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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La PhénoménoLa Phénoménologie du lien social. Sens et légitimité. (1992)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Patrick Pharo, La Phénoménologie du lien social. Sens et légitimité. Paris: L'Harmattan, Éditeur, 1992, 284 pp. Collection “Logiques socialeS”. [Autorisation de l'auteur accordée le 28 janvier 2017 de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sciences sociales.]

[21]

Phénoménologie du lien social.
Sens et légitimité.

Introduction

Les paradoxes de la culture


Y a-t-il un lien entre le sens des actions et passions humaines et la question de la légitimité de l'ordre politique ? On peut supposer que oui si on pense que ce qui est ressenti comme bon ou mauvais par les personnes (et qui fait le sens vécu) entretient des rapports déterminés avec ce qui est bon ou mauvais pour la Cité (et qui fait la légitimité). Ce sont précisément ces rapports que se propose d'étudier la phénoménologie du lien civil. Ces rapports sont fondés sur les structures conceptuelles, nécessaires et connaissables a priori, qui rendent les existences humaines singulières mutuellement intelligibles, c'est-à-dire aussi acceptables, supportables, désirables, aimables... Ces structures conceptuelles, qui sont les moyens usuels du sens commun,  agissent aussi bien au niveau des relations interpersonnelles qu'à celui des relations politiques. Elles soutiennent le lien civil, lequel peut lui-même être défini comme l'ensemble des propriétés de l'intelligence mutuelle entre les êtres humains [1], ou encore comme l'ensemble des rapports entre les formes particulières d'entente et de mésentente et l'idéal moral (paix, bonheur, équité...) qui les régule [2]. Supposer l'existence [22] de structures conceptuelles sans lesquelles l'intelligence mutuelle, incapable de fixer la signification contingente des choses, tendrait à se dissoudre, est, comme on le verra, un moyen d'éviter que la théorie de la signification, et avec elle celle de la moralité, se disloque dans une vague nébuleuse pragmatique. Supposer en outre que ces structures renvoient à un idéal de paix et de justice est la simple conséquence de ce qui précède, car il est impossible de maintenir le sens commun lorsqu'on écrase autrui.

Les questions du sens et de la légitimité n'appartiennent pas spécifiquement à la sociologie et ont aussi bien leur place dans la philosophie, en particulier la philosophie de l'esprit (ce qu'on appelait autrefois la théorie de la nature humaine) et la philosophie politique (c'est-à-dire la théorie de l'état civil et de la Cité). L'approche sociologique que j'ai pourtant choisie dans mes propres recherches ne tient à aucune des critiques que la science sociale adresse quelquefois à la tradition philosophique : manque de positivité, rapport lâche à l'empirie, fondements métaphysiques, universalisme abstrait..., et dont aucune ne me semble vraiment fondée, mais au fait que la sociologie a eu pendant longtemps une sorte de monopole sur l'intégration, dans une même démarche théorique, des questions du sens et de la légitimité.

Ce type d'intégration était classiquement le fait des systèmes philosophiques qui traitaient à la fois des propriétés de l'esprit et des caractères de l'état civil et qui, sur la base des premières, pouvaient déduire les seconds. Dans ces philosophies, l'explication de l'état civil par la nature humaine avait pour but de rechercher le meilleur état civil possible et donc d'expliciter les conditions de ce qu'on appelle, en langage moderne, un ordre légitime. L'apparition des grandes traditions sociologiques, celles de Marx, de Weber et de Durkheim, a modifié la répartition du travail : les philosophies majeures, phénoménologiques ou analytiques, ont délaissé la théorie politique, et, pour l'essentiel, c'est aux sciences sociales, et spécialement à la sociologie, qu'est revenue la tâche d'articuler dans une approche cohérente la théorie de l'homme et celle de la Cité. Ceci a été fait dans le cadre de ce qu'on pourrait appeler de façon générale une théorie culturelle de l'homme, qui tend à inverser l'ancienne vision philosophique [23] en considérant désormais les facultés humaines comme une émergence de la vie sociale. Suivant cette conception, la culture n'est pas simplement un domaine particulier des productions humaines (comme par exemple les productions artistiques ou scientifiques), mais un ensemble d'aptitudes cognitives et pratiques résultant de l'ordre social lui-même. La culture tend alors à se confondre avec l'ensemble des aptitudes acquises par les êtres humains à l'intérieur d'une société donnée (par opposition à des aptitudes innées, dont on minore du reste l'importance). Cet ordre culturel, lui-même produit par la société, se traduit, sur le plan social et politique, par ce qu'on nomme suivant les cas idéologie, croyances de validité, normalité sociale ou ordre symbolique, et c'est lui qui assure finalement la stabilité et la légitimité de l'ordre de la Cité.

La théorie culturelle de l'homme est née d'une période où il ne paraissait plus y avoir d'évidence en faveur de fondements naturels ou transcendants de l'ordre social. C'est en se fondant sur ce constat que la sociologie pouvait reprocher à la philosophie d'avoir voulu déduire l'ordre et la légitimité politiques de principes universels, alors que les seuls fondements de l'ordre social seraient de nature historique, sociale et culturelle, et que seule une recherche positive et empirique pourrait les découvrir. Même lorsqu'elle ne renonçait pas à prendre elle-même un parti sur les conditions de légitimité de l'ordre social, la théorie culturelle a toujours cherché à fonder ses propres appréciations sur des données sociales positives, se proposant avant toute chose d'enregistrer et de décrire ces données, sans avoir à porter sur elles des jugements péremptoires fondés sur une hypothétique nature humaine.

La mise en évidence de ces fondements positifs de l'ordre social à l'intérieur d'une théorie culturelle de l'homme donne un éclairage assez différent à l'idée ancienne de l'homme animal politique. La théorie de la culture souligne en effet que les aptitudes cognitives ou morales dont sont équipés les êtres humains ne sont pas des aptitudes naturelles mais résultent au contraire d'une appartenance à des communautés humaines. Elles ont par conséquent une origine sociale qui les marque définitivement du sceau de la contingence. La tradition sociologique introduit ainsi une sorte de nouvel empirisme qui fait [24] dépendre les fonctions intellectuelles et pratiques de réalités sociales telles que le travail, les règles de vie, le langage, l'influence... Cette idée prend parfois une forme extrême lorsqu'on pose que l'esprit et l'action humaines ne seraient qu'un réceptacle ou une émergence, sinon un reflet, de réalités sociales extérieures. Ainsi, dans certains aspects du structuralisme français, on est tenté de réduire à peu de choses la liberté de l'être humain et la réalité du sujet des actions au nom des déterminismes sociaux et culturels qui pèsent sur ses conduites.

La difficulté majeure ici semble être de tenir compte de la découverte, difficilement contestable, de certaines propriétés collectives des attitudes psychologiques, sans endosser pour autant ses conséquences insupportables. A cette fin, il ne suffit pas d'opposer, sans autre forme de procès, une théorie de la liberté à une théorie de la culture, car on tombe sous le coup des objections dont la sociologie et les sciences humaines ont parsemé la route de ceux qui croient pouvoir revenir à l'ancienne métaphysique de l'homme. Un exemple de ces objections est celle que Pierre Bourdieu [3] adresse à la phénoménologie sociale qui suppose un être libre à l'origine de toute action sans pouvoir jamais l'attester autrement que par une pétition de principe. Par rapport aux anciennes théories de l'esprit, la force de la théorie culturelle de l'homme est en effet de chercher à documenter ses théories sociales sur des cas singuliers auxquels elle applique ses grilles de lecture - ce qui donne parfois l'impression qu'elle ferait l'économie de toute conception générale de l'esprit humain. C'est sur cette possibilité d'application au particulier, validable par quiconque accepte de considérer honnêtement les données empiriques disponibles, que la théorie de la culture fonde sa prétention à la scientificité et son ironie à l'égard de l'ancienne tradition philosophique.

Mais la théorie culturelle de l'homme, telle qu'elle nous est léguée par la tradition, n'est pas aussi solide qu'elle le paraît et mérite d'être elle-même mise en question. Car pour établir les fondements positifs de l'ordre social, elle ne peut faire entièrement abstraction des catégories qu'avait élaborées la philosophie classique. Sauf à adopter un jargon [25] complètement nouveau, dont l'idée paraît hautement problématique, elle ne peut éviter en effet de présupposer l'existence de l'esprit et de tout ce qui s'ensuit pour parler du social, ne serait-ce que par le caractère intentionnel des verbes qu'elle utilise. Il est difficile de dire que cette présupposition ne concerne que des catégories "historiquement déterminées" (ou, comme on dit aujourd'hui, "socialement construites"), car on risque fort d'aboutir alors à des processus régressifs ou circulaires que seul l'arbitraire peut interrompre. Le caractère historiquement déterminé ou socialement construit des catégories utilisées est en effet un résultat de la théorie qui utilise déjà ces catégories déterminées ou construites pour dire que toutes le sont..., et ainsi de suite. Autrement dit, la sémantique la plus usuelle de l'homme et de ses actions semble nous renvoyer à des permanences qu'on ne peut abolir par un coup de baguette magique mais dont il faut au contraire rendre compte.

La théorie culturelle de l'homme ne peut d'autre part prétendre expliquer à elle seule tous les aspects de l'action et de l'intelligence humaines, sous peine d'aboutir à des conclusions qui heurtent le sens commun, comme par exemple le sentiment très fort que nous avons tous de posséder une certaine autonomie de pensée et d'action, qui ne nous semble pas, quand nous y sommes, réductible à des déterminations sociales ou culturelles. Sous ses formes extrêmes, celles qui nient la liberté humaine ou n'en tiennent aucun compte dans l'analyse, la théorie culturelle de l'homme rend également paradoxales les attentes les plus communes de la vie ordinaire. Par exemple, nous ne pourrions attendre des personnes que nous côtoyons qu'elles se déterminent librement et suivant des raisons sur les engagements pratiques qui font la vie courante, si l'on était persuadé que ces personnes sont en fait sous l'influence indéracinable des cultures ou des ordres symboliques qui les font agir. Si nous devions vraiment tenir compte de ces déterminations, nous ne pourrions nous adresser à elles, sans parler de nous-mêmes, à la façon dont nous le faisons habituellement. En réalité, si l'on ne comptait plus sur la possibilité d'une libre détermination des personnes par rapport à ce qui leur arrive, toute intervention ouverte et directe dans leur direction risquerait de devenir absurde [26] ou mensongère. Les seuls moyens de l'agir ne seraient plus que le coup et la manipulation. Seulement, dans une telle hypothèse, l'agir risquerait fort de ne plus exister lui-même. Car on ne peut en effet vouloir agir soi-même dans une direction donnée, fût-ce celle de la manipulation d'autrui, si on a la conviction que sa propre action est le résultat de déterminations ou de constructions sociales sur lesquelles on n'a aucune prise. Dans ces cas-là, on croit vouloir mais on ne veut pas, et on croit agir alors qu'on est simplement agi. Autrement dit, une théorie purement sociale de l'esprit et de l'action ne peut pas prétendre expliquer, à elle seule, l'intégration du social et de l'individuel, du politique et du personnel, de la légitimité et du sens, dans la série des actions interconnectées qui forment ce qu'on appelle une société ou une Cité, pour la bonne raison que l'évidence de l'action ou de la passion suppose toujours autre chose que le jeu des déterminations culturelles.

Pour faire face à cet ensemble de difficultés, qui témoigne en fait d'un problème logique contre lequel a buté toute la pensée moderne [4], il semble intéressant d'adopter une méthode consistant à traiter l'ordre social sous la forme des significations qu'il peut prendre dans l'action - et ce qui va avec, c'est-à-dire l'abstention et la passion - des personnes confrontées les unes aux autres dans des situations particulières. Cette méthode privilégie l'étude de la personne dans ses relations d'action et de passion au monde environnant, et notamment aux autres personnes. Son but n'est pas de nier que des phénomènes culturels, sociaux ou macro-sociaux jouent un rôle causal dans la détermination des conduites, ce qui ne serait pas raisonnable - pas plus qu'il ne serait raisonnable de nier que des phénomènes physiques aient un rôle causal dans la détermination des conduites. Mais elle vise plutôt à trouver un niveau d'analyse de la réalité sociale qui soit compatible avec l'exigence d'explication dégagée par la sociologie, et qui évite pourtant de tomber dans certains de ses paradoxes, liés en particulier à la décision de renoncer, sans raison déterminante, à la thèse de sens commun et de philosophie [27] classique de la liberté ou de l'autonomie morale des personnes.

Dans cette optique, plutôt que d'étudier la façon dont l'ordre de la Cité peut, en tant que réalité sui generis, diriger l'ordre de l'existence, on peut suivre une démarche différente, consistant à rechercher la façon dont l'ordre de la Cité peut à la fois se figurer et se réaliser dans celui de l'existence. Dans ces conditions, les catégories de l'action et de la passion deviennent centrales, sinon exclusives, car c'est en elles seulement qu'on peut avoir l'occasion d'observer cette mise en acte de l'ordre de la Cité. L'étude directe, conceptuelle et empirique, des actions et des passions, est un moyen simple et contrôlable de documenter sur des cas particuliers une théorie civile, sans avoir besoin de faire un appel préalable à des déterminations culturelles. Certains courants sociologiques, comme l'interactionnisme et, plus généralement, les sociologies de la vie quotidienne [5], se sont fait une spécialité de l'étude du social sous sa forme courte (les "relations de face-à-face"), mais en ne se préoccupant guère de la rattacher à des problèmes de philosophie politique, et encore moins de philosophie de l'esprit. Il est toutefois essentiel de lier l'approche des formes interpersonnelles du lien social aux préoccupations de la sociologie classique, et en particulier son souci d'intégrer dans une même théorie les problèmes du sens et de la légitimité.

Les notions de sens et de légitimité ont  déjà été rapprochées par la théorie de Max Weber [6], liant la question de la légitimité d'un ordre au sens qu'il peut avoir pour ceux qui s'y soumettent. Il est possible de prolonger et systématiser cette interrogation en se demandant comment le sens des actions et passions humaines, essentiellement intime et personnel, peut dépendre du monde civil pour sa justification et sa légitimité, alors même que c'est dans le sens intime de chaque expérience singulière que le monde civil trouve les sources de sa propre légitimité. Cette relation apparemment circulaire du sens et de la légitimité ne peut trouver sa raison ultime dans les théories classiques [28] du contrôle social, car le contrôle social repose lui-même sur des actions pourvues d'un certain sens. Elle incite plutôt à rechercher les fondements phénoménologiques de la relation du sens et de la légitimité, c'est-à-dire les structures conceptuelles assurant la corrélation  dans le monde civil, d'un sens intime et d'un sens commun, ainsi que leur confirmation ou infirmation réciproques. On peut ainsi faire le projet d'une phénoménologie du lien civil explicitant les principes, les normes, les formes, les conséquences, les limites et la moralité de l'intelligence mutuelle entre les être humains de façon à pouvoir rendre compte de la façon dont le sens intime de chaque expérience singulière se rapporte à un sens commun et se soumet, ou non, à son épreuve.

L'entreprise dont l'idée vient d'être esquissée est présentée dans ce qui suit sous la forme des trois états successifs par lesquels elle est passée. Chacun de ces états cherche à dégager les problèmes du sens et de la légitimité, conçus comme problèmes centraux d'une phénoménologie du lien civil, des paradoxes de la théorie culturelle de l'homme. Un premier état consiste à mettre en place les bases de la recherche, mais sans que celles-ci soient encore complètement élaborées. Ce premier état dégage surtout une argumentation qui permet de repérer les apories de la théorie culturelle de l'homme. Dans son second état, l'enquête s'affronte directement aux fondements logiques des paradoxes évoqués ci-dessus, en particulier l'intégration dans la réalité des faits sociaux de la connaissance et de l'interprétation qu'en donnent les membres de la société. Le troisième état s'affranchit beaucoup plus nettement des paradoxes de la théorie culturelle de l'homme, dégage un programme de recherche conceptuel et empirique comme moyen positif d'une phénoménologie du lien civil, et rend finalement possible une meilleure perception des liens de cette phénoménologie avec d'anciens problèmes philosophiques que la sociologie aurait tout intérêt à considérer à nouveau - la parenthèse des excès culturalistes pouvant enfin être refermée.



[1] Le lien social est une notion plus large que le lien civil, incluant des relations qui ne sont pas toutes d'intelligence mutuelle, comme par exemple les relations économiques d'appauvrissement ou d'enrichissement qui peuvent relier des agents qui ignorent complètement qu'ils sont ainsi reliés entre eux.

[2] L'intelligence mutuelle semble faire de la paix sa condition d'existence, la guerre ayant généralement pour effet de brouiller l'intercompréhension, même si, dans certains cas, et à condition de ne pas durer trop longtemps, elle peut permettre de se faire comprendre auprès de ceux qui ne veulent décidément rien comprendre.

[3] (1968) et (1980).

[4] Ce problème logique, qui est celui de l'impossibilité pour un système formalisé de se valider lui-même, est clairement présenté dans J. Ladrière (1967).

 [5] G. Simmel et H. Mead d'abord, et plus tard E. Goffman et H. Garfinkel sont les maîtres incontestés de tout ce courant.

[6] (1921).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 mars 2017 10:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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