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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Jean-Marc Piotte, “Un gouvernement libéral, conservateur, antisyndical et autoritaire”. Un article publié dans Le Devoir, Montréal, Édition du lundi, le 5 janvier 2004 page A7 - Idées.
Jean-Marc Piotte, professeur,
Département de science politique, Université du Québec à Montréal
“Un gouvernement libéral, conservateur,
antisyndical et autoritaire”
Texte intégral de l'article du professeur Piotte dont de larges extraits ont été publiés dans Le Devoir, Montréal, Édition du 5 janvier 2004 en page A7 - Idées. [Reproduction autorisée par l'auteur, le 5 janvier 2004]
Le Premier Ministre Charest affirme qu’il applique le programme pour lequel il a été élu, tandis que l’opposition syndicale ne représenterait que les intérêts corporatistes des syndiqués. Ces affirmations sont-elles véridiques?
Les promesses électorales de Monsieur Charest
Monsieur Charest s’est présenté aux élections en déclarant qu’il règlerait les problèmes des urgences débordées et des listes d’attente pour les opérations en investissant massivement dans la santé, que l’éducation serait une de ses priorités et qu’il réduirait les impôts sans accroître le déficit. Comment réaliserait-il ces trois grandes promesses? En gelant les autres programmes gouvernementaux et en rendant l’appareil d’État plus efficace, moyens jugés insuffisants par la plupart des observateurs avertis.
De plus _ et il ne faut surtout pas l’oublier _ Monsieur Charest se présentait comme l’homme du centre, le modéré, face à deux positions extrémistes tenues par l’ADQ qui voulait démanteler l’État et le PQ accusé d’avoir engendré un État pléthorique.
Or, le gouvernement libéral n’a réalisé, jusqu’à maintenant, aucune de ses promesses. Il s’est au contraire attaqué aux syndicats, seul rempart de l’État providence, avec une hargne qu’on croyait l’attribut de la seule ADQ.
Le leurre de la baisse des impôts
Le Parti libéral, nouvellement élu, nous a refait le coup commis par le Parti québécois lorsqu’il avait gagné les élections sous la direction de Parizeau : le gouvernement précédent avait caché un déficit qu’hérite le nouveau gouvernement qui ne pourra donc remplir toutes ses généreuses promesses électorales!
Au lieu de réduire les impôts, le nouveau gouvernement doit donc d’abord augmenter ses revenus, couper dans ses dépenses et pelleter à un niveau inférieur les problèmes dont il se décharge : suppression de la subvention pour le matériel scolaire défrayé par les parents d’enfants des écoles primaires et secondaires; augmentation des tarifs de garde de $2.00 malgré une promesse ferme dans le sens opposé; augmentation de la contribution à l’assurance médicament; refus de contribuer financièrement à l’augmentation des coûts du transport en commun qui devront de nouveau être pris en charge par les usagers; non-respect du contrat avec la ville de Montréal qui doit ainsi augmenter la taxe foncière; réduction de l’indexation de l’impôt de 1.2%; augmentation des tarifs de l’Hydro-Québec, cette vache à lait du gouvernement, de 3%; etc. Que signifiera donc cette éventuelle baisse d’impôt pour le contribuable qui se retrouvera plumer davantage qu’avant les élections?
Le nouveau gouvernement doit aussi restreindre ses dépenses. Le gouvernement Charest a eu l’intelligence politique, il faut le reconnaître, de couper d’abord près d’un milliard de dollars dans les subventions à l’entreprise privée. Comment oublier que les Québécois continuent, pour encore dix ou quinze ans, de subventionner, grâce à un prêt sans intérêt, GM qui a fermé les portes et quitté vers d’autres cieux? Les très généreuses subventions aux multinationales du multimédia étaient-elles vraiment nécessaires? Le gouvernement péquiste, à l’instigation surtout de Bernard Landry, voulait, afin d’attirer des investissements, se montrer plus généreux que le plus prodigue État américain ou gouvernement provincial. Cette position idéologique est l’inverse de la position néo-libérale du gouvernement dirigé par le conservateur Jean Charest : il ne faut pas, sauf exceptions, intervenir dans le marché qui est le meilleur mécanisme pour créer des richesses et les redistribuer.
Il faut aussi couper ailleurs. Il faut aller au-delà du simple gel des programmes gouvernementaux autres que la santé et l’éducation. Il faut réduire radicalement l’appareil d’État et, pour cela, casser les syndicats.
L’adversaire principal : les syndicats
La loi 8 supprime les accréditations obtenues par les éducatrices en milieu familial et leur enlève dorénavant la possibilité de se syndiquer. La loi 30 crée quatre catégories d’emploi dans les établissements hospitaliers. Les centrales syndicales devront donc se battre les unes contre les autres, se marauder légalement, s’entre-déchirer, ce qui ne saura guère favoriser l’unité du Front commun lors des prochaines négociations de secteur public. La loi 30 doit être lue en pensant à la loi 31, qui modifie l’article 45 du Code du travail, et rendra possible la sous-traitance. Sont particulièrement visés par ces deux lois les employés de l’entretien, de la buanderie et de la cafétéria qui pourront perdre leurs emplois au profit d’entreprises multinationales, plus efficaces économiquement, car reposant sur l’exploitation d’une main-d’œuvre moins bien payée pour des conditions de travail détériorées.
Ces lois, ainsi que d’autres très importantes, sont imposées par un bâillon à la va vite, sans qu’il y ait eu véritables discussions sur leurs implications. Les bâillons ne sont pas un phénomène politique nouveau, mais jamais on a vu un gouvernement québécois y recourir aussi rapidement sur des lois aussi importantes. Le gouvernement libéral du conservateur Jean Charest ne veut pas discuter : il ne veut même pas, du moins jusqu’ici, écouter. C’est pourquoi la « petite Madame Carbonneau » a décidé de passer par-dessus cette dénomination sexiste enfin obtenir une véritable rencontre avec le Premier ministre. Depuis Jean Lesage, tous les Premiers ministres, y compris Robert Bourassa lors de la grande crise sociale des années 1971-1972, ont conservé des lignes de communication avec les dirigeants syndicaux, comme ils le font d’ailleurs régulièrement avec les représentants patronaux. Monsieur Jean Charest, lui, refuse. Ne représente-t-il pas le peuple et la loi? L’autoritaire Monsieur Charest n’a pas de prédécesseur depuis Maurice Duplessis.
Ces lois dressent la table pour les négociations du secteur public qui s’ouvriront l’an prochain et où les syndicats sont en demande. Les travailleurs du secteur public qui, au début des années 1980, avaient des salaires et des conditions de travail qu’enviaient les travailleurs du secteur privé se sont vus imposés, par les gouvernements péquistes et libéraux, des lois qui ont entravé leurs moyens de pression, réduit leurs revenus et détérioré leurs conditions de travail au point où ils demandent maintenant au gouvernement la parité avec les travailleurs du secteur privé. Ils exigent aussi que la loi contre la discrimination salariale exercée à l’égard des femmes soit appliquée. Le gouvernement libéral, au contraire, veut réduire les dépenses de l’État en s’attaquant à la principale source de ses dépenses : les travailleurs de l’État.
Les modifications à l’article 45
Les modifications à l’article 45 ne s’attaquent pas seulement aux travailleurs de l’État, mais aussi aux employés et aux fonctionnaires municipaux, largement représentés par la FTQ, qui ont pu conserver des conditions de travail et des salaires très avantageux, eu égard au marché du travail, grâce à un militantisme qui choquait souvent l’opinion publique, mais que les gouvernements n’arrivaient pas à casser par des lois spéciales, car ils auraient dû intervenir dans toutes les municipalités dont ils ne contrôlaient pas les paramètres patronaux de la négociation. Grâce à la sous-traitance dorénavant permise, les municipalités pourront mettre à genoux leurs syndicats réticents.
La sous-traitance sera aussi une nouvelle arme au service de l’entreprise privée. Et il faut se rappeler qu’une des raisons justifiant l’article 45 était de protéger la paix sociale qui pouvait être gravement perturbée dans des entreprises où les travailleurs exaspérés défendaient leurs emplois contre des patrons qui voulaient les supprimer par la sous-traitance permettant des économies, grâce à l’embauche de cheap labor. Les grèves pouvaient être longues et se terminer par des actes de vandalisme par des ouvriers frustrés d’être rejetés comme des rebuts par des entreprises pour lesquelles ils avaient travaillé avec fierté pendant dix ou vingt ans. Pour défendre la valeur de la sous-traitance, Jean Charest, imité par le fondateur du Conseil du patronat, se cache derrière l’expertise de Pierre Fortin, comme si l’économie était la vérité du social et comme si le professeur Fortin était la vérité de l’économie…
Il faut comprendre la colère du président de la FTQ et de son comité exécutif. La FTQ n’est-elle pas la Centrale qui, grâce à son Fonds de solidarité, a convaincu ses membres, puis les autres Centrales, qu’il fallait remplacer le combat par le partenariat? Qu’il était possible, tout en respectant la logique des entreprises et du marché, de défendre les conditions de travail et de salaire des membres? Qu’il était souhaitable, pour les bienfaits mêmes d’employés du secteur public, de comprendre les contraintes propres à l’État? Qu’il fallait revenir, tout compte fait, à l’idéologie du partage du gâteau prônée jadis par l’American Federation of Labor? Or, le Premier ministre Charest, qui regarde de haut et de loin le président de la FTQ et du FSTQ comme s’il était le représentant même du corporatisme syndical honni, décide de passer à l’attaque, au combat, avec l’appui de toutes les associations patronales. Cela explique _ c’est mon interprétation : je ne suis évidemment pas dans les confidences de Monsieur Massé et de son communicateur Louis Fournier _ que la direction de la FTQ ait décidé de bloquer les ports et de couper des routes. Utilisant un langage ouvriériste qu’on croyait disparu de la scène publique, le président Massé voulait démontrer au gouvernement autoritaire de Jean Charest et au patronat que le combat qu’ils avaient initié se mènerait à deux, que les syndiqués ne se laisseraient pas écraser, que le gouvernement et les patrons paieraient chèrement pour avoir bousillé cette paix sociale dont la FTQ avait été un des architectes.
La stratégie Harris
Le conservateur Charest fait sienne la stratégie de cet autre conservateur qu’est Mike Harris : frapper dur et fort, dès le début, sans faire de quartier, en vue de démanteler l’État providence jugé trop coûteux; casser d’abord les syndicats, seule force sociale organisée capable de s’opposer avec énergie à cette politique néo-libérale; les isoler dans l’opinion publique en les accusant de corporatisme, comme si les syndiqués devaient attendre la défense de leurs intérêts d’autres qu’eux-mêmes, comme si le gouvernement et le patronat représentaient mieux que les syndicats les intérêts des travailleurs non syndiqués, des chômeurs et des assistés sociaux; rendre les syndicats et leurs dirigeants responsables des débordements inévitables de toutes manifestations, comme si les politiques antisyndicales et autoritaires du gouvernement ne les avaient pas suscitées. Le gouvernement Charest se donne jusqu’à la fin de 2004 pour réaliser ce coup de force. Ensuite, par l’adoption de certaines mesures populaires, dont la baisse des impôts, il espère gagner les prochaines élections comme l’avait fait Harris après un premier mandat, malgré des mobilisations syndicales d’une ampleur jamais vue en Ontario, dont une manifestation de 350,000 personnes dans la ville de Hamilton qui a été pratiquement paralysée durant une semaine. De plus, le Parti libéral du Québec ne peut-il pas espérer recueillir une partie substantielle des quelques 20% de voix de l’ADQ qui, bateau maintenant sans gouvernail, voit ses principaux officiers quitter le navire en perdition, tandis que son pilote Mario Dumont ne sait plus à quel saint ou diable se vouer face à ce « vieux » parti qui met en pratique le programme qu’il préconisait?
Le Québec n’est pas l’Ontario
La stratégie de Charest peut réussir, mais sa victoire n’est pas assurée, car le Québec n’est pas l’Ontario.
Il y a, au Québec, un très fort attachement à l’État providence, dont il n’y a pas d’équivalent en Ontario. C’est pourquoi Monsieur Charest _ pas aussi bête qu’il en a parfois l’air _ n’a pas mis l’accent, comme son mentor Harris, sur le démantèlement de l’État en vue de réduire les impôts, mais sur la réduction de ceux-ci avec l’amélioration du système de santé et du système d’éducation. Personne ne sait vraiment comment il pourrait réaliser financièrement ces trois promesses, mais chacun peut constater comment il a commencé à s’attaquer à l’État providence au nom de celles-ci.
Le tissu social des Québécois est tissé beaucoup plus serré que celui des Ontariens. Des groupes populaires et communautaires nombreux et bien implantés dans la population ne partagent pas l’orientation conservatrice du gouvernement Charest et craignent, avec raison, qu’il leur coupe leurs subventions renouvelables au printemps prochain. Ces groupes ne manifestent pas beaucoup, non pas parce qu’ils ne le désirent pas, mais parce qu’ils n’ont pas les moyens des syndicats pour mobiliser leur monde. Ils sont cependant bien présents dans la population à laquelle ils transmettent leurs inquiétudes.
Les Québécois, qui sont _ pour de bonnes et de mauvaises raisons _ férus de consensus, n’apprécieront pas l’autoritarisme de Monsieur Charest qui joue le Jos Matamore. Au-delà d’un trait de caractère, cet autoritarisme relève d’une conception du monde selon laquelle, sur le plan du marché, les dirigeants d’entreprise devraient décider sans entraves (on doit tasser les syndicats) et, sur le plan public, les élus et leurs adjoints devraientt décider par eux-mêmes et sans être influencés (la loi 25 supprime les régies régionales, où étaient présents des membres de la société civile, pour les remplacer par des agences; la loi 34 supprime les CLD et les CRD, lieux de concertation et de partenariat, pour confier leur rôle aux seuls élus municipaux redevables à leurs électeurs et aux dirigeants d’entreprises en construction…). La société idéale pour Monsieur Charest serait sans doute celle où décide, chacun dans leurs domaines, les dirigeants d’entreprise et les élus, le reste de la société étant réduit à des individus inorganisés qui obéiraient à leur élite évidemment éclairée.
Le Parti libéral du Québec qui, avec le PQ, a créé l’État québécois tel qu’on le connaît n’est pas le Parti conservateur de l’Ontario, toujours méfiant face à l’État providence, qui avait choisi Harris comme chef. Il y a sûrement au Québec des Libéraux qui sont fort mécontents des orientations du gouvernement Charest. Ils se taisent actuellement, à l’instar de leur patriarche Claude Ryan qui, à la demande de Jean Charest, s’était épanché sur les valeurs ancestrales du Parti libéral du Québec dont ne faisait pas partie, si j’ai bien lu, la vertu du silence. J’ai toutefois l’impression que, si les cotes du gouvernement Charest continuent de descendre dans l’opinion publique, cette grogne se manifestera publiquement.
Enfin, le PQ n’est pas le NPD ontarien. Celui-ci était sorti des élections complètement désavoué par la population. Le PQ, au contraire, a vécu une défaite honorable. Tapi dans l’ombre, il regarde avec malice le gouvernement Charest multiplier les bourdes, se disant qu’à la prochaine ronde le pouvoir lui reviendra.
Fin
De larges extraits de cet article ont été publiés dans Le Devoir, Montréal, édition du 5 janvier 2004, en page A7 - idées.
[Un analyse fort instructive de la gestion de l'État québécois sous le gouvernement de Jean Charest élu en 2003. Voir aussi l'article qui démasque l'entreprise idéologique du Gouvernement du Parti libéral du Québec dirigé par Jean Charest. Une analyse percutante des professeurs Christian Rouillard [ENAP], Alain-G. Gagnon [prof. Sc. pol., UQAM], Isabelle Fortier [ENAP] et Éric Montpetit [prof. Sc. pol., Université de Montréal], “Réingénierie, rénovation et redéploiement de l'État québécois. Une démarche sous le joug du pragmatisme ou de l'idéologie ?”, Le Devoir, Montréal, Édition du mardi 18 novembre 2003, page A7 - idées.[Autorisation accordée par les auteurs le 18 novembre 2003]
Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 septembre 20087:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
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Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales