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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La pensée politique de Gramsci (1970)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsci. Montréal: Éditions Parti Pris, 1970. 302 pages. Collection “Sociologie et connaissance” dirigée par Lucien Goldmann.

Cette édition numérique a été rendue possible grâce à la double autorisation, de l'auteur, M. Jean-Marc Piotte, professeur de science politique à l'Université du Québec à Montréal, et de son éditeur, le Groupe Ville-Marie-littérature, de Montréal. Un grand merci de nous avoir accordé, le 27 août 2002, l'autorisation de produire une édition numérique acessessible librement et gratuitement à partir du site web des Classiques des sciences sociales.

Introduction:


La production intellectuelle de Gramsci se divisa en deux grandes périodes : avant et après son arrestation. De 1914 à 1926, son activité intellectuelle est directement orientée vers les événements politiques auxquels il participe. Il recourt alors à la forme journalistique pour commenter la conjoncture politique et pour lancer des mots d'ordre. Nous retrouvons dès cette période les qualités intellectuelles qui le caractérisent (sens du concret, intuition et imagination politiques, etc.) ainsi que les principaux thèmes qu'il développera par ci suite (culture, hégémonie, intellectuels, Mezzogiorno, etc.). De 1929 à 1935, dans les geôles de Mussolini, Gramsci couvre de ses réflexions politiques une trentaine de cahiers. Les Quaderni del carcere développent et enrichissent les intuitions de la période précédente. Ici se révèlent l'originalité, la richesse et la profondeur de sa pensée. Sans négliger les écrits de la période précédente, nous avons centré notre réflexion sur les Quademi. Car si ceux-là permettent de comprendre l'expérience vécue dans laquelle s'enracinent les idées des Quaderni, ils contiennent peu de connaissances nouvelles, lesquelles seront reprises, corrigées et développées de façon plus originale durant la période d'emprisonnement.

L'étude de la pensée politique contenue dans les Quaderni soulève de nombreuses difficultés dont les trois plus grandes résident, à notre avis, dans l'édition, les conditions de la censure et l'état de l'œuvre.

Les cahiers (ou quaderni) furent publiés par l'éditeur Einaudi en six volumes. Mais au lieu de présenter les écrits selon leur ordre chronologique de rédaction, l'éditeur découpa les cahiers pour regrouper les notes sous certains thèmes. Le caractère même de l'édition rend donc difficile une interprétation qui répondrait à toutes les normes scientifiques du genre (Note 1).

Pour détourner les soupçons de la censure, Gramsci camoufle souvent les noms des marxistes qu'il cite sous des pseudonymes et la terminologie classique du marxisme sous des expressions imprécises. Ces formulations ne posent pas de problème lorsque la signification en est évidente. Par exemple : « le fondateur de la philosophie de la praxis » pour Marx. Mais toutes les expressions n'ont pas cette transparence, et elles soulèvent alors des problèmes difficiles à résoudre. L'imprécision d'une formule est-elle due à la censure ou à un flottement dans la pensée même de Gramsci ? L'emploi de telle expression au lieu d'un concept classique du marxisme signifie-t-il que l'auteur veut attirer l'attention sur une réalité nouvelle et prendre ses distances par rapport aux implications du concept classique ? Ou bien est-elle simplement due à une lutte contre la censure ? Même si nous tentons d'apporter à ces questions des réponses valables, elles ne peuvent cependant être catégoriques.

La plus grande difficulté réside dans la méthode utilisée dans les Quaderni : l'examen de différents sujets exprimé sous forme de notes, de fragments... Gramsci ne pouvait obtenir tous les instruments de travail (livres, articles, documents, etc.) nécessaires à la conduite d'une recherche soutenue et précise. Il en était réduit à réfléchir sur les écrits disparates et de qualités diverses qui lui parvenaient de l'extérieur ou de la bibliothèque de la prison. Les thèmes mêmes qu'il veut étudier - et qu'il nous révèle dans ses différents plans - dépendent directement de la ration d'écrits qu'il réussit à obtenir. Sa pensée est ainsi déchirée entre les grands thèmes de sa recherche et les textes disparates offerts à sa réflexion. Les Quaderni sont donc sillonnés de réflexions discontinues et hétérogènes, tout en se rattachant évidemment plus ou moins directement aux grands thèmes qui le préoccupent. Gramsci réfléchit sur des objets hétérogènes en se posant des questions similaires. Cette démarche tâtonnante définit bien la méthode à laquelle en était réduit l'auteur : la prospection. Démarche. essentielle à toute recherche, mais démarche préliminaire qui ne trouve sa fin qu'hors d'elle-même : dans la production d'une pensée cohérente et articulée.

L'interprète ne peut répéter Gramsci, il ne peut adopter sa démarche tâtonnante, car il devrait se réduire alors à transcrire littéralement ses fragments. Il doit produire ce lue Gramsci n'a pu produire: une pensée articulée, développée avec cohérence. Et en admettant que l'examen préliminaire et la production sont deux moments d'une recherche qualitativement différents, nous devons admettre que l'interprétation produite est autre que ce qu'a dit Gramsci. Il ne faut pas se leurrer : la pensée articulée ne se retrouve pas telle quelle dans les fragments, elle n'y est pas directement lisible ; il ne s'agit pas, par un travail d'archéologue, de découvrir ce qui était « déjà là », sous une forme cachée. Tout ce que l'interprète peut faire est de produire une pensée articulée en s'appuyant sur les analyses partielles de Gramsci et tenter de mener à terme la recherche entreprise par l'auteur sur tel ou. tel problème.

Les difficultés soulevées par cette étude expliquent sans doute que même si de nombreux travaux ont été consacrés à la vie de l'auteur, on trouve peu d'interprétations d'ensemble de la pensée des Quaderni. L'originalité et la richesse qu'ils recèlent ne devraient pourtant pas être ignorées : ils méritent d'être étudiés.

Le caractère arbitraire de toute interprétation peut être plus ou moins grand. Comment limiter cet arbitraire ? Trois règles méthodologiques ont guidé notre recherche.

Il nous fallait trouver un concept-clef autour duquel articuler tous les concepts politiques importants des Quaderni. La découverte d'un tel concept nous permettrait de dégager les grandes lignes de l'architecture de la pensée politique de l'auteur. Nous avons trouvé ce pivot dans la notion d'intellectuel. Le rôle prédominant de cette notion dans la pensée politique de Gramsci est d'ailleurs confirmé par la majorité des interprètes, dont A. Buzzi qui, malheureusement, n'a pas su tirer profit de cette affirmation :

« Car il faut bien le dire, directement ou indirectement toutes les notes des Quaderni s'amassent autour du problème des intellectuels et c'est la mise en relief de la fonction de ceux-ci dans les secteurs de l'activité humaine qui constitue l'originalité de la pensée de Gramsci (Note 2). »

Notre plan de travail s'est élaboré à partir de cette notion. Dans le premier chapitre, nous avons étudié le concept d'intellectuel organique, c'est-à-dire de l'intellectuel en tant que relié à des classes sociales progressives. Dans le second chapitre, l'étude de l'intellectuel traditionnel, c'est-à-dire de celui qui est relié à des classes disparues ou en voie de disparition, nous a permis de mieux déterminer le sens du concept d'intellectuel organique. Ces deux chapitres contiennent sous une forme condensée la structure et les principaux concepts de la pensée politique de l'auteur. Après avoir constaté que le parti a les mêmes caractéristiques que l'intellectuel, que le parti est par excellence « l'intellectuel collectif », la matière des trois chapitres suivants nous était donnée : définition et fonctionnement interne du parti ; fonction hégémonique du parti ; organisation de cette hégémonie. Le chapitre six nous permet de comprendre les raisons de la prédominance accordée par l'auteur à la fonction idéologique des intellectuels et du parti par rapport à leur fonction de domination. Ce chapitre rend compte rétrospectivement des chapitres précédents en fondant l'importance accordée dans notre analyse aux différents processus idéologiques. Cela nous entraîne naturellement à étudier la sphère où s'exerce l'activité prédominante des intellectuels reliés à la classe ouvrière occidentale : l'idéologie. Enfin, le huitième et dernier chapitre est consacré à l'étude de l'État dont l'unité repose sur ceux qui le constituent, les intellectuels, et dont la distinction en société civile et société politique renvoie à la distinction entre les deux fonctions principales de l'intellectuel, fonction hégémonique et fonction de coercition. En appendice, nous cernerons les rapports liant Conseils d'usine,. parti et syndicats durant la période ordinoviste de 1919-20. Cet appendice nous a paru nécessaire car, d'une part, l'interprétation de Gramsci par les socialistes italiens prend sa source dans cette période et, d'autre part, cette idéologie des Conseils exerce encore aujourd'hui une grande influence théorique, notamment sur des auteurs français comme Serge Mallet et André Gorz.

Ainsi le rôle central du concept d'intellectuel nous permet d'articuler dans un tout l'ensemble des concepts politiques de Gramsci. La compatibilité qui doit exister entre ces concepts, structurés par celui d'intellectuel, nous permet de préciser, de l'extérieur, le sens de chacun d'eux.

Dans des fragments plus étendus, Gramsci définit les principales caractéristiques de certains concepts. Tel est le cas, notamment, pour la notion d'intellectuel organique. Malheureusement, il ne les définit pas tous. Aussi, nous avons analysé soigneusement ces fragments car ils nous permettaient de clarifier de l'intérieur certaines notions centrales chez Gramsci. Ces définitions complétaient bien celles que nous avions déjà esquissées en déterminant le rôle de chacune des notions dans la structure conceptuelle globale de l'auteur. Par un jeu de va-et-vient entre la définition issue de l'organisation interne du concept et celle donnée par la place occupée dans la structure notionnelle, nous sommes parvenus à préciser le sens de chacun des concepts politiques utilisés par Gramsci.

Enfin, troisième règle, tout en tenant compte de la cohérence interne des concepts et de leur compatibilité, nous avons essayé de rendre compte du maximum de fragments.

Nous avons centré notre recherche sur les Quaderni del carcere. Ce faisant nous nous opposons à toutes les interprétations récurrentes qui consistent à réduire le Gramsci des Quaderni à celui de la période 1919-1920 (les socialistes italiens) ou à celui de la période 1921-1926 (les communistes italiens). Nous croyons que le Gramsci des Quaderni doit trouver son expression dans les Quaderni et non dans les écrits antérieurs. Nous avons toutefois utilisé les écrits gramsciens d'avant l'emprisonnement dans la mesure - et dans la mesure seulement - où ils pouvaient éclairer et compléter les affirmations des Quaderni.

Dans notre travail, nous insistons sur l'analyse interne de l'œuvre de Gramsci. Nous avons supprimé le plus possible les critiques que nous pourrions faire, et - la conclusion exceptée -souvent écarté les comparaisons possibles entre l'œuvre de Gramsci et celles d'autres marxistes afin de ne pas masquer par une analyse externe la pensée propre à l'auteur. Cette prédominance accordée à l'analyse interne sur l'analyse externe fait donc essentiellement de notre travail une monographie d'auteur.

Nous devons aussi faire remarquer que les Quaderni étant un ensemble de notes disparates, nous avons dû souvent extraire la pensée de l'auteur des analyses concrètes qu'il ébauchait. Gramsci n'ayant pas en main le matériel nécessaire pour approfondir et mener à terme ses analyses, nous ne devons jamais les prendre comme critère pour évaluer sa pensée. Au cours de ce travail, nous rapporterons quelquefois certaines analyses concrètes de Gramsci, non pas comme preuve de la valeur de sa pensée, mais pour l'éclairer et pour extraire de ces analyses sa méthode et son idéologie.

Nous aurions pu supprimer les contradictions en trouvant le plus petit commun dénominateur entre les fragments. Mais cette démarche nous aurait conduit à vider la pensée gramscienne de son originalité. Nous avons préféré nous situer à l'intérieur même des contradictions pour voir dans quelle mesure elles sont ou nécessaires, ou illusoires, ou surmontables. Cette démarche pour résoudre les contradictions disparaît en grande partie dans le résultat final qui représente une pensée cohérente et articulée. Nous avons préféré cette méthode d'exposition à celle qui aurait consisté à poser les contradictions, puis à les résoudre.

Les concepts renvoyant de façon circulaire les uns aux autres, nous avons repris chacun d'eux, selon les nécessités de l'exposition, dans des perspectives différentes - tout en essayant de supprimer les répétitions inutiles. Cependant, lorsque certains textes se révélaient particulièrement chargés de sens, nous les avons cités aussi souvent que notre étude l'exigeait. Enfin, nous nous sommes servis aussi souvent que possible de la traduction partielle des œuvres de Gramsci publiée aux Éditions Sociales. Cette édition est assez bien faite. Nous devons cependant souligner qu'elle ne contient aucun texte de la période ordinoviste sur le très important problème des Conseils d'usine et qu'elle ignore le texte philosophique qui est sans doute le plus important de l'auteur : « La scienza e le ideologie scientifiche » (Note 3). La traduction des Quaderni est assez difficile car il s'agit de rendre en un français correct des notes que Gramsci a écrites d'un jet, en de longues phrases souvent mal articulées. A l'exemple des traducteurs des Oeuvres choisies, nous avons essayé, par respect pour la pensée de l'auteur, de nous rapprocher le plus près possible du texte italien, même si cela devait donner lieu à une expression française un peu lourde. Par ailleurs, nous avons toujours donné - en plus des références à l'édition française lorsque celle-ci était utilisée - les références à l'édition italienne.

Nous ne saurions trop insister sur le fait que si une pensée riche ne peut recevoir d'interprétation définitive - et la pensée de Gramsci est complexe et riche - l'état fragmentaire et prospecteur des réflexions des Quaderni nous condamne encore plus fortement à une interprétation qui n'est qu'une des interprétations possibles. Nous aurons atteint le but poursuivi si ce travail incite le lecteur à aller aux textes mêmes de Gramsci, à explorer cette pensée inquiète et mouvante et à en tirer sa propre interprétation.

NOTES:

Note 1: Valentino Gerratana, de l' « Istituto Gramsci » de Rome, prépare actuellement une édition critique des Quaderni del carcere qui respectera l'ordre chronologique de la rédaction des fragments. Inutile d'insister sur l'importance qu'aura cette édition pour les études gramsciennes. A ce sujet, voir V. Gerratana, « Punti di riferimento per un'edizione critica dei Quaderni del carcere », Critica marxista, n° 3, 1967: pp. 240-259. (Retour à l'appel de note 1)

Note 2: Buzzi A.R., La théorie politique d'Antonio Gramsci. Louvain, éd. Nauwelaerts, 1967, p. 38. (Retour à l'appel de note 2)
Note 3: M.S., pp. 50-57. (Retour à l'appel de note 3)

Retour au livre de l'auteur: Jean-Marc Piotte Dernière mise à jour de cette page le Mercredi 28 août 2002 20:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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