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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Patrick Pharo, “Le lien social entre lien fonctionnel et lien civil. Remarques sur le sens et la moralité de la coopération sociale.” Un article publié dans la revue Cahiers internationaux de sociologie, 2002/2 (n° 113), pp. 307-330. Paris: Les Presses universitaires de France. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 1er mai 2017 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[307]

Patrick Pharo

Patrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,
professeur associé à l'université Paris-V René Descarte
 et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).

Le lien social entre lien fonctionnel et lien civil.
Remarques sur le sens et la moralité
de la coopération sociale
.”
 [1]

Un article publié dans la revue Cahiers internationaux de sociologie 2002/2 (n° 113), pp. 307-330. Paris : Les Presses universitaires de France.

Résumé / Abstract [307]

1. INTRODUCTION [308]

2. LE LIEN SOCIAL, ENTRE RELATION MORALE ET RELATION FONCTIONNELLE [311]

3. ÉVOLUTION NATURELLE, CULTURE ET LIEN CIVIL [317]

4. L'EXPLICATION DE LA COOPÉRATION SOCIALE [323]

BIBLIOGRAPHIE [328]


RÉSUMÉ

Cet article explicite une distinction entre deux sens du lien social : un sens de lien fonctionnel, qui ne s'applique qu'à ses aspects physiques ou biologiques, et un sens de lien civil, qui s'applique à la capacité des sujets sociaux de concevoir et évaluer leur propre vie matérielle et biologique du point de vue sémantique et moral. Partant du problème du lien et de la coopération sociale tel qu'il est posé dans l'ouvrage de Durkheim, La division du travail social, l'article présente ensuite les principaux éléments d'une « théorie du lien civil » et sa contribution éventuelle à l'explication de la coopération sociale, en situant cette approche par rapport au paradigme bio-anthropologique contemporain.

Mots clés : Lien social, Lien civil, Sémantique, Morale, Fonction, Biologie.

SUMMARY

This paper makes explicit a distinction between two meanings of social link : a functional meaning which concerns only the physical or biological components ; and a civil meaning which concerns the ability of social agents to conceive and evaluate their own physical and biological life from a semantic and moral point of view. The paper stems from the problem of social cooperation in Durkheim's book : La division du travail social, and then presents the main elements of a « theory of civil link » and its contribution to the explanation of social cooperation. It also clarifies the relations between the theory of civil link and the contemporary bio-anthropological paradigm.

Key words : Social link, Civil link, Semantics, Morals, Function, Biology.

[308]

1. INTRODUCTION

La notion de lien social occupe aujourd'hui une place grandissante dans le vocabulaire sociologique et politique [2], renvoyant généralement aux valeurs positives de la coopération sociale ou de la République, un peu comme le fait la notion de citoyenneté. C'est pourtant une notion qui, tout en étant issue de la tradition durkheimienne, traîne avec elle pas mal d'ambiguïtés, et en particulier celle de désigner à la fois des relations fonctionnelles de caractère physique et biologique, comme des relations de parenté ou des solidarités de groupe, qui sont par elles-mêmes dépourvues de sens et de moralité, et des relations plus réfléchies d'ajustement réciproque par des considérations logiques ou morales. Pour essayer de surmonter cette ambiguïté, on pourrait distinguer deux sens du lien social : un sens de lien fonctionnel qui ne s'appliquerait qu'aux aspects physiques ou biologiques du lien social, et un sens de lien civil qui s'appliquerait à la capacité des sujets sociaux de concevoir et évaluer leur propre vie matérielle et biologique du point de vue sémantique [3] et moral. Cette distinction se justifie en fait par des raisons assez classiques, puisqu'elle concerne simplement la dualité du sens et du comportement, ou encore celle qui sépare le caractère abstrait des expressions idéologiques du caractère concret de la vie matérielle d'une espèce vivante. Et les différentes acceptions : juridique, socio-relationnelle ou morale du prédicat « civil » réfèrent généralement à la formalité ou au contenu du lien, exprimé par exemple en termes de règles, de normes ou de valeurs, plutôt qu'à son substrat matériel.

Toutefois, ce type de dualité peut sembler d'une application difficile car, dans la vie sociale, les phénomènes matériels sont généralement étroitement imbriqués avec les phénomènes sémantiques et moraux, en particulier dans le cadre de ce qu'on appelle la culture, notion qui réunit précisément les deux aspects, matériel et spirituel, [309] de la vie sociale. De plus, la fonctionnalité sociale des humains n'est pas une fonctionnalité purement matérielle ou biologique, comme dans le reste du règne animal qui n'est régi que par les pressions de l'environnement et les mécanismes de la sélection naturelle. Mais elle intègre aussi des phénomènes normatifs et de signification liés à la possession du langage : il existe par exemple des automatismes de la politesse ou du respect de la loi ainsi qu'une multitude d'apprentissages logiques et sémantiques qui se font de façon irréfléchie, tout en remplissant certaines fonctions pratiques. Ces automatismes non biologiques ont d'ailleurs fait l'objet, dans la tradition durkheimienne, d'un traitement privilégié, en particulier dans des œuvres comme celles de T. Parsons (1951) ou de P. Bourdieu (1980). L'originalité de la sociologie comme science positive repose ainsi en grande partie sur la découverte des liens fonctionnels unissant la dimension sémantique et morale du comportement humain et certains automatismes matériels, inscrits dans les dispositions corporelles des sujets.

Tout le problème est cependant de savoir comment la sociologie doit traiter ces liens entre significations et automatismes corporels. Si elle les considère comme étant vraiment des liens fonctionnels, elle doit aussi admettre que ces liens sont des liens causaux, et non pas de signification. En effet, dans l'usage moderne, une fonction n'est rien d'autre qu'un processus causal qui assure le maintien d'un état ou le déroulement régulier d'un processus ou d'une organisation, indépendamment de toute intention ou signification directrice [4]. Et même si une fonction peut être lue en termes normatifs d'obtention de certaines fins, comme la fonction digestive qui assure la digestion, les fonctions mentales qui assurent la perception et la mémoire ou les fonctions de l'école qui assurent la reproduction sociale, il est en principe toujours possible de dériver le sens téléologique du sens causal [5]. C'est précisément ce qui se passe lorsque certains processus matériels guidés par des pensées ou des intentions sont interprétés en termes fonctionnels, comme lorsqu'un champ social est considéré comme structuré par les idéologies des agents, ou, à l'inverse, lorsque certaines pensées semblent fonctionnellement liées à des causes environnementales, par exemple lorsque des idéologies sont interprétées en fonction de l'origine sociale des personnes. Les sciences cognitives contemporaines ont d'ailleurs sensiblement approfondi ce dernier aspect en avançant [310] l'idée que les pensées et les intentions seraient en fait des fonctions matérielles, autrement dit qu'il existerait des mécanismes causaux assurant l'émergence et le déroulement des pensées [6].

Cependant, comme ont essayé de le montrer certains philosophes [7], ce traitement des pensées et des significations sur le mode fonctionnel ne va pas de soi, car il se heurte au fait que les concepts ne sont pas des entités « psychologiquement réelles » dans le cerveau (ibid., p. 31). Autrement dit, une pensée n'est pas un processus matériel ou une chose concrète comme une ville ou un comportement violent, c'est une expérience de la conscience humaine qui peut être exprimée ou transmise par des mots ou des symboles, mais qui n'est pas observable en tant que telle, même si elle possède toujours un certain substrat matériel. Il est donc douteux qu'on puisse traiter les phénomènes sémantiques et moraux, qui relèvent du domaine des significations, par des méthodes d'analyse du même type que celles qu'on applique aux faits qui relèvent du domaine physique et biologique. Evidemment, certaines idées sont généralement associées à des comportements et faits matériels, mais ce ne sont pas forcément celles qu'on croit. C'est pourquoi, du reste, le travail des sociologues ou des travailleurs sociaux consiste bien souvent à corriger les associations douteuses entre certains comportements et certaines idées, à propos par exemple de l'agitation des jeunes de banlieue ou des mœurs d'une minorité sociale.

Si on accepte l'idée que les liens sociaux ne sont pas uniquement des liens fonctionnels mais qu'ils ont aussi un caractère sémantique et moral, il devient donc indispensable d'explorer la différence qui peut exister entre les liens fonctionnels et les liens civils, c'est-à-dire sémantiques et moraux. On doit en particulier approfondir l'étude des moyens logico-éthiques de la compréhension et de la coordination communes [8], qui, tout en pouvant accompagner ou contribuer à certains automatismes pratiques comme la politesse, le respect des lois ou les apprentissages linguistiques et logiques, ont un statut radicalement différent des ajustements physiques et biologiques. L'analyse du contenu intelligent et intelligible du lien civil doit permettre en particulier de faire apparaître ce que les êtres humains ont en commun du point de vue des outils sémantiques et moraux qu'ils partagent, en dépit de leurs différences culturelles, par opposition à la multiplicité des fonctions matérielles qui inscrivent leur espèce dans la nature physique et biologique du monde naturel. On verra dans ce qui suit que la théorie durkheimienne du lien [311] social poursuivait des buts qui ne sont guère différents, mais avec des moyens théoriques qui ont l'inconvénient de ne pas tenir suffisamment compte de la différence de statut entre liens sémantiques ou moraux et liens fonctionnels, physiques ou biologiques. Le projet du présent article est précisément d'expliciter et de clarifier autant que possible cette différence.

2. LE LIEN SOCIAL, ENTRE
RELATION MORALE ET
RELATION FONCTIONNELLE


Il n'est sans doute pas de notion sociologique plus générale que celle de lien social. Le lien social pourrait en effet être considéré comme l'objet unique de la sociologie puisque la question centrale de cette discipline concerne certainement la nature du lien ou des relations entre les hommes. L'utilisation de cette notion peut en outre se justifier par le souci de se prémunir contre les risques d'« entification » liés au terme de « société ». Toutefois, dans l'usage courant, le lien social comporte aussi une dimension morale et nostalgique qu'on ne retrouve pas dans le terme société. Pris au sens des liens directs et non pas anonymes ou impersonnels entre personnes, le lien social serait ainsi tout ce qu'on risque de perdre dans une société individualiste, atomisée et anonyme. Plus généralement, ce serait une valeur à préserver pour que les gens soient moins solitaires, moins abandonnés, et donc plus solidaires, plus responsables les uns des autres, moins malheureux. Le lien social pourrait ainsi être considéré, en gardant l'assonance, comme le bien social par excellence car il semble bien d'être lié, d'être ensemble, et mal de ne pas l'être. Pris en ce sens, le lien social serait aussi une politique prudente, car lorsqu'ils sont déliés, c'est-à-dire en fait privés de contrôle social, les gens risquent de faire n'importe quoi.

Cette conception morale du lien social valorise surtout les liens directs ou « proximaux » de personne à personne contre l'atomisation et l'isolement. Mais, après tout, si les gens parvenaient à vivre heureux et paisibles avec peu de liens directs entre eux, pourrait-on leur reprocher de manquer de liens sociaux ? Or, rien ne prouve que la multiplication des liens sociaux directs soit une cause de bonheur ou une garantie éthique. On sait d'ailleurs que, dans la théorie durkheimienne (1897), un sujet peut se suicider parce qu'il n'a pas assez de liens sociaux, mais aussi parce qu'il en a trop. Il existe d'autre part des liens sociaux intenses qui sont aussi des liens pervers et meurtriers, par exemple dans les bandes armées, et les sociétés humaines ou animales les plus fortement intégrées ou agglomérées ne sont pas forcément les plus civilisées : il serait par exemple difficile [312] de voir dans la horde ou la ruche un modèle de lien moral. On peut même penser que la capacité de vivre bien avec beaucoup ou peu de liens sociaux directs est un trait psychologique individuel, voire d'espèce [9], et que la société et encore moins la sociologie n'ont à se mêler de ce genre de choses. Enfin, les liens proximaux ne sont pas nécessaires à tous les actes de solidarité, de justice distributive ou de contribution au bonheur collectif, qui peuvent aussi être accomplis à distance [10]. Il n'y a donc aucune raison a priori de s'en prendre à toutes les formes de distance interindividuelle, si celles-ci ne sont pas source de dérèglements ou de malheurs sociaux. Et s'il existe bien une dimension morale du lien direct de personne à personne, celle-ci ne se mesure pas forcément en termes de quantité ou d'intensité, car, en la matière, le plus n'implique pas toujours le mieux.

Lorsqu'on prend conscience de ces difficultés de la notion courante de lien social, on est évidemment tenté, pour s'éclaircir les idées, de revenir aux textes fondateurs de la sociologie et en particulier à la thèse de Durkheim sur La division du travail social. Or, lorsqu'on relit ce texte, on s'aperçoit qu'une grande partie de la difficulté signalée y est déjà contenue, mais aussi théorisée, puisque Durkheim a tendance à lier la moralité sociale à l'intensité et à la distribution des liens sociaux directs, thèmes qu'on retrouvera d'ailleurs dans Le suicide. On se rappelle sans doute que Durkheim distingue essentiellement deux sortes de solidarité suivant l'état d'évolution des sociétés : mécanique dans les sociétés primitives — dans ce cas la conscience commune se manifeste par des sanctions répressives diffuses ou organisées qui punissent les offenses subies par cette conscience commune. Par contre, dans les sociétés plus avancées, on voit apparaître une autre sorte de solidarité, dite organique, fondée sur des sanctions restitutives inhérentes à une division du travail qui diversifie à l'extrême les modes de pression de la société sur les individus. Tout cela est bien connu et a fait l'objet de nombreux débats [11]. Mais le point sur lequel je voudrais insister est que la solidarité est pour Durkheim une notion à la fois morale et fonctionnelle, spirituelle et matérielle, abstraite et inscrite dans des liaisons proximales mesurables. D'un côté en effet, la solidarité est nettement marquée comme une notion morale, car, selon Durkheim, [313] ce sont « les règles morales (qui) énoncent les conditions de la solidarité sociale » (1893, p. 393). Mais comme la dimension morale de la solidarité n'est pas observable en tant que telle (ibid., p. 28), c'est en fait l'aspect fonctionnel qui autorise l'observation et la mesure de la solidarité. « Tout accroissement de l'activité fonctionnelle, dit par exemple Durkheim, détermine un accroissement de solidarité » (p. 386). Ce serait donc finalement la réalisation fonctionnelle de la solidarité qui assurerait la visibilité de sa dimension morale.

On peut néanmoins objecter à cette façon d'unifier les deux types de lien que le lien fonctionnel et le lien moral sont analytiquement trop séparés pour être utilement rassemblés dans une seule notion. Car, de même qu'un lien direct ou proximal n'est pas forcément un lien moral, rien ne prouve qu'une structure fonctionnelle bien réglée aurait nécessairement une valeur morale. Par exemple, si cette structure sert des buts immoraux, comme entretenir une machine de guerre meurtrière, elle sera immorale. À l'inverse, on ne voit pas ce qu'il pourrait y avoir de mal à refuser d'entrer dans une certaine structure fonctionnelle, par exemple pour un artisan la décision de fabriquer un objet de bout en bout en minimisant la division du travail. En fait, la théorie durkheimienne du lien social et de la division de travail ne donne aucune preuve de l'accroissement de la solidarité morale par celle de la solidarité fonctionnelle, en dehors de la croyance, largement partagée à l'époque, dans le caractère nécessairement bénéfique de l'évolution et de la complexification sociale. La thématique progressiste des premiers sociologues rejoignait ainsi celle des premiers darwiniens qui croyaient également à une valeur morale de l'évolution. Mais les théories qui lient la morale à des données fonctionnelles, y compris celles des évolutionnistes contemporains qui insistent sur les avantages sélectifs de l'altruisme et de la réciprocité [12], se heurtent à l'objection classique suivant laquelle on ne peut passer d'un sens matériel et fonctionnel de la solidarité à un sens moral sans commettre ce qu'on appelle, suivant l'expression du philosophe Moore (1902), un « sophisme naturaliste ». On ne voit pas en effet comment un fait naturel permettrait de fonder directement une valeur morale, sans qu'il soit besoin de faire appel à une justification morale supplémentaire.

C'est d'ailleurs sur le terrain de l'explication sociologique que se révèlent le mieux les difficultés d'une conception éthico-fonctionnelle du lien social. L'idée d'un lien social conçu comme [314] solidarité fonctionnelle est en effet étroitement associée chez Durkheim à celle d'un système de connexions causales entre les agents et les faits sociaux pouvant donner lieu à des généralisations sur la base de l'observation empirique. Durkheim soutient en effet que la division du travail et la solidarité organique sont liées à l'accroissement de volume et de densité des sociétés (1893, p. 244) qu'il conçoit comme un phénomène matériel qu'on peut mesurer de façon très concrète. Il traite par exemple l'urbanisation comme un phénomène de condensation des sociétés, dans un sens nullement métaphorique. Et la thèse de la solidarité organique comporte clairement un aspect biologique, puisque Durkheim adopte explicitement une vision évolutionniste des variations du milieu social, évoquant Darwin (ibid., p. 248 et sq.) et la lutte pour la vie comme facteur principal de la concurrence et par conséquent de la division accrue du travail. Il est vrai que l'évolutionnisme de Durkheim est pour le moins mitigé [13], précisément parce qu'il est peu compatible avec une autre idée maîtresse, celle d'une réalité morale et spirituelle de la société [14]. Mais le fait est que, selon Durkheim, la science de la morale et de la société est une science naturelle à laquelle on devrait appliquer la même démarche positive qu'on applique à toute science (ibid.). Cette démarche consiste simplement à observer les connexions entre différents phénomènes, et, lorsqu'on trouve certaines corrélations significatives, c'est-à-dire des liaisons régulières entre plusieurs séries de phénomènes, à s'assurer que les unes sont bien la cause des autres. Les difficultés classiques de l'analyse des corrélations, qui tiennent en particulier au fait que toutes les covariations ne sont pas causales [15], n'empêchent pas de poursuivre la recherche des variations concomitantes jusqu'à ce qu'on ait de bonnes présomptions, sinon des preuves absolues, de causalité.

Et de fait, toute la sociologie durkheimienne repose sur l'application de méthodes d'analyse qui n'établissent pas de distinction de principe entre phénomènes matériels et phénomènes moraux. Mais, dira-t-on, était-il possible de faire autrement ? L'explication sociologique et historique serait-elle envisageable sans le croisement de variables relatives à des faits matériels et moraux [16] ? La sociologie compréhensive wébérienne, appliquée par exemple à [315] l'éthique protestante et à l'économie capitaliste, n'est-elle pas elle-même basée sur l'analyse de corrélations causales entre des variables morales et des variables économiques ? Et enfin, n'y a-t-il pas des liaisons fonctionnelles, quasi automatiques, entre les pratiques des sujets sociaux et leurs expressions religieuses, morales, politiques et idéologiques [17] ?

Il serait certes difficile pour une explication sociologique ou historique de ne pas inclure, dans un même schéma explicatif, des variables portant sur des données matérielles et immatérielles, des faits physiques et des faits idéologiques, des données sensibles et des données morales. Toutefois, il n'est pas évident qu'on puisse appliquer à ce genre d'observations les mêmes méthodes de validation que celles qui concernent des faits dépourvus de signification [18]. Les relations fonctionnelles considérées sous leur angle strictement physique ou comportemental sont en effet empiriquement observables, tandis que les relations sémantiques et morales ne peuvent être saisies que sur un plan conceptuel [19]. C'est pourquoi, face à une situation donnée, nous pouvons certes nous demander si une certaine attitude de pensée des agents peut être logiquement ou moralement connectée avec le déroulement observé, mais nous ne pouvons pas avoir une attestation empirique du fait que cette attitude de pensée en est bien la cause. Si par exemple le raisonnement wébérien sur le rôle économique de l'éthique protestante nous convainc, c'est parce qu'il est conceptuellement cohérent avec les données empiriques et constitue une conjecture plausible [20], et non pas parce que nous aurions observé des séries de faits moraux indépendants des faits matériels et cependant en corrélation avec eux. C'est, semble-t-il, la même forme de raisonnement qui est illustrée par l'histoire des hypothèses de Merton (1938) expliquant la déviance urbaine par un phénomène d'anomie, et en particulier par la contradiction entre la valorisation culturelle d'un but de réussite et l'absence d'accès aux moyens permettant d'atteindre ce but [21]. Les hypothèses de Merton sont conceptuellement compatibles avec les phénomènes de déviance, car il y a sûrement peu de cultures qui ne valorisent pas la réussite, et l'espérance déçue peut toujours avoir un caractère révoltant. Mais on sait aussi qu'aucune tentative pour les valider ou les réfuter empiriquement n'a pu faire l'unanimité des chercheurs [22].

[316]

Ce sont en fait ces difficultés sur la validation empirique des explications par le sens ou les pensées qui ont entraîné les mises en cause les plus radicales des mécanismes causaux ou fonctionnels agissant de l'extérieur sur les échanges sociaux. Les interactionnistes et surtout les ethnométhodologues ont eu tendance à minorer, voire à nier l'importance des relations causales entre les actions sociales, précisément parce que la catégorie de l'action, qui comporte des aspects matériels et intentionnels, entre difficilement dans une analyse causale. Les ethnométhodologues [23] rejettent même les explications compréhensives, c'est-à-dire par les raisons ou les motifs, car ils pensent qu'une action singulière peut toujours s'émanciper de son propre passé subjectif. Ils se rangent ainsi à un argument de type wittgensteinien suivant lequel la description des actions humaines est prise dans des significations langagières qui rendent impossible la séparation des effets et des causes. Si on dit par exemple que certaines personnes se révoltent parce qu'elles se sentent humiliées, on ne donne pas une explication en bonne et due forme, car le fait moral d'être humilié n'est pas un état qu'on pourrait décrire sur la base de données empiriques indépendantes de l'expression pratique de l'humiliation, c'est-à-dire la révolte ou la résignation.

Or, à l'inverse, si on se focalise uniquement sur l'analyse causale et fonctionnelle, on peut arriver à la conclusion que les variables sociologiques qu'on applique aux contenus idéologiques et culturels ne seraient pas la bonne entrée pour expliquer la coopération sociale. C'est du moins ce que soutiennent aujourd'hui les partisans d'une application aux sciences humaines des modèles fonctionnels issus des sciences du vivant. Pour ce courant, qui a aujourd'hui de nombreuses ramifications, et dont la sociobiologie n'est plus qu'un ancêtre lointain, l'idée principale consiste à rechercher des mécanismes causaux qui permettent de montrer le caractère naturellement adapté à ses conditions d'environnement de la coopération sociale. Ceci implique au minimum une naturalisation des capacités cognitives, que l'on cherche à expliquer par les stimulations informationnelles du monde extérieur sur les terminaisons nerveuses des êtres humains (Dretske, 1991). Mais ce programme de naturalisation de l'esprit peut aussi être envisagé dans le cadre du néo-darwinisme (Millikan, 1984 ; Dennett, 1995). Dans cette hypothèse, l'espèce humaine aurait été façonnée par l'évolution naturelle pour réagir d'une manière sélectivement appropriée à certaines conditions d'environnement. Et ses capacités cognitives, loin de relever d'une aptitude rationnelle spécifique et autonome, seraient liées à des [317] modules spécialisés sélectionnés par l'histoire naturelle de l'espèce. Il n'y aurait donc pas d'aptitude culturelle générale assurant, comme on le dit souvent, la transmission lamarckienne des contenus culturels, mais plutôt une série de mécanismes modulaires sous-jacents orientant les différents apprentissages (Tooby et Cosmidès, 1992 ; Boyer, 2000). Ces modèles évolutionnistes concernent aujourd'hui des domaines aussi différents que la religion, le choix d'un partenaire sexuel, la sélection des alliés, la désignation des leaders, le rapport aux étrangers, le soin aux enfants, l'usage de la violence, le raisonnement statistique [24]...

Finalement, si on prend le lien social dans le sens limité de fonctions matérielles observables, on peut très bien aboutir à une sorte de biologisation de la coopération sociale, tandis qu'à l'inverse, si on veut y inclure, sans réduction, des faits sémantiques et moraux, ce qui était certainement le projet durkheimien, on risque fort d'aboutir à un certain scepticisme sur les potentialités explicatives de la sociologie. C'est là une conséquence directe de l'ambiguïté de la notion de lien social, qui recouvre en fait deux types de connexions entre les sujets humains. Ces deux types de connexion, fonctionnelle ou morale, par l'influence physique ou par la signification, par des stimulations sensibles ou par des pensées, n'ayant pas le même statut analytique, il paraît donc indispensable de pouvoir les distinguer. C'est précisément pour articuler plus solidement cette différence qu'il peut être utile d'introduire une notion restreinte de lien civil, compris non pas comme lien physique, mais comme lien d'intelligence mutuelle entre les sujets sociaux.

3. ÉVOLUTION NATURELLE,
CULTURE ET LIEN CIVIL


La théorie du lien civil vise essentiellement à préciser le statut et le rôle des constituants sémantiques et moraux de la culture et de la coopération sociale par rapport à ses conditions d'émergence dans l'histoire naturelle et biologique de l'espèce humaine, ce qui implique aussi de revisiter la question des liens entre sciences de la vie et sciences de l'homme et de la société [25]. Le paradigme évolutionniste radicalise en effet le fonctionnalisme sociologique en lui offrant un cadre qui paraît adapté à l'état actuel des sciences naturelles et permet d'avancer, sur la question controversée de l'insertion de la socialité humaine dans les phénomènes du monde vivant, un [318] certain nombre d'arguments dont il faut pouvoir mesurer à la fois le bien-fondé et les limites.

Les sociologues n'ont pas trop de mal à concevoir comment les stimulations physiques, comme celles qui proviennent de la force ou de la géométrie des corps ou de la distance qui les sépare lorsqu'ils marchent côte à côte, contribuent à des fonctions culturelles, par exemple dans le travail en commun, les jeux sportifs, la danse et mille autres activités. Mais ils négligent parfois le fait que ces mécanismes physiques de la coordination sont également liés à des fonctions biologiques sélectionnées ou simplement transmises par l'évolution naturelle ou par l'histoire sociale [26]. Et les caractères biologiques des êtres humains, par exemple leur âge, leur sexe, leurs formes, leurs tailles, leurs états de santé, leurs odeurs, leurs apparences physiques, etc., contribuent à la réalisation des différentes activités propres à l'espèce humaine. Il est d'usage aujourd'hui de considérer que, chez les humains, les fonctions biologiques sont détournées de leur base organique par la culture : par exemple une liaison amoureuse ou un dîner dans un grand restaurant n'ont qu'un rapport lointain avec l'accomplissement d'une fonction sexuelle ou nutritive. Mais aussi lointain qu'il soit, ce rapport existe, car les sujets humains sont membres d'une même espèce vivante et, malgré leur plasticité aux conditions d'environnement, qui serait d'ailleurs elle-même un trait d'espèce (Langaney, 1979), ils ne peuvent éviter de subir passivement un certain nombre de mécanismes organiques [27]. Les fonctions ou tendances biologiques, par exemple la nutrition, la sexualité, la reproduction, mais aussi le goût des plaisirs ou l'évitement des maux, la recherche d'alliances ou la protection contre les ennemis, demeurent, pour le moins, la condition d'existence de toute une série de pratiques sociales qui, sans de telles contraintes, n'auraient aucune raison d'être.

La culture étant un phénomène à la fois matériel et spirituel, on admet également sans difficulté que la coordination sémantique contribue directement aux fonctions culturelles, au même titre que la coordination physique. Mais on peut aussi, comme certains théoriciens contemporains, soutenir que les structures cognitives et les représentations culturelles seraient intégrées à des fonctions biologiques, sous forme par exemple de « morceaux de culture », de « mêmes », de « dispositifs linguistiques » ou de « réplicateurs » circillant [319] parmi les êtres humains [28] et soumis aux mêmes processus de sélection naturelle que les gènes biologiques, seuls subsistant les mêmes ou morceaux de culture retenus par les conditions d'environnement matériel et humain. Et, là encore, on ne peut exclure que la coordination sémantique, qui est étroitement liée à la découverte et l'usage du langage conceptuel par les humains, ait elle-même participé à des fonctions biologiques en contribuant par exemple à l'émergence de l’homo sapiens et à son adaptation à de nouveaux milieux naturels [29]. De plus, il est facile de voir que les pratiques sexuelles et de nombreuses autres fonctions biologiques s'effectuent chez les humains par le biais de coordinations sémantiques, les valeurs esthétiques ou juridiques étant par exemple un élément essentiel de leur accomplissement et donc de leur évolution [30]. Compte tenu de l'intrication des deux types de connexion, physique et symbolique, fonctionnelle et cognitive, on peut alors être tenté d'expliquer la coordination cognitive, et plus généralement l'ensemble du phénomène culturel, par les conditions habituelles de la sélection naturelle qui s'imposent à toutes les espèces vivantes, c'est-à-dire au fond par le système de coordination physique lié aux stimulations causales du milieu naturel sur les organismes.

C'est pourtant précisément à ce point qu'on est bien forcé de poser certaines limites à l'extension des approches évolutionnistes. Ces limites semblent liées, non pas à 1' « autonomie de la culture » en général, qui est une notion beaucoup trop imprécise, mais au statut idéel ou d'inexistence matérielle des contenus sémantiques et moraux qui constituent le lien civil interne à la culture. On considère en effet, et ajuste titre, que c'est la capacité linguistique qui dote les faits culturels humains de leur dimension logique et conceptuelle. Mais cette dimension logique et conceptuelle des contenus culturels suffit aussi à les distinguer essentiellement de faits naturels tels qu'émettre des sons, marcher, se nourrir, se reproduire ou même reconnaître certaines situations et savoir en tirer profit, car les uns et les autres n'ont pas du tout le même statut de réalité. Les contenus conceptuels ont en effet un caractère abstrait que n'ont pas les mécanismes d'adaptation biologique, y compris ceux qui impliquent des fonctions cognitives de reconnaissance de l'environnement ou [320] l'utilisation de langages signalétiques, comme en possèdent de nombreuses espèces animales. Et la possession d'un concept [31] peut difficilement être identifiée à une aptitude organique de reconnaissance des êtres environnants [32], car elle implique une capacité à séparer analytiquement le concept des objets auxquels il s'applique qui, par définition, excède l'aptitude organique. C'est du reste cette faculté d'abstraction conceptuelle qui permet l'émergence d'une subjectivité offrant à l'organisme humain la possibilité de soumettre sa propre existence matérielle à une approche réflexive.

Il semble ainsi difficile de croire que les histoires, les mythes, les idéologies ou les propagandes pourraient se transmettre simplement par des contacts physiques agissant sur des dispositions psychologiques organiques, sans que leur contenu logique influe de façon autonome sur leur validité, leur saillance psychologique et leur acceptation. Car même si des pensées peuvent contribuer à des fonctions biologiques ou si leur apparition ou leur émergence peuvent avoir certaines causes matérielles, cela n'en fait pas des « choses » susceptibles d'entrer dans un processus causal. Suivant une tradition assez bien établie (Frege, 1918-1919), le propre d'une pensée est en effet : 1/ d'être abstraite, car on ne peut ni la voir, ni la prendre dans les mains, ni la sentir ; et 2/ d'être évaluable en termes de conditions de vérité, si elle est complète. Faute de cette autonomie logique, les fonctions de vérité seraient identiques à des relations causales — par exemple quelqu'un qui prendrait régulièrement des vaches pour des chèvres ou des vessies pour des lanternes serait toujours dans le vrai, ce qui semble absurde [33]. En fait, l'apparition du langage abstrait dans les interactions sociales a ouvert une possibilité logique de formuler et de partager des états cognitifs se rapportant aux objets du monde absents (et donc perceptuellement opaques) ou aux pensées d'autres sujets sociaux (et donc intentionnellement opaques), qui suffit à assurer l'indépendance des pensées par rapport aux stimulations sensibles du monde extérieur. Leur transmission ne peut donc pas se faire comme celle des virus mais reste toujours virtuellement soumise à une réflexion logique et morale.

C'est précisément pour spécifier ce rôle de la connexion intelligente, par rapport à la connexion fondée sur des stimulations sensibles, qu'une théorie du lien civil peut se révéler utile. La connexion par des stimulations sensibles met en effet en jeu des mécanismes physiques d'attraction, de répulsion, d'appariement..., tandis que la [321] coordination par les pensées s'effectue par l'échange de contenus sémantiques et moraux qu'on exprime sous forme d'énoncés linguistiques — la pensée est alors le sens de l'énoncé — ou d'actions — la pensée est alors le sens de l'action. Les deux types de coordinations sociales, par des stimulations sensibles ou par des pensées, ne sont certes pas appréhendés séparément, car l'expérience sociale immédiate ne fait pas la différence entre les données des sens et les contenus sémantiques et moraux — sauf quand un sujet s'interroge explicitement sur le sens, les motifs ou la valeur d'un comportement. Mais cette différence peut être reconstituée sur un plan analytique en considérant non pas deux sortes de réalité, mais la même réalité restreinte au plan physique et comportemental ou incluant, en outre, un niveau réflexif. Les humains ont en effet la capacité d'inscrire, par le langage, leur réalité physique et biologique dans la sémantique de leurs échanges, et de pouvoir ainsi réfléchir leur coordination sensible. C'est d'ailleurs probablement là que réside une des explications de base du phénomène culturel, les humains conceptualisant et régulant leur réalité physique et biologique sur la base des conceptions abstraites qu'ils se font du bien et du mal. La capacité réflexive des sujets humains s'applique aussi à leur propre capacité cognitive, en incluant notamment une conscience phénoménologique de leurs états cognitifs et affectifs, une conscience sémantique du rapport entre ces états de conscience et le monde environnant et une conscience métasémantique de la conscience des autres sujets [34]. La coordination par les pensées ajoute ainsi aux contraintes physiques et biologiques inhérentes au monde naturel, des contraintes conceptuelles inhérentes aux règles logiques, morales, juridiques, esthétiques... constitutives du langage et des moyens culturels de communication entre les hommes.

Pour rendre compte de l'existence de ces contraintes conceptuelles qui pèsent sur la coordination, on peut conjecturer l'existence d'une sorte de condition à la fois idéelle et idéale, ou condition civile essentielle, dont la particularité est d'imposer une norme abstraite de vérité et de justice à l'intelligence réciproque. La norme de vérité est constitutive de l'usage d'un langage, car un langage qui ne serait pas régi par une telle norme n'aurait aucune raison d'être. Et la vérité, quels que soient ses aléas et les jeux auxquels elle peut donner lieu, est le seul principe stable de liaison logique, et non pas physique, des énoncés aux objets dénotés, qu'on envisage cette liaison en termes de correspondance avec les faits, de cohérence [322] interne ou encore de « décitation » sous un langage de niveau supérieur [35]. Quant à la norme de justice, elle tient simplement compte de la condition biologique des êtres humains qui leur fait préférer ce qui est bon à ce qui est mauvais, d'abord sur un plan sensible comme condition élémentaire de survie et de descendance, et ensuite sur le plan de la réflexion morale, comme recherche des meilleurs principes de distribution des biens et des maux parmi les humains. Une telle norme ne peut pas être relative à une culture, car son fondement est un principe sémantique, et non pas culturel, qui consiste à conserver, par des pensées articulées dans un langage, un lien de référence avec des objets perceptuellement absents. De plus, l'existence de cette norme n'implique pas que les relations sociales intelligentes seraient toujours vraies et justes, mais seulement que leur condition d'émergence dans l'histoire naturelle des sociétés, au moins comme idéal de vie sociale, dépend analytiquement de la vérité et la justice, c'est-à-dire de catégories logiques et morales indépendantes des fonctions biologiques.

Une des manifestations les plus concrètes du principe de vérité est que les sujets sociaux s'attendent généralement à une confirmation des pensées qu'ils expriment à leurs partenaires d'interaction, sauf lorsqu'ils sont en situation de conflit ouvert. Il semble d'ailleurs exister un lien intrinsèque entre la supposition de vérité inscrite dans ce qu'on dit ou ce qu'on fait et l'attente d'assentiment, car on ne peut supposer qu'une pensée est vraie sans s'attendre à ce que les autres la confirment. Il faut en outre beaucoup d'aménagements particuliers pour obtenir l'assentiment sur des pensées fausses, alors que pour les pensées vraies, les choses sont beaucoup plus simples. Par exemple, on peut penser ici à la difficulté qu'il y a à maquiller un crime par rapport à la simplicité d'un témoignage vrai. Ce principe de vérité est en fait quotidiennement garanti par ce que le logicien V. W. A. Quine appelait 1'« obvie » (1975, p. 122), c'est-à-dire tout ce sur quoi chacun peut donner son assentiment immédiat, vérités logiques ou vérités d'expérience. S'y ajoute simplement, dans la condition civile essentielle, l'idée qu'il existe aussi certaines vérités qui portent sur la justice des autres vérités. Car ce n'est pas la vérité de n'importe quelle pensée qui la rend juste, mais son contenu moral. C'est pourquoi, dans la formulation de la condition civile essentielle, la norme de vérité doit être complétée par une norme de justice — une autre raison étant qu'il n'est pas toujours juste d'énoncer une vérité, même si son contenu n'est pas immédiatement injuste. La justice est donc à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du principe de vérité.

[323]

La condition civile essentielle n'est en fait qu'une tentative de synthèse [36] des différents principes qui ont été avancés dans la littérature spécialisée pour expliquer la coordination sociale intelligente, comme les conventions pragmatiques d'Austin (1962), les maximes de conversation de Grice (1975), la condition de félicité de Goffman (1986) ou le principe de pertinence de Sperber et Wilson (1986). La formulation d'un seul principe social de vérité et de justice vise simplement à éviter les inconvénients du conventionnalisme (la régression à l'infini), de l'intentionnalisme (le recours à la psychologie pour expliquer les relations sociales), du pragmatisme (le succès n'est pas le seul principe de l'interaction) et surtout du naturalisme (les objets les plus saillants ne sont pas forcément les plus pertinents). On peut évidemment faire toutes sortes d'objections à l'idée d'une telle condition civile, notamment celles qui portent sur le mensonge et l'hypocrisie qui sont une des données les plus habituelles de la vie sociale. Mais le mensonge et l'hypocrisie ont pour caractéristique commune de ne pouvoir se développer que par rapport à un état de vérité prétendu : si la norme de vérité n'existait pas, on ne pourrait jamais mentir. On peut en dire autant de la norme de justice : s'il n'existait pas de norme de justice, l'injustice serait purement et simplement effacée de notre univers cognitif et la dénonciation de l'exploitation économique, de l'injustice sociale, de la violence, qui sont des données de base des sociétés humaines, ne serait même pas concevable. Or, le fait est que la norme de justice est malgré tout suffisamment présente et rappelée dans n'importe quelle société humaine pour qu'il soit possible de repérer et de dénoncer les situations d'injustice et de violence — ce qui n'est pas le cas des sociétés de primates dans lesquelles personne, semble-t-il, n'organise de manifestation contre la dominance des vieux mâles.

4. L'EXPLICATION DE
LA COOPÉRATION SOCIALE


On peut néanmoins se demander jusqu'à quel point la condition civile est explicative, non pas seulement du contenu sémantique et moral des expressions culturelles, mais de la coopération sociale telle qu'elle s'est effectivement développée dans le cours de l'histoire sociale. La démarche de Durkheim, reprise d'ailleurs par certains théoriciens contemporains, consistait à réunir la dimension fonctionnelle et la dimension morale du lien social dans une même direction évolutive, considérant que la seconde émerge de la première. Mais si, comme j'ai essayé de le montrer, le sens et la moralité du lien se spécifient essentiellement par leur caractère logique et [324] non fonctionnel, il n'y a aucune raison pour que la solidarité morale ait émergé spontanément de la division sociale du travail.

Il semble toutefois difficile de rejeter l'idée que la coopération sociale, et donc certains de ses effets moralement bénéfiques, pourrait aussi avoir une base fonctionnelle. Le développement de l'espèce humaine et de ses différentes cultures a en effet été soumis à des pressions du milieu naturel et humain qui, par exemple, ont probablement favorisé, à partir de l'apparition historique de l'agriculture [37], le développement du commerce, qui est un aspect important de la coopération sociale. De façon encore plus élémentaire, on trouve dans les sociétés animales certaines fonctions de réciprocité, de soins mutuels, de partage des biens [38]..., qui ont manifestement émergé par sélection naturelle et sans le secours d'aucune aptitude sémantique et morale. Il n'y a donc pas de raison que l'espèce humaine n'ait pas acquis elle aussi certaines de ses aptitudes coopératives par le biais de fonctions évolutives, ce qui, on l'a vu, était déjà le point de vue de Durkheim. Mais toute la question est de savoir si, comme le pensent certains théoriciens contemporains, l'ensemble du phénomène de la coopération sociale peut être expliqué de cette façon-là.

Le point de départ de ces théories peut être situé dans le paradoxe de l'altruisme, qui semble d'abord incompatible avec la théorie néodarwinienne : en effet, un organisme enclin à se sacrifier pour autrui ne pourrait pas transmettre ses gènes et devrait donc être éliminé par les mécanismes de la sélection naturelle. Mais il existe une solution du paradoxe qui consiste en gros à mettre en avant un principe d'adaptation de groupe (inclusive fttness), soit sur la base d'une parenté génétique (Hamilton, 1964), soit d'un principe élargi de réciprocité (Trivers, 1971). On peut assez facilement, comme l'a fait M. Sahlins (1976, p. 111 et sq.), montrer l'inconsistance de l'altruisme de parenté pour ce qui concerne l'espèce humaine [39], en arguant notamment de l'impossibilité habituelle de mesurer les degrés de parenté entre les individus en situation de coopération ou d'alliance. En revanche, l'altruisme de réciprocité ne tombe pas sous les mêmes critiques, car il est difficile de falsifier l'hypothèse que l'aide réciproque aurait des effets globalement favorables pour le groupe, du point de la vue de la sélection naturelle. Certains auteurs contemporains ont donc cherché à établir l'existence de ce type d'altruisme chez les êtres humains à partir de modèles mathématiques fondés sur la [325] théorie des jeux, en montrant par exemple que la solution dite « donnant-donnant » du fameux dilemme du prisonnier est la plus efficace et la plus robuste et qu'elle aurait donc très bien pu émerger spontanément au cours de l'évolution naturelle (Axelrod, 1984) [40]. L'argument ne manque pas de poids, mais sans entrer dans les arcanes du débat à ce sujet, on peut craindre que la réciprocité intra- ou inter-groupes n'ait pas toujours été, dans l'histoire humaine, la meilleure chance de survie pour une lignée d'individus. On aimerait certainement beaucoup que la solution morale d'un problème de survie ou d'économie ait toujours été la plus efficace, mais les temps historiques, sans même parler des précédents [41], offrent quelques raisons de douter que ce fût effectivement le cas.

D'autres auteurs défendent une thèse analogue sur la réciprocité naturelle à partir d'expériences de psychologie cognitive portant sur la reconnaissance des violations d'inférences familières ou non familières. Ils montrent que cette reconnaissance est largement facilitée lorsque la violation concerne des « contrats sociaux » [42], et ils en déduisent qu'elle ne repose pas sur une capacité logique générale, mais plutôt sur un module cognitif issu de la sélection naturelle qui vise à reconnaître les tricheurs. Ces chercheurs se donnent ainsi beaucoup de mal pour établir l'incidence du caractère normatif de l'objet sur la capacité d'inférence logique, laquelle n'a peut-être rien à voir avec la sélection naturelle. Car, après tout, le même fait, s'il est avéré, pourrait très bien être expliqué, dans le cadre de la théorie du lien civil, par la norme générale de vérité et de justice qui rend les inférences normatives plus prégnantes que celles qui ne le sont pas4. Et la justice n'a donc pas besoin d'être « sélectionnée » par l'évolution naturelle pour émerger comme question sensible sur la base des outils conceptuels que les humains utilisent habituellement pour parler de leur vie commune.

Le dilemme du prisonnier (inventé en 1950 par M. Flood et M. Dresher, puis formalisé par A. W. Tucker — source Axelrod), met en jeu deux participants qui, tout en ignorant leurs réponses respectives, encourent des peines graduées suivant qu'ils acceptent ou non de se dénoncer réciproquement : les peines sont faibles si tous deux se dénoncent, plus faibles si aucun ne dénonce l'autre, mais très fortes pour celui qui ne dénonce pas mais se fait dénoncer. On montre que, contrairement à la solution qui semble prévaloir dans un jeu à un coup : dénoncer pour éviter le pire, la meilleure stratégie dans un jeu itératif consiste, au premier coup, à ne pas dénoncer, et par la suite à faire toujours ce que fait l'autre, cette stratégie permettant en fait l'émergence d'une pratique de coopération.

[326]

En fait, sans exclure les explications fonctionnelles de la coopération sociale, on n'a aucune raison de penser que celle-ci aurait pu d'elle-même se moraliser au cours de l'histoire naturelle de l'homme, sans une interrogation réflexive sur sa moralité. Car si cette moralisation spontanée était la règle, la plupart des formes connues de coopération sociale auraient dû aussi se montrer équitables ou morales, ce qui malheureusement n'est pas le cas. Et même si les deux processus, moral et fonctionnel, vont parfois de concert, l'approche fonctionnelle s'oppose très souvent non seulement à la moralité idéalisée du lien social, comme en témoignent les luttes et les rébellions morales des temps historiques, mais aussi à certaines de ses formes réalisées : par exemple les lois sociales, la protection des faibles, des vieillards et des plus démunis, la défense des victimes, etc., qui font aussi partie de la réalité des sociétés humaines, ne peuvent pas être facilement dérivées de fonctions évolutives qui, comme chacun sait, favorisent plutôt la survie des plus aptes. Inversement, il existe de multiples fonctions biologiques ou sociales dont le caractère moral ne saute pas immédiatement aux yeux. On peut penser par exemple aux objections qu'on adresse habituellement aux théories néo-libérales comme celles de F. Hayek (1976, 1979), en arguant que si les règles fonctionnelles du marché sont parfois aussi des règles de juste conduite, il n'y a aucune nécessité qu'elles le soient toujours. De même, si l'on pense à l'analyse wébérienne (Weber, 1905) du développement capitaliste issu (et non pas cause) de l'éthique calviniste et au « désenchantement » qui s'en est suivi, on aura toutes les raisons de douter que la rationalité instrumentale telle qu'elle s'est imposée dans l'économie moderne et la division internationale du travail suffise à assurer la solidarité morale. Il est en fait généralement admis que les fonctions économiques, pas plus d'ailleurs que les fonctions biologiques, ne peuvent générer d'elles-mêmes la solidarité morale ou la fraternité, si le pouvoir politique et les citoyens ne se donnent pas les moyens de les orienter dans ce sens (Ladrière, 2001). Et il n'y a pas lieu de s'en étonner, précisément parce que le sens moral du concept de solidarité n'est nullement identique à son sens fonctionnel : une chaîne métallique ou humaine peut être « solidaire » dans un sens physique et contribuer donc organiquement à un certain effet, sans qu'il y ait la moindre moralité dans le processus ou l'activité en question.

Cela étant, la théorie du lien civil ne propose pas une explication alternative à l'explication fonctionnelle de la coopération sociale, mais vise plutôt à en explorer les limites du point de vue de l'autonomie logique et morale des sujets sociaux et de ses prolongements pratiques éventuels. L'hypothèse d'une autonomie logique et morale de l'action humaine n'est sans doute pas facile à tester empiriquement, [327] car on peut toujours supposer que les faits qui semblent l'attester occupent une place fonctionnelle dans un système biologique ou culturel, connu ou encore inconnu. La puissance des modèles fonctionnalistes, qu'ils soient socioculturels ou évolutionnistes, tient précisément à ce caractère post facto qui leur permet apparemment d'intégrer n'importe quel phénomène anomal. Cette puissance intégratrice a cependant un revers, celui de restreindre la capacité prédictive des modèles, en particulier parce qu'un système de causes fonctionnelles ne peut pas préjuger du sens et de l'avenir pratique que les sujets donneront à leur insertion dans ce système de causes. De plus, comme en témoigne la multiplicité des tentatives, souvent avortées, pour découvrir un fondement naturel à la sémantique, à la morale, aux normes sociales, etc., c'est bien du côté des fonctionnalistes et autres évolutionnistes que réside la charge de la preuve lorsqu'ils contestent une explication plausible de certains faits de coopération sociale par des raisons sémantiques et morales. Et lorsque les sociologues cherchent à expliquer ce que les agents ont fait par les « bonnes raisons » qu'ils avaient de le faire (Boudon, 1995), on ne voit pas pourquoi ces explications seraient à rejeter, dès lors qu'elles remplissent un critère classique de suffisance rationnelle. Or, l'explication par des raisons relève directement de la condition civile essentielle et en particulier du sens de la vérité et de la justice, même si, comme on le sait, les raisons des agents peuvent subir toutes sortes de « biais », cognitifs ou culturels.

L'approche sémantique et morale offre en outre quelques perspectives normatives inaccessibles aux approches fonctionnelles, lorsqu'on l'applique aux actions et expressions sociales qui, tout en étant sous l'empire, ou qui se réclament, de la norme de vérité et de justice, lui font subir une série de distorsions ou de perversions. La condition civile essentielle est en effet suffisamment incrustée dans l'expérience psychosociale des sujets sociaux pour les contraindre à imaginer toutes sortes d'accommodements avec l'illégitimité éventuelle de leurs actes. Face à des phénomènes moralement problématiques tels que l'oppression économique, l'indifférence à l'injustice, la xénophobie et le racisme, la violence ou la cruauté, l'analyse des distorsions particulières de la condition civile donne souvent un mode d'accès intéressant aux déterminants de l'action. Elle permet en effet de s'interroger sur les formes et les causes de la violation de la norme de vérité et de justice de la part de sujets qui, bien qu'ayant connaissance de cette norme, restent tributaires, en tant qu’homo sapiens, d'un design évolutif qui peut encore influer sur leurs comportements. La théorie du lien civil peut ainsi contribuer à l'explication des formes apaisées du lien social, lorsque la civilisation morale est la plus forte, mais aussi à celle de ses formes distordues [328] par rapport à la condition civile essentielle, lorsque c'est le mensonge ou la brutalité qui l'emportent. Car il faut souvent beaucoup d'intelligence sociale pour produire les formes de violence ou de perversion propres aux sociétés humaines [43], qu'on ne retrouve guère dans les autres sociétés animales.

CERSES-CNRS

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Weber M. [1905], L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (trad. franc. J. Chavy), Paris, Plon, 1964.

Wilson E. O. [1975], La sociobiologie (trad. franc. P. Couturiau), Monaco, Le Rocher, 1987.

Wilson E. O. [1978], L'humaine nature (trad. franc. R. Bauchot), Paris, Stock, 1978.



[1] Cet article développe un exposé présenté à Tours le 19 mai 2000 au séminaire du Centre d'études et de recherches sur l'urbanisation du monde arabe (URBAMA). Je remercie Pierre Robert Baduel de m'avoir donné cette occasion de préciser mes idées sur les rapports entre lien social et lien civil et Françoise Navez-Bouchanine de m'avoir communiqué ses très utiles « Réflexions critiques sur le lien social ».

[2] Il suffit de consulter les fichiers de quelques bibliothèques pour noter, ces dernières années, l'inflation du thème dans les titres s'ouvrages, d'articles ou de thèses, le lien social étant associé par exemple au temps libre, au patrimoine, au secret, aux négociations, à l'identité du sujet, à l'intégration et à la citoyenneté, à la ville, à l'amitié ou encore analysé du point de vue de ses fondements ou de sa crise... Il semble que l'ouvrage d'E. Enriquez (Essai de psychanalyse du lien social, Gallimard, 1983) et le Colloque de l'AISLF (1988) sur le thème aient été des précurseurs de l'usage actuel.

[3] La sémantique est la partie de la logique qui s'occupe de la façon dont les formules peuvent être satisfaites (Ruyer, 1990). Elle concerne donc à la fois les questions de vérité des phrases ou des pensées, et celles de sens des termes qui les composent.

[4] Cf. par exemple Proust, Intellectica, 1995/2.

[5] Durkheim lui-même rejetait le finalisme en sociologie et, sans exclure complètement le sens téléologique de la fonction (1895, p. 95), il la traitait comme le maintien de la cause préexistante dont le phénomène est dérivé (ibid., p. 96).

[6] Cf. Newell, 1981.

[7] Cf. Putnam, 1988.

[8] Cf. Pharo, 1992, 1997.

[9] On a cherché par exemple à montrer expérimentalement qu'il existerait une limite à la capacité des humains de « badger » d'autres humains. Cf. Irwin, 1993.

[10] À la différence de la vieille opposition de la société et de la communauté, reprise par Weber à la philosophie allemande (Tönnies), l'opposition entre liens proximaux et liens à distance insiste surtout sur la présence ou non d'une médiation matérielle entre les personnes susceptibles d'être moralement liées entre elles.

[11] Cf. en particulier Besnard, Borlandi, Vogt, 1993.

[12] Cf. Wilson, 1975, 1978 ; Hamilton, 1964 ; Trivers, 1971 ; Axelrod, 1984 et infra.

[13] Cf. par ex. Durkheim, 1887, p. 336 et sq.

[14] Cf. Durkheim, 1898, p. 48 et sq.

[15] Selon Durkheim (1895, p. 129, 134), la relation causale implique un « lien interne ». Mais ce critère ne suffit pas à séparer une simple covariation d'une covariation causale. Pour un état de la discussion moderne, cf. Belis, 1995.

[16] Sur « l'ontologie des faits sociaux », cf. Ogien, Livet, 2000. Une façon pluraliste d'aborder cette discussion consiste à envisager différents modes d'intelligibilité du social (cf. Berthelot, 1999, 2001).

[17] Cf. Bourdieu, 1980.

[18] Ou « indifférents », comme les appelle I. Hacking (1999, p. 104 et sq.).

[19] Ces remarques rejoignent, mais sans recours à une philosophie de l'histoire, les réflexions de J.-C. Passeron dans Le raisonnement sociologique, 1991.

[20] Cf. Boudon, 1998.

[21] Cf. aussi Besnard, 1987, p. 244, 299 ; Ogien, 1995, p. 92.

[22] Cf. Besnard, 1987, p. 292, 295.

[23] Cf. Garfinkel, 1967 ; Fornel, Ogien, Quéré, 2000.

[24] Cf. Tooby et Cosmidès, 1992 ; Carruters et Chamberlain, 2000 ; Runciman, 1998 ; Gigerenzer et Murrau, 1987.

[25] Cf. Guillo, 2000.

[26] La question de la base génétique de ces fonctions biologiques reste largement ouverte (Morange, 1998) et ne peut pas être résolue aussi mécaniquement que le suppose la sociobiologie, pour qui tout comportement animal et humain a une base génétique identifiable.

[27] Cf. Abramson et Pinkerton, 1995.

[28] Cf. Dawkins, 1976 ; Sperber, 1996. L'idée initiale, due à Dawkins (1976, p. 261-262), est de traiter la culture sous forme de particules transmissibles sur le même modèle que les gènes. Et tandis que Dawkins pense que les « mêmes » sont indépendants des gènes, mais comme eux, se reproduisent à l'identique, en circulant d'organisme à organisme, Origgi et Sperber (2000, p. 147) insistent sur l'articulation par dérivation des morceaux de culture par rapport aux processus biologiques et sur le lait qu'ils se déforment au cours de leur transmission.

[29] Cf. Bar-Yosef, Vandermeersch, 1999.

[30] Cf. McDonald Pavelka, 1995.

[31] Cf. Peacocke, 1992.

[32] Cf. Millikan, 2000.

[33] Sur le problème de l'erreur dans les théories informationnelles, cf. Fodor, 1991.

[34] On utilise aujourd'hui le terme de métareprésentations pour désigner les représentations qui portent sur les états intentionnels d'autrui ou de soi-même. Cf. par exemple Dunbar, 2000.

[35] Cf. Engel, 1998.

[36] Cf. aussi Garfinkel (1967) et Habermas (1981).

[37] Cf. Pour la science, 1999 ; Tattersall, 1999 ; Cavalli-Sforza, 1993, 1997.

[38] Cf. par exemple Desor, 1999.

[39] Le modèle de Hamilton s'applique surtout aux hyménoptères, espèce dite haplo-diploïde, dans laquelle « une femelle partage plus de gènes avec ses sœurs (trois quarts) qu'avec ses propres descendants (un demi) » (Veuille, 1997, p. 41) ; ce qui expliquerait son dévouement au groupe.

[40] Cf. Guilaine, Zammit, 2001.

[41] Cf. Cosmidès et Tooby, 1992. Les « contrats sociaux » sont compris ici dans un sens plutôt réduit de juste marché : « Vous prenez le bénéfice, vous payez le coût. »

[42] Sur la théorie des actes civils et le sens de la justice, cf. Pharo, 1997, chap. VI, et 2001.

[43] Cf. notamment les études réunies dans Pharo, 1996, 1997, 2001.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 avril 2018 19:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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