directeur de recherche au CNRS,
professeur associé à l'université Paris-V René Descarte
et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).
“Les conditions de légitimité
des actions publiques”
Un article publié dans la REVUE FRANÇAISE DE SOCIOLOGIE, vol. 31, no 3, 1990, pp. 389-420.
- Abstract / Zusammenfassung / Resumen / Résumé
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- 1. Théorie sociologique et description des actions publiques
- 2. Trois exemples de légitimités discutées
- 3. Le problème de la légitimité des actions publiques
- 4. Les théories du contrat social et leurs limites
- 5. Les fondements intercompréhensifs de la légitimité
- 6. Éléments d'analyse des conditions interlocutoires de légitimité des actions publiques
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- a) Les jeux interlocutoires
b) Le cadre éthique
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- Références bibliographiques
Abstract
Patrick Pharo :
The conditions of legitimacy in public action.
This article aims at elaborating an alternative model for the théories concerning social contract, whereby civil and political order are both explained and legitimized through the respect of previously approved rules. The hypothesis put forward is that the legitimacy of an order and the actions involved dépend on an unlimited séries of "validity tests" made possible by the idéal of mutual compréhension, which is inhérent to the rational principles of human society. This hypothesis is examined using the analysis of recorded public debate (on radio or TV). It is shown that the daim for legitimacy is subject to the constraints of normative cohérence (coherence and honesty of statements, compatibility of intentions portrayed at différent moments, and continuity in the reactions to the speakers' words...) and of moral pertinence (faithfulness to the ethic background set up through public debate). Such constraints empirically observed, condition the initiating of the unlimited séries of validity tests without which no regulatory, légal, or conventional structure could be imposed, discussed or amended.
Zusammenfassung
Patrick Pharo :
Die Voraussetzungen zur Legitimitât von ôffentlichen Aktionen.
Dieser Aufsatz bemùht sich ein alternatives Modell zu den Theorien des Gesellschaftsvertrags aufzustellen, dementsprechend die zivile und politische Ordnung durch die Einhaltung von vorher zugestandenen Regeln erklärt und legitimiert wäre. Der Verfasser stellt die Hypothèse auf, wonach die Legitimitàt einer Ordnung Und die dièse Ordnung herstellenden Aktionen von einer unbegrenzten Reihe von Validitatstesten abhängig sind, wobei dièses Prozess durch das Ideal der gegenseitigen Verständigung ermöglicht wird, die die rationelle Grundlage der menschlichen Gesellschaft bildet. Dièse Hypothèse wird anhand einer Analyse von aufgenommenen öffentlichen Debatten untersucht (Radio und Fernsehen). Es stellt sich heraus, dass der Legitimitätsanspruch normativen Kohärenzzwängen unterworfen ist (Kohàrenz und Wahrheit des Gesagten, Vereinbarkeit der gezeigten Absichten zu unterschiedlichen Zeitpunkten und Stetigkeit in den Reaktionen gegenuber den Gesprächspartnern...), sowie Zwängen der moralischen Trifftigkeit (Einhaltung des in der öffentlichen Débatte gesteckten ethischen Rahmens). Diese empirisch wahrnembaren Zwänge sind die Vorbedingung zur Eröffnung dieser unbergrenzten Reihe von Validitatstesten, ohne die keinerlei regulative, legale oder konventionelle Struktur sich durchsetzen, noch diskutiert und geändert werden könnte.
Resumen
Patrick Pharo :
Las condiciones de legitimidad de las acciones públicas.
Este articulo se esfuerza por elaborar un modelo alternativo a las teorias del contrato social segun las cuales el orden civil y politico se explicaria y justificaria por el respeto a las reglas previamente aceptadas. La hipótesis plantea que la legitimidad de un orden y de las acciones constitutivas de este orden dépende de una série ilimitada de los tests de validez dada posible por el idéal de incomprensión inhérente a los principios racionales de las sociedades humanas. La hipótesis es examinada a partir de un anélisis de los debates pûblicos grabados (radiofónicos y televisados). Nos muestra que la pretención de la legitimidad es sometida a unas presiones de coherencia normativa (coherencia y realidad de los enunciados, compatibilidad de las intenciones manifestadas a diferentes momentos y continuidad en las reacciones a los propósitos del interlocutor...) y de pertinencia moral (fidelidad al cuadro ético instaurado por el debate público). Estas presiones empiricamente observables, condicionan la abertura de esta serie ilimitada de los tests de validez sin la cual ninguna estructura, légal o conventional, no podria jamás imponerse, discutirse ni modificarse.
[389]
Résumé
Patrick Pharo
“Les conditions de légitimité des actions publiques”.
Cet article s'efforce d'élaborer un modèle alternatif aux théories du contrat social suivant lesquelles Tordre civil et politique serait expliqué et légitimé par le respect de règles préalablement consenties. On pose l'hypothèse que la légitimité d'un ordre et des actions constitutives de cet ordre dépend d'une série illimitée de tests de validité rendue possible par l'idéal d'intercompréhension inhérent aux principes rationnels des sociétés humaines. L'hypothèse est examinée à partir d'une analyse de débats publics (radiophoniques et télévisés) enregistrés. On montre que la prétention à la légitimité est soumise à des contraintes de cohérence normative (cohérence et vérité des énoncés, compatibilité des intentions manifestées à différents moments et continuité dans les réactions aux propos de l'interlocuteur) et de pertinence morale (fidélité au cadre éthique instauré par le débat public). Ces contraintes empiriquement observables conditionnent l'ouverture de cette série illimitée de tests de validité, sans laquelle aucune structure régulative, légale ou conventionnelle, ne pourrait jamais ni s'imposer, ni se discuter, ni se modifier.
Les théories du contrat social expliquent et légitiment l'ordre civil et politique par le respect de structures régulatives librement et antérieurement consenties. Elles ont pour cela une fonction paradigmatique pour les sciences humaines, y compris les théories sociologiques. Le présent article [1] esquisse, sur la base d'une sociologie de l'intercompréhension, un modèle alternatif qui consiste à rechercher la légitimité d'un ordre et des actions constitutives de cet ordre, non pas d'abord dans leur conformité à des règles préétablies, mais dans une série illimitée et ouverte sur [390] l'avenir de tests de validité [2] reposant sur l'idéal d'intercompréhension coextensif aux langages et aux principes rationnels [3] des sociétés humaines. La série possible de ces tests est a priori illimitée puisque chaque nouvelle voix venant se mêler au débat est potentiellement en mesure d'en modifier le cadre.
Les actions publiques sont prises ici comme les formes privilégiées de manifestation d'un ordre civil et politique. Mais, tandis que la légitimité d'un ordre se laisse difficilement observer du fait de la multiplicité des actes, des objets et des structures temporelles qu'il met en jeu, la légitimité des actions publiques peut donner lieu à une observation plus directe du fait qu'une action donne elle-même des instructions pour sa compréhension.
Toutes les activités sociales ne sont pas des actions publiques. Celles qu'on peut qualifier de publiques ont ceci de particulier qu'elles s'effectuent au nom et à l'intention de communautés plus larges que les personnes physiquement impliquées dans un commerce civil. Par exemple, si j'offre un verre à un ami, je n'accomplis pas une action publique, mais si je lui propose de signer une pétition, c'est bien d'une action publique qu'il s'agit. Suivant cette définition, l'ensemble des actions publiques ne se confond pas avec celui des actions accomplies devant un public effectif. Il peut très bien y avoir des actions privées qui se déroulent en public (comme des scènes de ménage dans le métro) et des actions publiques qui se déroulent en privé (par exemple, la persuasion d'un homme politique de se présenter aux élections).
D'autre part, suivant un usage issu de la pragmatique et de l'analyse de conversation, on considérera les faits de parole, par exemple une réplique dans l'interlocution, comme des éléments de cours d'actions. Cette précision signale une des contraintes que s'impose une sociologie de l'intercompréhension, qui est d'analyser les activités sociales en suivant leur déroulement dans le temps et leur distribution parmi des personnes réelles. Cette contrainte n'est pas sans inconvénient. Par exemple, elle rend difficile l'analyse d'actions publiques qui se déroulent à l'abri des regards. Or une grande partie des décisions politiques importantes sont précisément le résultat d'actions publiques de ce genre. En revanche, cette contrainte [391] favorise l'étude des situations d'échange verbal en public qu'on peut enregistrer et analyser précisément à l'aide d'un protocole d'observation défini. C'est la raison pour laquelle nos données empiriques sont essentiellement des données interlocutoires (issues, dans le présent article, de débats radiophoniques ou télévisés) [4]. La démarche choisie a donc pour effet de privilégier les actions publiques qui se mènent par la parole sur la scène publique, ce qu'on peut aussi appeler le débat public.
Quant à la sociologie de l'intercompréhension (ou sociologie inter-compréhensive : Cottereau, 1988), il s'agit d'une démarche qui s'inspire de la phénoménologie et de la sociologie compréhensive et qui s'efforce de rendre compte des actions sociales par l'analyse de leurs structures formelles [5], c'est-à-dire de leur logique interne de déroulement temporel et de distribution interpersonnelle. La recherche de ces structures prend alors le pas sur l'analyse de contenu traditionnelle, car celle-ci suppose un type de construction catégorielle qui risque de faire violence à l'intelligibilité interne des phénomènes considérés. La sociologie de l'intercompréhension évite autant qu'elle le peut de prêter aux agents des équipements cognitifs qui seraient ceux de l'analyse et privilégie au contraire la description des rapports reliant de façon interne les choses dites et faites par plusieurs agents. Travaillant sur les formes-signes structurées (comme par exemple les langues naturelles) [6] par lesquelles les êtres humains se font mutuellement connaître et valider leurs places respectives dans le monde, elle s'efforce de traiter l'intelligibilité interne de l'interaction comme un corrélat de la structuration de ces formes-signes. Par exemple, si une personne manifeste de l'indignation devant une situation donnée, on ne recherche pas d'abord la catégorie cognitive valeur, habitus, norme... à laquelle on peut imputer son indignation, mais on recherche plutôt les structures logiques qui permettent de reconnaître une intention d'indignation dans l'action, et la façon dont celle-ci s'articule avec des actions antérieures ou postérieures des partenaires ou de l'agent lui-même.
1. Théorie sociologique
et description des actions publiques
L'hypothèse du présent article est que toute prétention à la légitimité dans l'espace public a) participe, en raison même du caractère public et [392] intercompréhensif de sa prétention, à un cadre de contraintes morales qui peut servir d'instructions pour évaluer sa validité et b) co-construit avec les autres participants ce cadre de contraintes morales, en sorte que la légitimité ne se décide pas en premier lieu par la comparaison du cas avec des règles antérieures, mais plus généralement par la comparaison du cas avec les règles que se donne, de façon interne, le procès d'intercompréhension. Ces tests de validité portent donc sur la cohérence normative des actions publiques celles-ci n'étant pas considérées de façon isolée (ce n'est pas chaque individu qui se fixe à sa fantaisie son cadre de contraintes), mais dans leur liaison avec les actions et les prétentions des autres participants au débat public. Sous la réserve que ce débat demeure toujours ouvert, on considérera une action publique comme légitime aussi longtemps qu'elle passe les tests induits par ce cadre de contraintes morales sans que personne puisse démontrer son incohérence normative. Il est donc possible dans de nombreux cas, et quoi qu'en disent les sceptiques, d'évaluer le bien-fondé d'une prétention à la légitimité. Mais cela tient moins à l'existence de tables de la loi (juridique ou morale), qu'on pourrait consulter pour formuler un jugement de légitimité, qu'à la capacité du sens commun d'évaluer la cohérence d'une prétention publique en vérifiant simplement si elle se montre vraie, dans un sens très large du terme, par rapport au cadre auquel elle prétend se plier.
L'hypothèse qui vient d'être brièvement résumée est une hypothèse sociologique susceptible d'être vérifiée ou infirmée par la description de situations sociales. Par exemple, si on produit des preuves empiriques d'un débat public n'obéissant à aucune contrainte morale ou n'ayant qu'un rôle entièrement passif vis-à-vis du cadre de contraintes morales qui le régit, l'hypothèse sera infirmée pour le cas considéré. Elle sera en revanche confirmée par des données empiriques attestant l'existence du cadre de contraintes morales et le rôle constitutif du procès d'intercompréhension dans la constitution de ce cadre. Ce qui est au centre de l'hypothèse, c'est la capacité du débat public de valoir, sous la condition d'une ouverture complète à toute remise en cause raisonnable, comme critère de la légitimité, non seulement du point de vue des agents impliqués dans le débat, mais aussi du point de vue de l'analyste qui procède aux observations. Autrement dit, l'hypothèse a un caractère à la fois objectif et normatif. Comment cela est-il possible dans le cadre de la théorie sociologique ?
Les grandes théories qui ont alimenté l'histoire de la philosophie politique avaient l'ambition tout à la fois d'expliquer la stabilité d'un ordre social et d'énoncer sur un plan général les conditions qui le rendent légitime ou illégitime. Par exemple, les théories du contrat social, la théorie marxiste ou les théories libérales ne se contentent pas d'expliquer la stabilité d'un ordre social particulier, mais elles adoptent en plus un parti pratique sur la question de sa légitimité ou de son illégitimité. À l'inverse, les grandes théories sociologiques de la légitimité, comme par exemple celle de Max Weber (éd. 1971), pour qui l'ordre légitime est fondé sur la [393] croyance en la validité de cet ordre, ou de Pierre Bourdieu (1979), pour qui l'ordre légitime est fondé sur l'existence de structures objectives externes et intériorisées se soutenant les unes les autres, considèrent que la légitimité ne peut s'apprécier que par rapport à un ensemble culturel particulier dont il convient de faire l'analyse objective sans prise de parti sur sa légitimité réelle. Toutefois, des travaux récents, et tout particulièrement ceux de Habermas (1978 et 1986) [7], ont réintroduit dans la théorie sociologique l'idée qu'il est possible de traiter les problèmes de légitimité en soumettant à la critique rationnelle les prétentions à la validité qui se manifestent dans les différentes situations de la vie sociale. Au-delà même du débat classique sur la neutralité axiologique, le problème soulevé est de savoir si la sociologie doit demeurer dans les limites d'une anthropologie culturelle qui n'évaluerait les phénomènes sociaux que par rapport à des cadres culturels particuliers ou si, plus largement, elle peut contribuer à une anthropologie générale forçant alors à élargir l'horizon des jugements de légitimité.
Il existe un argument assez fort en faveur de cette dernière solution : c'est que, même si on décide de ne décrire la légitimité d'une action que par rapport à un cadre culturel donné (et non par rapport à un cadre humain potentiellement illimité), il est impossible de s'acquitter de sa tâche sans faire appel à un fondement rationnel qui dépasse les propres conditions culturelles du travail scientifique. On ne peut en effet, sans contradiction performative [8], accompagner la prétention à l'objectivité et à l'universalité de la description scientifique d'une clause de relativité culturelle de cette prétention. De plus, une étude scientifique, disons par exemple celle du mouvement lepéniste, n'est telle qu'à la condition d'examiner rationnellement les procédures et les méthodes pratiques de son objet. Or cet examen fait appel à des idéaux rationnels, comme par exemple des présupposés d'honnêteté dans la recherche de la vérité, qui non seulement transcendent le cadre de n'importe quel ensemble culturel particulier, mais exercent de droit leur emprise sur la procédure scientifique et débordent inévitablement sur l'objet même de l'investigation. C'est pourquoi il est impossible de faire confiance à la vérité et à l'honnêteté d'une description scientifique du lepénisme sans être capable de relever, par la même occasion, le manque de vérité et d'honnêteté des procédures dont elle est la description (comme par exemple le caractère vicieux du raisonnement qui consiste à fonder le rejet des étrangers sur une hiérarchie naturelle des affections).
Ceci peut conduire le sociologue à élargir son cadre de réflexion sur les prétentions à la légitimité en s'interrogeant explicitement sur les [394] conditions susceptibles de valider, d'invalider ou de montrer l'indécidabilité de ces prétentions. Les tests de validité auxquels procède le sens commun lorsqu'il doit évaluer la légitimité des actions publiques peuvent servir de point de départ à cette entreprise, mais ils sont loin d'être eux-mêmes toujours valides. On peut néanmoins chercher à découvrir les propriétés rationnelles des méthodologies courantes de la légitimation afin de leur donner un statut scientifique, identifier leurs sources d'erreur et faciliter la reconnaissance en commun de la validité des prétentions à la légitimité.
2. Trois exemples de légitimités discutées
Afin de donner immédiatement un contenu plus précis aux notions de test intercompréhensif de validité et de cohérence normative, voici trois cas de débats publics où il est possible et, je l'espère, légitime d'approfondir les procédures courantes permettant de tester la validité des actions publiques.
a) Dans une interview à Europe 1 qui eut lieu quelques jours avant le référendum qui devait entériner les accords Tjibaou-Lafleur sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie, Jean-Pierre Soisson répond de la façon suivante aux questions de Jean-Pierre Elkabach.
Jean-Pierre Elkabach : « Mais euh euh pour faire approuver les accords Tjibaou-Lafleur, est-ce qu'on ne pouvait pas passer simplement, comme le demande le RPR, par le Parlement et peut-être même l'udf par le Parlement et éviter le référendum sérieusement »
Jean-Pierre Soisson : « Le référendum n'est pas sorti euh d'un chapeau comme un lapin c'est la réponse à une question précise du flnks avant que nous nous engagions ; donnez-nous une garantie que notre accord ne sera pas remis en cause et la réponse apportée par le premier ministre a été celle-ci : ce sera par référendum l'engagement solennel du peuple français cette réponse cette réponse-là seulement a été acceptée sans elle il n'y aurait pas eu d'accord renoncer au référendum c'est renoncer à l'accord (...) »
Dans ce genre de débat, il est classique que le journaliste cherche à mettre l'homme politique en difficulté en se faisant, suivant les cas, l'avocat du diable ou d'un public qu'on suppose non prévenu sur le problème considéré. Le but est de rendre problématique le bien-fondé de la position de l'interviewé. Ici, le journaliste reprend une argumentation qui consiste à disjoindre la légitimité du référendum de celle de l'accord précédemment signé. J.-P. Soisson répond par une autre argumentation qui consiste au contraire à faire du référendum la garantie de l'accord, sa réponse affaiblit l'objection du journaliste car elle oblige à présenter d'autres arguments que la simple commodité pour justifier la rupture de cet engagement. Nous sommes ici dans un cas où la légitimité se décide [395] à la fois sur la pertinence morale des arguments et sur leur valeur de vérité par rapport à des faits extérieurs au débat.
b) Au cours du magazine télévisé 7 sur 7 sur TF1 le 12 février 1989, et dans le contexte d'accusations dénonçant les liens entretenus par le pouvoir politique avec des personnes impliquées dans des opérations boursières frauduleuses, F. Mitterrand raconte longuement les conditions assez héroïques dans lesquelles il a fait la connaissance de P. Pelât (qui est Tune des personnes mises en cause par la presse) et comment ils sont devenus amis. La journaliste, Anne Sinclair, l'interrompt avec cette remarque : « On peut être courageux il y a 40 ans euh l'être toujours d'ailleurs ce qui n'empêche euh c'est pas son courage qui est en cause aujourd'hui ».
Mais le Président l'arrête en lui rétorquant : « Mais Madame, vous allez un peu vite vous me demandez comment je l'ai connu je vous le dis je l'ai connu là ».
Et en effet sa réponse paraît on ne peut plus justifiée. Comment en effet reprocher à quelqu'un de répondre en détail à une question qu'on lui a posée ? Seulement, dans le cas présent, cette question ne lui a pas été posée. La question de la journaliste était : « Alors qu'est-ce que vous avez pensé Monsieur le Président en découvrant le nom de votre ami à la une des journaux est-ce que vous vous êtes senti furieux trahi chagriné ? ».
En fait, c'est F. Mitterrand lui-même qui s'est adressé la question de la « sélection de ses fréquentations ». Et par conséquent, sa répartie ne satisfait pas la contrainte de vérité qu'elle se donne. Le test de validité porte ici sur la valeur de vérité d'un énoncé qui fait référence à un événement de l'interlocution (valeur de vérité beaucoup plus facile à vérifier que lorsque l'énoncé porte sur un événement extérieur). Evidemment, le public réel ne fait pas nécessairement ce test, mais il peut le faire, et le fait peut-être sans doute, sans même le savoir, ce qui contribue alors à F« image », comme on dit, des personnages publics.
Le problème de légitimité posé par cet exemple est du reste beaucoup plus complexe. Il se trouve en effet que la journaliste ne s'est pas permis jusqu'ici de poser des questions directes du genre : « Avez-vous informé des personnes impliquées dans les délits d'initiés ? », « Avez-vous couvert ces personnes ? », seules questions qui, suivant les réponses qu'on y donne, pourraient éventuellement rendre illégitimes les amitiés du président. En l'absence de ces questions qui sont au centre de la campagne de presse orchestrée à ce moment-là, Mitterrand, tirant parti du flou des questions qui lui sont posées, se défend d'une façon entièrement convaincante sur le seul point de l'honorabilité de ses amitiés. Et lorsque la journaliste ose, non sans hésitation, aborder les fameuses questions : « Si le problème s'est posé euh pour Patrice Pelât ce n'est pas parce qu'il euh jouait en Bourse pas parce qu'il avait des actions pas parce qu'il faisait fructifier sa fortune c'est parce qu'il était proche du pouvoir », le président rend la question imposable par une question en retour : « Qu'est-ce que vous voulez dire [396] à la fois sur la pertinence morale des arguments et sur leur valeur de vérité par rapport à des faits extérieurs au débat.
En osant dire tout haut ce que certains n'ont fait que murmurer, Mitterrand se met hors d'atteinte de la question et fait de celle-ci une injure. L'habileté est ici non seulement de ne pas discuter, mais de rendre rigoureusement non discutable l'objet de la discussion et d'occuper en revanche des espaces où la légitimité des actions est irréprochable. Le test de validité ne porte donc pas seulement sur la valeur de vérité des énoncés mais aussi sur l'ordre des légitimités établies par l'agent, compte tenu du contexte auquel il prétend apporter une réponse légitime.
c) Au cours de l'émission télévisée L'heure de vérité qui a lieu le 19 juin, soit le lendemain d'élections européennes qui ont vu la liste officielle de l'union de l'opposition réaliser un score considéré comme honorable, l'un des chefs de file des « rénovateurs » de l'opposition répond aux questions des journalistes :
Alain Duhamel : « Et et euh si y avait euh une liste des rénovateurs c'est la dernière question sur ce thème-là si y avait euh une liste des rénovateurs au fond en quelques mots qu'est-ce que vous auriez dit sur l'Europe puisque c'était des élections européennes ? qu'est-ce que vous auriez dit de vraiment différent de Giscard ou de Simone Veil ? »
Michel Noir : « Je crois que nous de de vraiment différent je ne sais pas les campagnes respectives de l'un ou de l'autre ont été bonnes je crois » Alain Duhamel : « Également bonnes ? »
Michel Noir : « Mais elles également bonnes mais elles sont intervenues dans un contexte »
Alain Duhamel : « Vous êtes œcuménique »
Michel Noir : « Où les Français non euh je du j'essaie d'être honnête euh l'intérêt c'est une heure de vérité l'intérêt est d'essayer d'être honnête je crois qu'elles ont été relativement bonnes et elles ont le posé les questions européennes le problème c'est que les Français avaient en partie décroché et c'est le la situation d'ailleurs au-delà de ces élections c'est la situation difficile j'allais presque dire grave de la pol de la vie pu politique française c'est que euh y a un Français sur deux qui s'est mis aux abonnés absents de la vie publique (...) »
Le problème ici est assez simple. Michel Noir prétend parler, comme il le dit lui-même, à la fois au nom de la rénovation et de l'union de l'opposition. La première exigence l'entraîne sur une ligne critique tandis que la seconde le contraint à saluer les progrès de cette union, exigences contradictoires qui débouchent sur ce que le journal Libération a appelé, le lendemain du débat, la « langue de bois rénovatrice ». On voit, dans l'extrait précédent, que les campagnes « bonnes » et « également bonnes » de l'opposition deviennent, sous l'ironie du journaliste, « relativement bonnes », avant de s'effacer sous le « problème » que pose le désintérêt des citoyens pour la vie publique. Mais, du fait de son placement, [397] l'évocation de ce désintérêt peut prendre valeur de plaidoyer pour ces campagnes qui paraissent alors moins bonnes qu'on ne le disait puisqu'on n'indique nulle part qu'elles résolvent le « problème » posé. Et cela d'autant plus que M. Noir remarquera ensuite qu'« on » ne motive pas les Français, « on » ne parle pas à leur cœur, etc., sans dire évidemment qui est le « on », mais en laissant la place séquentielle de la remarque orienter son interprétabilité. Un peu plus loin du reste, M. Noir annoncera qu'il a « plus participé à cette campagne européenne » par ses contacts directs avec le maire de Barcelone, sans préciser l'autre terme de la comparaison.
Nous sommes ici confrontés à un problème aigu de cohérence normative, classique dans la vie politique, où les impératifs tactiques conduisent souvent à tenir des positions contradictoires. Ce qu'on appelle couramment la langue de bois découle notamment de la difficulté qu'ont certains hommes politiques, du fait d'engagements plus ou moins ritualisés sur certaines lignes ou alliances politiques, à se soumettre, quoi qu'ils en aient, de façon honnête et objective aux contraintes de vérité et de cohérence que font surgir les procès d'intercompréhension. La nécessité de complaire à des publics dont les attentes sont perçues comme contradictoires les pousse au contraire à ménager la chèvre et le chou ou à multiplier les légitimités susceptibles de soutenir leur propos. Voici du reste, dans le même débat, un autre exemple de la cohabitation plutôt difficile entre des légitimités différentes dans le cas présent la sauvegarde de l'âme et la recherche du gain électoral :
Albert Duroy : « Vous réécririez aujourd'hui euh mieux vaut la défaite que perdre son âme ? »
Michel Noir : « Ben hm sûrement et la meilleure preuve c'est que euh c'est peut-être aussi ce qui est la meilleure garantie de gagner (...) »
3. Le problème de la légitimité
des actions publiques
La légitimité des actions publiques est suspendue à un problème essentiel qu'on peut résumer de la façon suivante : dans le débat public, nul n'a raison si on ne lui donne raison. Mais le succès, auprès d'autrui, d'une prétention à la légitimité est-il une condition suffisante de la légitimité ? Evidemment non car, si c'était le cas, tout désaccord particulier suffirait à rendre illégitime l'objet du désaccord, ce qui est absurde. Et, à l'inverse, ce n'est pas parce que des bandits s'entendent entre eux que leur activité est légitime.
C'est évidemment pour éviter ce genre d'absurdités que les théories sociologiques n'ont jamais considéré le jugement confïrmatif individuel comme un critère de légitimité et lui ont préféré au contraire une confirmation en moyenne : lorsqu'en moyenne une activité est considérée comme légitime, alors on dira qu'elle est légitime pour la société ou la culture donnée. Mais cela ne fait que reculer le problème, car toute la [398] difficulté va être de choisir les bonnes moyennes comme étalon de la légitimité : va-t-on prendre celles de l'Etat en général, de la catégorie sociale, de la catégorie d'activités, du type culturel, de la zone géographique ? Ces difficultés, on le voit, rendent impossible une définition de la légitimité par la notion de moyenne. Néanmoins, elles ne justifient pas qu'on rejette l'intuition sous-jacente à ces hypothèses sociologiques, car celles-ci saisissent malgré tout, dans le phénomène de l'accord, quelque chose d'essentiel à tout jugement de légitimité. Le succès dans l'intercompréhension est bien une condition nécessaire de la légitimité des actes publics, mais il n'en est en aucun cas la condition suffisante. En réalité, la condition de légitimité qui serait à la fois nécessaire et suffisante n'est qu'une possibilité idéale de l'intercompréhension et ne peut se réaliser qu'en rapport avec cette possibilité idéale. Il est donc absurde de chercher un principe ou une règle, c'est-à-dire un critère défini de la légitimité, mais il est en revanche tout à fait fécond d'étudier la façon dont les actions publiques se fixent à elles-mêmes (en particulier par leur entrecroisement avec les actions d'autrui) des contraintes de légitimité auxquelles elles se montrent plus ou moins fidèles. C'est donc dans la réalité des phénomènes d'entente ou de mésentente qu'il faut chercher à la fois les mécanismes qui génèrent le problème de la légitimité des actes publics et ceux qui permettent de le résoudre. On peut, dans ce but, énoncer en quatre points le problème de la légitimité.
a) Dans l'espace public [9], chacun prétend « être fondé à », « avoir raison », « être dans le vrai... », ce qui revient à dire que toute action publique exhibe ce qu'on peut appeler une certaine prétention à la légitimité, c'est-à-dire la prétention à se comporter de façon civique au regard d'une certaine définition de la cité. Pour évidente qu'elle soit, cette observation n'a pas toujours reçu l'attention qu'elle méritait. C'est en analysant une série de discussions publiques dans les instances économiques et politiques d'un département du centre de la France (comités d'emploi, municipalités, comités d'entreprise ou associations économiques), puis en travaillant sur des débats ou des interviews télévisés ou radiodiffusés que je me suis aperçu du caractère non trivial de la remarque. Le civisme ou, plus exactement, la prétention civique est une propriété nécessaire de l'action publique. Le cynisme, quand cynisme il y a, n'a absolument pas la possibilité d'être premier mais doit au contraire prendre sa place à l'intérieur d'une certaine sorte de civisme. Le cynique le plus accompli doit encore ménager un socle de raisons à ses débordements cyniques. Celui qui s'en dispenserait courrait le risque d'être considéré comme un fou. Toutes les situations d'argumentation politique, juridique, scientifique relèvent de ce schéma. On ne rentre dans un débat qu'avec des raisons à exhiber et à faire valoir auprès d'un public potentiel, même si ça n'est que pour poser des questions.
[399]
Cette présupposition de légitimité peut prendre une forme explicitement justificative : « J'ai ou nous avons, ou des tiers auxquels je suis lié ont fait x parce que y », y valant comme autorisation, obligation ou preuve d'utilité de x. Mais cela n'est évidemment pas nécessaire. En réalité, la présupposition de légitimité a d'abord un caractère performatif. Elle est attachée au fait même d'accomplir des actes de parole inscrits d'une façon ou d'une autre dans l'espace public. Ceci s'observe jusque dans les situations d'entretien sociologique [10], notamment les récits de vie qui prennent très souvent une forme auto-justificatrice du fait de la publicité qui se trouve brutalement donnée à une histoire personnelle. Ce phénomène est encore à l'œuvre dans les civilités ordinaires par lesquelles se fait la rencontre d'autrui dans l'espace de la Cité. Les gratifications et bonnes manières qu'on adresse à autrui présupposent leur fondement.
b) Prétendre à la légitimité dans l'espace public, c'est aussi prétendre satisfaire à une contrainte d'objectivité et de moralité. On a parfois considéré cette prétention comme une sorte de masque sous lequel les agents dissimuleraient la vraie signification (utilitaire) de leurs activités. Mais en réalité cette contrainte est la contrepartie nécessaire des tests de validité : c'est parce que les agents se donnent cette contrainte et ne peuvent pas faire autrement que de se la donner que leurs raisons peuvent être évaluées par autrui.
La prétention à l'objectivité consiste à ne dire que des énoncés vrais, c'est-à-dire dénotant un état de choses objectif et dont on peut ensuite tirer, en termes d'action, certaines conséquences pratiques conséquences qui perdraient tout fondement si l'objectivité des prémisses n'était pas attestée. Voici quelques exemples : « La plus grande part des étudiants ne terminent jamais leurs études, donc... », « C'est à mon tour de parler, donc... », « Le sida est une maladie sexuellement transmissible, donc... ». La raison ici ne porte que sur la prémisse de l'acte, mais sa force justificatrice tend à s'élargir à l'acte lui-même, comme si le fait d'énoncer une vérité (quand vérité il y a) dans la majeure du syllogisme pratique suffisait à fonder n'importe quelle conclusion pratique.
La contrainte de moralité prend les trois formes suivantes :
- parler et agir en fonction d'une autorisation, c'est-à-dire en faisant appel à une instance (ou une communauté) qui donne « le droit de » l'instance en question pouvant évidemment avoir toutes sortes de noms dans le débat public (noms d'institutions, de catégories sociales, de philosophies ou de croyances, etc.) ;
- parler et agir en fonction d'une obligation, c'est-à-dire en conséquence d'engagements antérieurs (qu'il s'agisse d'obligations légales, conventionnelles, contractuelles, interpersonnelles, etc.) ;
- parler et agir en fonction d'une utilité, et spécialement en servant un [400] intérêt extra-personnel susceptible d'être accepté par autrui la justification par l'utilité personnelle n'étant pas suffisante en termes de raison légitimante dans le débat public [11].
c) Il y a évidemment une distance entre la prétention à la légitimité et la légitimité réelle, quelle que soit l'allure des garanties qu'on exhibe sur le plan de l'objectivité et de la moralité. Tout le problème de la légitimité est évidemment de trouver des critères pour décider si quelqu'un a ou non raison, s'il est ou non dans le vrai. Il est en effet impossible d'avoir effectivement raison si les raisons qu'on montre ou qu'on explicite ne sont pas acceptables par un autrui quelconque. La légitimité se trouve pour ainsi dire suspendue tant qu'un autrui n'accepte pas de reprendre à son compte les raisons qui sont données. Des expressions comme « avoir raison », « être fondé à » ou « être dans le vrai » présupposent l'existence d'une communauté d'au moins deux personnes dont l'une accepte les raisons de l'autre. Galilée ou Jeanne d'Arc pouvaient avoir éventuellement raison avant qu'on ne se mette à les croire ; il n'empêche que leurs raisons ne sont devenues des raisons légitimes que lorsqu'on a commencé à les croire. Dans un film d'A. Hitchcock où un mari cherche à faire croire à sa femme qu'elle est en train de devenir folle, celle-ci commence à douter de sa raison dès lors que ses raisons d'agir ne sont plus reconnues comme telles par son mari. On ne peut donc pas vouloir avoir raison indépendamment de l'attente d'un certain bonheur pragmatique. Ce qui fait d'ailleurs la force des institutions politiques, ce n'est pas seulement leur puissance coercitive, mais c'est aussi leur capacité à présenter leurs décisions comme généralement acceptables, du fait même qu'elles émanent d'institutions reconnues. En dehors même des institutions, tout l'ordre civil de la vie ordinaire (en tant qu'ordre pacifique et de respect des droits mutuels) suppose qu'on soit capable de faire accepter des raisons. Il y a en effet un lien étroit entre l'acceptation des raisons et la compréhension mutuelle. Bien que l'hostilité manifeste s'accompagne aussi de certaines formes d'intercompréhension, on peut supposer que moins on accepte les raisons des autres, plus la compréhension se brouille. Le fait de faire accepter ses raisons et donc de trouver un terrain d'entente avec autrui définit à proprement parler les situations civiles par rapport à celles qui ne le sont pas. La civilité des situations est une question de degré : forte dans les conversations amicales ou scientifiques, faible dans les matches de boxe, nulle dans la guerre totale.
d) Lorsque des raisons (objectives et morales) ne sont pas acceptables par un autrui présent, on a tendance à faire comme si un autrui absent pouvait les accepter. Ce lien entre légitimité et acceptabilité des raisons par autrui trouve son origine dans la nécessité qu'il y a, dès qu'on participe à une interlocution publique, de se référer à des instances communautaires [401] susceptibles de justifier son activité passée, présente ou future. C'est pourquoi toute action publique ménage inévitablement en elle une place à un public potentiel. C'est à ce public possible qu'est dévolu le rôle de tiers arbitrant. Ce public peut être celui qu'on a en face de soi, y compris lorsqu'on le maltraite un peu. Par exemple, en analysant l'enregistrement d'un spectacle de Guy Bedos à Nice, je me suis aperçu que, tout en prenant violemment à partie le corps électoral de la ville et le public présent dans la salle, l'acteur ménage en permanence une place acceptable pour un public possible (ce public étant au minimum celui qui accepte de rire avec lui), auquel le public réel de la salle peut ou non choisir de s'identifier. Mais le public possible peut tout aussi bien être un public absent. Autrement dit, lorsque ses raisons ne sont pas acceptables par les co-participants à la situation, on a, sinon toujours, du moins très souvent, la ressource de supposer que ces raisons seraient acceptables par un autre public. Cette façon de réserver toujours une place à un public possible est une arme éventuelle à rencontre du public réel qu'on a en face de soi, mais elle est aussi ce qui rend possible les entrées de nouveaux participants dans le débat et ce qui donne un caractère potentiellement illimité à la série des tests intercompréhensifs de validité.
On pourrait illustrer l'ensemble du problème de la légitimité par l'exemple suivant : quelqu'un recule avec sa voiture et casse le phare de celle qui est derrière lui. S'il n'y a pas de témoin, le problème d'avoir raison ou non ne se pose que dans le for intérieur, et l'expérience prouve que dans beaucoup de cas on évitera le test. Mais si le propriétaire de l'autre voiture arrive, il y a cinq tactiques possibles.
- Première tactique : nier l'évidence ; les enfants l'utilisent souvent lorsqu'ils n'ont aucun argument à leur disposition pour justifier leurs actes. Mais les adultes peuvent aussi quelquefois l'employer lorsqu'ils se trouvent dans le même embarras.
- Deuxième tactique : accepter de débattre de ce qui est en cause, c'est-à-dire chercher à se justifier en disant par exemple que l'autre voiture était trop serrée ; si ça ne convainc pas l'autre, on suppose, tant qu'on discute, que ça pourrait au moins convaincre un tiers.
- Troisième tactique : rechercher un autre terrain sur lequel on est plus sûr d'avoir raison, par exemple en réagissant contre l'injure ou la protestation de l'autre et en supposant, là encore, que si ça ne convainc pas l'autre, ça pourrait convaincre un tiers.
- Quatrième tactique : accepter d'avoir tort, c'est-à-dire donner par le fait raison à autrui et donc retrouver une certaine sorte de fondement inter-compréhensif.
- Cinquième tactique : trouver un mode de résolution du conflit sur lequel on se met d'accord (comme par exemple l'appel à un tribunal officiel ou à des témoins à l'avis desquels on s'en remet) [12].
[402]
Toutes les autres solutions font sortir du cadre de l'entente civile et supposent qu'on fasse appel, si l'on veut à tout prix trouver une issue au débat [13], à une force publique ou privée qui rendra son dû à l'un, contre l'avis de l'autre. L'observation des formes politiques du débat public tend à établir que les hommes politiques préfèrent largement la troisième tactique, ne reculent pas toujours devant les aberrations de la première, pratiquent rarement [14] la quatrième, ne recourent à la deuxième que s'ils ne peuvent vraiment pas faire autrement [15] et s'en remettent évidemment à la cinquième tactique, c'est-à-dire aux élections, pour se départager, mais d'une façon qui reste toujours provisoire, c'est-à-dire qui ne tranche presque jamais le débat au fond.
Mais la question qu'on doit maintenant se poser est évidemment la suivante : sur quoi se fonde-t-on pour savoir qui a raison ?, ou encore : y a-t-il des conditions suffisantes de la légitimité ? Le problème de la légitimité peut en effet paraître insoluble lorsqu'on remarque, comme on vient de le faire, a) qu'on ne peut avoir raison indépendamment d'une confirmation par autrui de cette raison, b) que cette confirmation n'est pas nécessairement celle que l'on obtient, ou pas, des partenaires d'interaction. Si on tire de ces prémisses la conclusion qu'il est toujours possible de supposer que ce qui n'est pas légitime pour un certain public pourrait l'être aux yeux d'un autre public (« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »), on risque de s'installer dans un cercle aussi vicieux que celui qui consisterait à faire de la légitimité une simple fonction du jugement confirmatif.
C'est justement à ce point qu'intervient la réponse qui paraît la plus naturelle et qui semble nous faire sortir du cercle relativiste, celle du contrat social : on a raison lorsqu'on respecte des règles préalablement établies [16], et tort sinon [17]. Dans ce qui suit, on essaiera de montrer [403] que cette réponse est partielle et qu'appliquée strictement elle aboutit à des absurdités par exemple en légitimant toute décision d'un ordre établi qui ne viole pas manifestement ses propres règles. Une autre réponse sera donc proposée, qui ne doit pas être considérée comme une alternative à l'idée que la légitimité des actions publiques dépend de leur conformité à une règle, mais qui fait du cas de la conformité à une règle un cas particulier d'une exigence plus générale, celle de l’intercompréhension civile, laquelle présuppose la possibilité de recourir à une série illimitée de tests de validité portant en particulier et de façon cruciale sur l'objectivité et la moralité de la prétention à la légitimité.
4. Les théories du contrat social
et leurs limites
Les théories du contrat social constituent la plus forte des entreprises modernes pour donner un fondement rationnel aux jugements de légitimité, car elles systématisent de façon conséquente l'idée suivant laquelle la légitimité d'une action publique dépendrait de sa conformité à une règle librement et antérieurement acceptée. L'actualité des idées politiques semble du reste leur donner un nouveau poids. On a assisté en effet ces dernières années, au moins dans notre pays, à un recul de ce qui fut sans doute l'alternative la plus sérieuse aux théories du contrat social, c'est-à-dire la théorie marxiste qui, au nom de l'homme générique, réfutait les contradictions de la citoyenneté bourgeoise. Cette théorie a perdu sa crédibilité du fait qu'on craint les conséquences fâcheuses qu'elle peut avoir sur la vie démocratique de la Cité. D'un autre côté, les théories politiques néo-libérales, comme par exemple celle de Hayek, proposent de la légitimité une explication assez restrictive : l'idée d'un nomos autoorganisé qui mettrait chacun à sa juste place en fonction des attentes de la communauté, sans l'intervention d'aucune organisation centrale. Mais on a peine à croire, sans plus de preuves, qu'on puisse rendre compte de la cohésion et de la stabilité d'une Cité en réduisant les mécanismes de la coordination civile à une cybernétique. De plus, l'explication utilitariste de la légitimité des règles de juste conduite sur un marché résiste mal à la critique de J. Rawls (1971), qui montre de façon convaincante qu'il serait absurde pour des citoyens d'accepter a priori un système politique dans lequel ils ont de grandes chances de tout perdre [18]. Cette faiblesse des théories libérales ainsi que le recul de la théorie marxiste concourent sans doute à ce retour en force d'une sorte de néo-républicanisme inspiré des [404] théories du contrat social, pour qui la démocratie parlementaire apparaît comme une preuve en acte de l'Idée du pacte originaire [19].
Il n'est pas possible, dans le cadre de cet article, de discuter de façon détaillée les théories du contrat social [20]. Mais il est utile de rappeler, sous une forme schématique, quelques-unes de leurs thèses telles qu'on les trouve chez Locke, Rousseau ou Kant [21]. Le schéma est en gros le suivant : les hommes naissent avec des droits naturels (liberté et propriété) qui s'attachent à leur individualité humaine. Mais le problème de l'état de nature (par opposition à l'état civil) est qu'il n'y a pas dans l'ordre naturel de limite naturelle à la jouissance de ces droits. Les seules limites sont celles de la raison. Mais les hommes ne font pas toujours usage de leur raison. Ils ont au contraire des passions et des appétits qui les poussent à abuser de leurs droits. Il faut donc instaurer une limite à l'expression des appétits, faute de quoi ce serait la guerre de tous contre tous et l'absence de justice. Cette limite est établie par l'acte fondateur du contrat social. Le contrat social est une décision unanime des citoyens pour instaurer l'état civil et ses lois. Il peut être un fait historique (Locke) ou une Idée régulative (Rousseau ou Kant), mais c'est en tout cas ce qu'il faut présupposer pour expliquer l'ordre civil, c'est-à-dire un ordre dans lequel la liberté et la propriété de chacun sont à l'abri des lois.
La grande originalité des thèses du contrat social est de bâtir l'ordre politique sur l'idée du libre consentement des citoyens. Chez Aristote au contraire, l'ordre politique n'était qu'une manifestation particulière d'un ordre naturel n'ayant pas à être interrogé quant à ses fondements, puisqu'il s'imposait par lui-même. L'idée du libre consentement comme fondement de l'état civil est à la base de la théorie politique moderne. Il semble qu'aucune théorie politique digne de ce nom ne puisse y renoncer même lorsque la théorie en question prétend faire retour aux Anciens. Cette idée est si forte qu'elle a aussi innervé la théorie sociologique [22]. Mais le problème sociologique est de saisir les contours réels de ce libre consentement pour savoir comment en fait les citoyens s'accordent ou ne s'accordent pas sur ce qui est juste ou injuste.
Or, l'autre nouveauté apportée par les théories du contrat social réside dans la définition conventionnelle, et non plus substantielle, de la justice politique. Traditionnellement, c'est-à-dire en fait selon Aristote, il n'y a de justice que s'il y a un standard pour décider de ce qui est juste. C'est un [405] standard de ce genre qui permet l'établissement d'une commune mesure entre les citoyens (dans le cas de la justice distributive consistant à traiter les citoyens suivant leur mérite) ou entre les biens (dans le cas de la justice commutative consistant pour les tribunaux à rendre à chacun le sien). Dans les théories contractualistes, il faut bien toujours une commune mesure, c'est-à-dire un standard, pour décider de ce qui est juste, mais celui-ci, au lieu d'être substantiel (comme dans la théorie aristotélicienne), doit être un standard conventionnel qui n'est autre précisément que la loi civile. Pour les théoriciens du contrat social, la loi n'est donc pas en premier lieu un moyen de mise en équivalence des qualités des personnes ou des choses (ce qu'elle est aussi de façon secondaire), mais un moyen de déduction logique de la légitimité. C'est désormais la règle qui décide du bien-fondé d'une distribution (« ... la même règle s'applique au riche et au pauvre, au courtisan favori et au paysan qui suit la charrue », dit Locke, éd. 1977, p. 158). On a alors un schéma quasi déductif de la justification par la règle, particulièrement apparent chez Locke, qu'on peut schématiser de la façon suivante : contrat social unanime → loi constitutionnelle → établissement des lois à la majorité → application des lois.
Dans un tel schéma, la légitimité se trouve transférée des prémisses (contrat social) à la conclusion (application de la loi) suivant un modèle logique (transfert des valeurs de vérité des prémisses à la conclusion). Nous touchons là à ce qui est le point névralgique des théories du contrat social : les prémisses contractuelles permettraient en dernière instance de décider de la légitimité d'une loi et de son application. On est là dans un modèle de la promesse, qui est en effet constitutif de tout contrat, et qui, élargi à la dimension de la Cité, semble assurer une bonne fois pour toutes le soutien de la force publique à toutes les créances que les citoyens peuvent avoir les uns sur les autres, lesquelles sont justes si elles sont conformes à la promesse globale que la Cité s'est faite à elle-même, qui est de protéger la liberté et la propriété des personnes. Ce schéma est cohérent avec l'idée suivant laquelle les droits de l'homme, comme ses appétits, sont d'essence individuelle : sans engagements en bonne et due forme et sans régulation par le haut de ces engagements, les individus n'auraient aucune chance de s'accorder sur leurs droits respectifs.
Mais l'argument a au moins deux défauts. En premier lieu, il confond la nécessité d'une instance de juridiction et de contrainte, en cas de litiges susceptibles de devenir violents, avec la légitimité des décisions prises par cette instance. Or si personne n'a jamais contesté la nécessité d'une instance de juridiction et de contrainte, il ne suit pas que ces instances d'arbitrage ne prendraient que des décisions légitimes du fait qu'elles sont légitimées par un contrat social. Il n'est d'ailleurs nullement nécessaire de faire reposer ces instances d'arbitrage sur un contrat social unanime pour les légitimer : leurs interventions sont légitimes si aucun argument majeur ne prouve le contraire.
Plus fondamentalement, le problème des théories conventionnelles de la légitimité est qu'elles s'enferment inévitablement dans un cercle : ou [406] bien elles admettent, comme le faisait Kant, que l'autorité du Prince est sacrée puisqu'elle découle de l'Idée nécessaire du pacte social, et cela rend impossible toute résistance active contre des décisions illégitimes du souverain. Ou bien on admet, comme ce fut du reste la position de la plupart des contractualistes, que dans certains cas il est légitime de résister à la puissance du Prince. Mais il faut alors donner des critères qui autorisent cette rébellion et qui soient cohérents avec l'argumentation contractualiste. Or les critères de Locke, qui admet le droit à la résistance lorsque le souverain ne recherche plus le bien public et ne respecte pas les règles du gouvernement civil (éd. 1977, pp. 200 sq.), rendent caduque toute l'argumentation contractualiste. Il n'y a en effet aucune chance de voir un souverain prétendre qu'il se moque du bien public ou qu'il ne respecte pas les règles du gouvernement civil, surtout lorsque la révolte gronde : ce ne sont donc pas les règles contractuelles qui autorisent ou interdisent la rébellion contre le gouvernement civil, mais quelque chose de plus puissant qu'aucune règle établie. Autrement dit, la thèse du contrat social ne résout qu'en apparence le problème auquel elle s'attaque et qui est celui de la légitimité d'un ordre civil et politique et de ses actes constitutifs.
Ceci apparaîtra encore mieux au travers d'un exemple, celui du mouvement étudiant de 1986. En bonne logique conventionnaliste, le parti gouvernemental normalement élu au terme d'élections normales, à la suite d'une campagne électorale au cours de laquelle il avait publiquement annoncé son intention de réformer l'Université, pouvait paraître légitimé à engager cette réforme au moment où il l'a fait. Or cette légitimité lui a été contestée par la rue, et d'une façon qui a tellement convaincu ce tiers arbitrant qu'était l'opinion publique que le gouvernement a dû finalement retirer sa loi. Certains textes de lycéens posent du reste explicitement le dilemme de la légitimité de leur mouvement par rapport à celle, républicaine, du gouvernement. Par exemple celui-ci [23], qui met en garde contre les risques de politisation du mouvement et dont la conclusion est la suivante :
- « L'autre voie, la plus difficile et peut-être la plus payante consiste à envisager la question positivement : toujours se déclarer catégoriquement contre la loi Devaquet, ne plus réclamer la démission de Monory ou de Devaquet, mais leur dire : nous sommes apolitiques, et nous sommes d'accord avec vous sur la nécessité d'une réforme ; ce projet nous semble après un examen approfondi, comporter plus de points négatifs que positifs, il faut donc qu'il soit retiré. Néanmoins, puisque vous avez été investis démocratiquement, c'est à vous que nous nous en remettons pour que vous élaboriez une nouvelle réforme de l'enseignement supérieur qui, encore une fois, nous paraît nécessaire... »
[407]
Cet exemple montre assez que l'existence d'une loi quelconque peut ne pas suffire à régler les conflits de légitimité. Cela tient en fait à des raisons logiques beaucoup plus profondes que nous allons aborder à présent.
5. Les fondements intercompréhensifs
de la légitimité
Une promesse réelle et a fortiori virtuelle n'engage que dans la mesure où aucune raison majeure ne fait obstacle à cet engagement. C'est pourquoi la conformité à une règle ne peut assurer la légitimité d'une action publique qu'en tant que cas particulier d'un jugement de validité porté par une communauté ouverte d'interlocuteurs. Pour le montrer, on prendra d'abord appui sur une critique logique qui met en cause de façon assez radicale les théories conventionnalistes de la légitimité. Cette critique logique a l'originalité de mettre au premier plan une normativité proprement sociale pour fonder une théorie de la signification ce qui justifie assez que le sociologue s'attarde un peu sur elle. Dans un second temps, on prendra appui sur certaines idées issues de l'interactionnisme symbolique et de l'ethnométhodologie pour montrer la dimension morale de l'intercompréhension, ce qui permettra de préciser davantage la notion de test intercompréhensif de validité.
a) Beaucoup de sociologues de terrain se sont intéressés à la « dimension courte » de l'ordre social, c'est-à-dire à la capacité des petits groupes humains de se constituer des espaces locaux de légitimité dans une indépendance relative vis-à-vis des règles et des structures institutionnelles en place. Ce genre de préoccupations a permis de penser l'ordre social, c'est-à-dire l'ordre civil et politique, non plus comme le déroulement logique d'un acte initial ou central, mais comme la multiplicité coordonnée d'une série d'actes instituants [24], prenant évidemment en compte les règles et les institutions en place, mais pouvant, comme on le constate régulièrement, s'en éloigner chaque fois que nécessaire. Cette hypothèse se trouve renforcée par la démonstration que fait le second Wittgenstein [25] de l'impossibilité logique de disjoindre une règle de son accomplissement. La théorie de la règle développée dans les Investigations philosophiques débouche sur une conclusion en forme d'antinomie. Wittgenstein montre d'une part qu'une proposition ou une activité n'est compréhensible qu'en fonction d'une règle, mais d'autre part que cette règle ne peut pas être disjointe de l'activité qui l'accomplit ou de la compréhension qui la saisit (autrement dit que l'établissement, antérieur et distinct de la situation présente, de la règle n'est pas la condition du jugement présent de validité).
[408]
On peut illustrer cet argument d'une façon assez simple. Lorsque je suis allé voir le film Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, film qui met en scène des personnages réels et des personnages de dessin animé, j'eus pendant quelques minutes une difficulté à comprendre, c'est-à-dire à appréhender comme un univers possible et cohérent la cohabitation de ces deux types de personnages. Je ne parvenais pas en effet à identifier leurs liens sociaux ces liens sociaux qui, une fois qu'ils sont compris, permettent de mettre chacun à sa place. Mais dès que j'eus saisi la paradigme, c'est-à-dire les règles de cet univers (dans cette ville cinématographique cohabitent des hommes réels et des personnages fantastiques qui, tout en étant créés par des hommes, bénéficient ensuite d'une autonomie sociale leur permettant par exemple de se faire embaucher par des producteurs de films comme n'importe quel travailleur habituel), mon malaise se dissipa car j'avais désormais un cadre pour comprendre ce qui se passait. Il faut donc bien des règles pour comprendre. Seulement dans le cas présent, il est évident que les actes d'instauration de toutes les règles explicites ou implicites de places sociales, qui m'ont servi pour comprendre l'univers fantasmagorique du film, n'avaient jamais prévu le cas de Roger Rabbit comme une instance d'application de ces règles. Autrement dit, le mouvement de la compréhension ne va pas de la règle à ses cas, mais au contraire des cas à la règle qui pourrait éventuellement les couvrir [26].
Le logicien Saul Kripke a explicité et discuté les conséquences de la thèse de Wittgenstein dans son ouvrage Wittgenstein on rules and private language. Son argument semble s'inscrire dans la suite des travaux de logique mathématique sur les problèmes de décidabilité et d'énumérabilité. Kripke montre, à l'aide d'un exemple tiré de l'arithmétique, que les applications infinies d'une règle finie ne peuvent pas faire l'objet d'une prédiction absolue. Au sceptique qui demande au mathématicien de citer par exemple un fait, un seul fait, prouvant qu'à l'avenir on aura toujours 68 + 57 = 125 (c'est-à-dire le résultat d'une addition telle que tout le monde la connaît, et non pas le résultat d'une autre opération qu'on appellerait par exemple une « quaddition »), le mathématicien ne peut répondre qu'en faisant de nouveau le calcul et en donnant le résultat correct. Autrement dit, la thèse (sceptique) de Wittgenstein serait, selon Kripke, qu'une règle, même celle de l'addition, ne peut jamais se baser que sur un nombre fini de cas dans lesquels elle a été appliquée jusqu'ici [27] [409] (1982, p. 17), et que cela ne suffit pas pour décider que l'avenir infini des nouveaux cas serait sous le contrôle absolu d'une règle finie [28].
Ceci, que Kripke croit vrai de l'arithmétique, l'est a fortiori de l'ordre [29] où précisément l'instauration d'une loi ou d'une règle quelconque ne peut jamais capturer l'ensemble des cas auxquels cette loi sera appliquée dans le futur. Toute instauration de règle, de loi, de norme [30], qu'elle soit explicite ou implicite, comporte en elle ce que Harold Garfinkel a appelé une clause et cœtera qui laisse aux états futurs non pas toute liberté, mais une certaine liberté pour aller chercher dans leur propre passé ou pour créer de toutes pièces les règles qui doivent les rendre légitimes. Les conséquences de cet argument sont évidemment fatales aux théories du contrat social, qui supposent précisément que la légitimité est le résultat d'un transfert de légitimité du pacte originaire jusqu'à l'application d'une loi particulière.
Seulement, un argument de ce type peut conduire à un scepticisme intégral sur tous les problèmes de signification. Appliqué au social, l'argument pourrait conduire à nier qu'il existe un quelconque moyen de s'assurer de la légitimité ou de l'illégitimité d'une action ou d'un ordre. Pour réfuter ces conséquences sceptiques, Kripke met en avant un autre argument qui part de l'idée que tout usage du langage implique la référence à une communauté (ibid., p. 79) : selon lui, la règle tient, lorsqu'elle tient, non pas du fait des conséquences nécessaires de son instauration (qui aurait décidé non seulement de la règle, mais aussi de toutes ses applications correctes futures) mais du fait d'un test d'accord dans la communauté. Ce qui m'assure qu'un résultat arithmétique est correct, c'est le fait que certains résultats seront considérés comme corrects [410] par les mathématiciens tandis que d'autres seront au contraire jugés incorrects. Le point clef ici est que la validité est fondée sur la justification actuelle, et non pas sur la formule antérieure de la règle. Kripke, suivant Wittgenstein, construit une théorie des conditions de vérité ou, plus exactement, des conditions de justification, sur une sorte de sociologie de l'accord dans une communauté.
On peut utiliser un argument analogue à celui de Kripke pour éviter les conséquences sceptiques d'une disjonction entre la légitimité actuelle d'une action et son passé contractuel. Car rompre une promesse, comme faire l'opération de la quaddition plutôt que celle de l'addition, n'est justifiable qu'à la condition d'en donner des raisons convaincantes. Toute prétention à la légitimité s'installe inévitablement, du fait qu'elle cherche à se faire comprendre, dans un cadre de contraintes de cohérence et de vérité. Ce cadre de contraintes n'est pas un préalable mais un corrélat logique de l'opération même que l'on est en train de faire. Il en découle certaines exigences normatives : vérité de chaque énoncé par rapport à ce à quoi il réfère ; cohérence entre les différents énoncés (ceux du locuteur lui-même, mais aussi vis-à-vis de ceux de l'interlocuteur qui n'ont pas été rejetés) ; compatibilité du paradigme actuel avec celui d'une sorte de public idéal qui serait en mesure d'évaluer correctement la pertinence de ce paradigme dans la situation présente.
Il serait facile de multiplier les exemples qui, dans le débat public, témoignent de la force normative de ces exigences de validité. Ceux qui ont été donnés dans la deuxième section en font partie. Si l'on se montre incapable de satisfaire ces contraintes de cohérence, on risque d'aboutir à des malheurs interlocutoires dont nous avons un exemple célèbre avec la mésaventure de Laurent Fabius, dans son célèbre débat télévisé d'octobre 1985 avec Jacques Chirac, lorsqu'il s'est attribué l'identité de premier ministre de la France : « Ecoutez je vous en prie... vous parlez au premier ministre de la France », en réponse à une réplique plutôt désagréable de J. Chirac : « Soyez gentil de me laisser parler et de cesser d'intervenir incessamment un peu comme le roquet n'est-ce pas ».
Les contraintes de vérité et de cohérence qui sont ici à l'œuvre ne portent pas sur l'univers référentiel extérieur mais sur des faits internes à l'interlocution ce qui, comme on l'a vu, les rend beaucoup plus accessibles à l'analyse et à la vérification. Or, le rôle que Fabius veut jouer au moment de l'incident n'est pas confirmé par celui qu'il a tenu jusqu'ici, marqué en particulier par des questions et des interruptions incessantes. En revanche, la demande de Chirac, malgré sa forme assez injurieuse, correspond mieux à la réalité du débat : c'est un fait que Fabius n'a pas cessé de l'interrompre et s'est montré de surcroît assez peu civil. Il traite assez régulièrement Chirac de menteur et glisse des sous-entendus plutôt désagréables du genre de celui-ci (qui apparaît du reste juste avant l'incident du roquet) : « Je reconnais que vous avez plus d'expérience politique que moi ». L'incivilité de l'un fait donc pendant à celle de l'autre.
[411]
De même, si la réponse finale de J. Chirac : « Non je parle à Monsieur Fabius représentant du parti socialiste » a un degré de validité plus fort, c'est parce que la contrainte de vérité et de cohérence qu'elle se fixe est beaucoup mieux satisfaite par la façon dont le débat s'est déroulé jusqu'ici et non pas, comme on l'a dit quelquefois, parce qu'on aurait su à l'avance, du fait d'une règle en bonne et due forme, que ce débat opposerait deux dirigeants de parti et non pas un premier ministre et un dirigeant de parti. La nature des identités et donc des règles du jeu est au contraire co-construite par I'interlocution elle-même, et c'est en cela qu'elle fait partie du cadre de contraintes qui va permettre au jugement (celui des partenaires d'interaction ou celui des témoins) de s'exercer à condition évidemment que le contexte autorise la réalisation du test [31].
b) Pour avoir une idée plus précise de ces contraintes proprement intercompréhensives, il est utile de faire un autre détour, cette fois-ci par la thèse interactionniste de l'incorporation dans l'action individuelle d'une attente de compréhension de cette action par autrui et du caractère moral de cette attente. On sait en effet que la thèse générale de l'interactionnisme symbolique est qu'une activité sociale incorpore toujours l'attente de sa réception par autrui et que nous adoptons même, selon Mead, l'attitude d'autrui dans les différents processus de la vie (1962, p. 272). Il existe une longue tradition, aussi bien continentale qu'écossaise et anglaise, qui a permis le surgissement d'une telle idée. On la trouve aussi dans la sociologie compréhensive de Weber qui, à certains endroits (éd. 1971, p. 4), définit le sens des activités sociales par leur compréhension, et inversement. Suivant cette thèse, l'action individuelle ne peut avoir lieu indépendamment d'une attente de la réponse d'autrui ce qui nous écarte assez fondamentalement de la thèse contractualiste suivant laquelle l'interaction naturelle entre les personnes déboucherait nécessairement sur la jungle (l'état de nature), tant qu'aucune règle en bonne et due forme n'aurait été instaurée. Au contraire, on peut aisément induire de la thèse interactionniste [32] que l'entente est au moins un aussi bon candidat que la guerre à la téléologie naturelle des êtres humains se rapportant les uns aux autres. Selon Mead (ibid., p. 269), la participation à un procès de communication et l'usage qu'ils font des symboles d'un langage poussent les êtres humains à transcender leur situation particulière pour participer à une sorte d'universalité de la communication.
On peut donner un prolongement à cette idée en remarquant que l'universalité présupposée par les processus de la communication n'est rien d'autre que la possibilité de vérifier en commun le bien-fondé des [412] prétentions d'objectivité et de moralité élevées par les actions publiques et que c'est cette possibilité qui est au fondement de la morale sociale. Les notions classiques d'attentes de rôles et, plus généralement, ce que H. Garfinkel (1984) appelle des attentes morales d'arrière-plan soulignent du reste la dimension inévitablement morale de l'intercompréhension. Ceci est confirmé par les observations qu'on peut faire dès qu'on étudie des collectifs de travail ou de vie locale, en particulier lorsqu'on remarque que les êtres humains s'attendent en permanence à être à la fois acceptés et respectés par leur entourage [33]. Le succès minimum auquel aspire chaque membre d'une communauté est que soient reconnues ses raisons d'agir, sur un plan à la fois objectif et moral, et, par là, sa juste place dans la communauté. La dimension proprement morale de l'attente de validation par autrui est encore confirmée par l'étude des formes de civilité dans la conversation ordinaire [34]. Le respect des formes, la gratification d'autrui, la confirmation chaque fois que c'est possible des attentes du partenaire (sur le temps qu'il fait ou la validité de tel ou tel jugement) et enfin l'ensemble des procédures visant à assurer l'acceptabilité et la confirmation de ses propres prétentions à la légitimité constituent une contrainte morale, indispensable pour éviter que l'intercompréhension ne se brouille et que le lien civil ne s'érode.
On pourrait dire que les processus langagiers de l'intercompréhension comportent une sorte d'exigence d'équité préalable à toute convention, fondée sur l'accueil réciproque des appréhensions respectives du monde. Cette exigence est évidemment souvent déçue, et l'effort pour maintenir l'ordre civil vise justement à faire en sorte qu'elle ne soit pas déçue de façon trop systématique. Mais rien n'empêche d'envisager une sorte de couche primitive des attentes de justice inscrite dans les processus de l'intercompréhension langagière : la justice, à son niveau le plus élémentaire, concernerait l'accommodation dans l'intercompréhension des attentes normatives de vérité ou de justesse sur le monde. D'où l'idée que l'attente de son dû qui est, suivant la tradition, la première revendication de justice serait originairement l'attente d'un certain accueil social de sa propre raison ne serait-ce que pour éviter de la perdre.
Il existe en tout cas un lien direct entre la publicité du langage que nous utilisons et les contraintes de caractère moral auxquelles nous devons nous soumettre : participer à un débat public, y poser certains actes et prendre sa part de la construction de ses univers référentiels impliquent qu'on se soumette, tôt ou tard et de façon plus ou moins volontaire, à ce qu'Alain Cottereau a appelé des épreuves de vérité. Ce simple constat permet de jeter les bases d'une théorie de la légitimité dans laquelle le respect des règles n'est qu'un cas particulier d'une exigence plus générale de vérité et de justice.
[413]
6. Eléments d'analyse des conditions
interlocutoires de légitimité des actions publiques
Cette section présente pour finir quelques éléments d'une méthode d'analyse [35] qui se propose d'explorer les conditions interlocutoires de la légitimité et de faciliter l'observation et l'évaluation des tests inter-compréhensifs de validité. Cette méthode peut s'appliquer à différents niveaux de réalité : le niveau des interactions directes (personnes en face à face ou reliées par médium à effet immédiat, comme le téléphone ou la télévision), mais aussi celui des interactions fortement médiées (personnes ou organes collectifs reliés par des médias à effets retardés comme la presse et les écrits en général). On s'en tiendra ici, pour des raisons d'économie, au niveau des interactions directes.
- a) Les jeux interlocutoires
L'observation des mécanismes de l'intercompréhension dans des interlocutions télévisées ou radiodiffusées, contradictoires (comme par exemple les duels politiques) ou coopératives (comme par exemple certaines émissions culturelles ou des interviews de personnalités publiques) confirme que l'intercompréhension est un processus temporel qui s'opère de façon séquentiellement ordonnée, par une suspension de l'activité de parole de l'un durant l'activité de parole de l'autre et par une pression normative à double sens qui consiste, pour chaque réplique, à donner des instructions à la suivante et à réagir aux instructions de la réplique précédente.
Cette pression normative s'exerce au niveau de l'univers référentiel décrit, présupposé ou contrefactualisé par les participants [36]. Les structures de personnes et de temps par lesquelles sont repérés ces univers référentiels déterminent la valeur intentionnelle des propos adressés aux partenaires et au public : questions, propositions, critiques, promesses, moqueries... Ce sont ces structures de personnes et de temps qui attribuent aussi leurs places et leurs prérogatives (c'est-à-dire des droits et des devoirs) à l'ensemble des personnes concernées. On met ainsi l'autre en position d'être d'accord ou non, ou de s'abstenir, sur la réalité d'états de choses externes (et éventuellement internes) à l'interlocution et sur les conséquences normatives de ceux-ci.
Les partenaires d'interaction doivent réagir à la pression normative d'autrui tout en exerçant eux-mêmes leur propre pression normative. [414] Même dans les débats les plus contradictoires, il n'est pas possible de rejeter tout ce que fait et dit autrui. Que quelque chose ne soit pas rejeté ne suffit pas à établir son bien-fondé, ni à conclure que le partenaire l'a accepté, mais facilite le fait qu'on table dessus dans des moments ultérieurs du débat [37]. Tout ce qui, venant de l'autre, n'a pas été rejeté ou modifié par une marque quelconque demeure potentiellement disponible pour servir d'appui à un argument ultérieur. Ceci impose à chaque interlocuteur de trouver, à chaque moment de ses interventions, une position à la fois cohérente et convaincante vis-à-vis de : a) ce qu'il a dit et fait jusque-là et b) ce qu'a dit et fait son partenaire et qui n'a pas été rejeté, modifié ou tenu comme évidemment erroné. Une certaine prise de position n'oblige pas de façon définitive (comme dans l'hypothèse contractualiste), mais pose des exigences de justifiabilité vis-à-vis d'elle des positions ultérieures. On peut donc se contredire, mais il faut que la contradiction elle-même ait sa justification, par exemple une émotion manifeste qui peut rendre acceptable un changement d'opinion sur une question. Chaque interlocuteur doit donc prouver que ce qu'il dit et fait est compatible, d'une façon ou d'une autre, avec a et b.
La stabilisation provisoire d'un univers référentiel et d'un réseau de places interlocutoires y afférent s'effectue au travers de ce qu'on peut appeler des jeux interlocutoires. Ces jeux sont des structures régulatives provisoires, mises en place de façon concertée par les interlocuteurs à des fins de repérage des contraintes normatives communément acceptées. Ces jeux distribuent des places (c'est-à-dire des intentions, des rôles, des droits...) à toutes les parties concernées. La mésentente, en particulier dans les débats contradictoires, est évidemment un facteur de déstabilisation de ces jeux. Mais la déstabilisation n'apparaît pas toujours. Elle survient par exemple lorsque l'une des parties refuse expressément d'accepter une partie importante de l'univers référentiel et du placement interlocutoire proposé par son partenaire. Voici un exemple intéressant de déstabilisation et donc de changement de jeu interlocutoire. Il s'agit de l'entretien accordé par F. Mitterrand à TF1 le 22 mars 1986 au cours duquel il a fait acte de candidature à la présidence de la République. Jusqu'au point de l'extrait, F. Mitterrand n'a pas contesté le rôle de journaliste critique joué par P. Amar qui a par exemple essayé de le mettre en contradiction avec des déclarations antérieures suivant lesquelles il ne se présenterait qu'en cas de circonstances exceptionnelles, ou bien lui a rappelé son âge en rapportant cet âge à la disponibilité de M. Rocard. Mais, dans l'extrait ci-dessous, F. Mitterrand casse le jeu du journaliste en donnant une certaine interprétation de ses interventions, le rôle du journaliste critique devenant celui du « commissionnaire ».
[415]
Paul Amar : « Deux seuls points si vous êtes réélu est-ce que vous allez à nouveau nationaliser les entreprises privatisées »
François Mitterrand : « Ah vous allez tout de suite » (en riant et le désignant du doigt)
Paul Amar : « Mais hé les Français ont besoin de savoir » François Mitterrand : « Non mais M. Amar » Paul Amar : « Non hein »
François Mitterrand : « Je répondrai cela dit vraiment seulement il fallait me dire tout de suite je vous donne une demi-heure »
Paul Amar : « Mais pourquoi pas continuons mais au moins sur un point » François Mitterrand : « Non vous m'avez déjà prévenu qu'il n'en était pas question »
Paul Amar : « Douze minutes nous avons dit »
François Mitterrand : « Non je ne regrette pas votre question mais j'aimerais bien qu'on ne fasse pas les commissions des autres mais s'il s'agit des nationalisations ce n'est qu'un point parmi tellement d'autres que cela donne à votre question un aspect partisan mais je suis prêt à vous dire ceci »
Paul Amar : « C'est pas c'est pas l'esprit de ma question » François Mitterrand : « Je suis prêt à vous dire ceci (...) »
Le jeu interlocutoire ne peut en aucun cas se stabiliser sur la place que F. Mitterrand a prêtée au journaliste ; celle-ci est inacceptable pour lui et, du reste, un peu plus loin, le président précisera : « Je vous ai répondu de façon un peu vive mais avouez que dans la masse des grandes questions qui se posent vous êtes allé chercher un peu ce qui convenait d'être polémique ».
La validité de la réplique est en effet discutable : est-on en droit ici de laisser entendre que le journaliste ferait les commissions des autres, c'est-à-dire en fait des adversaires politiques de Mitterrand ? Le journaliste argue au contraire qu'il ne fait qu'exprimer le besoin de savoir des Français. En tout cas, l'incident a des répercussions sur les jeux ultérieurs, par exemple les questions du journaliste seront la plupart du temps moins polémiques, comme par exemple : « Qu'avez-vous fait cet après-midi M. le Président ? ». Il permet finalement à F. Mitterrand de modifier le cadre de contraintes interlocutoires dans un sens qui lui est plus favorable [38].
Evidemment, les tentatives de construire de nouveaux jeux pour justifier l'activité en cours marchent plus ou moins bien. La compétence politique, c'est justement la capacité de faire apparaître des paradigmes possibles pour légitimer ses propres actes et illégitimer ceux de l'adversaire. Dans l'exemple précédent, le moyen utilisé consiste à s'appuyer sur des faits qui n'ont qu'une valeur contrefactuelle et à contester, sur cette base, le droit de l'adversaire à se comporter de la façon dont il le fait. L'habileté est de créer une structure de places plausible. Le manque d'habileté serait de ne pas y parvenir.
[416]
- b) Le cadre éthique
Mais la prétention à la légitimité est plus qu'une affaire de rhétorique ou d'habileté manœuvrière. L'habileté, c'est évidemment de faire en sorte que le test d'intercompréhension tourne en sa faveur, et donc de choisir les terrains qui peuvent favoriser cela. Mais la contrainte morale que présuppose le débat public est aussi une contrainte de pertinence [39] morale qui peut rendre particulièrement mal venues des raisons et des justifications qui pourraient valoir isolément mais qui, compte tenu de Pinterlocution présente, ne suffisent plus à passer avec succès le test de validité. Or, il est essentiel de remarquer que le cadre moralement contraignant de l'interlocution se reconfigure dès qu'un nouveau partenaire fait entendre sa voix dans la polyphonie de l'interlocution. C'est cette propriété de l'interlocution qui, radicalement, rend impossible le relativisme moral en matière de légitimité publique. Car si un étranger vient mêler sa voix à la nôtre, nous sommes logiquement contraints d'en tenir compte pour savoir ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi le déroulement des interactions publiques tend inévitablement à constituer un cadre éthique de la situation d'intercompréhension. Ce cadre éthique est le résultat de la propension des protagonistes à attribuer un sens moral à leur prétention à la légitimité. Cette tendance s'observe notamment dans la pratique du procès qui, au tribunal, a justement pour objet de permettre aux juges de prononcer un jugement de droit, c'est-à-dire un jugement qui non seulement respecte la loi, mais qui de plus soit capable d'apparaître comme légitime au regard de ce qui est moralement en jeu dans le litige (Dworkin, 1977). Plus généralement, elle est à l'œuvre dans l'ensemble du débat public car on ne peut prétendre à la légitimité sans prétendre aussi se rattacher à un cadre éthique que tout être humain de bonne foi devrait admettre.
Le cadre éthique d'une situation est la structure légitimante qui tend à se mettre en place au fur et à mesure qu'une discussion publique se développe. Cette structure légitimante est une concrétion locale d'une sorte d'idéal d'interhumanité, dont le caractère n'est pas individuel mais social, puisqu'il est attaché aux processus et aux formes de l'intercompréhension : il n'est pas dans les individus mais dans les liens de signification qu'ils ont créés entre eux liens qui, faute d'honnêteté et de vérité, au moins [417] à petite dose, ne pourraient plus fonctionner. Soit les deux exemples suivants :
- un médecin accusé publiquement d'avoir organisé le dopage d'athlètes français refuse de répondre à certaines questions posées par des journalistes et met en avant quelque chose comme le secret médical : « C'est une affaire entre le patient et son médecin » ;
un responsable algérien interrogé à l'automne 1988 sur le nombre de morts que la répression des manifestations populaires vient de faire dans son pays défend le chiffre officiel à rencontre des chiffres beaucoup plus importants donnés par les journalistes : « Le décomptage c'est important car pour nous chaque vie compte ».
Dans ces deux exemples, le locuteur affiche un principe moral (le secret médical ou le respect de la vie humaine) qui cadre mal avec ce qui est en question dans le débat (le dopage des athlètes ou la férocité de la répression militaire en Algérie). N'importe qui est ici capable de noter le caractère non pertinent de l'argument par rapport à ce qui est en jeu dans le débat. Il est facile en effet de rétorquer que le secret médical ne peut justifier des pratiques qui nuisent à la santé des personnes et faussent le déroulement des jeux, ou qu'on comprend mal pourquoi le gouvernement algérien a fait tirer sur la foule s'il accorde tant d'importance à la vie humaine. Dans les deux cas, le débat a rendu accessible un certain cadre éthique du problème et l'a imposé dans l'opinion publique. C'est pourquoi, ne pouvant plus se justifier à l'intérieur de ce cadre et ne pouvant pas davantage le réfuter, les personnes interrogées cherchent à opérer un déplacement susceptible de maintenir encore la crédibilité de leur prétention à la légitimité (conformément à la troisième tactique du modèle présenté supra).
Cette évidence du cadre éthique qui s'impose à tout le monde n'est pas forcément le cas général. Les institutions et les lois en place, voire les croyances les plus répandues, peuvent y faire obstacle. La mise en évidence du cadre éthique est toujours le résultat d'un travail que les communautés ont à faire sur elles-mêmes et qu'elles ne font pas nécessairement. Il n'empêche que la constitution d'un cadre éthique est une exigence à laquelle on échappe difficilement car les êtres humains ne peuvent s'unir dans un langage sans rechercher une morale commune. On peut théoriquement toujours contester la validité d'un cadre normatif généralement reconnu par la communauté à laquelle on est confronté et refuser de reconnaître sa pertinence pour le cas présent (autrement dit, on nie que ce cadre normatif particulier représente bien le cadre éthique du débat). Mais il faut alors que le contestataire, s'il en a la liberté, donne des arguments portant sur les aspects à la fois objectifs et moraux du cadre : s'en tenir à l'énoncé de ses valeurs, aussi respectables soient-elles, en général ne suffit pas. C'est du reste une mésaventure de ce genre qui est arrivée à certains membres de l'épiscopat catholique lorsqu'ils se sont opposés publiquement à l'usage des préservatifs masculins dans le cadre de la lutte contre le sida. S'ils ont dû faire machine arrière sur ce point, [418] c'est que le débat public avait établi à la fois la fin du syllogisme pratique (la nécessité de lutter contre le sida), qui n'était du reste contestée par personne, et le fait que cette fin ne serait atteinte que grâce à l'usage des préservatifs autrement dit, que c'était là le seul moyen effectif de prévention.
Lorsque l'argumentation qui conteste le cadre normatif en vigueur ne peut pas être donnée ou lorsqu'elle ne reçoit pas l'accueil auquel elle prétend, la seule solution est de rompre, au moins sur ce point, la relation d'intercompréhension qu'on entretient avec la communauté concernée. Mais cette rupture est moins une preuve d'incommensurabilité des valeurs que celle d'un renoncement, provisoire ou non, à chercher une approximation satisfaisante à l'idéal de savoir-vivre et d'équité sur lequel tablent inévitablement les membres parlant un langage de la communauté humaine.
Patrick PHARO
Centre de sociologie de l'éthique EHESS, 54 bd Raspail, 75006 Paris
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[1] Cet article développe certains aspects de l'ouvrage Politique et savoir-vivre (1990). Il reprend la teneur d'un séminaire de PhD donné au printemps 1987 au département de sciences politiques de Syracuse University, et de plusieurs exposés plus récents, notamment au séminaire de L. Boltanski, dans le cadre du dea de sociologie de l'ehess, et dans celui de P. Lantz et G. Leclerc, dans le cadre du dea de sociologie de l'Université de Paris VIII.
Il emprunte beaucoup à une série d'auteurs qui seront cités tout au long du texte, mais sans que cela rende toujours justice à leur importance pour la maturation de cette réflexion. Ce sont en particulier mes contacts directs avec Bernard Conein, Alain Cotte-reau, François-André Isambert, Jacqueline Léon, Paul Ladrière, Jacques Merchiers et Louis Quéré qui m'ont progressivement instruit des pièces essentielles de ce travail.
[2] Cette notion provient essentiellement de Kripke (1982) et doit beaucoup à la lecture de Apel (1980). Elle s'inspire directement de celle d'épreuve de vérité élaborée par Alain Cottereau (1989). La vérité, qui ne concerne que les propositions, peut être considérée comme un cas particulier de la validité, qui concerne les actions en général. Enfin, cette notion s'apparente encore, mais avec des différences qui tiennent aux méthodes d'analyse, à la notion d'épreuve de réalité développée par Boltanski et Thévenot (1988).
[3] Ceci est développé par Habermas dans le chapitre 3 de Raison et légitimité, en particulier quand il écrit : « Lorsque nous acceptons une discussion d'ordre pratique, nous supposons inévitablement une situation de langage idéale qui, du fait même de ses propriétés formelles, n'admet de toute façon de consensus que sur des intérêts universalisables » (1978, p. 153). Il s'agit là, selon Habermas, d'un « caractère, si l'on veut transcendantal, du langage quotidien » (ibid.).
[4] Ces données ont évidemment un caractère beaucoup plus banal que des données déjà réinterprétées dans le cadre d'une théorie globale. Mais l'analyse de conversation (Sacks et alii, 1978) considère que cette banalité est le prix à payer pour une étude quasi microscopique de l'intercompréhension.
[5] Sur cette notion, cf. Garfinkel et Sacks (1970) ; Conein (1985) ; Quéré (1985) ; Pharo (1985b).
[6] Les grammaires des langues naturelles sont celles qui sont le mieux connues, ce qui explique peut-être le fameux tournant linguistique des sciences sociales. Le développement des connaissances sur d'autres unités symboliques que celles de la langue (grammaires d'actions en général) rendra peut-être moins nécessaire à l'avenir cette dépendance conceptuelle.
[7] Ceux-ci participent d'un ensemble de travaux qui renouvellent la réflexion sur les propriétés de la rationalité pratique et dont en France l'œuvre de Paul Ladrière est particulièrement significative (cf. par exemple Ladrière, 1987).
[8] J'emprunte cette notion à K.O. Apel et à l'explication qu'en a donnée H. Wismann au cours d'un exposé du séminaire ehess sur les théories de l'action.
[9] La notion d'espace public est proche de la notion de domaine public utilisée par H. Arendt (1983, pp. 37 sq). Elle est systématisée par Habermas (1988). On peut considérer l'espace politique comme une région de l'espace public.
[10] Particulièrement lorsque les questions concernées ont une dimension publique. Cf. par exemple la recherche de J. Merchiers sur les modes de justification des stages de formation professionnelle (1988, chap. 3).
[11] Il y a quand même des cas où quelque chose de cet ordre-là apparaît, comme par exemple lorsque, au cours d'une interview, le nouveau secrétaire de Force ouvrière, Marc Blondel, explique sa candidature par le fait qu'il en a envie mais non sans avoir au préalable donné tous les gages nécessaires de moralité extra-personnelle.
[12] La pratique du contrat amiable est un compromis entre la quatrième tactique et la cinquième : on laisse la possibilité à celui qui a tort de le reconnaître ou de ne pas le reconnaître tout en confiant à une commission ad hoc le soin d'en juger.
[13] En réalité, dans la vie quotidienne et même dans le débat public, on recherche rarement une issue au débat. On pratique plutôt la suspension sans suite (ou sans suite visible), ou avec suite (une mesure de rétorsion ultérieure pouvant par exemple être interprétable comme résultant d'un échec dans une discussion antérieure).
[14] Un exemple pourtant de cet usage est le « Plaidoyer pro-Laurent » publié dans Le Monde par des collaborateurs de L. Fabius quelques jours après son débat raté avec J. Chirac.
[15] C'est du reste la rareté de cette deuxième tactique qui donne si souvent l'impression que les hommes politiques ne répondent jamais aux questions qu'on leur pose.
[16] Comme par exemple des règles de droit dûment évaluées par des institutions dûment autorisées et selon des procédures bien définies. Les règles de la vie sociale sont évidemment beaucoup plus implicites et molles que celles du droit de l'Etat. C'est pourquoi le sociologue engagé dans ce genre de paradigme doit procéder à des reconstructions préalables des règles implicites pour pouvoir ensuite juger de la conformité des actions à ces règles, ce qui recèle des risques évidents de circularité.
[17] Le paradigme des théoriciens du contrat social, c'est la promesse ; celle-ci instaure une règle. Celui qui la respecte a raison, celui qui la viole a tort. Toute la difficulté est évidemment de faire en sorte que les promesses soient tenues, ce qui n'est pas simplement une difficulté pratique, que la force publique suffirait à surmonter. Le problème est plus sérieux que cela : c'est la difficulté pour un esprit donné d'avoir toujours la même compréhension de la même règle, soit que l'obligation de suivre une règle entre en conflit avec celle de suivre une autre règle, soit plus généralement que s'estompent les raisons qui avaient rendu la règle légitime.
[18] « Les hommes, dit-il, ne peuvent pas passer des contrats qui ont des conséquences qu'ils n'acceptent pas. » (p. 126)
[19] Une autre voie, non examinée ici, est celle du retour aux théories aristotéliciennes qui, en France (Villey, 1978) comme aux Etats-Unis (Mac Intyre, 1981), viennent elles aussi occuper le terrain laissé vacant par le recul du marxisme.
[20] Leur étude a été menée dans le cadre du séminaire « Ethique et politique » de I'ehess, organisé par F.-A. Isambert, P. La-drière, H.-P. Jeudy, J.-P. Terrenoire et moi-même.
[21] L'œuvre de Hobbes joue évidemment un rôle primordial pour les théories du contrat social, mais Hobbes a une vision absolutiste de l'état civil qui n'a guère été retenue par la tradition.
[22] Cf. par exemple la théorie durkhei-mienne de la solidarité organique (éd. 1973).
[23] Lycée Fénelon, Paris.
[24] Cf. à ce sujet des auteurs pionniers comme C. Castoriadis (1975) ou M. de Certeau (1980).
[25] Cette approche de l'œuvre de Wittgenstein résulte du travail d'un groupe de lecture formé de sociologues (B. Conein, A. Cottereau, R. Dulong, L. Quéré et moi-même) et de linguistes (B. Fradin, M. de Fornel, J.-M. Marandin), réuni dans le cadre du séminaire « Sens et rationalité » du cems.
[26] Lewis Carrol, repris par Winch (1960), a du reste montré, dans un des dialogues d'Achille avec la tortue, qu'il est impossible d'inclure la formule d'un raisonnement logique (sa règle) dans le déroulement même du raisonnement, sous peine d'une régression à l'infini. Soit la proposition vraie qu'on appelle C. Z suit de , mais ne suit aussi de C que dans le cadre d'une nouvelle proposition : qu'on peut appeler D. Z suit de C mais ne peut suivre de D que dans le cadre d'une nouvelle proposition E, et ainsi de suite à l'infini.
[27] La question essentielle ici est celle du temps : Kripke parle du « scepticisme de Wittgenstein au sujet de la détermination d'un usage futur par les contenus passés de mon esprit » (1982, p. 107).
[28] Ce point est également illustré par P. Winch. Soit la suite : 2, 4, 6... que l'on demande, sans plus d'explication, à quelqu'un de poursuivre. S'il poursuit en écrivant : 8, 10... (la suite des nombres pairs), rien n'empêche de lui objecter : 12, 14, 16... Et s'il poursuit par exemple en écrivant : 22, 24, 26... (les trois premiers nombres pairs de chaque dizaine), on peut encore lui objecter : 102, 104, 106, 112, 114, 116... (les trois premiers nombres pairs des deux premières dizaines de chaque centaine), et ainsi de suite à l'infini. L'arithmétique peut évidemment établir des règles qui empêchent ces changements constants de paradigmes. Mais la thèse de Kripke, si je la comprends bien, est qu'il y a dans l'arithmétique même une limite logique à la législation sur l'avenir.
[29] Kripke écrit d'ailleurs : « Bien que notre paradigme du problème de Wittgenstein ait été formulé pour un problème mathématique, il faut insister sur sa généralité : on peut l'appliquer à n'importe quelle règle ou n'importe quel monde » (1982, p. 58).
[30] Cette énumération ne doit pas laisser croire qu'on pourrait confondre les lois, les règles, les normes... ainsi que leurs différents domaines d'application, juridique, moral, technique, mathématique... Il semble au contraire de la plus haute importance d'introduire des distinctions chaque fois qu'on a à traiter d'une situation particulière. Mais le point est qu'il existe une structure temporelle commune de tout principe régulatif qui fait que l'avenir de sa compréhension et donc de son application par des êtres humains (et non pas par une machine) ne peut logiquement être inclus dans le principe régulatif lui-même.
[31] On voit bien en effet la différence entre des tests publics de légitimité ouverts à la discussion de tout un chacun et les situations de sujétion privée où l'appel rituel par la partie oppressive à un droit susceptible de lui donner raison ne peut jamais être effectivement testé, pour la bonne raison que le cadre de I'interlocution ne s'élargit jamais.
[32] Cf. notamment Mead pour la théorie de l'autre généralisé (1962, p. 154) et Quéré (1988), qui dégage les concepts clefs de cette tradition.
[33] Je reprends ici des observations provenant de Lescot et alii (1980).
[34] Cf. Pharo (1988) et, par ailleurs, l'ensemble du numéro de Lexique et faits sociaux (Conein éd., 1987).
[35] Ces éléments proviennent de recherches sur le civisme (Pharo, 1985a), et le débat public, en particulier, d'une recherche menée avec Jacqueline Léon sur la place du public dans les interlocutions politiques, dans le cadre de I'asp du cnrs « Communication politique ». Il s'agit d'étudier la faisabilité d'une modélisation du débat public appuyée sur un traitement informatique utilisant certaines procédures issues de l'intelligence artificielle, notamment dans le domaine de la compréhension du langage naturel.
[36] Sur la construction des univers référentiels, cf. Léon et Marandin (1986).
[37] D'où l'importance dans le débat public de ne pas laisser dire certaines choses sans répliquer ou de savoir choisir les terrains sur lesquels on laisse planer l'ambiguïté.
[38] Titre de Libération le 23 mars 1988 : « Mitterrand candidat FEU ! ».
[39] Sur la théorie de la pertinence pragmatique, cf. Sperber et Wilson (1986). Mais sur son aspect proprement moral, c'est plutôt à Aristote qu'il faut faire référence, et en particulier à la façon dont est traité chez lui le problème de la conduite vertueuse face à la singularité d'un fait {Ethique à Nicoma-que, II, 9, 1109a et b). Ce traitement est parfaitement résumé par L. Robin {La Morale antique, pp. 115-116, cité par Tricot en note de sa traduction d'Aristote, éd. 1983, p. 117) : « Il faudra faire appel à une fonction mentale capable de saisir immédiatement (comme font pour les sensibles la sensation ou le sensus communis) une relation universelle dans l'individualité d'un fait. On devra donc compter sur la sûreté de coup d'œil qu'une longue expérience, génératrice d'inductions, donne seule aux intuitions de la raison ».
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