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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Gilles LABELLE et Jean-Marc PIOTTE, “Marx et l'individu moderne.” Un article publié dans le livre sous la direction de Lucille Beaudry, Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain, Un siècle de marxisme, pp. 137-152. Avec deux textes inédits de Karl Polanyi. Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 1990, 374 pp. [Livre diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de Christian Deblock accordée lundi le 29 juillet 2008.]

Gilles Labelle et Jean-Marc Piotte

Marx et l’individu moderne”.

Un article publié dans l’ouvrage Sous la direction de Lucille Beaudry, Christian Deblock et Jean-Jacques Gislain, Un siècle de marxisme. Avec deux textes inédits de Karl Polanyi, pp. 137-152. Québec : Les Presses de l’Université du Québec, 1990, 374 pp.


Selon Marx, la déstructuration des solidarités organiques ou naturelles est une des conditions du développement de la société bourgeoise. Le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie, dit Marx, tient entre autres au fait que cette dernière a

[...] détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant » [1].

Dans les sociétés traditionnelles, les relations sociales englobent l'économie : on ne peut rien comprendre à celle-ci si on ne la situe pas dans le cadre des règles de réciprocité et de redistribution qui la déterminent de l'extérieur. Il n'y a pas d'autonomie de l'économique dans la société traditionnelle parce que celle-ci subordonne toutes ses parties à la totalité ; Karl Polanyi, mieux que Marx, a bien décrit ceci :

Ni le processus de la production ni celui de la distribution n'est lié à des intérêts économiques spécifiques attachés à la possession des biens : mais chaque étape de ce processus s'articule sur un certain nombre d'intérêts sociaux qui garantissent en définitive que l'étape nécessaire sera franchie. Les intérêts seront très différents dans une petite communauté de chasseurs ou de pêcheurs et dans une vaste société despotique mais, dans les deux cas, le système économique sera géré en fonction de mobiles non économiques [2].

Aristote, qui vivait dans une Grèce dont l'économie dépendait pourtant de plus en plus du commerce de gros et de capitaux empruntés à l'extérieur, qui critiquait la subordination de l'ensemble des motivations humaines au gain sur le marché, affirmait cependant avec raison que les relations sociales déterminaient et englobaient l'économie ; citons encore une fois les propos éclairants de Polanyi :

 [138]

Aristote met l'accent sur le fait que la production d'usage, par opposition à la production tournée vers le gain, est l'essence de la production domestique proprement dite ; cependant, soutient-il, produire accessoirement pour le marché, ce n'est pas nécessairement supprimer l'autarcie du ménage, dans la mesure où cette production serait de toute façon assurée sur la ferme aux fins de subsistance, sous forme de bétail ou de grain ; la vente des surplus ne détruit pas nécessairement la base de l'administration domestique [3].

Certes, l'institution du marché a précédé l'émergence de la société bourgeoise [4] ; mais en aucune façon les marchés, aussi importants soient-ils, ne dominent la société traditionnelle, en aucune façon le gain, en tant que mobile économique distinct, n'y est au fondement des comportements et des relations sociales, qui sont plutôt déterminés par un ordre ne dépendant pas de la société elle-même, mais garanti métasocialement (par le divin, les Grands Ancêtres, etc.). Dans la société « holiste », le tout détermine les parties, la figure de l'individu y est inconnue, il n'y a que des êtres sociaux de part en part. Louis Dumont nous fournit un exemple provocant de cette détermination des figures particulières par un tout englobant qui hiérarchise les êtres :

Il n'est pas de meilleur exemple que la création d'Ève à partir d’une côte « Adam, au premier livre de la Genèse. Dieu crée d'abord Adam, soit l'homme indifférencié, prototype de l'espèce humaine. Puis, dans un deuxième temps, il extrait en quelque sorte de cet être indifférencié un être de sexe différent. Voici face à face Adam et Ève, cette fois en tant que mâle et femelle de l'espèce humaine. Dans cette curieuse opération, Adam a en somme changé d'identité tandis qu'apparaissait un être qui est à la fois membre de l'espèce humaine et différent du représentant majeur de cette espèce. Adam, ou dans notre langue Monime, est deux choses à la fois : le représentant de l'espèce humaine et le prototype mâle de cette espèce. À un premier niveau homme et femme sont identiques, à un second niveau la femme est l'opposé ou le contraire de l'homme. Ces deux relations prises ensemble caractérisent la relation hiérarchique, qui ne peut être mieux symbolisée que par l'englobement matériel de la future Ève dans le corps du premier Adam [5].

Pour que naisse le capitalisme, c'est-à-dire pour que l'économique se constitue en instance dominante, il faut que soient brisées toutes les formes communautaires instituant des relations sociales susceptibles [139] d'empêcher les rapports marchands de se généraliser, susceptibles d’empêcher en particulier l'existence d'individus libres, dépouillés de tout statut préétabli qui les confinerait dans une activité spécifique gênant leur mobilité sur le marché. On sait comment Marx a décrit dans Le Capital notamment, cet arrachement violent des hommes et des femmes à leur environnement naturel et leur exil dans les villes et les usines. Pour se faire une idée du désastre social et culturel que cela a pu représenter, nous n'avons de notre côté qu'à jeter un coup d'oeil sur certains pays du tiers monde où les conditions de vie de la population sont saccagées, où l'économie domestique est détruite et où la faim se propage. Les ouvriers des XVIIIe et XIXe siècles, détestant l'usine, où ils étaient enfermés dans des lieux insalubres, asservis à des cadences infernales et constamment surveillés, avaient en conséquence tendance à fuir sitôt qu'ils croyaient leur subsistance assurée pour un certain temps, comme l'a bien vu Weber :

Le gain supplémentaire l'attirait « ouvrier) moins que la réduction de son travail. Il ne se demandait pas : combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus de travail possible ? mais : combien dois-je travailler pour gagner les 2,5 marks que j'ai reçus jusqu'à présent et qui couvrent mes besoins courants [...]. L'homme ne désire pas « par nature » gagner de plus en plus d'argent, mais il désire, tout simplement, vivre selon son habitude et gagner autant d'argent qu'il lui en faut pour cela [6].

Dans la mesure où le capitalisme, « dans son oeuvre d'augmentation de la productivité du travail humain » s'est partout confronté « à la résistance obstinée de ce leitmotiv du travail de l'économie pré-capitaliste [7] », on a dû pour contraindre au travail, user de la menace de la faim et, pour ce faire, liquider les solidarités traditionnelles qui refusaient de laisser l'individu mourir de faim. Les chiffres fournis par Ernest Mandel quant à l'évolution des salaires indiquent que s'il devait travailler 10 semaines en 1495 pour payer la quantité annuelle de pain dont il avait besoin, l'ouvrier britannique [8] devait en travailler 20 en 1593, 40 en 1653 et... 52 en 1726. On comprend alors que Marx ait pu écrire que la bourgeoisie, « à l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, [...] a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale [9] » ; tout semble se passer en effet comme si se produisait une simplification des antagonismes de classe, (« Cependant le caractère distinctif de notre époque est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat [10]. »), comme si le lien social tout entier tendait à se rendre visible dans le rapport entre le capital et le travail ; [140] ainsi que le résume fort bien J.-Y. Thériault, le capital semble alors contenir « tout le moment éthique de la société », le « principe de communalisation » semble « contenu, en réduction, dans le rapport Capital/Travail [11]. »

En conséquence, Marx refuse de voir dans l'État autre chose qu'une « fausse » communauté, de voir dans la citoyenneté autre chose qu'un produit de la déstructuration et de l'exploitation engendrées par le capitalisme :

L'État abolit à sa manière les distinctions de naissance, de rang social, d'éducation, de profession, quand il décrète que naissance, rang social, éducation, profession sont des distinctions non politiques [...]. Et pourtant, l'État laisse la propriété privée, l'éducation et la profession agir à leur façon et affirmer leur nature particulière, c'est-à-dire en tant que propriété privée, éducation et profession. Loin de supprimer ces différences réelles, il n'existe en vérité que grâce à elles, il ne se sent État politique et ne peut affirmer son universalité qu'en s'opposant à ces éléments [12].

Dans cet écrit de jeunesse est dès lors présente l'idée que les formes politiques (ou culturelles) dans la société bourgeoise sont ultimement des « masques » d’une réalité plus fondamentale, celle du lien social fondé dans le seul rapport capital-travail [13]. La nation, par exemple ; est également une « fausse » communauté, appelée à disparaître étant donné le développement de la bourgeoisie et dont le prolétariat n'est d'ailleurs pas dupe. « Les ouvriers n'ont pas de patrie [14] » ; de même la famille se meurt [15], en définitive, selon Marx, toute la culture n'est à l'époque moderne « pour l'immense majorité qu'un dressage qui en fait des machines [16] », n'est qu’un masque singeant les formes communautaires pour mieux déstructurer l'espace social afin de produire des individus isolés pour le marché.

Marx, on le sait, n'est en aucune façon nostalgique des solidarités traditionnelles détruites par le capitalisme - contrairement à Polanyi par exemple, qui juge les sociétés préindustrielles plus « humaines ». En fait, si Marx peut se permettre de célébrer la destruction conduite par la bourgeoisie, la subordination à la ville des paysans « abrutis », des nations « barbares » aux nations civilisées, de l'Orient à l'Occident, s'il peut se permettre des jugements condescendants, parfois carrément méprisants sur tout ce qui est encore étranger à la civilisation capitaliste, c'est qu'il croit que c'est de la déstructuration même entraînée par le capitalisme que peut émerger un nouveau lien communautaire excluant les rapports de domination, nouveau lien qui se trouve esquissé, croit-il, dans l'existence du prolétariat. Afin de saisir comment [141] une nouvelle communauté peut émerger de la déstructuration de toutes les formes communautaires traditionnelles, il nous faut donc exposer les thèses de Mm sur le prolétariat, qui se situent véritablement au coeur de la théorie marxienne [17], et qui sont seules à même de nous introduire à ce que Marx entend par « communisme ».


Le prolétariat

Dans sa thèse de doctorat de 1841, Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Épicure, Marx tranche en faveur d'Épicure dans la mesure où celui-ci a élaboré un concept de liberté par le biais d’une théorie des atomes fondée sur le refus de la nécessité ; alors que pour Démocrite le monde est formé d'atomes chutant en ligne droite et incapables de dévier de celle-ci, pour Épicure les atomes sont plutôt attirés les uns vers les autres, leur négation du mouvement en ligne droite étant « un autre mouvement : donc, représentée spatialement, [...] la déclinaison de la ligne droite [18] ». Les atomes ne doivent rien à quelque chose qui leur serait extérieur selon Épicure, ils se rapportent les uns aux autres et c'est ainsi que se constitue le monde [19] ; Marx transpose immédiatement cette idée sur le plan de la réalité humaine :

C'est ainsi que l'homme ne cesse « être un produit de la nature qu'au moment où l'autre chose à laquelle il se rapporte n'est pas une existence différente, mais est elle-même un homme singulier, bien qu'il ne soit pas encore l'esprit. Mais pour que l'homme en tant qu'homme devienne pour soi son unique objet réel, il doit avoir brisé en soi-même son existence relative, la puissance du désir et de la pure nature [20].

Cette liberté fondée sur la négation d'une extériorité qui déterminerait les rapports humains, Marx sera quelque temps à la recherche de l'agent qui pourrait concrètement l'incarner ; c'est au début de 1844, dans l'« Introduction » à la Critique de la philosophie du droit de Hegel que la notion de prolétariat apparaît. Marx raisonne alors en termes d'union de la philosophie, qui peut démasquer l'aliénation sur le plan théorique [21] (« c'est tout d'abord la tâche de la philosophie [...] de démasquer l'aliénation de soi dans ses formes profanes »), et du prolétariat :

De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, de même le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles, et dès que l'éclair de la pensée se sera profondément enfoncé dans ce terrain vierge [142] qu'est le peuple, l'émancipation des Allemands, désormais hommes, sera accomplie [22].

Le rapport prolétariat-philosophie est alors conçu comme rapport entre deux termes extérieurs l'un à l'autre ; mais un peu plus tard en 1844, le prolétariat est cette fois perçu par Marx non plus comme une « force passive », « alliée » à la philosophie, mais comme « force active [23] » capable de démasquer l'aliénation dans toutes ses manifestations : la pratique du prolétariat est au fondement de sa propre théorie.

Qu'on se rappelle d'abord le « chant des tisserands », ce cri de guerre audacieux [...] où le prolétariat clame d’emblée, de façon frappante, tranchante, brutale et violente, son opposition à la société de la propriété privée. La révolte silésienne commence justement par là où les révoltes ouvrières françaises et anglaises s'achèvent, avec la conscience de ce qui constitue la nature du prolétariat [24].

Il suffit, dit Marx, au prolétariat de laisser parler son « instinct social [25] » pour que se manifeste sa tendance à critiquer radicalement la société ; car, comme il est exposé dans L'Idéologie allemande en particulier, le prolétariat, contrairement aux classes dominées antérieures, ne constitue pas une classe « bornée ». Les serfs, s'ils luttent pour améliorer leur condition, le font en tant que serfs, dans la mesure où cette condition, si pénible soit-elle, ne les empêche pas de se reconnaître dans leurs oeuvres ; de la sorte, les serfs établissent entre eux des rapports fondés sur leur condition et cette classe a un caractère borné, c'est-à-dire cherche à améliorer son statut sans le critiquer en tant que tel, de même que la société où il s'inscrit [26]. La situation des prolétaires est radicalement différente : le prolétaire est, selon Marx, totalement étranger à ses oeuvres et donc subjectivement incapable de s'identifier, de se retrouver en celles-ci. Il en résulte que le prolétaire constitue un individu littéralement dissocié : s'il est, d'une part, prolétaire parce que contraint de travailler (obligation renforcée par la constitution d'un marché mondial qui rend la fuite quasi impossible) [27], il ne peut, d'autre part, que se nier comme prolétaire, que nier son statut, sa condition. Parce que totalement étranger à ses oeuvres, ce que fait le prolétaire ne peut que lui apparaître contingent et ainsi, selon Marx, au-delà de ce qu'il fait, de sa réduction à l'état de prolétaire, de son inscription dans un rôle social, c'est en tant qu'individu en soi, non borné, qu'il peut entrer en relation avec ses semblables et agir. La communauté des prolétaires ne se comprend donc pas, comme toutes les classes passées, à partir des rapports établis entre individus bornés, « moyens », mais à partir des rapports établis entre individus universels, avec toutes leurs richesses, [143] au-delà des réductions qu'opère l'équivalence posée entre l'individu et son faire ou son statut. En face des forces productives alors...

[...] se dresse la majorité des individus à qui ces forces ont été arrachées et qui, frustrés ainsi de toute la substance réelle de leur vie, sont devenus des êtres abstraits, mais qui, précisément pour cette raison, sont en mesure de nouer des relations entre eux [28].

Association d'individus non bornés, non réduits à ce qu'ils font, le regroupement des individus entiers, sans qualités ou déterminations particulières que sont les prolétaires, incarne la « vraie » communauté universelle, c'est-à-dire celle dans laquelle tous peuvent se reconnaître en tant qu'individus : le prolétariat réalise ainsi l'être humain en tant qu'être générique, la « vraie vie [29] ». Le communisme n'est plus une utopie, il est le « mouvement réel qui abolit l'état actuel [30] », c'est-à-dire qu'il est la communauté universelle, esquissée dans l'existence du prolétariat, qui s'engage dans un acte d’appropriation totale, non bornée, de toutes les oeuvres, les richesses passées.

Dans le communisme, les classes sont abolies et cela ne signifie pas seulement que les formes de domination s'éteignent mais, plus profondément, qu'il ne peut plus être question de la réduction de l'individu à des qualités ou à des fonctions :

Dans la société communiste [...], personne n'est enfermé dans un cercle exclusif d'activités et chacun peut se former dans n'importe quelle branche de son choix ; c'est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de m'occuper d'élevage le soir et de m'adonner à la critique après le repas, selon que j'en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique [31].

Les propos de Marx sur le communisme ne vont jamais jusqu'à élaborer un modèle de société ou des règles concrètes de fonctionnement ; c'est évidemment, puisque c'est comme on l'a dit, d'un « mouvement réel qui abolit l'état actuel » qu'il est question ; pour lui on ne saurait se substituer à la pratique du prolétariat qui résout les difficultés que le théoricien n'avait fait qu'entrevoir [32]. Mais il y a peut-être lieu de se demander aussi si l'absence de représentation de la société post-révolutionnaire chez Marx ne tient pas également à ce que le communisme se laisse très difficilement appréhender comme « société », si l'on veut entendre par là non pas la simple somme des individus ou même des relations que ces derniers établissent entre eux, mais aussi la [144] médiation de ces relations par un ensemble de normes qui permettent le déploiement des pratiques sociales, tout en dépendant de celles-ci [33]. Marx avait lui-même bien vu que toute société renvoyait à un « déjà là » dans lequel baignent les individus : parlant de l'être objectif, il écrivait qu'il n'agirait pas « objectivement si l'objectivité n'était pas incluse dans la définition même de son essence. Il ne crée et ne pose d'objets que parce qu'il est posé lui-même par les objets, parce que de par son origine il est nature [34] ».

L'activité de l'être objectif, poursuivait Marx, dépend du fait qu'il est « être objectif naturel [35] », qu'il n'est pas pur sujet ne devant rien à la société et à l'histoire, mais qu'il est pris dans celle-ci, sans toutefois que ce ne soit comme un objet, c'est-à-dire déterminé par elle ; l'être objectif apparaît en quelque sorte comme être de la société et de l'histoire, c'est-à-dire « formé », « socialisé », doté d'une « personnalité de base [36] » à partir d'elles, mais qui en modifie la texture à mesure de son activité, à mesure du développement des pratiques sociales. Or qu'en est-il de tout ceci dans le communisme ? Si celui-ci est « réappropriation réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme [37] », supposant à ce titre « la suppression positive de toute aliénation [...] [38] », de toute autorité ou institution à distance des hommes, hors de leur contrôle, qu'est-ce qui s'oppose au déploiement sans frein des objectivations, des besoins, des capacités de l'individu universel, de l'individu qui n'est limité en rien, qui n'a pas de qualités qui lui soient assignables parce qu'il est libre de les développer toutes, qu'est-ce qui s'oppose à ce que je chasse le matin, pêche l'après-midi, fasse de la critique après le repas sans que les normes ou la Loi puissent se faire contraignantes pour moi ?

Mais au fait, que sera la richesse une fois dépouillée de sa forme bourgeoise encore limitée ? Ce sera l'universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives, etc. des individus, universalité produite dans l'échange universel. [...] Ce sera l'épanouissement entier de ses capacités créatrices, sans autre présupposition que le cours historique antérieur qui fait de cette totalité un but en soi ; en d'autres termes, développement de toutes les forces humaines en tant que telles, sans qu'elles soient mesurées d'après un étalon préétabli. L'homme ne se reproduira pas comme unilatéralité, mais comme totalité [39].

La multiplication des objectivations, l'explosion des différences rend alors la maîtrise par le pouvoir impossible - et voilà ce qu'il faudrait entendre selon certains par l'abolition de l'État chez Marx [40]. Libre déploiement des pratiques sociales sans médiation par une [145] quelconque instance normative qui les transcende, le communisme est alors autre chose qu'une « société » - il est un

espace du libre déploiement de la subjectivité où les sujets pratiques cessent de se produire comme objet pour enfin s'assumer comme sujet autonome, espace anarchique qui, contre toute forme de subsomption de l'individualité vivante sous la loi d'une quelconque identité, laisse être les différences, libère la diversité de son éclatement spontané. [...] Le communisme n'a donc rien de commun avec un mode de production économique ou un mode d'organisation sociale, il est même, au contraire, ce qui définit la règle pratique de leur impossibilité à venir, de l'impraticabilité désormais de leur reconduction [41].

Certes, nous ne prétendons pas que c'est là la seule représentation du communisme que l'on puisse discerner chez Marx. Dans le passage que nous avons précédemment cité à propos de l'abolition de la division du travail, on a vu que Marx renvoie à la « société qui règle la production générale » et, dans la Critique du programme de Gotha, il va même jusqu'à parler de l'État futur dans la société communiste [42] » ; mais la question est alors celle de la compatibilité entre pareils énoncés et ce qui nous apparaît la tendance dominante des écrits marxiens sur le communisme et qui nous semble aller dans le sens d'un prolongement pour ne pas dire qu'ils consacrent l'aboutissement, de ce qu'il faudrait nommer l'individualisme moderne.

Il peut paraître paradoxal, sinon scandaleux, d'associer Marx à l'individualisme : car n'est-il pas vrai que dans le marxisme, l'« individu » a surtout été saisi comme relevant de l'idéologie, comme un effet produit par le mécanisme des rapports sociaux consacrant le marché comme espace où peuvent contracter des atomes abstraits illusoirement présentés comme égaux ? La figure de l'individu apparaît comme une composante fondamentale des idéologies associées au capitalisme et même un auteur non marxiste comme Louis Dumont reconnaît que les notions libérales classiques d'état de nature et de contrat social sont fondées sur la priorité ontologique de l'individu :

Pour les modernes, sous l'influence de l'individualisme chrétien et stoïcien, ce qu'on appelle le Droit naturel (par opposition au droit positif) ne traite pas d'êtres sociaux mais d'individus, c'est-à-dire d’hommes dont chacun se suffit à lui-même en tant que fait à l'image de Dieu et en tant que dépositaire de la raison. Il en résulte que, dans la vue des juristes en premier lieu, les principes fondamentaux de la constitution de l'État (et de la [146] société) sont à extraire, ou à déduire, des propriétés et qualités inhérentes à l'homme considéré comme un être autonome, indépendamment de toute attache sociale ou politique [43].

Les individus autonomes sur lesquels reposerait la société tendent à devenir une fiction constitutive de l'imaginaire social : tout individu naissant dans la société bourgeoise est amené à se représenter comme sujet libre, absolument indépendant à l'égard des autres. Pour reprendre la distinction bien connue de Ferdinand Tönnies, les sociétés préindustrielles constitueraient des communautés où les membres convergent spontanément vers des fins communes tandis que la civilisation industrielle reposerait sur des sociétés constituées par des individus autonomes, libres, qui, moyennant l'observance de règles qu'ils se donnent, s'associent pour défendre leurs intérêts particuliers.

Il est bien évident qu'en aucune façon on ne peut rattacher Marx à cet individualisme, que l'on a qualifié de libéral ou bourgeois. Niais Max Weber avait déjà prévenu que le « terme « individualisme » recouvre les notions les plus hétérogènes que l'on puisse imaginer [44] », et sans prétendre ici faire le tour d’un problème qui nécessiterait plusieurs volumes, nous voudrions, en nous inspirant librement d'auteurs qui ont esquissé une démarche en ce sens, tenter de distinguer entre l'individualisme libéral ou bourgeois et ce que nous avons appelé l'individualisme moderne et auquel, croyons-nous, Marx se rattache ultimement.


Individualisme et individu modernes

L'individualisme moderne repose en fait sur une thèse qui semble de prime abord d’une grande banalité : celle de l'« émancipation de l'individu par rapport au collectif [45] ». Cette idée, nous indiquent Luc Ferry et Alain Renaut, se trouverait en particulier chez Tocqueville ; voilà un fait entendu, dira-t-on, elle se trouve également chez tous les auteurs libéraux. Mais c'est ici que l'on fait erreur et si on lit De la démocratie en Amérique, voici que l'on trouve ce passage : « L'égoïsme naît d'un instinct aveugle ; l'individualisme procède d'un jugement erroné plutôt que d'un sentiment dépravé [46] ». Sans faire une exégèse du texte de Tocqueville, on peut indiquer que, pour lui, « l'égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même qui porte l'homme à ne rien rapporter qu'à lui seul et à se préférer à tout [47] », ce qui correspond assez à ce que Louis Dumont et d'autres ont décrit comme le propre de la représentation de l'individu dans le libéralisme ; l'individualisme, de son côté, « dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après [147] s'être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même [48] ».

Ce qui nous retient dans ce dernier passage, c'est que Tocqueville décrit l'individualisme comme capacité de s'extraire « de la masse de ses semblables » - donc d'une certaine forme de communauté - pour, non pas nécessairement se replier sur soi, mais se créer « une petite société à son usage », à l'écart de la « grande société », donc s'inscrire dans une autre forme de communauté, plus restreinte. Il apparaît en fait que pour Tocqueville, l'égoïsme (ou l'individualisme bourgeois) est une forme possible, mais pas du tout la seule, de l'individualisme que l'on peut nommer, pour éviter la confusion, individualisme moderne. Dans l'individualisme moderne est certes affirmé un primat de l'individu, mais pas du tout une priorité ontologique, comme c'est le cas dans le libéralisme classique ; l'individu moderne, plutôt qu'un atome isolé se suffisant à lui-même, est cette figure (qui émerge notamment aux moments des luttes d'émancipation contre le monde féodal) [49] qui ne fonde pas la société mais qui est cependant capable de critiquer les réseaux de socialisation, de prendre une distance à l'égard des normes régissant son statut dans un tissu sociétal ou communautaire qui est toujours « déjà là » pour lui. L'individu moderne ne cesse jamais d’être un être social, il a une « personnalité de base », la société, l'histoire le précèdent toujours, mais les réseaux de socialisation qui assurent son intégration n'étant plus garantis par une instance méta-sociale, apparaissant comme purement mondains, peuvent devenir et sont effectivement objets d'une critique incessante, au point que l'individu peut s'en dissocier. L'individualisme et l'engagement ne constituent pas des termes opposés dans la société moderne, tout au contraire, c'est justement parce qu'ils peuvent se dissocier des réseaux de socialisation immédiats (la famille par exemple) et contester le statut qui leur y était attribué que les individus peuvent s'engager ailleurs :

Pour détruire ou déconstruire les hiérarchies, qu'il s'agisse des hiérarchies d'Ancien Régime ou des hiérarchies bureaucratiques modernes, les individus peuvent se mobiliser et se regrouper autour de vastes projets collectifs. Il n'y a là pourtant nulle contradiction, pourvu que ces projets permettent en dernière instance la reconnaissance du particulier dans l'universel ou de l'individuel dans le collectif. Le surgissement de vastes mouvements sociaux ne saurait donc aucunement constituer une objection sérieuse à l'interprétation d'une époque en termes individualistes [50].

Ainsi, chez Marx, qui critique radicalement la fiction de l'individualisme libéral et qui prend pour point de départ l'être social, on [148] peut trouver une sorte de quintessence de l'individualisme moderne, au sens où l'individu universel, tout en émergeant des réseaux de socialisation de la société bourgeoise qui se réduisent pour Marx à des appendices du rapport capital-travail, s'en sépare absolument pour les nier et instituer le communisme où il peut librement déployer toutes ses richesses et ses besoins sans que l'on voie quelle contrainte on pourrait lui imposer, toute restauration d'une autorité normative marquant la renaissance de l'aliénation. Le communisme chez Marx est le règne de l'individu-roi, non pas comme atome social, mais comme capacité de critiquer pratiquement tout ce qui est à distance de lui, comme capacité de s'objectiver librement, sans entrave ; en ce sens, Marx dépasse Tocqueville pour qui l'individu, s'il pouvait se retirer dans sa « petite société », demeurait pratiquement soumis à « la grande ». La transcendance ou la norme n'est plus simplement placée à distance chez Marx, elle est détruite.

Si on admet que Tocqueville a bien vu la distinction entre individualisme moderne et individualisme bourgeois ou égoïsme, peut-être admettra-t-on alors que notre temps paraît assez tocquevillien... et assez peu marxien. Car pendant qu'en vain l'on chercherait à découvrir les germes de l'individu universel et du communisme dans le prolétariat tel qu'il est, on peut penser que la crise qui frappe les sociétés occidentales peut être appréhendée, au moins en partie, à partir de la question de l'individualisme moderne. L'on parle, depuis plusieurs années maintenant, et au Québec singulièrement depuis 1980, de « démobilisation », de « crise des mouvements sociaux », etc. Pour plusieurs, les choses sont claires : nous assisterions à une « montée de la droite », nous serions dans une phase où triompherait l'individualisme bourgeois. S'il faut en croire ces propos, le néo-libéralisme aurait temporairement gagné et la tâche de ses critiques serait de le pourfendre et de valoriser le « collectif » et l'« engagement ». Mais c'est faire la part belle au néo-libéralisme que de prendre ses prétentions pour la réalité ; il nous semble que les individus, plutôt que de réellement se replier sur eux-mêmes, que de réaliser le néo-libéralisme, s'engagent, mais ponctuellement, s'engagent, dirions-nous, pour se désengager, se réengager ailleurs, pour partir sitôt qu'ils sentent le tout où ils s'inscrivent devenir contraignant. L'individualisme qui domine actuellement ne marque pas l'émergence réelle de l'atome libéral, mais est l'apothéose de l'individu moderne, plongé dans la société mais usant quasiment sans retenue de sa capacité à s'incorporer dans tel ou tel réseau de socialisation pour en sortir sitôt que sollicité par un autre. La crise n'en est pas moins grave : car jusqu'à quel point peut-on penser que peut émerger une politique d'une telle situation ? Si la politique, comme le croyait Marx, doit s'élaborer sur la base d'un « mouvement réel qui abolit l'état actuel », que veut dire élaborer une politique à l'heure de l'extrême fluidité des mouvements [149] sociaux, à l'heure où tout « mouvement réel » est soumis à l'individu moderne ?

Nous serions bien incapables de répondre à cette question ; mais espérer simplement le déclin de l'individualisme moderne au profit du « collectif », c'est un peu comme disait Brecht, souhaiter l'élection d'un « nouveau peuple » parce que celui qui est là n'est pas du goût du théoricien. C'est à partir des mouvements sociaux ou de contestation tels qu'ils sont qu'il faut penser et élaborer une politique, c'est à partir de l'individualisme moderne et non contre lui qu'il faut concevoir l'engagement.

[153]

La pensée et les écrits de Marx sur le colonialisme et sur le monde non capitaliste présentent deux contradictions ou, si l'on veut, deux inconsistances. Premièrement, en dépit de ses préoccupations pour les peuples colonisés et soumis aux effets destructeurs de l'impérialisme, la pensée de Marx n'est pas exempte d'européocentrisme et d'évolutionnisme. En second lieu, c'est surtout dans leurs écrits de jeunesse que Marx et Engels tombent dans un tel travers, rarement après. Les travaux théoriques de Marx, considérés comme essais scientifiques, n'adoptent cependant pas le schéma historique unilinéaire, ni le style d'un certain type de journalisme d’enquête.

Ces inconsistances, nous devons les faire ressortir et les accepter, faute de quoi nous risquons de nous diriger vers des positions extrémistes qui, soit rejetteront les contributions de Marx, soit de façon apologétique nieront l'existence même de ces problèmes.

L'objet de cet article est de mettre en relief la part d'européocentrisme et d'évolutionnisme dans la pensée de Marx sur les questions coloniales et compte tenu de ces circonstances, de voir où, exactement, la critique a pu être portée contre lui. En examinant les aspects pertinents de l'oeuvre de Marx, et aussi de celle d'Engels (celui-ci n'a pas seulement interprété la pensée de Marx, il lui a aussi apporté collaboration et inspiration), nous pourrons arriver à mieux comprendre la vision véritable qu'avait Marx du colonialisme et ainsi clarifier l'argumentation de ceux qui l'ont critiquée.

Mais tout d'abord, qu'entendons-nous par européocentrisme et par évolutionnisme ? Le terme d'européocentrisme signifie que la culture, l'histoire et le développement économique de l’Europe constituent le cadre conceptuel qui permet de comprendre le reste du monde. L'européocentrisme situe l'Europe au centre du monde. Il considère aussi que son histoire est la plus « avancée » et que les populations qui y vivent sont les plus « modernes », de même qu'il ignore les diversités [154] évidentes et les différences fondamentales dans le monde non européen. L'européocentrisme est une idéologie « suprémaciste » qui a grandi de pair avec l'impérialisme.

L'évolutionnisme est lié à l'européocentrisme dans la mesure où :

1) il soutient que les catégories précapitalistes de l'histoire européenne évoluèrent selon une série d'étapes nécessaires et inévitables ;

2) ces étapes (une fois abstraites de l'histoire de l'Europe) peuvent être utilisées pour conceptualiser toute l'histoire et tout développement non européen en lui donnant une forme prédéterminée ; et

3) puisque le thème de l'évolutionnisme, c'est la progression du simple au complexe, il s'ensuit que le capitalisme (ou le communisme) représente le niveau d'organisation sociale le plus élevé, reléguant ainsi tous les peuples non capitalistes à l'état d'inférieur et de moins évolué. L'évolutionnisme est une idéologie qu'on retrouve aussi bien dans les théories non marxistes que marxistes. Avec ces deux définitions, nous pouvons maintenant examiner les écrits de Marx sur le colonialisme.

Les écrits sur le colonialisme
dans le new York Daily Tribune


Il y a peu de doute, comme nous le rappelle Melotti, que l'idée de progrès traverse toute l'oeuvre de Marx, à cause de ses sources mêmes que sont l'économie politique anglaise, la philosophie classique allemande et le protosocialisme français [51]. Le progrès, c'est l'héritage de la tradition idéaliste de Leibniz et Voltaire qui atteindra son apogée chez Hegel, une tradition à voir dans l'histoire une application philosophique de la raison et de la rationalité. L'intérêt de Marx pour cette tradition est évident dans ses premiers travaux avec Engels, et notamment dans L'Idéologie allemande et Le Manifeste du parti communiste où un schéma historique universel sert explicitement de base théorique.

Il faut souligner que Marx a vécu à une époque fortement marquée par la croyance dans le progrès. Ceci nous porte à penser qu'il en fut grandement influencé, comme l'écrit Kierman :

Né dans une Allemagne qui commençait, tardivement, à sortir de deux siècles de paralysie et s'irritant de la lenteur de l'Europe, il (Marx) a dû sentir le grand immobilisme de l'Asie, comme l'ombre géante de l'immobilisme propre à l'Europe. L'imagerie de Marx n'a pas été étudiée comme elle aurait dû l'être ; on pourrait y trouver, comme chez Shakespeare, cette [155] association récurrente entre ce vieux monde mauvais qu'il voulait balayer et la saleté, la pesanteur et l'impureté [52].

C'est dans ce contexte et en ne disposant que des rudiments du matérialisme historique de ses débuts, que Marx va commencer à écrire sur le colonialisme (plus particulièrement sur l'Asie) dans le New York Daily Tribune. Les réflexions de Marx et Engels sur le monde non capitaliste et le colonialisme se retrouvent dans toute leur oeuvre, mais c'est néanmoins pour le Daily Tribune que l'on retrouve les textes spécifiques sur le sujet, qui constitueront en quelque sorte le point de départ des théories contemporaines de l'impérialisme. Et comme nous aurons l'occasion de le montrer, ces articles soulèvent, indirectement, une série de problèmes que toute théorie de l'impérialisme doit aborder.

En 1848, un membre du comité de rédaction du Daily Tribune, Charles Dana, rencontre Marx. Il suggérera plus tard que celui-ci soit choisi comme correspondant du journal à Londres. Marx, en mal d'argent accepte et commence à écrire en août 1851, d'abord en allemand avec traduction d'Engels, puis en anglais. Le Daily Tribune était un journal populaire, bon marché, et le travail de Marx était fort estimé, même si, pour des raisons monétaires ou à cause du choix des sujets, les relations entre Marx et le journal étaient souvent tendues. Marx et Engels produiront ainsi, jusqu'en 1862, de nombreux textes, que ce soit sur l'Inde, la Chine, le Moyen-Orient, ainsi que sur la guerre de Crimée. Marx rompra alors avec le journal pour des raisons qui tiennent à la désorganisation éditoriale provoquée par la guerre civile américaine dont Marx eut à pâtir. La plupart des 33 articles que Marx écrivit traitent de l'Inde, un pays où l'impérialisme britannique faisait énormément de ravages. Les articles sur l'Inde sont pour nous les plus importants parce qu'ils illustrent très clairement le problème de l'européocentrisme chez Marx.

Us articles sur le colonialisme ne sont pas d'ordre théorique, mais plutôt de l'ordre de l'information. Marx lui-même jugeait son travail pour le Daily Tribune comme accessoire par rapport à son projet principal et il considérait que sa collaboration avec le journal « occasionnait une fragmentation excessive de ses études [53] ». Marx ira même jusqu'à dire : « j'étais obligé de connaître le sujet jusque dans les plus petits détails. À proprement parler, ce travail ne concernait en rien l'économie politique [54] ». Marx écrivait pour gagner de l'argent, mais cela lui fournissait un forum privilégié pour traiter des idées contraires aux siennes et d'une façon générale, pour dénoncer le capitalisme. Comme le fait remarquer Kiernan : « Ses lecteurs à New York voulaient des nouvelles à sensation et Marx lui-même était constamment déchiré entre les débats de l'heure et les problèmes historiques fondamentaux [55] ».

[156]


Le problème de l'européocentrisme

Vu sous cet angle, on pourrait arguer que si les écrits de Marx pour le Daily Tribune étaient, et c'est un fait, non théoriques et strictement informatifs pourquoi alors discuter des problèmes qu'ils soulèvent ? Simplement parce que ces problèmes ont longtemps été considérés comme représentatifs du marxisme dans son ensemble par les critiques qui ont cherché à le démolir ou à le cataloguer comme démodé et dogmatique.

L'article qui prête le plus souvent flanc à la critique, c'est « The British Rule in India » (25 juin 1853). Marx y parle des effets du colonialisme britannique sur les rapports sociaux de production en Inde, c'est-à-dire la production villageoise. Ces communautés familiales reposaient sur l'industrie domestique, une combinaison particulière de labourage, de filage, de tissage à la main, qui leur assurait l'autosuffisance. L'intervention anglaise introduira la machine à filer et le métier à tisser au Bengal. Le tissage et le filage disparaîtront ainsi en Inde. Leur base économique détruite, ces communautés semi-barbares, semi-civilisées seront elles-mêmes détruites, produisant ainsi la seule révolution sociale dont ait eu connaissance l'Asie. Ainsi, écrit Avineri :

Marx sera le témoin de la dissolution de ces myriades d'unités sociales, productives et organisées sur une base patriarcale. Précipités dans une mer de douleurs, ses membres perdront du même coup leur ancienne forme de civilisation et les moyens de subsistance hérités des siècles passés. Mais pour aussi horrible que cela puisse paraître, nous ne devons cependant pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, et apparemment inoffensives, ont toujours été les solides fondements du despotisme oriental. Elles ont aussi restreint l'esprit humain dans les limites les plus étroites possibles pour en faire l'instrument naïf de la superstition, le rendre esclave des règles traditionnelles et le priver de toute splendeur et de toute force historique. Nous ne devons pas oublier que cette civilisation barbare, concentrée sur quelques misérables morceaux de terre, a assisté à la ruine d'empires et à la perpétuation d'indescriptibles cruautés, de massacres de populations de grandes villes comme s'il s'agissait d'événements naturels. Elle-même sera la proie de tout agresseur qui daignait la remarquer. Cette vie végétative, indigne et stagnante que cette forme passive d'existence évoquait, par contraste, des forces de destruction sauvages, aveugles, déchaînées, ayant fait du meurtre lui-même un rite en Hindoustan [56].

[157]

En essayant de clarifier les effets du capitalisme industriel sur la production villageoise en Inde, Marx admet que la destruction et le renversement du mode de vie existant ont pu avoir des effets pénibles qui relèvent de la barbarie pure et simple. Il y a d'ailleurs suffisamment de preuves pour admettre que la compagnie anglaise des Indes orientales et le colonialisme en général étaient odieux et grossiers [57]. Mais Marx pensait aussi que le capitalisme anglais révolutionnerait l'Inde en précipitant le mouvement historique nécessaire à son progrès futur :

L'Angleterre a à remplir une double mission en Inde, dira-t-il, une première, destructive, et une autre, régénératrice - l'annihilation de la vieille société asiatique et la mise en place des bases matérielles de la société occidentale en Asie [58].

La destruction est donc le prix à payer pour que l'Angleterre remplisse la « mission » qui lui incombe de révolutionner et de revitaliser l'Inde ; notamment grâce aux chemins de fer et à la technologie industrielle :

L'industrie moderne, écrit-il encore, résultat de l'implantation des chemins de fer, fera disparaître les divisions héréditaires du travail, sur lesquelles repose le système des castes en Inde, cet obstacle décisif au progrès et au pouvoir de l'lnde [59].

Pour Marx, l'Angleterre ne ressemblait pas aux conquérants passés. Comme les Arabes, les Turcs et les Mongols avant elle, l'Angleterre a pris le contrôle politique, mais elle a aussi transformé les bases économiques du mode de vie indien, c'est-à-dire la production communautaire villageoise. Ce mode de production combinant agriculture et tissage a été relativement peu touché par les grandes conquêtes antérieures. Seul, le colonialisme anglais « produisit la seule révolution sociale dont on ait jamais entendu parler en Asie ». Nous reviendrons sur ce point plus loin. Notre problème, c'est que les passages cités plus haut nous montrent que tout en essayant de comprendre la très grande complexité de l'Inde, Marx manifeste le plus vif mépris pour l'histoire indienne. N'ira-t-il pas d'ailleurs jusqu'à suggérer qu'avant la domination anglaise, « la société indienne n'a pas eu d'histoire du tout, en tout cas pas d'histoire connue [60] ». Ses remarques européocentristes sur le « mode de vie dégradant, stagnant et végétatif » qui aurait suscité « des forces destructives illimitées », constituent un sujet d'étonnement et de scandale pour toute personne s'intéressant au tiers monde. En fait, l'orientation européocentriste, axée sur le progrès, qu'on retrouve dans la plupart de ses écrits sur l'Asie est profondément troublante.

[158]

Les écrits dans le Daily Tribune ne constituent évidemment pas à proprement parler une théorie du colonialisme. Peut-être ne devrionsnous pas nous y intéresser dans le cadre des thèses marxistes sur l'exploitation et l'histoire du tiers monde. Nous devons cependant étudier la controverse et la critique que le problème de l'européocentrisme a soulevées.

À cette fin, je propose d'évaluer les réponses à l'européocentrisme de Marx à partir des quatre approches générales que j'ai cernées dans les lectures et qui me paraissent avoir peu de choses à voir avec de véritables « écoles de pensée ».

La première approche est non marxiste. Elle tend à prendre les écrits de Marx sur le colonialisme comme représentatifs du marxisme en général. Cette approche insiste sur le fait que le vieil européocentrisme et les inexactitudes empiriques limitent sévèrement la contribution du marxisme à l'étude du tiers monde [61]. Comme la position non marxiste est essentiellement empiriste, ceux qui la défendent tiennent rarement compte de l'importance des développements théoriques de Marx en dehors de leurs brèves apparitions dans l'oeuvre journalistique. Il est intéressant de constater toutefois que si l'avertissement contre l'européocentrisme semble débarrasser la recherche non marxiste de toute teinte néo-colonialiste, raciste ou suprémaciste, ce subterfuge a surtout pour objet de protéger des discours académiques supposés « sans valeur » de la critique marxiste.

La seconde approche, qualifiée de néo-marxiste, est davantage une « école de pensée » critique [62]. Elle est toutefois similaire à la première dans la mesure où le problème de l'européocentrisme y est abordé dans une perspective empirique et qu'elle laisse entièrement de côté les travaux plus scientifiques de Marx. Pour Foster-Carter [63], le néo-marxisme est une approche qui dépasse le marxisme traditionnel pour les raisons suivantes :

1) Bien qu'hostile à la brutalité du colonialisme européen, Marx assignait au colonialisme un rôle historique nécessaire.

2) Le capitalisme industriel européen exploitait les colonies à son profit, mais, par contre, Marx considérait le capitalisme, dans les colonies, comme un agent de développement progressiste.

3) Marx, tenant du déterminisme technologique, croyait que les chemins de fer et la machine pourraient transformer la société indienne à son avantage, sans envisager la possibilité que ceci puisse mener au sous-développement ou au non-développement.

En particulier, sa vision d'un capitalisme éminemment progressiste n'a jamais été assombrie par l'hypothèse que le capitalisme colonial puisse être un phénomène différent. Que le capitalisme dans son ensemble doive être vu, non comme un procès ou une série de processus, mais comme un rapport entre partenaires [159] inégaux dont l'un s'est développé au détriment de l'autre, une telle approche est presque totalement étrangère à Marx [64].

4) En dépit du fait que la majorité des peuples du tiers monde soit d'origine paysanne, Marx était profondément anti-traditionaliste et anti-paysan, « considérant la paysannerie comme une force généralement réactionnaire et de toute évidence vouée à disparaître de la scène de l'histoire [65] ».

Le traitement dogmatique et parfois mécaniste du tiers monde (ou le manque de traitement), qu'on attribue à la pensée de Marx, sert de point de départ à la critique néo-marxiste ou à la théorie du sous-développement dans la dépendance développée par des auteurs comme A.G. Frank, I. Wallerstein et S. Amin [66]. Ce néo-marxisme appelle toutefois une reformulation de certains secteurs faibles ou insatisfaisants du marxisme. Ses corrections significatives ont ainsi pu être apportées comme on sait. On peut cependant se demander si le réexamen de certains aspects du marxisme doit pour autant conduire au néo-marxisme et à des approches fondamentalement différentes du marxisme lui-même ? C'est le sens de la critique que fait John Taylor [67]. Pour celui-ci, en effet, le néo-marxisme n'est qu'une « fantaisie sociologique », fondée uniquement sur une comparaison de textes et de communications qui ne se préoccupe que fort peu du problème de l'adéquation du cadre théorique. En outre, selon moi, l'établissement d'une distinction caricaturale entre le marxisme traditionnel et le néo-marxisme empêche de procéder à une véritable réévaluation qui exigerait l'incorporation de concepts marxistes avancés dans l'analyse. Pour cette raison je ne crois pas que le néo-marxisme nous éclaire vraiment sur le problème de l'européocentrisme dans l'oeuvre de Marx.

La troisième approche, je la qualifierais d'apologétique.

Le problème de l'européocentrisme se trouve ici expliqué en d’autres termes. Il s'agit principalement d'excuser Marx et ce, pour un certain nombre de raisons. Par exemple :

1) Marx ne disposait pas du matériel empirique [68] qui lui aurait permis de faire une analyse plus détaillée et théoriquement correcte de l'Inde et des autres régions colonisées.

2) Marx était foncièrement humaniste, et malgré ses tendances européocentristes, il croyait, contrairement à la plupart de ses contemporains, que l'impérialisme entraînait un niveau de misère et de souffrance sans précédent jusqu'alors. Marx a exprimé ses sentiments à plusieurs reprises. Ainsi, a-t-il écrit :

Il ne peut, cependant, subsister l'ombre d’un doute que la misère infligée par les Britanniques en Hindoustan est essentiellement différente et infiniment plus intense que ce que l'Hindoustan a jamais eu à souffrir auparavant [69].

[160]

3) De toute évidence, ses écrits sur le colonialisme n'étaient pas des écrits théoriques et ils n'ont été produits que pour des raisons monétaires. Néanmoins, Marx touchait certaines idées théoriques fondamentales qui devraient être reconnues comme telles, malgré leur teinte européocentriste. Par exemple, Melotti interprète ainsi le texte de Marx, « The British Rule in India » : l'idée marxienne de « stagnation » dans l'histoire asiatique n'est pas une notion européocentriste, mais un concept logique et dialectique.

En prenant en compte ces considérations, il devrait maintenant être plus facile d'expliquer la très longue stagnation des sociétés reposant sur le mode de production asiatique. La propriété privée de la terre, si elle existe, est très limitée. Les distinctions de classe n'existent que de façon floue et sont quelquefois encore plus distorsionn6es par le système de castes qui a pour caractéristique particulière de créer des inégalités acceptées de tous. La forme que prend l'exploitation est moins rigide à cause de l'absence du système d'esclavage ou de liens personnels et de la capacité de la bureaucratie éduquée qui dirige le pays de créer des illusions, donc d'assurer un développement considérable des forces productives à l'intérieur de la structure sociale existante...

En fait, Marx ne nie pas que la société asiatique ait déjà connu des changements, et même des changements substantiels ; il nie seulement le fait que ces changements aient provoqué quelques modifications à la base économique et qu'ils aient révolutionné le mode de production [70]. Il existe évidemment suffisamment de preuves pour montrer que Marx a maintenu cette vision de l'Asie. Dans un texte intitulé « Chinese Affairs », publié le 7 juillet 1862, Marx s'explique succinctement :

Peu de temps avant que les tables ne commencent à danser, la Chine, ce fossile vivant, commença sa révolution. En soi, il n'y avait rien d'extraordinaire dans ce phénomène puisque les empires orientaux ont toujours eu la même infrastructure sociale malgré les changements incessants en ce qui concerne les personnes et les tribus qui parvenaient à s'approprier la superstructure politique [71].

En fait, Melotti et d'autres prétendent que l'européocentrisme de Marx a été mal interprété et qu'il y a une logique derrière des termes comme « stagnation », que Marx employait souvent lorsqu'il se référait à l'Asie. Pour Marx, les rapports entre l'État « asiatique » et la communauté villageoise se perpétueraient peu importe la dynastie ou le régime contrôlant le pouvoir d'État, il n'en irait pas de même du capitalisme qui, pour sa part, aurait transformé à la fois la superstructure et « l'infrastructure ». Taylor élargira cette lecture de Marx :

[161]

Quand Marx écrivait que le mode de production asiatique ne changeait apparemment pas, ou quand il parlait de stagnation (sans parler d'histoire), il n'était pas, comme peuvent le penser un certain nombre d'auteurs, simplement « ignorant de l'histoire sociale asiatique » ou « européocentriste » ; il faisait une observation théorique cruciale sur la dynamique du phénomène, c'est-à-dire la forme particulière de non-développement qui caractérisait la structure sociale asiatique dans sa totalité [72].

J'ai qualifié d'apologétique cette troisième approche. Ceci ne signifie pas que « importantes questions n'aient pas été clarifiées, mais je crois que ni l'humanisme de Marx, si grand soit-il, ni la portée de « son observation théorique cruciale » ne permettent de répondre pour autant à l'objection de l'européocentrisme. En outre, on est encore en train de chercher une théorie marxiste du colonialisme dans ses écrits et ceux d'Engels sur l'Asie colonisée. En fait, la faiblesse de cette approche laisse le marxisme ouvert à toute critique qui pourrait prétendre, avec raison, que le problème de l'européocentrisme a été évité ou considéré comme insignifiant. La spécificité des problèmes soulevés dans les écrits de Marx nous renvoie à la nature contradictoire du capitalisme mondial du XIXe siècle qui se reflète dans la perception qu'en avait Marx, empreinte qu'elle sera de tendances européocentristes. Ainsi Lowe pense-t-il que le concept de « Chine statique correspondait mieux aux préoccupations révolutionnaires qu'avaient Marx et Engels qu'à leur critique économique... [73] ». Mais s'il y a bien des raisons pour expliquer le problème de l'européocentrisme, il faut les explorer et les mettre à jour sans les camoufler dans un discours apologétique.

Le quatrième courant cherche à dégager la véritable pensée de Marx sur le colonialisme à partir de différentes sources. Pour ce courant, les écrits de Marx sur le colonialisme n'ont pas grand-chose à voir avec ses théories sur le mode de production capitaliste ou encore avec les conditions qui permirent au capitalisme de devenir dominant.

Le pivot de toute analyse marxiste du tiers monde ou de toute théorie marxiste du colonialisme, c'est la transformation et la dissolution des structures sociales non capitalistes qu'engendre le mode de production capitaliste. Pour dégager ce que Marx pensait de cette question, il faudrait donc examiner les idées éparpillées un peu partout dans l'ensemble de son oeuvre ainsi que dans celle d'Engels. On pourrait alors voir la progression de la pensée Marx et la compréhension globale du colonialisme dans ses aspects économiques, politiques, idéologiques et nationaux à laquelle il est finalement parvenu, notamment dans Le Capital et dans ses écrits sur l'Irlande. Fondamentalement, cette approche nous amène à évaluer les concepts du matérialisme historique [162] sous l'angle de leur application au problème du sous-développement dans le tiers monde. Elle n'exige pas que l'on passe sous silence le problème de l'européocentrisme, mais seulement que l'on considère les écrits sur le colonialisme comme beaucoup trop limités pour pouvoir être utilisés tels quels comme grille d'analyse théorique [74]. Les implications du paragraphe ci-dessus sont énormes. Je ne prendrai ici qu'un exemple, les textes où Marx (ou Engels) parle de l'Irlande, pour mettre en évidence le caractère non européocentriste de leurs concepts de colonialisme et de sous-développement.

Voici par exemple ce qu'écrira Engels en 1885 dans The Commonwealth :

L'Angleterre était vouée à devenir « l'atelier du monde » ; tous les autres pays étaient voués à devenir, pour l'Angleterre, ce que l'Irlande était déjà, c'est-à-dire des marchés pour les produits manufacturés et, en retour, des sources d'approvisionnement en matières premières et en produits alimentaires. L'Angleterre, le grand centre manufacturier d'un monde agricole, avec un nombre toujours croissant d'Irlandes productrices de céréales et de coton gravitant autour d’elle : bref, « le soleil industriel » [75].

La description que fait ici Engels des relations qu'entretient l'Angleterre avec les autres pays, en prenant l'exemple de l'Irlande, illustre bien la manière dont les marxistes tiers-mondistes procéderont pour théoriser le caractère structurel des relations inégales au sein de « l'économie-monde », le tiers monde fournissant matières premières et débouchés aux centres impérialistes.

Dans Le Capital Marx verra clairement l'effet de cette relation sur l'Irlande contrôlée par le capitalisme anglais. Le sort de son économie agricole était pour lui tout tracé, et la chute de sa population et de sa productivité, inscrite dans sa destinée :

Le dépeuplement a eu pour effet de réduire l'utilisation des sols pour l'agriculture, de diminuer considérablement le produit du sol et, malgré l'accroissement de la superficie consacrée à l'élevage du bétail, a entraîné dans certains secteurs un recul absolu et dans d’autres un progrès à peine digne d'être mentionné, car il est constamment interrompu par des reculs. Avec la décroissance de la population, les revenus du sol et les profits des fermiers se sont cependant accrus, ces derniers avec moins de régularité. Toutefois la raison en est facile à comprendre. D'une part, l'absorption des petites fermes par les grandes et la conversion de terres arables en pâturages [163] permettaient de convertir en produit net une plus grande partie du produit brut. Le produit net grandissait, même si le produit brut, dont le premier ne constitue qu'une fraction, diminuait. D'autre part, la valeur monétaire de ce produit net s'élevait plus rapidement que son volume, par suite de la hausse des prix de la viande, de la laine, etc., sur le marché anglais durant les vingt, et plus particulièrement les dix dernières années [76].

Marx continue en soulignant les tendances suivantes, toutes bien connues de quiconque réfléchit aujourd'hui sur l'impérialisme, notamment en Afrique :

- le regroupement des terres en unités plus grandes ;

- le passage, dans l'utilisation du sol, de l'agriculture à l'élevage (ou de la production agricole de subsistance à la production commerciale) ;

- la destruction écologique ;

- l'établissement de l'Irlande en simple « district agricole de l'Angleterre [77] » ;
- la baisse du niveau de salaire en comparaison d'une hausse toujours croissante du coût de la vie (moyens de subsistance) ;

- la prolétarisation de l'économie rurale ;

- le chômage élevé, même là où existe une industrie indigène, comme c'était le cas en Irlande avec la fabrication de la toile, seul un nombre limité d'hommes adultes est requis [78] ;

- un système de propriété foncière super-exploiteur ;

- une misère croissante et une santé dégradée aussi bien chez les travailleurs des villes que des campagnes.

Les mots de Marx ne contiennent aucune ambiguïté. Le colonialisme n'est plus comme dans les textes antérieurs, à la fois destructeur et source de progrès. L'Irlande n'est manifestement pas un pays qui parviendra à développer les forces positives issues de sa domination pour surmonter son « retard » ou sa « stagnation ». En fait, Marx et Engels pensaient alors exactement le contraire. Comme Engels l'écrira à Marx (lettre à Marx, 19 janvier 1870), « plus j'étudie le sujet, plus il me paraît clair que l'Irlande a été bloquée dans son développement par l'invasion anglaise et qu'elle a été rejetée plusieurs siècles en arrière [79] ».

Pourquoi un tel contraste entre les écrits de Marx sur l'Inde et ceux sur l'Irlande ? On peut avancer l'hypothèse que l'appauvrissement de l'Irlande, plus proche de chez lui, devait amener Marx à réviser ses idées sur la nature progressiste du colonialisme. Plus vraisemblablement, sans doute si Marx a mieux compris le problème de la colonisation de l'Irlande que celle de l'Inde, c'est à cause de ses effets sur l'Angleterre, plus particulièrement sur le prolétariat anglais.

[164]

Dans une lettre à S. Meyer et A. Vogt (9 avril 1870), Marx met en lumière les rapports de classes qui assurent le maintien de l'exploitation et de la domination de l'Irlande. L'aristocratie anglaise ne faisait pas, selon lui, que gagner son « bien-être matériel » en Irlande ; elle représentait également sur le plan idéologique la « domination de l'Angleterre sur l'Irlande ». Ainsi la bourgeoisie anglaise profitait-elle des transformations agraires en Irlande. De plus, en raison de la concentration croissante du fermage, l'Irlande écoulait ses surplus de main-d'oeuvre sur le marché du travail anglais, ce qui avait pour double conséquence de faire baisser les salaires et de détériorer la condition morale et matérielle de la classe ouvrière anglaise [80]. L'Irlande fournissait aussi bien les matières premières que la main-d'oeuvre, « où cette haine du prolétariat anglais pour « les travailleurs irlandais qui venaient le concurrencer et réduire son niveau de vie [81] » et qui entraînera le développement d'une alliance idéologique entre le prolétariat anglais et les classes dominantes dans la « nation dirigeante [82] ». Ce problème Marx le jugera suffisamment grave pour qu'il mérite une attention toute particulière de la part de l'Association internationale des travailleurs (AIT).

Les analyses de Marx sur l'Irlande sont clairement inspirées de sa perspective politique révolutionnaire. En dépit de la critique d'OBrien sur l'interprétation que fait Leys de l'oeuvre de Marx [83], je suis d'accord avec celui-ci pour dire que le traitement que réserve Marx aux classes sociales, et notamment à la paysannerie, offre une grille d'analyse valable pour la compréhension de la formation des classes sociales dans le tiers monde. Ses écrits sur l'Irlande n'ont pas été faits moyennant rémunération pour le New York Daily Tribune. Ils n'ont pas non plus la forme de notes brutes, non destinées à la publication. Malheureusement, ces écrits ne sont toutefois pas considérés comme partie intégrante des écrits sur le colonialisme bien qu'ils contiennent quelques-unes des thèses les plus importantes de Marx sur la nature de l'impérialisme.

Cette dernière approche me paraît fournir la meilleure réponse au problème de l'européocentrisme. L'oeuvre de Marx demeure encore fort valide aujourd'hui, cent ans après sa mort, à condition cependant de ne pas se restreindre à certains écrits particuliers, à condition d'aller au-delà, c'est-à-dire à condition d'aborder les textes où les formulations conceptuelles offrent des analyses non européocentristes et ce, en dépit de leur contexte propre.

[165]


Le problème de l'évolutionnisme

J'ai souligné, dans l'introduction de ce texte, que les problèmes d'européocentrisme et d'évolutionnisme étaient liés, et qu'ils se renvoyaient l'un à l'autre. Les deux se retrouvent à chaque fois que l'on utilise les étapes abstraites de l'histoire européenne précapitaliste pour schématiser le développement historique du monde non européen. Le problème de l'évolutionnisme est, toutefois, beaucoup plus facile à aborder que celui de l'européocentrisme parce qu'il y a moins d'ambiguïté sur la place qu'il occupe dans la théorie marxiste.

On retrouve une certaine pensée évolutionniste dans les écrits de jeunesse de Marx et d'Engels lorsque, sous l'influence de la philosophie hégélienne, ils voulaient tous deux appliquer, à tout prix, la raison dialectique à l'histoire humaine. Pour reprendre Kiernan, ils voulaient alors « donner un sens à l'histoire en cherchant sous la confusion apparente des choses, la logique sous-jacente [84] ». On se rappellera aussi la préface de l'édition anglaise de 1888 du Manifeste du parti communiste où Engels fait le rapprochement entre la proposition principale du livre, l'histoire de l'humanité comme l'histoire de la lutte des classes, et l'oeuvre de Darwin. « Elle était destinée, dira Engels, à faire pour l'histoire ce que la théorie de Darwin avait fait pour la biologie [85]. » Fort heureusement, la plus grande partie de l'oeuvre de Marx et Engels sur le colonialisme et le monde non capitaliste est non évolutionniste et exempte du schéma unilinéaire. Il y a bien sûr, dans tous les écrits, cette notion bien incrustée de progrès dans le mouvement de l'histoire, mais cette question est différente de celle de l'évolutionnisme.

Dans la perspective évolutionniste, toute société voit son développement historique passer une série d'étapes inévitables pour suivre des lois fondamentales de nécessité. Marx a toujours pris soin de ne pas être mal interprété sur ce point. Un bon exemple de ce souci nous est donné dans une lettre qu'il voulait faire parvenir aux éditeurs du journal russe Otechestvenniye Zapiski en novembre 1877 :

Je fais allusion, dit-il, à plusieurs endroits dans Le Capital au destin qui frappe la plèbe de la Rome ancienne. À l'origine, c'étaient des paysans libres, chacun d'eux cultivant pour son propre compte son propre lot. Au cours de l'histoire romaine, ils furent expropriés. Le même mouvement qui les a coupés de leurs moyens de production et de subsistance a entraîné la constitution de la grande propriété foncière, mais également celle d'un gros capital monétaire. Et c'est ainsi qu'un beau matin, on s'est retrouvé avec d'un côté des hommes libres, dépouillés de tout sauf de leur force de travail, et de l'autre, prêts [166] à exploiter cette main-d'oeuvre, ceux qui détenaient en leur possession toute la richesse acquise. Qu'advint-il ? Les prolétaires romains ne devinrent pas des salariés mais une populace de désoeuvrés plus abjecte encore que les anciens « pauvres blancs » du sud des États-Unis et à côté de ceux-ci se développa un mode de production non pas capitaliste, mais fondé sur l'esclavage. On peut ainsi voir que des événements étonnamment analogues, mais survenant à des moments différents de l'histoire, aboutirent à des résultats totalement différents. En étudiant chacune de ces formes d'évolution séparément puis en les comparant les unes aux autres, on peut facilement trouver le fil conducteur. Par contre, on n'obtiendra jamais de tels résultats en prenant pour clé maîtresse une théorie philosophico-historique générale dont la vertu suprême est d'être au-dessus de l'histoire [86].

Cette lettre n'a jamais été envoyée. Elle peut néanmoins être considérée comme le testament de ce que Marx pensait de l'évolutionnisme et des critiques qui ont métamorphosé « son esquisse historique de la genèse du capitalisme en Europe occidentale » en une théorie historico-philosophique du sentier universel que doit suivre tout peuple, quelles que soient les circonstances historiques dans lesquelles il puisse se trouver [87]...

Le problème de l'évolutionnisme s'est développé avec la révision du marxisme et, en ce sens, il relève davantage du marxisme vulgaire que de l'oeuvre de Marx lui-même. J'utilise ici le terme de marxisme vulgaire dans un sens restrictif pour me référer à cette variante du marxisme qui a réduit la classification fondamentale de l'histoire européenne de Marx, ce qu'il appelle son « esquisse historique [88] », et l'a élargi à un niveau universel pour en faire une « théorie historico-philosophique », située au-dessus de l'histoire. Comme le dit Hobsbawm, le marxisme vulgaire ne permet pratiquement pas de prétendre qu'un pays particulier puisse être une exception aux lois générales de l'histoire [89]. Il est en fait en contradiction avec les propres vues de Marx. Les mécanismes que cherchait à découvrir Marx dans le passage du féodalisme au capitalisme sont spécifiques tant sur le plan historique que géographique et, en aucune manière, n'étaient-ils destinés au commerce de l'exportation théorique en gros.

L'influence du marxisme vulgaire sur le marxisme a été profonde. Par sa vision révisionniste, il a malheureusement fait de l'évolutionnisme le modèle de base de l'historiographie marxiste et par le fait même, soulevé de nouveaux problèmes dans la manière d'aborder le colonialisme et le tiers monde. Voici brièvement quelques-uns de ces problèmes :

[167]

1) Si l'histoire évolue en étapes prédéterminées, le tiers monde doit-il passer par le stade capitaliste ?

2) Dans l'hypothèse où le colonialisme engendre le capitalisme, faut-il pour autant considérer cette phase comme un progrès ?

3) Si un pays particulier n'est pas capitaliste, voire socialiste, cela veut-il forcément dire qu'il est de type féodal ou asiatique ?

L'étape capitaliste étant considérée par les marxistes vulgaires comme une étape nécessaire pour les pays du tiers monde, l'émergence d'une bourgeoisie nationale dans ces pays devient souhaitable, tout comme le développement du capitalisme, pour que puissent apparaître les conditions et les luttes qui permettront de déboucher sur le socialisme. Une telle position historiciste n'est heureusement guère parvenue à convaincre les Africains par exemple. Et comme pour eux le capitalisme s'est développé en Europe, la phase capitaliste, pas plus que le marxisme, ne présente une quelconque utilité pour la construction d'un véritable socialisme africain.

Les penseurs radicaux ont compris qu'une bourgeoisie nationale ne peut se développer dans une formation sociale du tiers monde que sous la dépendance de l'hégémonie impérialiste et qu'elle ne peut développer un capitalisme national, indépendant du système capitaliste international. De plus, même si, sous certains aspects, les sociétés du tiers monde ressemblent aux sociétés européennes précapitalistes, ce n'est ni le résultat d'un déterminisme ou d’une évolution historique. Ces sociétés ne sont d'aucune façon, par nécessité, « primitives », « esclavagistes », « féodales » ou « asiatiques » [90].

Il existe une multitude d'arguments qui permettent de rejeter l'évolutionnisme. Je maintiens néanmoins que ce problème s'est développé dans une variante du marxisme et qu'il doit être séparé de la propre perspective de Marx telle qu'elle émerge, pleinement mûrie, dans Le Capital et les Gründrisse. Marx a bien sûr lui-même été accusé de marxisme vulgaire ; il a parfois été associé aux théoriciens des étapes, comme W.W. Rostow malgré l'anti-marxisme évident de ce dernier, ou du développement [91]. Pour ces raisons une brève présentation en quatre points des idées de Marx sur la question s'impose.

Premièrement, Marx croyait qu'une théorie de l'histoire était possible pourvu qu'elle soit fondée sur les modes de production. Néanmoins, comme le souligne Hobsbawm, « la théorie générale du matérialisme historique demande seulement qu'il y ait succession de modes de production, pas nécessairement que l'on passe par des modes particuliers et peut-être même qu'ils suivent un ordre particulier prédéterminé [92] ». Deuxièmement, les divers modes de production ne sont que des concepts pour permettre à Marx de « périodiser » les changements historiques. Dans la réalité, ils n'existent jamais en isolation totale, mais à l'intérieur de formations sociales articulées. Les éléments féodaux [168] et précapitalistes sont certainement présents au début de la société capitaliste. L'articulation spécifique dépend des circonstances historiques. Ainsi, par exemple, l'esclavage comme mode de production existait dans l'ancienne Rome, dans l'Afrique de l'Ouest et dans l'Amérique du Nord (capitaliste) du XIXe siècle, mais c'est de très différentes façons qu'il constituait l'économie de ces pays.

Un bon exemple de la manière dont Marx pouvait concevoir la coexistence des modes de production apparaît dans ses commentaires sur les conquêtes dans la Contribution à la critique de l'économie politique :

Les conquêtes peuvent conduire à l'un ou l'autre des trois résultats suivants. La nation conquérante peut imposer son propre mode de production au peuple conquis (ce qu'a fait par exemple l'Angleterre en Irlande et dans une certaine mesure, en Inde). Elle peut encore éviter d'interférer dans l'ancien mode de production et se contenter d'un tribut (c'est le cas par exemple des Turcs et des Romains). Ou encore, il peut y avoir interaction entre les deux et dans ce cas, cela peut donner naissance à un nouveau système comme synthèse des deux (c'est ce qui s'est produit en partie dans les conquêtes germaniques) [93].

Nous avons ici trois « résultats » possibles découlant du même phénomène historique, à savoir la conquête. La conquête ne signifie pas nécessairement que les peuples conquis soient subjugués par le mode de production du conquérant ; une « synthèse » est possible. Voici, à n'en pas douter, un point de vue non linéaire, car Marx avance non seulement l'idée que divers modes de production puissent coexister, mais qu'en outre, leur développement n'est jamais prédéterminé mais plutôt qu'il est toujours propre à une période historique.

Troisièmement, ces considérations peuvent s'appliquer au capitalisme. Le mode de production capitaliste domine là où il est présent, mais cette domination n'exige pas toujours la destruction de toutes les formes non capitalistes comme on pourrait le présumer dans une perspective évolutionniste. Marx est très clair là-dessus. Par exemple, parlant du colonialisme en Asie, il dit :

Les relations de l'Angleterre avec les Indes et la Chine nous fournissent un exemple frappant de la résistance que des modes de production précapitalistes fortement organisés peuvent opposer à l'action dissolvante du commerce [94].

Le capitalisme a un effet « dissolvant », « pourtant les Anglais ne réussissent que graduellement dans leur oeuvre de destruction [95] », et la [169] destruction ne touche d'aucune manière tous les éléments non capitalistes. Marx traite dans cette section des transformations historiques telles qu'elles se produisent en termes d'articulations de modes de production, sous la domination du capitalisme, pendant une phase historique particulière de l'impérialisme européen, à savoir le capitalisme marchand.

Quatrièmement, enfin, les concepts de mode de production sont des concepts apparemment très flexibles. Leur utilité théorique repose toutefois sur des catégories économiques comme celles de « rapports de production », « moyens de production », etc., et ces concepts ne peuvent à eux seuls rendre l'histoire intelligible [96]. Ils ne deviennent opérants que dans les combinaisons différentes qui catégorisent les divers modes de production. Comme le fait remarquer Balibar :

Il s'agissait, pour Marx de montrer que la distinction entre les différents modes se fonde de façon nécessaire et suffisante sur la variation des relations de variantes entre un petit nombre d'éléments, toujours les mêmes [97].

Les modes de production sont donc bien davantage que de simples événements historiques. Ils divisent l'histoire en fonction de principes théoriques qui servent à combiner les éléments de base.

Ces brèves remarques révèlent la nature antidogmatique et profondément antiévolutionniste de l'oeuvre de Marx ainsi que la très grande capacité opératoire des concepts du matérialisme historique. L'esquisse initiale que voulait faire Marx des sociétés précapitalistes n'avait d'autre objet que de permettre de distinguer les périodes historiques en rapport avec le développement du capitalisme mais au fur et à mesure de son étude, il en vint à mieux cerner les conditions qui permettraient qu'un certain nombre de transformations historiques se produisent et, en fait, qu'elles se soient produites à un certain moment dans le temps et l'espace.

La lettre de Marx à Vera Zasulich, en date du 8 mars 1881, est particulièrement convaincante. Bien qu'il se questionne sur le changement social en Russie, Marx n'en commence pas moins sa lettre de la manière suivante :

En s'appropriant ce que le mode de production capitaliste a produit de positif, la Russie a la possibilité de développer et de transformer la force archaïque de la communauté villageoise au lieu de la détruire [98].

Le capitalisme a donc eu des résultats « positifs » certains en Russie. Cependant, la question qui se profile très nettement consiste plutôt à [170] déterminer si la forme coopérative de l'agriculture villageoise devait inévitablement déboucher sur le capitalisme agraire et la propriété privée. Et Marx de répondre :

Certainement pas. Le dualisme qui y est inhérent permet une alternative : l'élément « propriété » peut l'emporter sur l'élément collectif, mais l'inverse est aussi vrai. Tout dépend de l'environnement historique dans lequel cela se produit [99].


CONCLUSION

J'ai exploré dans ce texte les problèmes de l'européocentrisme et de l'évolutionnisme, la place qu'ils occupent dans la théorie marxiste, et pourquoi ils ne devraient pas constituer des pierres « achoppement par rapport au rôle que peut jouer le marxisme dans les analyses du colonialisme, de l'impérialisme et du tiers monde. La vision de Marx révèle des contradictions personnelles entre sa manière de sentir les choses et sa manière de les penser, entre ses écrits de jeunesse et ses écrits de maturité, ainsi qu'entre les idéologies dont il a hérité et celles qu'il a voulu démolir. Cent ans plus tard, notre travail ne vise rien d'autre qu'à en finir avec les contradictions entre les modèles de Marx et les ombres qu'ils projettent.



[1] K. Marx et F. Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éd. sociales, 1976, p. 34. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] K. Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1972, p. 75. Les écrits de Marx révèlent une ambiguïté certaine à propos de la place de l'économie dans les sociétés précapitalistes : parfois, l'économie devient une catégorie transhistorique qui permet de saisir toutes les sociétés passées parce que, constituant un « noyau dur » du réel, elle est partout le « fondement » ou l'« infrastructure » des rapports sociaux (par exemple, voir L'Idéologie allemande, dans Oeuvres III. Philosophie, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1982, p. 1068 ou 1071 ; voir également la discussion de J.Y. Thériault, La société civile ou la chimère insaisissable, Montréal, Québec/Amérique, 1985, p. 45). Par contre, ailleurs, Marx tend à analyser les sociétés pré-capitalistes pour elles-mêmes plutôt qu'en tant qu'elles annoncent ou préfigurent le capitalisme et il restitue ainsi à l'économie sa juste place (par exemple, voir « Formes qui précèdent la production capitaliste », repris dans C.E.R.M., Sur les sociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éd. sociales, 1978, p. 181 ; voir également la discussion de Claude Lefort, Les formes de l'histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 195 et s.).

[3] K. Polanyi, op. cit., p. 84.

[4] G. Lukàcs, Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1960, p. 110 et S. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[5] L. Dumont, Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983, p. 120-121.

[6] M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, p. 61. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[7] Ibid.

[8] E. Mandel, Traité d'économie marxiste, tome 1, Paris, UGE, 10-18, 1969 (1960). p. 185.

[9] K. Marx et F. Engels, Manifeste du parti communiste. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[10] Ibid., p. 31.

[11] J.Y. Thériault, op. cit., p. 49.

[12] K. Marx, « À propos de la question juive », dans Oeuvres III. Philosophie, p. 358.

[13] Certes, Marx n'ignore pas que des classes subsistent qui ne se confondent pas avec la bourgeoisie ou le prolétariat : mais on sait qu'il les condamne ultimement à la disparition. (Voir le Manifeste, p. 44.)

[14] K. Marx et F. Engels, Manifeste du parti communiste, p. 54. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[15] Ibid., p. 52.

[16] Ibid.

[17] M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, Paris, Gallimard, 1947, p. 122 et s.

[18] K. Marx, Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Épicure avec un appendice, dans Oeuvres III. Philosophie, p. 14. Voir la discussion d'A. Guillerm : L'autogestion généralisée, Paris, Christian Bourgois, 1979, p. 27 et s.

[19] Ibid., p. 39.

[20] Ibid., p. 40.

[21] K. Marx, « Introduction » à Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, dans Oeuvres III. Philosophie, p. 383.

[22] Ibid., p. 397.

[23] A. Guillerm, op. cit., p. 41.

[24] K. Marx, « Gloses critiques en marge de l'article Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien », Oeuvres III. Philosophie, op. cit., p. 412.

[25] Ibid., p. 415.

[26] K. Marx et F. Engels, L'Idéologie allemande, dans Oeuvres III, Philosophie, p. 1121.

[27] Ibid., p. 1067.

[28] Ibid., p. 1119-1120 (nous soulignons).

[29] K. Marx, Manuscrits de 1844, dans F. Engels et K. Marx, La première critique de l'économie politique, Paris, UGE, 10-18, 1972, p. 286. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[30] K. Marx et F. Engels, L'Idéologie allemande, p. 1067.

[31] Ibid., p. 1065.

[32] Par exemple, le concept de « dictature du prolétariat » se trouve chez Marx dès Les luttes de classes en France (voir : Oeuvres choisies, tome 1, Moscou, Éd. du Progrès, 1976, p. 235), mais ne prend réellement son sens qu'avec la Commune de Paris, dans La guerre civile en France [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] (voir le passage où la Commune est vue comme « la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail », Pékin, Éditions en langues étrangères, 1972, p. 74).

[33] M. Freitag, Dialectique et société. 2. Culture, pouvoir, contrôle. Les modes de reproduction formels de la société, Montréal, Albert Saint-Martin, 1986, p. 27. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[34] K. Marx, Manuscrits, p. 281.

[35] Ibid.

[36] Voir Les formes de l'histoire, p. 69 et s.

[37] K. Marx, Manuscrits, p. 228.

[38] Ibid., p. 233.

[39] K. Marx, Gründrisse, tome 1, Paris, Anthropos, 1968, p. 450. Voir la discussion dans A. Negri, Marx au-delà de Marx, Paris, Christian Bourgois, p. 273 et s.

[40] U. Santamaria et A. Manville, « Marx : entre l'idéalisme radical et l'individualisme anarchique », Philosophiques, XI, 2, octobre 1984, p. 327.

[41] Ibid., p. 327-328.

[42] K. Marx, Critique du programme de Gotha, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1972, p. 26. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[43] L. Dumont op. cit., p. 81-82.

[44] M. Weber, op. cit., p. 123, note 2.

[45] L. Ferry et A. Renaut, 68-86. Itinéraires de l'individu, Paris, Gallimard, 1986, p. 29.

[46] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1951, 2e partie, chapitre II, p. 105. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] Voir L. Ferry et A. Renaut, op. cit., p. 29.

[47] A. de Tocqueville, op. cit., p. 104

[48] Ibid.

[49] L. Ferry, A. Renaut, op. cit., p. 36 et s.

[50] Ibid., p. 34-35.

[51] U. Melotti, Marx and the Third World, London, MacMillan Press Ltd., Malcolm Caldwell, 1977, p. 2.

[52] V.G. Kiernan, Marxism and Imperialism, New York, Si. Martin's Press, 1974, p. 171.

[53] K. Marx, A Contribution to the Critique of Political Economy, M. Dobb édit., New York, International Publishers, 1970, p. 23.

[54] Ibid.

[55] V.G. Kiernan, op. cit., p. 223.

[56] S. Avineri dir., Karl Marx on Colonialism and Modernization, Garden City, Anchor Books, 1969, p. 93-94.

[57] Lettres à Engels, 1er juin 1988, cité par S. Avineri, op. cit.,p. 455.

[58] « The Future Results of British Rule in India », 8 août 1853, cité par S. Avineri, op. cit., p. 132-133.

[59] Ibid., p. 137.

[60] Ibid., p. 132.

[61] Un exemple nous est donné par A.G. Hopkins dans la présentation qu'il fait de la théorie de la dépendance. Pour lui, la théorie « est ethnocentriste au sens où ses filiations intellectuelles se trouvent dans la pensée de la Nouvelle gauche qui, bien qu'elle se différencie du stalinisme et d'autres versions du marxisme, n'en tire pas moins encore ses racines chez Marx. (A.G. Hopkins, Two Essays on Underdevelopment, Genève, Institut universitaire de hautes études internationales, 1979.)

[62] Pour une vision plus large du néo-marxisme que celle dont je me sers ici, voir J. Copans et D. Seddon, « Marxism and Anthropology : A Preliminary Survey », dans D. Seddon, dir., Relations of Production, London, Frank Cass, 1978, p. 1-46.

[63] A. Foster-Carter, « Neo-Marxist Approaches to Development and Underdevelopment », dans F. de Kadt et G. Williams, dir., Sociology and Development, London, Tavistock Publications, 1974, p. 67-105.

[64] A. Foster-Carter, op. cit., p. 70.

[65] Cet argument rappelle le travail provocateur de D. Mitrany, Marx Against the Peasant, North Carolina, University Press, 1951.

[66] Pour une critique plus approfondie des théories de sousdéveloppement et de la dépendance, on consultera mon ouvrage, Marxism, Africa and Social Class : A Critique of Relevant Theories, Montréal, Centre for Developing Area Studies, p. 325-341.

[67] J. Taylor, « Neo-Marxism and Underdevelopment : A Sociological Phantasy », Journal of Contemporary Asia, vol. 4, no 1, 1974, p. 375-380 de l'ouvrage de Foster-Carter.

[68] L. Krader dans son ouvrage, The Asiatic Mode of Production, Assen, 1975.

[69] K. Marx, 25 juin 1863, dans S. Avineri, p. 89.

[70] U. Melotti, op. cit., p. 101-104.

[71] Dans S. Avineri, op. cit., p. 442.

[72] J. Taylor, Front Modernization to Modes of Production, London, MacMillan Press, 1979, p. 184.

[73] D.M. Lowe, "The Function of « China »" dans Marx, Lenin and Mao, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1966, p. 19.

[74] Une autre possibilité consiste, comme le fait Leys, à dire que « si Marx avait vécu 25 ans de plus, il ne fait aucun doute qu'il aurait revu et synthétisé lui-même ses analyses de l'Irlande et de l'Inde, ainsi que celles de la Chine et du Moyen-Orient, et qu'il aurait produit une théorie du sous-développement analogue à celle qu'ont tenté d'élaborer les marxistes dans les 20 dernières années » (C. Leys, Underdevelopment in Kenya, London, Heinemann Books, 1975, p. 7).

[75] K. Marx et F. Engels, On Colonialism, Moscow, Progress Publishers, 1968, p. 265.

[76] K. Marx, « Oeuvres, Économie », Le Capital, tome 1, édition établie et annotée par M. Rubel, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968, p. 1396.

[77] Ibid., p. 1396.

[78] Ibid. p. 1398.

[79] K. Marx et Friedrich Engels, On colonialism, p. 334.

[80] Ibid., p. 336.

[81] Ibid., p. 337.

[82] Ibid., p. 337.

[83] J. O'Brien, « Bonapartism Regime in Kenya », Review of African Political Economy, no 6, 1976, p. 90-95. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) de Marx est un autre texte important vers lequel les marxistes du tiers monde se sont tournés. Leys, par exemple, écrit : « Ce n'est pas un accident si la discussion de Marx sur la situation en France en 1850 contient autant de références que l'on peut transposer à la situation de la plupart des pays de l'Afrique sous-saharienne des années soixante. En dépit de certaines différences fondamentales évidentes, les deux situations ont quelque chose de fondamental en commun : une structure de classe complexe et fluide correspondant au niveau d'interrelations encore incomplètement achevé entre les modes de production capitaliste et non capitaliste » (C. Leys, op. cit., p. 209).

[84] V.G. Kiernan, op. cit., p. 63.

[85] K. Marx et F. Engels, On Colonialism, p. 11.

[86] Cité par S. Avineri, op. cit., p. 470.

[87] Ibid., p. 469.

[88] C'est dans la Contribution pour une critique de l'économie politique (1859) que l'on retrouve l'énoncé le plus fort que Marx ait jamais fait au sujet de son « esquisse historique » : « À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois peuvent être considérés comme des époques marquant le progrès dans le développement économique de la société. » Toutefois, même ici la notion de chronologie n'apparaît pas vraiment puisque le mode asiatique n'est pas une « étape » rattachée aux modes de production antique ou féodal. En fait, je suis tout à fait d'accord avec Hobsbawm lorsque celui-ci fait remarquer que l'énoncé de Marx est « bref, non étayé et inexpliqué ». (Voir à ce sujet, E. Hobsbawm, « Karl Marx's Contribution to Historiography ». dans R. Blackburn, dir., Ideology in Social Science, Glascow, Fontana Books, 1972, P. 11.)

[89] Ibid., p. 11.

[90] Beaucoup de travaux ont été faits sur le mode de production asiatique dans le but de clarifier son importance théorique. Voir en particulier : M. Godelier, « The concept of the "Asiatic Mode of Production" and Marxist Models of Social Evolution », dans D. Seddon, dir., Relations of Production, London, Frank. Cass, 1978, p. 209-257 ; L. Krader, The Asiatic Mode of Production, A. Van Corcum & Co. B.V., 1975 ; A.M. Pailey et J.R. Llobera, dit., The Asiatic Mode of Production, London, Routledge & Kegan Paul, 1981 ; B. Hindess et P.Q. Hirst, Pre-Capitalist Modes of Production, London, Routledge & Kegan Paul, 1975.

[91] W.W. Rostow, The Stages of Economic Growth, A Non-Communist Manifesto, Cambridge, Cambridge University Press, 1962.

[92] E. Hobsbawm, op. cit., p. 19-20.

[93] K. Marx, op. cit., p. 202-203.

[94] K. Marx, « Oeuvres, Économie », Le Capital, op. cit., tome 2, p. 1101-1102.

[95] Ibid., p. 1102.

[96] Marx lui-même nous met en garde à ce sujet : « Par conséquent il serait erroné et inopportun de présenter la succession des catégories économiques selon l'ordre de leur prédominance sur le plan historique. Leur ordre de succession est, bien au contraire, déterminé par la relation qu'elles ont entre elles dans la société bourgeoise moderne et qui est précisément à l'inverse de leur ordre apparemment naturel ou de leur évolution historique » (« Introduction générale de la critique de l'économie politique », Oeuvres, Économie, tome 1, 1965, p. 262).

[97] É. Balibar, « Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique », dans L. Althusser et É. Balibar, Lire Le Capital, Paris, Maspero, 1975, p. 113.

[98] Cité par Eric Hobsbawm, op. cit., p. 142.

[99] Ibid., p. 145.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 5 février 2011 19:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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