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Le sens de l’action
et la compréhension d’autrui.
Avant-propos
Ces études de sociologie compréhensive ne sont pas un ouvrage d'histoire des idées. On n'y trouvera donc pas un tableau des discussions allemandes sur le Verstehen et de leur postérité dans les autres traditions. On n'y trouvera pas non plus une présentation générale des œuvres dans lesquelles ce thème est apparu. Enfin, quoique plusieurs auteurs soient discutés de façon détaillée, et que ces discussions constituent l'apport essentiel du livre, le choix des auteurs n'a pas été guidé par un souci d'exhaustivité, ni même d'homogénéité à l'intérieur d'un courant de pensée ou d'une discipline. Ce choix n'a obéi en réalité qu'à une seule préoccupation, celle de suivre d'aussi près que possible, dans quelques œuvres majeures des sciences humaines contemporaines (auxquelles j'ai quand mêmes dû ajouter celle de Descartes), les diverses positions d'une question centrale dans l'œuvre de Max Weber, celle des conditions de possibilité d'une compréhension de l'action sociale suivant son propre sens.
Plus précisément, on peut considérer ces études comme une tentative de réponse argumentée à une série d'objections qui peuvent être adressées au projet initial de la sociologie compréhensive. On verra que Weber fut le premier à formuler ces objections, mais d'autres après lui les ont multipliées, se fondant en particulier sur des courants de pensée hostiles à la philosophie du sujet et de la conscience. Je me suis intéressé à ces objections parce que le [8] projet de Max Weber donne une formulation théorique d'un des phénomènes les plus importants de la vie sociale : la compréhension d'autrui. Si son projet était ruiné, ce serait aussi la compréhension ordinaire qui le serait. Et si la compréhension ordinaire d'autrui était ruinée, il serait vain d'espérer une quelconque thérapeutique du lien civil.
Ce qui fonde en effet la distinction entre la perception d'une personne et celle d'un objet, c'est que derrière les formes physiques sous lesquelles nous apparaît une personne est supposée une conscience morale de soi-même et du monde analogue à la nôtre et capable de donner un sens à ce qui arrive. Toutefois, cette supposition n'est pas nécessaire : rien dans notre appareil perceptif ne nous oblige à supposer une conscience sous la forme physique de la personne, et de fait il arrive souvent que nous omettions la conscience lorsque nous considérons le corps d'autrui. C'est peut-être pour cela qu'une grande partie de la pensée contemporaine s'est efforcée d'imaginer ce que pourrait être une humanité dépourvue de conscience, mais susceptible cependant de langage, d'intentionnalité ou même de représentation. La réponse semble finalement assez simple, elle nous est donnée par le spectacle médiatique : une humanité sans conscience est une humanité qui parle, qui tire des balles ou en reçoit et possède même une certaine connaissance des choses. Mais d'une humanité ainsi conçue, on oublie la faculté essentielle, qui est de pouvoir être à chaque moment le témoin réflexif de ce qui lui arrive, et susceptible à ce titre de joie ou de souffrance morale. L'homme qui passe dans la rue est comme l'homme médiatique ; il a virtuellement une conscience, mais nous pouvons ne pas y prendre garde. Il faut entrer en contact avec lui pour admettre, par le fait, sa conscience. S'il était prouvé qu'il n'existe aucune possibilité d'accès à la conscience d'autrui, ce contact risquerait d'être toujours illusoire et vain.
Mais au terme de ce travail, il me semble que le projet de la sociologie compréhensive, dont le fondement est précisément de supposer un sens et une conscience dans la manifestation d'autrui, est loin d'être ruiné et qu'au contraire certaines apories de la pensée contemporaine renforcent sa pertinence. Ni les attaques structuralistes, ni le tournant linguistique des sciences humaines, ni la vogue cognitive actuelle (qui apparaît surtout comme une application à l'esprit humain de l'évolutionnisme fonctionnel), n'ont réussi à rendre absurde l'idée d'une certaine réalité du sens et de la conscience. La question du sens et de la conscience, posée avec [9] force par Weber, est encore la question majeure des sciences de l'homme. Tout l'effort de cet ouvrage consiste à montrer, après d'autres, que cette question peut faire l'objet d'une investigation scientifique, sans qu'on puisse dire à l'avance quelles seront les limites de l'investigation. Le sens, c'est-à-dire le contenu intelligible d'une expérience subjective, n'est pas une catégorie empirique. Ceci suffit sans doute à le rendre inconnaissable par les moyens usuels de la science expérimentale. Mais cela ne suffit pas à le rendre inconnaissable purement et simplement.
Le présent ouvrage propose précisément une reformulation du projet de la sociologie compréhensive, fondée sur la phénoménologie et sur certains apport de la philosophie analytique. Le sens de l'activité humaine est une réalité qui se manifeste dans les données sensibles mais qui excède toujours les moyens habituels d'analyse de ces données. Cependant, malgré son opacité de principe, le sens d'une activité fait habituellement l'objet d'une certaine connaissance ordinaire, et celle-ci paraît en général suffisamment solide pour qu'on table sur elle dans la plupart des situations de la vie sociale. Ceci est une raison de penser que le sens est connaissable, mais par d'autres voies que celles du test expérimental.
Je suppose que ces voies consistent de façon générale à soumettre les données comportementales à une analyse sémantique qui cherche à comprendre le sens de l'activité d'autrui en excluant, suivant un principe de rationalité commune, les hypothèses incompatibles avec ce qui semble acquis et attesté à un moment donné. Les ressources sémantiques utilisées dans la compréhension d'autrui sont en outre présumées identiques à celles qu'utilise la première personne pour agir de façon sensée et se manifester à autrui. Et en effet, une conscience sensée, que ce soit celle de l'agent ou celle de l'interprète, se distingue d'une simple représentation déterminée par des récepteurs sensoriels (comme en possèdent les animaux ou les machines cybernétiques), par le fait qu'elle ne peut se produire que dans un horizon de pensées et de sentiments qui font apparaître la chose perçue comme susceptible de descriptions et d'attributions sémantiques (prenant ou non la forme d'une proposition). Evidemment nous ne sommes pas toujours des êtres conscients et sensés et on aurait tort d'exclure que notre être au monde soit aussi très souvent purement animal ou cybernétique. Mais pour devenir les êtres sensés, sinon rationnels, que nous sommes cependant aussi, nous devons avoir conscience d'au moins une attribution sémantique passée, présente [10] ou à venir sur nos actions ou nos inactions. La possibilité de telles attributions est en effet la condition d'exercice d'une conscience sensée dans le monde, car le sens est impensable en-dehors d'un concept qui peut l'exprimer. Comme il n'y a d'autre part de compréhension que par attribution sémantique, formulée ou non, on voit que la possibilité d'une compréhension d'autrui réside entièrement dans la communauté des ressources sémantiques qui permettent à chacun d'entre nous de mener une vie éveillée dans le monde des autres.
La théorie précédente peut être assez facilement mise en œuvre, et de fait elle l'est. Soit l'exemple suivant : comme il n'existe aucune théorie physico-expérimentale nous permettant de savoir si Marie aime vraiment Pierre, tout ce que nous pouvons faire pour traiter cette question est de confronter entre elles les différentes compréhensions que nous avons des comportements de Marie. Autrement dit, nous ne pouvons pas être absolument sûrs que tel geste physique ou tel comportement est un geste d'amour, mais si nous interprétons une série de ses actes comme par exemple un don, un pardon, un soutien, un appel, etc., l'hypothèse de l'amour apparaîtra comme sémantiquement cohérente avec cette série d'interprétations. En revanche, si nous trouvons dans la série d'actes de Marie, des reproches, des dénonciations, des mépris, l'hypothèse de l'amour deviendra plus douteuse, et, suivant les cas, on fera plutôt des hypothèses d'ambivalence, de rancœur ou de haine.
Dans cette analyse, les données empiriques, physico-expérimentales, sont prises en compte, mais non pas en tant que telles - car en elles-mêmes elles n'ont aucun sens -, mais par rapport aux contraintes conceptuelles qui sont attachées à chacune des interprétations que l'on donne des données empiriques. Une compréhension empirique singulière peut toujours être fausse, car aucune loi ne peut la contraindre ; mais une série de compréhensions empiriques tend inévitablement vers la cohérence. Lorsque cette cohérence ne peut être atteinte, et ceci est un cas fréquent de la compréhension d'autrui, l'incohérence sémantique est une présomption en faveur de l'absence, chez la personne considérée, de certaines intentions ou sentiments qu'on lui prêtait et une raison de faire d'autres hypothèses compatibles avec l'incohérence observée. L'incohérence est en effet la seule preuve disponible du sens. Et si nous vivions dans un monde régi uniquement par des lois physiques et peuplé par des êtres rationnels parfaits, il est fort probable que la question du sens ne se poserait pas.
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On voit que la méthode suivie est ici sémantique, et non pas empirique, ni même à proprement parler psychologique. Pour être encore plus précis, on doit même dire que cette méthode est socio-sémantique, car elle suppose le partage social d'un fonds commun de significations possédant une certaine stabilité et objectivité. Je suppose aussi que cette méthode de compréhension d'autrui est universelle car elle s'appuie sur des propriétés phénoménologiques de l'expérience qui sont elles-mêmes universelles : l'intentionnalité au sens de la visée, du vouloir, du souhait, de l'attente, de l'épreuve, de la croyance... ; les trois positions de personnes : je, tu, elle-il ; les rapports de temps : passé, présent, futur ; la liberté et la contrainte ; et finalement le bien et le mal. Il me semble d'ailleurs que la compréhension de soi-même est elle-même liée à cette méthode, car soit qu'on réfléchisse sur ce qu'on fait ou ce qu'on sent, soit qu'on agisse ou ressente sur le simple arrière-plan de cette réflexion possible, la conscience de nos propres incohérences est la seule façon de faire surgir une idée de soi-même qui ait quelque rapport avec notre propre réalité, et non pas seulement avec nos fantasmes.
Il me faut dire en conclusion de cet avant-propos que je ne suis pas un spécialiste des auteurs que je commente et critique dans ce texte. Vis-à-vis d'eux, il m'est arrivé en fait la chose suivante : j'ai commencé à les lire et je me suis trouvé pris par la force de leurs arguments. Si ceux de Weber, Husserl ou Descartes allaient dans le sens de ma propre intuition, - d'autant plus facilement que je me suis éduqué auprès d'eux et de quelques autres -, il n'en allait malheureusement pas de même avec ceux de Garfinkel ou des philosophes du langage ordinaire. C'est cependant dans l'horizon de leurs théories que s'est développée la conscience de mes propres pensées. J'ai donc passé du temps sur les arguments des uns et des autres, sans prétendre comprendre l'ensemble de leurs idées, mais au moins les quelques-unes qui étaient directement en rapport avec mon thème. C'est ce que j'ai fait pour les auteurs auxquels je consacre des chapitres pleins, c'est-à-dire outre ceux qui viennent d'être cités, Habermas, Goffman et Anscombe, comme pour ceux dont la lecture a accompagné les précédentes : Kant, Frege, Schütz, Sacks, Apel, Wittgenstein, Austin, Grice, Davidson, Putnam ou Fodor... Finalement, il est plutôt désespérant de devoir constater qu'en dépit des heures passées à scruter et méditer tous ces auteurs, je suis sans doute passé à côté des aspects essentiels de leurs pensées. Mais si la sociologie compréhensive est une science possible, [12] je dois supposer que je ne les ai pas complètement trahis, même lorsque j'ai dû me débattre de leurs idées - ce qui est finalement la moindre des choses pour une attitude compréhensive.
Note sur le texte
Les chapitres I, sur Weber, VI, sur Goffman, VIII sur Descartes, et IX, sur la question sémantique, sont inédits. Les autres chapitres ont déjà fait l'objet de publications, mais ont été retravaillés en vue de figurer dans le présent ouvrage.
Le chapitre II est paru sous le titre : Husserl et la sociologie compréhensive, in Cahiers de Sociologie de l'Ethique, n° 3, Sens et compréhension, E.H.E.S.S., pp. 56-82, 1986.
Le chapitre III est paru sous le même titre : L'ethnométhodologie et la question de l'interprétation, in Problèmes d'épistémologie en sciences sociales, n° III, Arguments ethnométhodologiques, Paris, E.H.E.S.S., C.E.M.S., pp. 145-169,1984.
Le chapitre IV est paru sous le titre : Problèmes empiriques de la sociologie compréhensive, in Revue Française de Sociologie, XXVI-1, pp. 120-147, 1985.
Le chapitre V est paru sous le titre : Sur quelques fondements de l'éthique communicationnelle de Habermas, in Problèmes d'épistémologie en sciences sociales, n° IV, J. Habermas Langage, action sociale et communication, Paris, E.HE.S.S., C.E.M.S., pp. 135-175, 1987.
Le chapitre VII est paru sous le même titre : La question du pourquoi, in P. Pharo et L. Quéré (éds.), Les formes de l'action, Raisons pratiques n° 1, Paris, Ed. de l'EHESS, pp. 267-311, 1990.
Les termes en italique à l'intérieur des citations sont toujours le fait de l'auteur.
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