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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Plaisir et intempérance. Anthropologie morale de l'addiction. (2006)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Patrick Pharo, Plaisir et intempérance. Anthropologie morale de l'addiction. Rapport de recherche MILDT INSERM, septembre 2006, 109 pp. [Autorisation de l'auteur accordée le 28 janvier 2017 de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sciences sociales.]

[3]

Plaisir et intempérance.
Anthropologie morale de l’addiction.

Introduction

Pourquoi se drogue-t-on ou, si l'on veut être plus précis, pourquoi fait-on usage de produits psychoactifs [1], au risque parfois d'en devenir dépendant ? C'est la question à laquelle toutes les politiques, publiques ou privées, de la drogue sont toujours confrontées. Or, sur un plan général, il semble qu'une réponse raisonnable à cette question doive toujours tenter d'articuler ensemble trois types de causes ou de raisons [2] : des causes écologiques, qui tiennent aux conditions de l'offre de produits psychoactifs par l'environnement naturel et social ; des causes organiques qui portent sur les dispositions biologiques, et en particulier neurophysiologiques, des êtres vivants à la recherche du plaisir ou au soulagement de leurs peines ; et enfin des causes éthiques, c'est-à-dire subjectives et normatives, qui tiennent aux raisonnements, efforts ou renoncements des sujets pour gérer au mieux à la fois leur état organique et ses rapports à l'environnement. La socio-écologie de l'addiction et la neurophysiologie nous renseignent abondamment aujourd'hui sur les deux premiers types de causes, et l'ensemble du présent rapport s'efforcera donc de prendre appui sur ce type de connaissances. Il semble en revanche qu'on connaisse un peu moins bien le troisième type de causes, à savoir les « causes éthiques » - ce terme étant pris ici au sens large de tous les raisonnements et états d'esprit susceptibles de faire l'objet d'une discussion éthique (ou morale [3]) pro ou contra, en termes notamment de rationalité, de volonté, de liberté ou d'estime de soi du sujet. En ce sen élargi, les causes éthiques [4] incluent l'ensemble des choix rationnels, qu'ils soient moraux, immoraux ou moralement indifférents, et quelle que soit la nature des intérêts ou des préférences visés.

C'est le manque (relatif au demeurant) de connaissances dans ce domaine qui a justifié le dépôt de ce projet de recherche et sans doute aussi son acceptation par le comité de la MLLDT. Et c'est donc principalement à ces causes éthiques que seront consacrés les développements qui suivent, non pas cependant pour les isoler de façon plus ou moins artificielle, mais au contraire pour essayer de comprendre comment les différents éléments qui [4] tiennent à la posture éthique du sujet peuvent interagir avec les deux autres types de causes : organiques et écologiques.

1. Origine de la recherche

Précisons tout de suite que la présente recherche n'émane pas d'une spécialisation de longue durée dans le domaine des drogues et de la toxicomanie, mais plutôt d'une fréquentation prolongée des théories philosophiques et sociologiques de l'action. En philosophie moderne et, par suite, en sciences sociales, la théorie de l'action s'est longtemps focalisée sur un débat entre d'un côté la recherche des utilités - dont s'inspire la morale utilitariste aussi bien que la théorie du choix rationnel -, et de l'autre la soumission à des obligations et principes moraux a priori - qui forme la base de la morale déontologique et du respect catégorique de valeurs universelles. C'est cette tension qu'on trouve par exemple dans les grands textes de sociologie morale : chez Weber, avec l'opposition de la rationalité en finalité et de la rationalité en valeur, ou chez Durkheim, avec le rejet de l'utilitarisme et l'apologie d'une morale du désintéressement [5]. Or, la grande nouveauté de la philosophie de l'action de la fin du XXe siècle aura sans doute été de renouer avec les sources antiques de la philosophie de l'action, platoniciennes, mais aussi et surtout aristotéliciennes, qui ont eu pour effet d'affaiblir ou de redistribuer certaines oppositions courantes entre utilitaristes et déontologistes. La référence aristotélicienne, en particulier, remet au premier plan la question des vertus individuelles dans la détermination des fins de l'action et la délibération sur les moyens, tout en situant ces vertus par rapport à un ancrage de l'être humain dans des processus naturels, sur lesquels celui-ci cherche, avec plus ou moins de succès, à instaurer un contrôle rationnel. Ce thème du contrôle de l'action par la raison se retrouve d'ailleurs aussi dans d'autres formes antiques de naturalisme moral, épicurisme et stoïcisme, et son importance a été redécouverte par des auteurs contemporains aussi différents que Michel Foucault [6] et Donald Davidson [7]. C'est l'approfondissement de ce thème, et en particulier les discussions contemporaines sur la « faiblesse de la volonté », qui sont à l'origine de ce projet de recherche.

Qu'y a-t-il donc à contrôler dans l'action humaine ? Classiquement, pour la plupart des philosophes, y compris du reste les épicuriens, ce sont les passions, les appétits et les [5] propensions qui portent les sujets à s'abandonner à des plaisirs dangereux ou mauvais sous toutes sortes d'aspects. Dans les versions les plus austères, par exemple chez les stoïciens ou les chrétiens, le contrôle peut devenir un interdit, mais les deux termes ne sont pas équivalents. On peut chercher à contrôler ses propensions ou ses plaisirs, précisément dans le but de ne pas avoir un jour à se les interdire, car ils seraient devenus trop envahissants. Or il se trouve que ce thème du contrôle, inhérent à la philosophie classique, et en particulier à la philosophie des vertus, a pris une importance grandissante dans la littérature contemporaine sur l'usage des drogues, lorsqu'on s'est avisé que le simple interdit avait rarement tous les effets bénéfiques que l'on en attendait et qu'au contraire un contrôle raisonnable de la consommation pouvait, dans certains cas, se révéler plus opérant [8]. Il y avait donc là un premier point de rencontre entre mes recherches précédentes sur l'action et la question de l'usage des drogues. Ce point de rencontre en appelait immédiatement un autre, dont le sens est davantage épistémologique, celui des rapports entre les déterminations du milieu et les propensions organiques, dont on peut suivre la causalité par des méthodes naturalistes d'observation (contrôle et mesure des variables d'environnement naturel ou social, qualification et mesure des types de comportement, imagerie cérébrale...), et les déterminations morales et subjectives de l'action, conçues en termes phénoménologiques (ce que pense le sujet, ce que veut le sujet...), et dont il est d'usage de rechercher la causalité plutôt en termes de raisons d'agir, saisies par les moyens classiques de l'interprétation et de l'analyse du sens. La question normative du contrôle des passions et la question épistémologique du lien entre les causes organiques et physiques et les raisons d'agir paraissaient ainsi, dès le départ, étroitement associées, sans pour autant être confondues : car si les raisons d'agir n'étaient que la simple expression ou transfiguration des causes précédentes, il resterait peu de place à ce qu'on appelle l'autonomie pratique du sujet ou de la société elle-même, dans la gestion des usages de produits psychoactifs.

Dans sa forme la plus générale, la discussion épistémologique sur les niveaux d'explication que je viens d'esquisser a des extensions multiples et se révèle souvent difficile à manier. Et les controverses auxquelles elle a donné lieu dans la littérature spécialisée semblent parfois décourageantes quant à la possibilité d'en tirer des enseignements pratiques intéressants. C'est une des raisons qui m'ont incité, et cela bien avant de m'intéresser au problème des drogues et de l'addiction, à focaliser de façon plus spécifique mes recherches [6] sur la question du plaisir, qui peut être considérée comme un terrain d'expérience circonscrit et privilégié pour l'étude des interactions entre les différents types du causalité. La question du plaisir a pris une importance considérable dans les sociétés modernes, en raison notamment de la libéralisation des mœurs et de la multiplication des objets possibles et largement accessibles de consommation, dont l'offre n'a cessé de croître au cours du vingtième siècle : occasions sexuelles, expression corporelle, parures et transformations du corps, sucres et graisses, aménagements domestiques, circulation motorisée, activités sportives, spectacles et divertissements et, bien sûr, produits psychotropes. Mais le plaisir représente en outre un cas exemplaire d'interaction entre des dispositifs organiques relevant d'une causalité tout ce qu'il y a de plus naturelle, et des conditions d'environnement fondées sur des dispositifs sociaux qui associent des éléments eux-mêmes facilement naturalisables et des éléments qui relèvent davantage de la causalité éthique évoquée précédemment. Ainsi, sur le plan des dispositifs organiques, on sait aujourd'hui que le plaisir en général est étroitement associé au fonctionnement d'une certaine zone du cerveau : le système mésolimbique, dit aussi système de la récompense, et à la libération d'une série de neurotransmetteurs, parmi lesquels la dopamine joue certainement un rôle prépondérant [9] - bien que le rôle exact de la dopamine soit encore discuté, par exemple du point de vue de son association à la motivation ou à la jouissance proprement dite [10]. Quant aux dispositifs sociaux, il existe une multitude d'études mettant en relation l'offre des produits assurée par les conditions juridiques (prohibition ou tolérance...), les conditions historiques d'introduction des produits, l'évolution des mœurs et des modes dans différents contextes sociaux, et une série de conséquences mesurables en termes par exemple de santé publique ou de criminalité.

Ce qui est intéressant ici, c'est que la causalité écologique agit en interaction étroite avec la causalité organique : par exemple l'offre de nouveaux produits entraîne de nouvelles addictions, mais aussi avec la causalité éthique qui, au plan individuel comme au plan collectif, se traduit par des raisons de consommer, de chercher à décrocher, d'interdire, de tolérer, etc. L'une des questions récurrentes est en particulier de savoir dans quelle mesure les dispositifs éthiques agissent de façon favorable ou défavorable sur les dispositifs organiques et environnementaux. On a par exemple des raisons de penser que la condamnation morale, outre ses aspect stigmatisants, favorise autant la transgression et le goût du fruit défendu que l'évitement du produit. C'est du reste pourquoi on a peu de chance de rencontrer aujourd'hui [7] des praticiens des soins et de l'aide aux toxicomanes qui fondent leur intervention sur des leçons de morale. On touche ici un point important, sur lequel je reviendrai, concernant le caractère tendanciellement immoral des leçons de morale, qui découle apparemment de la relation d'abaissement ou d'humiliation qu'elles peuvent instaurer entre le faiseur de leçon et le receveur - et qui a suscité, à la suite d'Erving Goffman, la critique de ce qu'on appelle la stigmatisation. Si donc il existe une morale ou une vertu personnelle de la consommation de produits psychotropes, autrement dit une vertu de tempérance ou de contrôle de soi, celle-ci a peu de chance de pouvoir se transmettre sous la forme d'une leçon de morale aux utilisateurs. Et si l'on veut vraiment s'intéresser à la dimension morale de la consommation de drogues sans tomber dans le piège de la moralisation et de la stigmatisation, il faut certainement trouver d'autres voies pour en comprendre la logique.

2. Hypothèses de recherche

Compte tenu de ces premières remarques, on pourrait formuler l'hypothèse principale de la recherche en partant des deux prémisses suivantes : la première est que le rapport au plaisir est un élément constitutif des causes éthiques de l'usage des drogues. Le plaisir apparaît en effet comme un facteur motivationnel très important des actions humaines et un objet constant d'interrogation individuelle ou collective sur sa valeur morale. Une façon de prendre la mesure de l'importance de ce problème est de remarquer que si tous les plaisirs étaient moralement mauvais, il serait toujours mal de se droguer ; et si au contraire tous les plaisirs étaient moralement bons, il serait toujours bien de se droguer. Les leçons de morale seraient donc très faciles à faire, quoiqu'il en soit d'ailleurs de leur efficacité. Mais comme on admet généralement qu'aucun des énoncés précédents n'est vrai, le problème moral du bon usage ou de l'abus des plaisirs vient de la difficulté à juger de la frontière entre les plaisirs moralement admissibles et ceux qui ne le sont pas. La notion de cause éthique est précisément un moyen de cerner et d'explorer cette frontière.

Une seconde prémisse consiste à remarquer que le plaisir a nécessairement une dimension égoïste, puisque c'est toujours le sujet qui jouit, même lorsqu'il souhaite partager ou partage effectivement son plaisir avec autrui, ou même lorsque son plaisir provient aussi de celui d'autrui. La recherche du plaisir peut ainsi être associée à la dimension la plus prosaïque de la théorie du choix rationnel, entendu comme quête raisonnée des utilités [11]. Cette dimension [8] égoïste du plaisir a suscité les objections de nombreux philosophes et courants religieux, qui en ont tiré des conclusions radicalement anti-hédonistes, mais elle ne suffit sans doute pas à rendre le plaisir moralement mauvais ou problématique, car après tout il est plutôt paradoxal de juger mauvais ce qui se présente d'abord comme bon et plaisant. Pour des courants philosophiques anciens comme les cyrénaïques ou les épicuriens, le plaisir est au contraire le bien suprême qu'il faut rechercher, y compris d'un point de vue moral, en raison de la nature sensible de l'homme et de l'utilité de suivre sa propre nature. Et il ne devient moralement problématique que par les dangers qu'il peut faire courir à l'autoconservation ou à la tranquillité du sujet, ou éventuellement, mais dans une optique nettement plus moderne, aux intérêts ou à la dignité d'autrui. C'est pour éviter ces inconvénients que la plupart des philosophes hédonistes ont dû introduire des limitations dans l'usage des plaisirs (depuis les cyrénaïques jusqu'à Michel Onfray [12] !). Et si on pense en outre, comme cela semble aujourd'hui assez plausible, que la recherche du plaisir est simplement un phénomène naturel de la vie, à ce titre indifférent à la morale, on supposera assez facilement que le plaisir ne devient moralement mauvais ou problématique que lorsqu'il nuit à autrui ou à soi-même, en particulier lorsqu'il porte atteinte à la liberté de choix du sujet, et que, sans cela, le plaisir apparaît comme un bien tout à fait digne d'être recherché, y compris sur le plan moral. C'est pourquoi le problème éthique de l'usage des plaisirs est essentiellement celui du contrôle de ses effets nocifs sur autrui ou éventuellement sur soi-même - si l'on admet que le sujet a des devoirs moraux vis-à-vis de lui-même ou, tout au moins, un sentiment moral de lui-même qui l'incite à rester libre de la formation de ses choix.

Ces deux prémisses : valeur motivationnelle du plaisir et valeur morale du contrôle permettent de formuler ce qui sera finalement la principale hypothèse du présent rapport, à savoir que le contrôle des plaisirs, et en particulier ceux qui ont trait à l'usage des produits psychoactifs, est rendu aujourd'hui difficile par la concomitance des trois sortes de causes évoquées au début de cette introduction : 1) les causes écologiques qui entraînent une surabondance de l'offre de plaisirs et de produits liées à la structure économique des sociétés libérales et des mimétismes de consommation inhérents à ces sociétés ; 2) les causes organiques liées à l'inadaptation du design neurophysiologique humain aux conditions modernes de l'offre, la force motivationnelle du plaisir n'étant pas forcément épuisée par la satiété, mais souvent au contraire renforcée sous la forme douloureuse de l'addiction ; 3) et enfin et surtout les causes éthiques qui, compte tenu de l'érosion d'un certain nombre de [9] cadres éthiques conventionnels et plus ou moins arbitraires, favorisent chez de nombreux sujets l'incertitude quant aux frontières morales des plaisirs admissibles ou inadmissibles, et encouragent des expériences limites, avec le risque pour certains de se faire piéger dans des mécanismes qui ne sont plus du ressort de leur libre choix. Suivant ces considérations, l'addiction serait au moins autant une maladie de la liberté, dans les sociétés libérales, qu'une maladie du cerveau. Et c'est en tout cas ce lien de l'addiction à l'exercice des libertés qui oblige à se demander sur quelles bases et jusqu'à quel point il serait aujourd'hui possible de restaurer une éthique du contrôle de soi, et justifie en outre l'excursus par des modèles philosophiques classiques du contrôle des plaisirs.

De façon un peu plus précise, le projet initial de cette recherche se proposait de mieux évaluer le rôle du plaisir dans l'usage des psychotropes en se fondant sur quelques arguments conceptuels mis en avant par la tradition philosophique pour expliquer, justifier ou critiquer l'usage des plaisirs dans la vie humaine. Plus précisément, le projet avançait deux objectifs : 1) dégager, à partir de la littérature philosophique, les différents critères épistémiques, esthétiques ou moraux permettant aux philosophes de distinguer les mauvais plaisirs des bons ; 2) élaborer, à partir de là, un modèle sémantique de l'intempérance des appétits, dont l'assuétude aux substances psychotropes ne serait qu'un cas particulier. L'idée était en fait de proposer une description logique et normative des différents états d'esprit par lesquels peuvent passer des usagers de drogues « intempérants », c'est-à-dire des personnes qui savent, à un moment ou à un autre, qu'elles abusent des produits et qui aimeraient pouvoir s'abstenir. La notion d'intempérance était avancée dans le projet comme traduction du mot grec akrasia dont l'analyse philosophique par Aristote implique non seulement un abus, mais la conscience de cet abus : l'akrates est en effet celui qui agit contre son meilleur jugement, qui voudrait se retenir mais qui n'y parvient pas, ce qui explique qu'on parle aussi de « faiblesse de la volonté » (en anglais, le terme akrasia est rendu par incontinence).

La notion d'intempérance, dans son sens normatif courant de perte de contrôle, paraît suffisamment vague pour inclure à la fois les cas d'usage abusif et ceux d'addiction proprement dite. Mais, comme on le verra, cet usage un peu trop vague peut être contesté, si on pense que l'addiction proprement dite relève davantage d'une compulsion [13] ou d'une division inconsciente de l'esprit [14] entre le jugement et la volonté, qui entraîne une faiblesse [10] non seulement de la volonté, mais aussi de la liberté [15], lorsqu'il arrive que le sujet ne parvient même plus à vouloir ce qu'il juge le meilleur. Quant à la modulation des états d'esprit suivant les différents moments d'usage, le projet proposait d'élargir un modèle de l'estime de soi mis en œuvre dans des recherches antérieures, à partir de l'idée que les différents régimes de l'estime de soi : autarcique ou comparatif [16], respectueux ou irrespectueux d'autrui, ne se déclenchent pas de la même façon suivant qu'on est indifférent, attiré par un produit, en manque de produit, en situation de consommation ou de satiété, etc. Cet élargissement supposait en particulier d'examiner les sentiments moraux : honte/fierté, dégoût/attirance, peur/témérité..., associés à l'usage des drogues, ainsi que leur incidence sur les déterminants subjectifs de l'usage.

La mise en œuvre de ce projet m'a finalement conduit à distinguer trois sortes de défauts de la décision pratique en matière d'usage de drogues : 1) l'intempérance proprement dite, qui relève des limites pratiques de la volonté, lorsqu'un sujet agit à l'encontre de son meilleur jugement et de sa volonté dominante, par exemple en prenant un produit malgré sa décision de ne pas en prendre - ce cas concerne donc surtout les premières prises, la gestion contrôlée de l'usage ou les tentatives de sortie de la consommation ; 2) l'auto-indulgence, liée à des faiblesses de la liberté issues du produit, du milieu ou de l'organisme, lorsque le sujet décide sciemment un usage qu'il juge pourtant nocif ou dangereux, soit par déni de son propre jugement, soit par résignation à un désir irrésistible, soit souvent pour les deux à la fois - ce cas concerne ainsi plus directement l'usage abusif ou addictif ; 3) enfin, l'exaltation ou la toute-puissance pratique, liée à des usages biaises ou contestables de la rationalité, par exemple lorsqu'un sujet juge clairement préférable de brûler rapidement sa vie plutôt que de la conserver. Dans les catégories d'Aristote, ce cas ne relève pas de l'intempérance (akrasia) mais du « dérèglement » (akolasia), défini par la conformité de l'action à un jugement et une volonté défectueux, et il peut concerner en fait n'importe quel type d'usage. Et tandis que l'intempérance ou la « faiblesse de la volonté » ont généralement des conséquences négatives sur l'estime de soi en raison de la lutte contre soi-même (« je suis incapable de faire ce que je voudrais »), l'auto-indulgence ou « faiblesse de la liberté » aurait plutôt pour effet de mettre en suspens le jugement réflexif sur soi-même en gelant ou atténuant les atteintes à l'estime de soi (« je ne peux pas vouloir autre chose »), tandis que la « faiblesse de la rationalité » serait au  contraire  associée  à des  images  de  soi  survalorisées par rapport à certaines  fins [11] problématiques (« j'ose faire ce que d'autres ne font pas »). L'idée générale ici est que c'est la lutte inefficiente contre soi-même qui rend l'estime de soi malheureuse, tandis que si on ne lutte pas, on peut aussi être malheureux, mais pas pour les mêmes raisons - l'estime de soi qui accompagne la perte de contrôle pouvant être maintenue sous des formes plus ou moins distordues.

3. Opérations de recherche

Bien qu'essentiellement conceptuel, le programme de recherche que je viens de rappeler impliquait évidemment de réunir, pour nourrir le cadre d'analyse proposé, un certain nombre de données empiriques relatives aux usages et aux effets des différents produits. J'espérais au départ pouvoir trouver ces données dans la littérature existante et j'ai donc lu, comme cela était annoncé dans le projet, outre la littérature proprement « littéraire » (Baudelaire, De Quincey, M. Lowry, Burroughs...), une petite partie de l'immense littérature contemporaine sur le sujet des drogues, chez les philosophes, sociologues et anthropologues, mais aussi spécialement en neurophysiologie. Cependant, il m'est apparu assez vite que cette connaissance livresque ne pourrait pas remplacer une approche plus directe du phénomène de l'abus ou de l'addiction. J'ai donc résolu d'entreprendre une enquête de terrain et pris contact pour cela avec le Centre d'aide aux toxicomanes de l'hôpital Cochin - dont la faculté est, comme mon propre laboratoire, le CERSES, rattachée à l'Université Paris 5 - dans le but de réaliser des entretiens avec des personnes en traitement. Grâce à l'accueil chaleureux de la directrice du Centre, Mme Béatrice Badin de Montjoye, j'ai pu fréquenter régulièrement le centre Cassini le mercredi après-midi entre octobre 2004 et février 2005, rencontrant le personnel soignant ainsi que des patients inscrits dans le programme méthadone, avec qui j'eus des entretiens approfondis [17]. En fait, sur la quinzaine de rendez-vous que j'ai pris avec des patients, seuls six d'entre eux se sont effectivement présentés. Mais mon but n'étant pas de tester des hypothèses empiriques suivant un protocole déterminé, mais seulement d'obtenir des témoignages directs sur l'expérience hédonique et morale des produits, ces entretiens approfondis, ajoutés à ceux que j'ai menés avec les deux psychiatres, à la présence régulière dans le Centre et aux échanges que j'y ai eus avec les infirmiers à propos notamment des visiteurs ou à l'occasion d'appels d'urgence, m'ont finalement apporté les éléments de philosophie pratique, si l'on peut dire, qui me semblaient indispensables pour nourrir le travail [12] conceptuel envisagé. Et, comme on le verra, ils ont complété et même finalement très largement inspiré le cadre théorique que j'ai essayé d'élaborer à partir du travail des philosophes. J'ai d'ailleurs maintenu mes contacts avec le Centre Cassini au cours de l'année 2005-2006, en assistant à des réunions techniques, en particulier sur la méthadone, en revoyant certains soignants et patients déjà rencontrés et en intervenant dans un groupe de parole de personnes en traitement pour des problèmes d'alcool. Au bout du compte, j'ai été renforcé dans la conviction qu'au-delà des raisons qui incitent le personnel soignant à esquiver la question du plaisir, comme par exemple l'indécence de laisser étaler un plaisir dans une relation thérapeutique qui vise à s'en défaire, ou la crainte d'installer le patient dans une position de toute-puissance, le plaisir reste le centre de gravité de l'usage des drogues, et en particulier de l'héroïne et de la cocaïne, sans exclusive d'ailleurs de la motivation tout aussi réelle d'une souffrance à surmonter. Le plaisir m'est apparu comme une sorte de boite de Pandore qui, lorsqu'elle est ouverte par l'intervieweur, suscite d'innombrables commentaires, y compris d'ailleurs sur le mode du ressentiment contre cette « amante » un peu trop impérieuse [18]. Et, comme on le verra, le problème n'est sans doute pas d'opposer la fuite d'une souffrance à la recherche du plaisir, mais de comprendre comment l'une et l'autre peuvent s'articuler dans l'économie éthique d'un sujet, ce qui est d'ailleurs une des principales justifications du détour proposé par des philosophes tels que Platon, Aristote ou Epicure.

J'avais d'autre part prévu dans le projet initial un séjour aux Etats-Unis dans le but, à vrai dire encore assez flou, d'élargir mes contacts scientifiques sur mes thèmes de recherche. Or, l'enquête à Cochin ainsi que la lecture de la littérature française m'avaient permis de comprendre assez vite que l'état d'esprit des intervenants et spécialistes français de terrain dans le domaine des drogues était plutôt éloigné de celui du cadre juridique en vigueur qui, comme on sait, est assez répressif, tandis que les praticiens du travail social sont essentiellement motivés par le souci à la fois humaniste et prophylactique (eu égard aux risques sur la santé publique) d'accompagner les personnes en situation de dépendance pathologique pour leur offrir des moyens de « vivre avec » et éventuellement de s'en sortir. De là m'est venue l'idée de faire de la mission aux Etats-Unis l'occasion d'une comparaison France-Amérique dans l'approche morale du problème des drogues. J'ai donc choisi pour cela d'effectuer un séjour de cinq semaines (fin mars à début mai 2005) au Center on Addiction and Substance Abuse (CASA) rattaché à Columbia University. Ce Centre avait l'avantage  [13] d'être situé à New York, qui reste la capitale intellectuelle et morale des Etats-Unis, et d'être l'un des principaux organismes américains d'étude et de lutte contre la toxicomanie. CASA est en fait ce qu'on appelle un think tank, fondation universitaire de financement et d'initiative privée, qui fut créée en 1993 à l'initiative d'un ancien conseiller de J. Carter, associé pour l'occasion à un ancien conseiller de Bush père, ce qui marquait d'emblée le caractère œcuménique de l'entreprise. Installé dans un bureau du siège sur la 3eme avenue, j'ai pu ainsi m'entretenir avec une vingtaine de chercheurs et intervenants du Centre, tout en consultant l'abondante littérature qui en est issue. J'ai pu en outre visiter, grâce à l'aimable entremise de mes hôtes, et en particulier de la vice-présidente chargée de la recherche, Mme Susan Foster, l'Institut de psychiatrie de Columbia, ainsi que, à Washington, le NIAAA (National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholisme) et le NIDA (National Institute on Drug and Addiction) qui, comme l'indique la page de garde de son site Internet, mène ou finance la plus grande part des recherches mondiales actuelles sur les neurosciences de l'addiction. Outre que je me suis rendu compte, par cette enquête, que le jugement moral courant à l'égard des drogues était sensiblement moins permissif et tolérant aux Etats-Unis qu'en France, j'ai tiré de ce séjour le sentiment d'un profond paradoxe entre d'un côté la présentation de l'addiction comme une « maladie du cerveau », parfois comparée au diabète ou aux maladies cardiaques, et une confiance imperturbable dans le rôle de la volonté pour surmonter cette pathologie, au travers par exemple du « coerced treatment » ou de la « natural recovery ». Le paradoxe est que si la volonté aide certainement à soigner le diabète ou une maladie cardiaque, elle ne suffit certainement pas à guérir de ces maladies, alors que c'est précisément ce qu'on attend d'elle - et qu'on obtient parfois - dans les cas d'addiction ! Et le paradoxe est d'autant plus aigu que si l'addiction est une maladie du cerveau, elle est aussi une maladie de la volonté et de la liberté qui est partie prenante, et pas seulement dans le stade initial, du parcours pathologique. C'est au fond ce paradoxe d'une maladie du cerveau qui se présente aussi comme une pathologie de la volonté, et plus encore de la liberté, qui est finalement le véritable sujet du présent travail et qui, plus généralement, justifie qu'on continue d'accorder, malgré tout, un certain crédit aux vertus de tempérance et de contrôle de soi dans l'usage des plaisirs.

4. Plan du rapport

L'essentiel du rapport consistera donc à examiner, d'un point de vue conceptuel et en tenant compte des travaux contemporains, les rapports que peuvent entretenir certaines [14] postures subjectives et morales fondamentales : rationalité, volonté, liberté et estime de soi avec la jouissance prochaine, présente ou passée des produits psychoactifs. La première partie : « Modèles philosophiques : pourquoi le contrôle de soi est-il une vertu ? » rappellera les arguments hédoniques et moraux qui fondent classiquement la critique philosophique de l'intempérance et l'encouragement au contrôle de soi, à partir de la double analyse platonicienne et aristotélicienne des faux ou des mauvais plaisirs, et d'un bref excursus chez les épicuriens. La seconde partie : « Une théorie socio-éthique de l'addiction » fera ensuite une revue des problèmes soulevés par les explications classiques de l'addiction en sciences sociales et proposera, en guise d'alternative, un cadre d'analyse inspiré de la sociologie morale pour expliquer la plus ou moins grande fermeté des différents états d'esprit suivant leur structure éthique et leur rapport spatial et temporel au moment de la jouissance. Enfin, la partie conclusive sur « Libertés individuelles et politiques de la dépendance » tirera quelques enseignements relatifs au problème d'admissibilité morale posé par l'usage des drogues, pour revenir sur la discussion relative à la meilleure politique des drogues, d'un point de vue individuel ou collectif.



[1] Ici, et dans tout le reste de ce rapport, le mot « drogues » est un équivalent de « substances psychoactives » ou « produits psychotropes » et le verbe « se droguer » est pris dans le sens courant d'un usage dépendant ou susceptible de le devenir.

[2] Je ne fais pas ici de différence entre causes et raison.

[3] Je n'établis pas de différence de principe entre les deux termes.

[4] Comme on le voit, dans l'expression « cause éthique », le mot éthique renvoie à l'éthos grec au sens d'habitude ou de façon de faire susceptible d'être choisie.

[5] Cf. mon ouvrage Raison et civilisation, Essai sur les chances de rationalisation morale de la société 2006, Paris, Cerf.

[6] Cf. Histoire de la sexualité, II, l'usage des plaisirs, 1982, Paris, Gallimard.

[7] Cf. Actions et Evénements, 1980, tr. fr. P. Engel, 1993, Pans, PUF.

[8] Cf. par exemple R. Castel, A. Coppell, « Les contrôles de la toxicomanie », in 1991, Individus sous influence, Drogues, alcools, médicaments, psychotropes, Paris, Esprit.. C. Faugeron, M. Kokoreff, éds., Société avec drogues, enjeux et limites, trajets, erès, Paris, 2002.

[9] Cf. E.L. Gardner, J. David, « The Neurobiology of Chemical Addiction », 1999, in J. Elster, O.J. Skog, eds, Getting hooked, Rationality and Addiction, Cambridge U. P., et l'ensemble de cet ouvrage.

[10] Cf. T. E. Robinson, K. C. Berridge, « Incentive-sensitization and Addiction », 2001, in Addiction, 96, 103, 1-12.

[11] Cf. J. S. Coleman, Foundations of Social Theory, 1990, Cambridge, Harvard U.P., G. Becker, Accounting for Tastes, 1996, Cambridge, Harvard U. P.

[12] Cf. la 4eme partie de mon ouvrage Raison et civilisation, op. cit, où je donne quelques éléments sur cet aspect.

[13] Cf. G. Watson, « Skepticism about Weakness of the Will », in The Philosophical review, vol. 86, n° 3, 1977, 316-339, rééd. in Agency And Answerability : Selected Essays, 2004, Oxford U.P.

[14] Cf. D. Davidson, Paradoxes de l'irrationalité, 1991, tr. fr. P. Engel, Combas, L'éclat.

[15] Cette faiblesse de la liberté est du reste aussi, en un sens, une sorte d'excès puisque c'est le vouloir non conforme au meilleur jugement qui prend le pas sur le vouloir conforme.

[16] Cf. La logique du respect, 2001, Paris Cerf, Collection Humanités.

[18] On trouvera dans la suite du rapport un certain nombre de commentaires sur ce sujet, recueillis auprès de personnes en programme de substitution à la méthadonex.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 mars 2017 10:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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