[7]
Phénoménologie du lien social.
Sens et légitimité.
Avant-propos
Le présent ouvrage [1] considère la civilité comme l'ensemble des propriétés paisibles du lien social, c'est-à-dire tout ce qui concourt à l'intelligence mutuelle entre les êtres humains. La notion de civilité englobe les formes dites de politesse et de sociabilité et plus généralement toutes les formes, signes, gestes, mouvements, de l'intelligence mutuelle, ce qu'on appelle aussi, dans notre jargon psychologique ordinaire, le rapport à autrui. Ces formes peuvent être plus ou moins authentiques ou routinisées, mais elles sont toujours expressives. Le choix ou l'abstention d'une formule ou d'un acte donnent inévitablement une indication sur un état du rapport entre des personnes. Et du fait qu'elles sont expressives, ces formes de la civilité ont certains effets, car étant adressées, elles peuvent être reçues, comprises, interprétées, ressenties en bien ou en mal par les autres. C'est par ces formes que les personnes s'attachent et s'engagent. C'est pourquoi, comme on le verra, l'accueil des formes civiles d'autrui et la protection de soi-même d'un côté, et de l'autre le souci d'être accueilli dans la limite de la protection d'autrui, sont des mécanismes centraux de la vie civile [2].
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Le thème de la civilité semble relever du domaine de la communication ou de la sociabilité. Pourtant, s'il s'est imposé à moi, c'est avant tout comme un moyen de tirer au clair une question qui relève plutôt de la sociologie politique. Cette question centrale est celle du consentement à l'ordre de la Cité, c'est-à-dire bien sûr le problème des croyances et des adhésions civiles, mais plus fondamentalement encore celui de la tolérance à la souffrance causée par autrui, ce qu'on appelait naguère l'oppression de l'homme par l'homme. Si l'on admet, et c'est mon cas, que la recherche du bonheur est le fait des personnes sensées, et si on ne réduit pas tout l'ordre social à des mécanismes de soumission irrépressibles, le consentement aux rapports civils douloureux est un paradoxe ; car pourquoi renoncer à ce qui est bon ou accepter ce qui est mauvais quand on pourrait faire autrement ? Les réponses structurales ou macro-sociales à cette question ne sont pas satisfaisantes car elles ne voient dans le phénomène du consentement que déterminisme ou soumission. Or on n'est pas toujours forcé de se soumettre. Quant au modèle hégélien de l'aliénation, il ne l'est guère davantage car il tient peu compte de la connaissance qu'ont les personnes des conditions morales de leur propre existence : c'est souvent en sachant pertinemment qu'il est à la fois mauvais et évitable qu'on accepte le mal civil.
La phénoménologie du lien civil a précisément pour but d'éclaircir le paradoxe lorsqu'elle suppose que ce n'est pas aux aspects douloureux d'un ordre que l'on se soumet, mais seulement à ses bons côtés, heureux, légitimes et obligeants, lesquels créent des conditions qui peuvent aller jusqu'à faire accepter aussi les mauvais côtés. L'expérience intime des personnes, c'est-à-dire le sens de ce qui leur arrive en bien ou en mal, se confronte en effet à des contraintes de sens commun, notamment de légitimité, qui engagent de façon profonde chacun dans ce qu'on peut appeler une norme d'intelligence commune, c'est-à-dire de [9] vérité et de justice. Cette norme est un idéal régulateur et non pas une loi ; elle n'est donc pas toujours respectée, et on passe même une bonne partie du temps de la vie civile à jouer et à tricher avec elle ; mais ces manipulations elles-mêmes attestent de son empire et de l'obligation pour chacun d'en tenir compte s'il veut demeurer dans la communauté des êtres sensés, responsables, autonomes. Cette norme attache ainsi les personnes à leurs propres actes et à ceux d'autrui, et donc finalement à une certaine stabilité de leurs conditions civiles, plus sûrement que ne le ferait la plus puissante des dominations organisées, car elle oblige chacun à ne refuser que le mal dont il peut attester qu'il est vraiment un mal, et à ne rechercher que le bien dont il peut attester qu'il ne fait pas le mal d'autrui, ce qui n'est pas si simple.
La norme d'intelligence commune est à l'œuvre dans les contraintes du civisme ordinaire, obligeant quiconque agit dans l'espace politique à se prévaloir du bien public, c'est-à-dire à n'agir publiquement qu'en donnant des garanties sur son autorisation par une instance légitime, sur son sens du devoir, sur l'utilité de ce qu'il entreprend, sur la pertinence de ce qu'il fait par rapport à la situation objective. La contrainte ici est très simple : les membres de la Cité n'auraient aucune raison de valider des actes publics niant ostensiblement le bien de cette Cité. C'est une contrainte tout à fait équivalente qui est à l'œuvre dans les formes de civilité : car, sauf raisons particulières, nul ne peut faire fi du bien d'autrui et s'attendre encore à recevoir son agrément. On peut exprimer cela en formulant une condition civile essentielle suivant laquelle chacun s'attend à être équitablement traité dans le lien civil et s'attend à ce que cette attente soit aussi celle d'autrui. Toutes les fois que cette condition est manifestement admise, autrement dit chaque fois qu'on propose un état de paix et non de guerre, et même si cet état n'est que le camouflage d'une oppression réelle, alors le lien civil est établi.
L'instauration du lien civil a des conséquences normatives et passionnelles, en particulier celle de rendre certaines ruptures difficiles, voire insensées. Nous sommes de la sorte liés, collés, attachés les uns aux autres par les formes de notre intelligence mutuelle, par les obligations et les attentes qui en découlent, les plaisirs et les compensations [10] de souffrance qui s'y rattachent, les assurances sur soi-même qu'on y trouve. Si les théories stratégiques ou conventionnalistes de la civilité ou de l'état civil ne réussissent pas à expliquer le consentement à l'ordre social, c'est parce que la contrainte qui pèse sur les personnes n'est pas le fait d'une force extérieure ou d'un préalable en forme de plans individuels ou collectifs, de conventions sociales ou de contrats. Elle est plutôt interne à ces plans, ces conventions ou ces contrats. Elle s'exerce simplement par le sens moral élémentaire, inscrit dans les universaux de la sémantique commune, qui fait que la façon la plus simple de se lier à autrui, c'est d'entretenir un rapport au monde qui soit compatible avec le sien, ce qui implique une certaine adéquation de ses actes à la réalité du monde et du bien d'autrui. Cette adéquation une fois instaurée, elle est dure à rompre, même si elle est douloureuse ou injuste, ce qui explique qu'un ordre social, même oppressif, puisse durer longtemps avant de s'effondrer.
Dans la théorie qui vient d'être d'esquissée, le phénomène central est l'intelligence mutuelle et les conséquences pratiques qu'elle peut avoir. Ceci oriente l'explication de l'ordre de la Cité vers la recherche des raisons pour lesquelles les personnes comprennent ce qui leur arrive d'une certaine façon, disons un compliment comme un compliment, une humiliation comme une humiliation, un geste d'amour comme un geste d'amour. C'est pourquoi une sociologie du lien civil est aussi inévitablement une théorie de la connaissance ou une phénoménologie. Car si c'est bien la compréhension des actes d'autrui qui détermine l'adhésion à un ordre social, la question-clef va être de savoir ce qu'il y a à comprendre dans les actes civils et pourquoi ces actes sont compris correctement ou compris de travers. Cette démarche est très proche de celle de la sémantique linguistique qui cherche à expliquer pourquoi des mots ou des suites de mots sont compris d'une façon ou d'une autre, et qui essaie aussi d'expliquer les ambiguïtés qui s'attachent à la compréhension linguistique. Mais ici ce ne sont pas des suites de mots qu'on prend en compte mais des séquences d'actions et de passions dont on recherche les significations. Et on pourrait même dire, si on voulait parler en termes de slogan, ce qui s'est beaucoup fait en sociologie, qu'il s'agit ici de traiter les faits [11] sociaux non pas comme des choses, ce qui était la thèse de Durkheim [3], ni comme des accomplissements, ce qui fut celle de Garfinkel, mais comme des significations, c'est-à-dire des événements singuliers attachés à et compréhensibles par des universaux conceptuels déposés dans notre sens commun.
Toutefois cette position serait difficilement tenable s'il était prouvé que les actions et les passions n'ont aucun sens déterminable ou que les significations n'ont aucune existence réelle ou encore que l'intelligence mutuelle est un pur phénomène d'adaptation mutuelle, c'est-à-dire une sorte de cybernétique sociale liée à des contingences culturelles ou circonstancielles irréductibles les unes aux autres. Or, toutes ces thèses ont été soutenues dans la pensée contemporaine. Et en effet, si on confronte les problèmes sémantiques de la tradition sociologique aux théories modernes de la signification, spécialement en logique, en philosophie et en linguistique, on se heurte à des difficultés qui semblent insurmontables. Ces difficultés ne sont pas des embarras épistémologiques dont une science empirique sûre d'elle telle que la sociologie pourrait très bien se passer. Elles renvoient au contraire à un problème qu'aucun sociologue rigoureux, voire même aucun journaliste ou observateur un peu scrupuleux, ne peut éviter de se poser.
Ce problème est le suivant : comment faire pour ne pas prêter indûment des significations aux personnes, aux actions, aux situations qu'on observe ? Comment faire pour ne pas projeter, pour ne pas rationaliser, pour ne pas mettre ses propres idées à la place des idées de ceux qu'on observe ? Ce problème se pose car la signification d'un fait social incorpore inévitablement les idées et les motifs d'agents singuliers. Autrement dit, les significations sociales supposent des hommes qui les pensent ou les ressentent. Mais très souvent, par exemple lorsqu'on essaie de dégager la signification objective d'un fait social, on [12] a tendance à confondre ses propres idées avec celles des personnes étudiées. Or, en toute rigueur, l'objectivation sociologique devrait inclure les pensées et les passions des personnes étudiées. Et pour cela, le sérieux méthodologique risque de ne pas suffire si on n'a pas résolu le problème précédent.
Une première façon de traiter ce problème se rattache à ce qui est appelé dans l'ouvrage la théorie culturelle de l'homme, c'est-à-dire en fait le culturalisme ambiant des sciences sociales qui cherche à se démarquer de la vieille métaphysique des facultés humaines en soulignant la socialité essentielle de l'homme, en refusant tout ce qui est inné, en rattachant tous les comportements humains intelligents, et pas seulement ceux de la culture proprement dite, à des déterminations sociales. Dans cette optique les catégories de l'humain ne sont pas naturelles mais socialement déterminées, ou comme on dit aujourd'hui, socialement construites, ce qui revient à peu près au même. Et donc décrire des significations revient ici à décrire des points de vue culturels particuliers en faisant abstraction de sa propre culture.
Mais dans cette démarche la description sociale se heurte à une aporie ; car ou bien elle n'utilise aucune catégorie générale de l'humain pour décrire les cultures étrangères, ce qu'aucune sociologie, aussi positiviste ou mécaniciste qu'elle soit, n'a jamais fait. Ou alors, et c'est le cas le plus général, cette démarche tient compte des variations culturelles, mais se trouve forcée, pour accéder à des faits particuliers, d'utiliser des noms d'actions, de sentiments, de relations, de rôles ou de vertus, auxquels elle suppose par le fait une validité universelle. Ce faisant elle prête, contre sa décision initiale, ses propres catégories aux personnes qu'elle étudie ; par exemple en disant que dans telles cultures ou circonstances éloignées, x a aimé, promis, reproché, ordonné, menacé, souffert, humilié, etc., elle suppose par le fait une universalité de l'amour, du reproche ou de l'ordre, etc.
Il y a donc une certaine circularité de la théorie culturelle de l'homme qui prétend que tout est socialement déterminé ou construit mais qui, pour ses descriptions, est bien obligée de faire elle-même appel à des catégories de l'humain qui transcendent toute culture particulière. Cette [13] circularité a été soulignée par certains courants sociologiques comme l'ethnométhodologie qui ont cru pouvoir éviter le piège grâce à ce qui est étudié dans la seconde partie de l'ouvrage sous le nom de métasociologie. Cette démarche consiste à prendre un point de vue de second ordre sur les faits sociaux, à ne décrire que des descriptions et des méthodes d'interprétation pour éviter d'introduire les catégories transcendantes de l'humain ; les faits sociaux sont ainsi considérés non pas selon leur signification endogène, mais comme des opérateurs de signification appliqués à d'autres faits sociaux.
Ceci a toutefois deux conséquences ennuyeuses, la première est le scepticisme sur le contenu des significations, car les circularités du culturalisme classique ne sont évitées qu'au prix d'un refus d'accorder un sens déterminé aux actions, aux sentiments ou aux situations ; ceci est assez conforme aux doctrines anti-mentalistes de certains philosophes contemporains, comme Wittgenstein ou Quine, mais heurte l'évidence du sens commun suivant lequel les actes et les sentiments ont bien un sens déterminé : quand on dit que quelqu'un a des motifs ou des sentiments, on pense qu'il les a réellement, et si on ne le pensait pas, il serait absurde de dire qu'il les a. L'autre conséquence ennuyeuse est le risque de régression à l'infini car si la signification est toute entière réduite à des opérations d'attribution de signification, alors les descriptions sociologiques ont elles-mêmes besoin qu'on leur attribue une signification, sous peine d'être tout simplement insignifiantes. Finalement la métasociologie ne fait qu'appauvrir la signification des faits sociaux en altérant le langage ordinaire de leur description, parlant de procédures, de méthodes, de constructions ou de membres là où il était d'usage de voir des intentions, des motifs, des sentiments, des valeurs, des causes, des agents, des patients... Elle n'échappe pas pour autant aux pièges de la théorie culturelle de l'homme, car elle ne peut se sauver de l'insignifiance qu'en réintroduisant en fraude les catégories transcendantes de l'humain sous forme de verbes d'action, de noms de sentiments et de rôles, ou de catégories morales.
La troisième façon de traiter ce problème du sociologue scrupuleux s'inspire de la sociologie compréhensive de Max Weber et surtout de son horizon cartésien et phénoménologique [14] qui admet une réalité des idées, des sentiments et des sujets sociaux, et plus généralement de l'esprit. Mais la sociologie compréhensive a posé sans le résoudre le problème de l'interprétation civile, ne serait-ce que parce que ce problème n'a été logiquement élaboré que dans la philosophie ultérieure, notamment chez Elisabeth Anscombe. Toute la difficulté est de rendre compte du rapport de l'idée réelle qu'une personne a en agissant ou en pâtissant, avec celle que cette même personne est censée avoir sous la description ou la compréhension d'autrui. Pour résoudre ce problème, on peut faire l'hypothèse qu'il existe des contraintes conceptuelles universelles à l'intérieur des contraintes culturelles ou circonstancielles et que ce sont ces contraintes conceptuelles communément disponibles qui permettent d'identifier la mutiplicité des faits sociaux particuliers. En clair, cela signifie qu'il existe, sous les différences culturelles, quelque chose d'essentiellement commun entre par exemple, comme dit une chanson, la façon dont les Russes et les Américains aiment leurs enfants, ou encore la façon dont les Irakiens ou les Israéliens ont peur des bombes. Si nous pouvons comprendre le sens de l'existence d'autrui, celle du bûcheron de Max Weber, ou celle d'une victime de la guerre du Golfe, c'est parce qu'on suppose un lien intrinsèque et nécessaire, entre les idées et les sentiments singuliers de ces personnes et les concepts et descriptions sous lesquels nous les apercevons.
En bref, le problème de l'interprétation civile peut être résolu si l'on suppose qu'il y a quelque chose d'essentiellement commun entre ses propres descriptions et les idées des personnes qu'on étudie. Autrement dit encore, l'argument qu'on peut opposer au culturalisme radical est que s'il n'existait pas un certain universalisme conceptuel, la compréhension des significations étrangères serait radicalement impossible ; or elle a lieu, même si ce n'est que de façon partielle.
À cela on objecte évidemment la multiplicité des conventions particulières et des contingences culturelles. Mais la contrainte d'une convention ne semble pas purement conventionnelle. Par exemple, un jeu comme les échecs est parfaitement conventionnel, mais si on joue à ce jeu, on ne peut éviter de se soumettre à ses règles, car sinon on ne joue plus aux échecs. De même, il est conventionnel [15] de ramer ou non ensemble, mais il est nécessaire de ramer tous dans la même direction si on a décidé de ramer ensemble. Autrement dit, on a sans doute la liberté de choix du jeu qu'on veut jouer ou de la règle qu'on veut suivre, mais jamais celle de suivre une autre règle que celle qu'on prétend suivre. On peut d'ailleurs élargir l'exemple du jeu d'échecs à d'autres jeux sociaux ; par exemple, même si on veut considérer le droit comme un fait purement conventionnel, les conséquences d'un droit particulier, disons le droit à l'expression libre, ne sont pas conventionnelles, car lorsqu'on a proclamé un droit à la libre expression et que par exemple on interdit cette libre expression, on commet nécessairement une faute par rapport à la règle qu'on s'est fixée.
La méthodologie associée à ce genre de sociologie compréhensive est assez classique. Elle consiste à analyser le sens intime des actions et des passions sociales en mettant en rapport des concepts et des significations communes, c'est-à-dire des catégories de rôles, d'agents, de patients, de sentiments, d'actions, de relations, de vertus, à des faits empiriques particuliers. Pour faire cela, la seule garantie dont on dispose, c'est ce que Descartes appelait le bon sens, c'est-à-dire la capacité d'ajuster correctement les concepts et les choses. Néanmoins, si on admet l'universalité et la nécessité, au moins partielle, des significations civilles, cette garantie du sens commun est plus puissante qu'il le paraît. Car le point important est que les descriptions et les concepts qui ne correspondent pas aux faits sociaux ont tendance à être annulés par ces faits. Si par exemple, devant un blessé étendu dans la rue et autour duquel s'est formé un attroupement, quelqu'un s'avance en disant : "laissez-moi faire, je suis plombier", la description s'annule par les faits - on supposera en effet au nouveau venu une autre identité et d'autres intentions correspondant mieux aux concepts appelés par la situation, le blessé et la foule attroupée : peut-être a-t-il fait un lapsus ou une plaisanterie de mauvais goût, ou bien toute la situation n'est qu'une mise en scène pour une caméra cachée.
Ce qui sous-tend cette réflexion méthodologique, ainsi que l'idée avancée plus haut d'une norme d'intelligence commune, c'est que la vie sociale repose entièrement sur l'idéal de parvenir à une juste caractérisation des choses, [16] ou comme on dit, d'appeler un chat un chat. On peut jouer avec cet idéal, mais on ne peut réellement s'entendre qu'en tablant sur lui. Les conflits comme les accords reposent en effet sur la prétention à saisir les choses sous des concepts et des descriptions appropriés. Voyez par exemple les enjeux attachés aux diverses caractérisations de la guerre du Golfe comme guerre des Nations Unies pour faire respecter le droit international, guerre arabo-occidentale ou guerre coloniale. Mais voyez aussi, à un niveau plus modeste, ce que ça implique d'inscrire une relation sociale donnée sous les concepts du commerce, de la subordination, de l'amitié ou de l'amour. Ces inscriptions peuvent se faire explicitement pour ce dont on parle ou implicitement pour ce que l'on fait, mais l'intelligence commune est étroitement reliée à ces inscriptions conceptuelles. Voyez encore la différence qu'il y a entre la compréhension d'une scène de rue, disons un homme emmené brutalement par deux autres hommes, suivant que vous la comprenez comme l'arrestation d'un suspect ou l'enlèvement d'un riche héritier. Sur tous ces exemples, on voit bien que le problème classique de référence et de sémantique, qui est de savoir si des descriptions sont appropriées à des faits empiriques, est ipso facto un problème normatif - car on ne tire pas les mêmes conclusions pratiques et morales d'une description ou d'une autre. Mais d'autre part cela n'aurait aucun sens de disputer sur le sens des choses si on n'avait pas l'idéal de parvenir à une compréhension commune - sans quoi il n'y aurait aucune raison de parler et de persuader.
On objecte encore à cela que les significations ne sont pas individualisables, par exemple qu'on ne pourrait pas décrire un sentiment ou une croyance particulière sans décrire en même temps l'ensemble des croyances de la personne. Mais on peut répondre que l'individualisation des situations civiles ne se fait pas sous la forme d'une liste d'éléments définitoires ou de conditions nécessaires et suffisantes, mais qu'elle se fait quand même, quoique de façon négative, par l'impossibilité ou la difficulté de comprendre certains faits sous certains concepts. Par exemple, si on entend dire : il l'aime mais il la bat, l'adéquation du concept d'amour au cas devient douteuse ; de même, si on entend : cet ouvrier fait du gardiennage depuis vingt [17] ans, l'adéquation du concept d'ouvrier à cette personne devient problématique. S'il n'existait pas une possibilité naturelle d'individualisation des significations, qui fait par exemple qu'un reproche est essentiellement un reproche et pas un compliment, une haine essentiellement une haine et pas un amour, il n'existerait pas non plus de possibilité de discrimination entre les faits particuliers qui tombent sous ces concepts - et on pourrait par conséquent prendre légitimement un viol pour un acte d'amour ou une extermination dans une chambre à gaz pour un simple manque de soin.
Les éléments nécessaires à la signification de nos concepts civils, actions, passions, rôles, relations... ne sont pas toujours positivement exprimables, mais leur existence permet, par des tests négatifs, de juger que certaines descriptions, parmi une infinité possible, sont ou non adéquates à certains faits. Par exemple, il serait sans doute difficile de dire jusqu'à quel point il est nécessaire au concept du médecin que celui-ci soigne les malades : faut-il pour cela qu'il l'ait fait dans le passé, ou qu'il le fasse seulement dans le présent, sur combien de malades, avec combien de guérisons, avec quelle fréquence, dans quel genre d'établissements, etc., mais il est possible en revanche, devant une situation particulière, de dire que l'agent ne correspond pas ou plus, ou moins, au concept, et à l'idéal platonicien, du médecin - par exemple si ce médecin ne pratique que des ablations d'organes sur des cadavres et ne soigne jamais aucun malade, on aura du mal à dire encore qu'il est un médecin.
Cette analyse permet aussi de tenir compte du caractère irrémédiable d'une description admise ou, a fortiori, vérifiée. Si par exemple vous avez agi de telle façon qu'un concept de lâcheté s'applique à votre acte, vous pourrez sans doute faire en sorte de ne plus être lâche dans l'avenir mais pas de ne pas avoir été lâche quand vous l'avez été. De même si vous êtes avec quelqu'un disons dans un rapport d'amant, ou de débiteur, vous pourrez toujours essayer de ne pas en tenir compte dans d'autres situations (si par exemple vous avez aussi des rapports de travail avec l'amant ou l'amante), mais vous ne pourrez pas faire que ce rapport n'existe pas. C'est cette irrémédiabilité de la compréhension sous certains concepts qui fait l'aspect réellement [18] adhésif, au sens de la colle, du lien civil. Si l'action elle-même est, dans son concept et jusqu'à preuve du contraire, libre, la compréhension, elle, l'est beaucoup moins car elle est déterminée par ce qu'il y a à comprendre, ce qui permet de dire, avec certains commentateurs de Descartes [4], que la compréhension est une passion. Or cela nous ramène à la question initiale du consentement à un ordre car, et c'est la thèse fondamentale du livre, on ne peut accepter ce qui est mauvais dans un ordre que parce que le sens commun nous force à accepter ce qu'il a de bon, c'est-à-dire de juste et de vrai, - tout l'art des cyniques et des profiteurs étant précisément de trafiquer à leur avantage cette norme d'intelligence commune.
Je voudrais, pour conclure cet avant-propos, dire à quel point il me semble aujourd'hui important d'assumer en sociologie la tradition phénoménologique suivant laquelle l'expérience du monde social est toujours et d'abord une expérience intime et individualisée par cette intimité, même si cela rapproche la sociologie de la psychologie. Certaines sociologies ont essayé de rayer, pour ainsi dire, la dimension de l'expérience privée de la carte sociologique, mais cela n'est pas convaincant. D'abord parce qu'il y a une différence essentielle, radicale entre le sens de ce qui m'arrive, et celui de ce qui arrive aux autres : je pâtis directement de mes plaisirs et de mes souffrances tandis que je passe par des intermédiaires conceptuels pour accéder à ceux des autres. Cela a une conséquence sociologique, c'est que les individus ne sont pas touchés de la même façon par ce qui leur arrive à eux que par ce qui arrive aux autres, et, parmi les choses qui arrivent aux autres, ils ne sont pas touchés de la même façon par ce à quoi ils ont consacré du temps, de l'attention et de la réflexion que par ce sur quoi ils ne se sont pas appesantis. On ne peut donc pas expliquer la vie sociale, si on n'a pas d'outil d'analyse des niveaux d'engagement personnel, de l'amour à l'indifférence en passant par la dette, la loyauté, le remords ou le désir de revanche, ce qui suppose d'admettre une réalité de l'expérience intime. Le concept de la civilité est justement celui de la place de l'intime dans le social. Il permet de comprendre que c'est le retentissement du sens [19] commun dans leur vie intime qui force les individus à se plier aux ordres de la société.
Il y a donc des limites à l'explication proprement sociale : le social ne peut pas s'expliquer seulement par lui-même car il n'est sans doute pas sa propre cause ni sa propre fin. La thèse durkheimienne pouvait être soutenue dans le cadre de la théorie culturelle de l'homme ; si tout l'humain est social, alors sans doute le fait social peut-il s'expliquer uniquement par le fait social, mais si l'humain n'est pas entièrement social, s'il renvoie aussi à des structures de l'esprit, à la fois intimes et universelles, ou encore à des faits biologiques, alors il faut modérer les prétentions de l'explication sociale. Ceci n'atteint pas la sociologie dans son autonomie d'objet mais fait mieux percevoir les relations de son objet, la société, avec les disciplines connexes.
Le parcours que présente cet ouvrage n'est pas le résultat d'un plan prémédité mais il a au contraire été constamment piloté par son objet, et par les compréhensions et incompréhensions de l'auteur. C'est contraint et forcé que j'ai ajouté à la tranquillité relative de l'empirie sociologique certaines angoisses épistémologiques. Je dis cela dans l'espoir d'excuser certains de mes errements mais surtout parce que je me demande si on ne peut pas donner une réponse positive à une question posée par certains sociologues [5] et qui est de savoir si la sociologie est ou non une science de découverte. Pour qu'elle le soit, il faudrait qu'il y ait des choses à découvrir, et pas seulement des choses à construire. Or il me semble que c'est le cas, parce que les significations civiles ne sont pas des vues de l'esprit mais des réalités quasi-tangibles sur lesquelles il y a encore presque tout à découvrir.
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[1] Le texte qu'on va lire provient d'un mémoire original de doctorat d'État sur travaux présentant un ensemble d'enquêtes et de réflexions théoriques qui se sont étalées sur une quinzaine d'années. À ce mémoire sont annexés trois textes déjà publiés donnant un aperçu des travaux empiriques et conceptuels qui soutiennent la thèse défendue. La liste des principaux de ces travaux figure dans la bibliographie générale, à la fin de l'ouvrage.
[2] Par convention, on appellera civil tout ce qui concerne les relations d'intelligence mutuelle entre personnes, ce qui correspond en gros à ce qu'on appelait société au dix-septième siècle. Mais le terme société ou l'adjectif social intègrent aujourd'hui des relations beaucoup plus anonymes, ce qui est la raison pour laquelle je leur préfère les termes civil ou cité (sans majuscule) lorsqu'il s'agit d'examiner les relations intelligentes entre personnes. En revanche, le terme Cité (avec une majuscule), englobe à la fois les relations personnelles et impersonnelles qui concourent à la formation d'une société au sens large ; les expressions ordre de la Cité et ordre social seront donc considérées comme synonymes.
[3] La bibliographie générale comporte la liste de tous les auteurs cités et d'un certain nombre qui, bien que ne l'étant pas, ont été indispensables à la réalisation de ce travail. On devra s'y reporter directement chaque fois qu'un auteur est cité sans indication particulière. Dans les autres cas, une référence plus précise, notée par une date indexée au nom de l'auteur dans la bibliographie, est indiquée en note.
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