitié » qui existe toujours, et du « Gouffre des folies » dans lequel sombrent certaines addictions amoureuses.

Cependant, cette fameuse peur de l'engagement n'est sans doute pas la cause mais plutôt l'effet d'un phénomène qui tient au niveau d'exigence des couples en devenir, que la liberté des mœurs a sensiblement accru au cours des dernières décennies. Au modèle de l'amour des mariages religieux traditionnels, comme par exemple chez les chrétiens : le don de soi, le soin mutuel et la fidélité à vie, ou chez les juifs : la protection du foyer, le travail pour l'épouse et le devoir de l'honorer, s'est en effet substitué un modèle qui inclut, dans les attentes morales du couple, l'épanouissement personnel et l'assouvissement charnel à égalité pour les deux sexes, en plus de l'attachement et du soin mutuel.

L'épanouissement personnel constitue une des attentes de base de l'individu contemporain, dont témoigne par exemple la taille des rayons de librairie sur le sujet. Quant à l'assouvissement sexuel, les grandes études sur la sexualité, comme par exemple l'enquête Inserm de 2006, de même que la représentation cinématographique, beaucoup plus torride que dans l'ancienne comédie romantique, attestent que le sexe ordinaire incorpore désormais la plupart des pratiques que Freud appelait des « perversions », mais qui sont aujourd'hui complètement adoubées telles que l'homosexualité, la masturbation, le sadomasochisme, la sodomie ou l'usage sexuel de la bouche.

Les couples « normaux » ont désormais inclus les exigences du sexe libre et imaginatif en rapatriant toutes sortes de pratiques réservées autrefois au sexe hors mariage, rompant ainsi avec des siècles de pudibonderie et de répression patriarcale. Ce que la tradition biblique nommait pornéïa, qui signifie en grec impudicité, fornication, prostitution..., n'est plus l'apanage de la prostitution, mais fait désormais partie des attentes morales ordinaires des couples contemporains - ce qui rend du reste plutôt insolite la poursuite de la répression contre les travailleurs du sexe.

Pour rendre compte de cette nouvelle situation morale, on pourrait emprunter à l'étudiante Héloïse les termes sous lesquels elle exprimait, au 12ème siècle, sa dévotion amoureuse, morale et charnelle pour le philosophe Abélard dans une correspondance devenue fameuse à cause du triste sort que l'oncle d'Héloïse infligea au philosophe, en le faisant émasculer par des sbires après qu'il eut épousé sa nièce ! « Bien que le nom d'épouse paraisse plus sacré et plus fort, disait-elle, j'aurais mieux aimé pour moi celui d'amie, ou même, sans vouloir te choquer, celui de concubine et de putain. »

Si on élargit ce souci éthico-érotique au soin réciproque de l'amoureux(se) pour l'amoureuse(x), quel que soit son sexe ou son orientation sexuelle, et si on utilise le mot de « putain » également au masculin, on pourrait formuler sous le nom de « Principe d'Héloïse » le point clef d'une nouvelle éthique de l'intime qui pose le bien-être et le plaisir de l'aimé(e) comme condition du sien - ce qui n'est en définitive qu'une autre façon de considérer le narcissisme d'autrui comme une condition du sien, lorsqu'on se plaît à complaire à autrui pour jouir de son plaisir. La nouvelle éthique de l'intime qui ressort de ce tableau est exigeante, car elle offre à chaque partenaire la liberté de rompre une relation qui ne le satisfait plus ni sur le plan moral, lorsque son bien-être et sa liberté sont menacés, [9] ni sur le plan charnel, lorsque le désir s'évanouit, ce qui explique la porosité des couples actuels et le souci d'y regarder à deux fois avant de s'engager durablement.

Conclusion : philosophie de l'amour

Le recours aux neurosciences et à la psychologie évolutionniste m'a conduit à envisager le design historique, c'est-à-dire la fabrication ancestrale du cerveau humain comme le résultat de fonctions internes ou intimes (et non pas seulement sociales) autour de la motivation sexuelle et de l'attachement parental. Suivant cette conception, il existerait une sorte d'organe neuronal du plaisir et des intensités d'existence, relativement indépendant des organes des sens, qui alimente en particulier l'attachement amoureux. Ce sens neurologique de la belle vie correspond en fait assez bien, dans le vocabulaire des neurosciences contemporaines, aux sens axiologiques du bien ou du beau envisagés par les philosophes britanniques du 18ème siècle, notamment Francis Hutcheson, qui y voyait une sorte de sens complémentaire des cinq autres sens.

Cette approche a plusieurs conséquences importantes sur la philosophie de l'amour, en particulier le fait que la motivation amoureuse, compte tenu de son substrat neurochimique, est toujours suprêmement intéressée, contrairement aux thèses courantes sur l'amour comme île enchantée de désintéressement dans l'océan de l'égoïsme libéral. Sauf que cet intéressement n'est ni solipsiste, ni purement individualiste si on admet que la jouissance amoureuse passe par celle de l'autre - le goût pour autrui étant toujours un goût au second degré de la jouissance et du narcissisme d'autrui. Cette approche est cohérente avec certains critères plus ou moins reconnus de la passion amoureuse comme la tendance à l'hyperbole du sentiment, l'extrémisme du désir qui se traduit, entre autres, par l'absence totale de dégoût physique (sinon moral), ou encore l'inévitable question de la durée qui distingue l'amour vrai du béguin ou du simple désir sexuel, à cause tout simplement de la logique du plaisir dont le principe : Encore ! rend peu compatible amour intense et rassasiement amoureux.

J'ajoute une dernière remarque sur le passage de l'être au devoir-être en matière de théorie de l'amour. Dans ma conception de l'éthique, le devoir-être est strictement intime. Sur le plan social, on n'a que des interdits, qui ont un substrat empirique : la connaissance commune du plaisir et de la souffrance, mais pas d'autre garantie que l'idée approximative que chacun d'entre nous se fait de l'éthique. Cette remarque s'applique à l'éthique de l'intime telle que je l'ai présentée : on peut l'observer et la théoriser, comme je l'ai fait, mais sûrement pas la prescrire.

[10]

Carte de Tendre de Madeleine de Scudéry,
gravée par François Chauveau, 1660.



[11]

Carte de Tendre contemporaine,
dessinée par Marie-Jo Médevielle, 2015

Fin du texte



[1] Voir mes ouvrages sur la dépendance : Philosophie pratique de la drogue, Paris, Cerf, 2011, Plaisirs et dépendances dans les sociétés marchandes, Bruxelles, Ed. de l'Université de Bruxelles, UBlire, 2012, Ethica erotica Mariage et prostitution, Paris, Presses de SciencesPo, 2013, La dépendance amoureuse Attachement, passion, addiction, Paris, PUF, 2015.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 12 février 2021 6:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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