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L’injustice et le mal.
Avant-propos
Il est possible que Dieu n'existe pas et que pour autant tout ne soit pas permis. La source de cette interdiction semble être la souffrance morale, au sens ici de la souffrance éventuelle de celui qui commet l'injustice en sachant que c'est une injustice, et surtout de la souffrance de celui qui la subit et qui n'a pas de raison de permettre qu'on le traite injustement. Plusieurs arguments plaident en faveur de cette proposition. En premier lieu le vieil argument platonicien sur la souffrance que cause l'injustice à celui qui la commet comme à celui qui la subit. On peut reformuler cet argument en soulignant le lien conceptuel de l'injustice et du mal : celui qui commet ou subit l'injustice sait qu'il fait ou subit le mal et ce savoir ne peut laisser sans partage le plaisir éventuel qu'il a de le faire ou de le subir, car, sous l'angle de ce savoir, le mal commis ne peut pas faire plaisir - sinon ce savoir ne serait pas le savoir d'un mal, mais le savoir d'un bien.
Évidemment, le vieil argument platonicien a été très souvent contesté, car il semble possible qu'on ne souffre pas de l'injustice que l'on commet et du mal que l'on fait - sinon de celui que l'on subit. Mais il existe un argument sociologique qui permet peut-être de le renouveler. En effet, ce qui fait de nous des êtres capables de savoir ce qui est bien ou mal est notre appartenance à une communauté civile, impersonnelle par principe, puisqu'elle englobe toutes les personnes. En naissant et en nous socialisant dans cette communauté, nous héritons du sens commun qui la définit, c'est-à-dire d'une série de concepts et catégories sémantiques et morales sans lesquels le monde pourrait sans doute être vécu, mais jamais réfléchi. Du point de vue impersonnel de cette communauté civile, la souffrance est une raison majeure de ne pas permettre l'injustice, car toute personne de la communauté peut être, à un moment présent, passé ou futur, et dans une position d'agent, de patient ou de témoin, susceptible de souffrir d'une injustice. Or pourquoi souffrir si on peut l'éviter ? On dira peut-être : parce qu'on aime souffrir. Mais alors, c'est que la souffrance fait aussi plaisir, et non seulement souffrir, ce qui [10] veut dire que ce n'est pas la souffrance qu'on aime mais le plaisir qu'elle peut occasionner. Et surtout, si une personne peut aimer souffrir, la communauté civile, elle, ne peut établir en principe une préférence de la souffrance sur le plaisir, car ce qui la définit comme telle, ce n'est pas seulement les institutions sociales dans lesquelles elle s'incarne, c'est surtout le sens commun des concepts qu'elle distribue, par la socialisation, à chacun d'entre nous. Or ces concepts comportent constitutivement la préférence du plaisir à la souffrance, le plaisir étant en principe ce que l'on désire et la souffrance ce que l'on craint. Il suffit du reste d'imaginer un monde de sens commun dans lequel la souffrance serait préférée au plaisir pour se rendre compte de l'absurdité d'une telle hypothèse : les repas ne devraient pas être servis, les amours ne devraient pas se faire, les maisons ne devraient pas être chauffées et les maladies ne devraient pas être soignées !
L'argument sociologique renouvelle peut-être l'argument platonicien en liant la souffrance qu'occasionne l'injustice à un sens commun qui rend le plaisir préférable à la souffrance et prend en compte la possibilité impersonnelle que toute personne puisse être un jour en situation de souffrir de l'injustice. Chaque membre de la communauté civile, pour qui le sens du plaisir est en principe préférable à celui de la souffrance, est à la fois une première personne et une seconde ou troisième personne potentielle, non seulement par rapport à toutes les premières personnes que sont les autres, mais aussi par rapport à elle-même. Sur le modèle de celui qui, se gavant de chocolat en première personne en subit le lendemain, en seconde personne, tous les désagréments, et pose peut-être, en troisième personne assagie, une maxime de tempérance pour l'avenir, on peut dire que l'agent humain est toujours susceptible de devenir le patient ou le témoin de ses propres actes. Mais comme patient, de même que comme témoin, il ne pourra plus adopter le point de vue égoïste ou imprévoyant d'une première personne qui, ayant en outre surmonté son complexe platonicien, commettrait l'injustice sans souci de la souffrance d'autrui, ni d'aucune de ses conséquences malheureuses. Car précisément l'aveuglement dans l'action ne paraît résister ni à l'usure du temps, ni au jugement d'autrui, ni au jugement de soi-même.
Il n'est donc pas impossible de proposer, comme une sorte de critère moral, que si la souffrance n'existait pas, tout serait [11] permis, mais que, du fait qu'elle existe, ce qui est permis ne peut l'être que dans un rapport réflexif qu'il faut toujours repenser entre le plaisir immédiat et la souffrance morale, présente ou future, d'autrui ou de soi-même que peut occasionner l'injustice. Ce rapport évidemment n'est pas précisé par le critère, qui n'est qu'une indication de la réflexion morale et non pas un moyen de calcul de ce qui est bien ou mal. Mais on peut remarquer que cette indication permet de rétablir le lien entre l'expérience sensible et la loi morale, puisque la souffrance morale se rapporte évidemment à l'intuition sensible, sans pour autant contredire le critère kantien de l'universalisation de la maxime de son action. Elle ne contredit pas non plus le critère utilitariste de la maximisation des satisfactions, mais précise, comme cherchent du reste à le faire toutes les théories utilitaristes, les limites dans lesquelles peut agir le critère du plaisir. Et si l'on peut douter que ces limites puissent être précisées par un principe de calcul défini, comme par exemple celui de John Rawls, on n'a pas de raison de douter que leur examen soit constamment guidé par certaines idées régulatives. Le rejet de l'injustice du fait de la souffrance qu'elle cause est une de ces idées. Elle est au centre du présent ouvrage.
L'autre idée, analytique plus que régulative cette fois, concerne l'explication de l'acte mauvais qui, comme on le verra, soulève des antinomies, car les raisons de faire le mal ne passent pas le test de rationalité, et les causes physiques ou sociales du mal paraissent incompatibles avec son caractère moral, qui suppose un choix non déterminé. Ces antinomies conduisent souvent à considérer le mal comme inintelligible. Il me semble cependant qu'on peut surmonter les antinomies en question si l'on admet 1) qu'il peut y avoir des raisons qui ne sont pas des raisons rationnelles, autrement dit qui ne sont pas de bonnes raisons, quoiqu'elles aient un contenu cognitif déterminé ; et surtout 2) qu'il y a un sens particulier de la causalité sociale ou civile qui rend raison du fait d'être causalement entraîné par des circonstances, des dispositions ou des passions à faire le mal, tout en étant soi-même responsable de son action.
L'hypothèse proposée est que l'abstention des jugements et des choix qui, de la part de l'agent, lui sont virtuellement offerts, compte tenu de ce qu'il ne peut pas ignorer, est à la fois une explication possible de l'efficacité de certaines [12] circonstances qui, sans cette abstention, n'auraient pas eu d'effet, et une raison de maintenir l'idée que certaines actions, tout en étant causées par certaines circonstances, demeurent pleinement responsables. Concrètement, cela signifie par exemple que si on fait le mal sur ordre, la cause civile du mal n'est pas seulement l'ordre mais le fait que, sous cet ordre, on se soit abstenu de mobiliser les jugements qui auraient retenu d'y obéir, alors même qu'on était capable d'avoir de tels jugements. En ce sens, la causalité du mal serait une causalité négative, n'accordant à tel ou tel fait extérieur une puissance causale sur une action que comme condition conditionnée, si on peut se permettre ce barbarisme dialectique, par une abstention de l'autonomie et de la réflexivité morale de l'agent. Dans cette optique, expliquer le mal, c'est décrire des situations objectives, mais c'est aussi rechercher les défenses morales dont un agent aurait pu disposer et qu'il n'a pourtant pas mises en œuvre, alors que par exemple un autre a ou aurait su, dans les mêmes circonstances, les mettre en œuvre. Cette approche théorique se veut aussi pratique, car l'analyse du mal n'est pas intéressante du point de vue des accusations qu'elle suscite - ceci est l'affaire des tribunaux -, mais du point de vue des défenses qu'elle permet d'observer et de communiquer [1]. Comprendre ou expliquer le mal ne consiste donc pas à rechercher des excuses pour un accusé - cela est l'affaire des avocats -, mais à scruter les lacunes du jugement, comme par exemple la cécité, sous l'effet de certaines conditions particulières, sur ce qui deviendra plus tard éclatant.
Ce sont ces deux idées, le rejet de l'injustice du fait de la souffrance et l'explication du mal par l'abstention du jugement, qui organisent les deux parties de l'ouvrage. Celui-ci n'a cependant aucun caractère systématique puisqu'il provient de l'addition d'une série d'analyses particulières dont la liste n'est close que par le moment de leur regroupement. Mais j'ai fait en sorte que l'organisation de ces textes suive une certaine progression et j'espère que l'axe de recherche guidant ces analyses possède une certaine cohérence. Un [13] aspect de cette cohérence sur lequel je voudrais insister pour finir est que l'approche du mal esquissée ici n'a aucun caractère théologique. On trouvera dans d'autres ouvrages d'admirables reconstitutions de la discussion théologique. Mais quoiqu'étant moi-même plus ou moins imprégné de cette discussion, mon but n'est pas d'y contribuer, mais d'ouvrir, avec d'autres, la voie d'une sociologie du mal, celui-ci n'étant pas considéré comme une catégorie théologique, mais comme le caractère d'un acte social, mauvais du point de vue de ses intentions et du point de vue de ses conséquences. Ceci coïncide avec le critère avancé ci-dessus, qui n'a aucun caractère transcendant. Ceci coïncide aussi avec le souci de prendre pour objet d'analyse non pas le mal comme un destin ou une punition, auxquels on échappe ou on n'échappe pas, mais comme un fait social, conceptuellement corrélé à l'injustice. Il me semble qu'il y a encore beaucoup à apprendre sur cet aspect des choses, une telle enquête étant aussi l'un des ingrédients indispensables d'une théorie politique renouvelée, capable en particulier d'agir sur les conditions publiques de réduction de la souffrance.
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Origine des textes
Le chapitre 1 a été écrit en 1992 pour un groupe de travail sur les catégories éthiques.
Le chapitre 2 est paru sous le même titre dans l'Année Sociologique, vol. 44, 1994, pp. 53-82.
Le chapitre 3 provient d'une communication présentée sous le titre : le paradigme de la compréhension du sens, aux journées sur Le renouveau de la sociologie morale ; autour des travaux de François Isambert, tenues en 1990 à Paris, à l'IRESCO.
Le chapitre 4 provient d'une conférence présentée, sous le même titre, au Congrès interdisciplinaire Science, mystique, poésie, conscience, à l'Instituto Piaget, Lisbonne, 27-30 avril 1994.
Le chapitre 5 reprend plusieurs interventions présentées dans le cadre d'un groupe de travail sur la violence auquel j'ai participé en 1993-1994.
Le chapitre 6 reprend des exposés présentés dans mon séminaire de l'EHESS en 1991 et au séminaire de Luc Bolstanki en octobre 1993.
Le chapitre 7 a été publié sous le titre : Existe-t-il des vérités pratiques ? dans La théorie de l'action, Le sujet pratique en débat, P. Ladrière, P. Pharo et L. Quéré (éds.), 1993, Paris, CNRS Editions, pp. 179-195.
Le chapitre 8 a été publié sous le titre : Consentir librement dans la Revue de Médecine psychosomatique, n° 34, 1993, pp. 75-86. Certaines réflexions de ce texte proviennent d'une recherche sur la sémantique du commandement et de l'obéissance, menée en collaboration avec Jacques Merchiers, et soutenue par le Programme Interdisciplinaire de Recherche sur la Technologie, le Travail, l'Emploi, les Modes de vie, du CNRS.
Les chapitres 2, 7 et 8 sont reproduits ici avec l'aimable autorisation des éditeurs, et dans des versions amendées par rapport à leur première parution.
[1] Je dois à Christophe Dejours l'idée essentielle de prendre comme objet de recherche les défenses contre le mal. Cf. en particulier Travail, usure mentale, Essai de psychopathologie du travail, 1980, rééd. 1993, Paris, Bayard Editions.
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