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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Alvaro Pires, “La criminologie d'hier et d'aujourd'hui” (1995)
Introduction
Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alvaro Pires, “La criminologie d'hier et d'aujourd'hui”. Un article publié dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Françoise Digneffe, Jean-Michel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine. Tome I. Des savoirs diffus à la notion de criminel-né. Chapitre 1, pp. 13-67. Les Presses de l'Université de Montréal, Les Presses de l'Université d'Ottawa et De Boeck Université, 1995, 366 pp. Collection: Perspectives criminologiques.
Un article publié dans l'ouvrage de Christian Debuyst, Françoise Digneffe, Jean-Michel Labadie et Alvaro P. Pires, Histoire des savoirs sur le crime et la peine. Tome I. Des savoirs diffus à la notion de criminel-né. Chapitre 1, pp. 13-67. Les Presses de l'Université de Montréal, Les Presses de l'Université d'Ottawa et De Boeck Université, 1995, 366 pp. Collection: Perspectives criminologiques.
Tracing the development of criminology is more than a matter of historical interest. Some ideas from the past continue to provide the framework for current thinking in the field. Some ideas, long since rejected by criminologists, still influence popular tought. Bits and pieces of older theories continue to float to the surface, like debris from a sunken ship ; and some formulations, now abandoned, warrant reexamination. Moreover, an awareness of how ideas grow, come to dominate a field, and then decay helps to keep us skeptical of current theoretical explanations as the final word (Gresham M. Sykes, Criminology, New York, Harcourt Brace Jovanovich, Inc., 1978, p. 7). [2]
Il est permis de regrouper, comme nous le verrons, l'ensemble des savoirs (philosophiques, juridiques et scientifiques) sur le crime et la peine sous la rubrique générale d'une « histoire de la criminologie », mais à condition de s'expliquer sur ce qu'on entend par « criminologie ». Or, faire une introduction à la « criminologie » et à « son histoire » semble poser des problèmes particuliers. En général, l'introduction à l'histoire d'un savoir commence par la supposition que ce savoir constitue une discipline autonome et par une définition préalable de ce dont on va parler. Une méthode courante consiste alors à commencer par élucider le nom de la discipline. Dans le cas de la philosophie, par exemple, on dirait que ce terme provient du grec et qu'on le traduit par « amour » ou « recherche » (philia) de la « sagesse » (sophia) (Stevens, 1990 : 11). On pourrait aussi dire, à propos de la biologie, qu'elle a pour objet, comme son nom l'indique (bios, vie), l'étude des phénomènes vitaux. Cette méthode se caractérise en général par le fait qu'on s'entend approximativement sur l'existence de la discipline et qu'on trouve, dans le nom même, une sorte de renvoi utile et condensé à l'objet d'étude. Ainsi, par exemple, ceux et celles qui font de la biologie s'accordent sur le fait que l'appellation « biologie » renvoie à une science autonome ainsi que, grosso modo, sur la définition de l'objet d'étude : les phénomènes vitaux et les milieux où les êtres vivants se développent. Toutes proportions gardées, on pourrait dire la même chose, sans beaucoup plus de difficultés, des sociologues, des psychologues, etc. En plus, il est relativement facile de dire : « il s'agit d'un livre de psychologie », etc. Qui plus est, en ce qui concerne les sciences axées sur l'observation empirique, comme la biologie, la psychologie et la sociologie, on sait que l'observation de leur objet ne repose pas sur l'existence d'une norme ou d'une pratique juridique particulière.
Par rapport à la « criminologie », aucune de ces conditions ne semble se satisfaire sans peine ou au-delà de périodes relativement éphémères : on ne s'entend pas sur le statut de science autonome, le consensus sur ses objets a toujours été éphémère et partiel, la détermination de sa date de naissance fait l'objet de discussions interminables et, à part les cas les plus évidents, on ne sait pas dire facilement à partir de quel critère un ouvrage sera considéré comme étant ou non de la « criminologie ». En plus, le nom même « criminologie », qui a été inventé dans le dernier quart du XIXe siècle, n'a pas été la seule appellation, ni probablement la première, par laquelle on a désigné ce savoir. Les expressions « anthropologie criminelle » et « sociologie criminelle » semblent avoir précédé celle de « criminologie » et d'autres appellations ont été mises à contribution par après.
Enfin, en ce qui nous concerne, nous ne sommes pas favorables à ces formules qui présentent la criminologie comme « la science qui étudie le crime », la « science du phénomène criminel » ou encore « la science qui a pour objet l'étude du crime, du criminel et de la criminalité ». Car toutes ces formules sont ambiguës et ont tendance à produire un rabattement du crime sur son aspect « substantiel », palpable, en ignorant la part de construction pénale des événements. En plus, nous hésitons sur les avantages ou désavantages d'élucider le sens étymologique du mot « crime » - qui entre dans la composition du mot « criminologie » - pour introduire quelqu'un à ce corpus ou à cette activité de connaissance. Qu'il suffise de dire pour l'instant qu'une partie de nos hésitations à cet égard tient au fait que le sens étymologique du mot « crime » ne correspond pas, jusqu'à la fin des années 1960, à l'utilisation que le « criminologue » en a fait depuis qu'il emploie ce mot. On peut même dire que le criminologue a renversé au début, dans ses efforts pour étudier scientifiquement le « crime », le sens étymologique du mot dont il héritait.
En effet, Jeffery (1959 : 6) rappelle que, dans son sens étymologique, « le terme "crime" fait référence à l'acte de juger ou d'étiqueter le comportement, plutôt qu'au comportement lui-même ». En effet, le mot « crime » vient du mot latin « crimen (-inis) » qui signifiait à l'origine « décision judiciaire ». Ce mot vient à son tour du grec « krimein », c'est-à-dire « juger », « choisir », « séparer ». Dans le latin classique, le mot « crimen » a aussi pris le sens d'« accusation » ou de « chef d'accusation » [3]. Cela veut dire que, dans son sens étymologique, le mot crime ne désigne pas directement une action, un acte ou un comportement particulier, mais plutôt l'acte de juger un comportement dans le cadre d'un processus institutionnel de type judiciaire.
Le sens étymologique du mot « crime » rejoint ces phrases célèbres du juriste italien Francesco Carrara (1859) qui soulignait qu'on ne doit pas concevoir « le crime comme une action, mais comme une infraction » (p. 41) (au droit pénal), car il n'est pas « un fait matériel, mais plutôt un être juridique » (p. 42). Or, cette idée que le « crime » pouvait être autre chose qu'un comportement allait à l'encontre des représentations dominantes au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle. Car, en règle générale, les chercheurs de cette époque étaient surtout préoccupés par l'étude empirique des causes spécifiques du comportement criminalisé considéré comme un fait brut. Certains avaient même la conviction que le « crime » était une sorte de maladie ou de pathologie et que les personnes qui transgressaient les lois pénales faisaient partie d'une variété zoologique du genre humain (species generis humani). Or, l'étymologie du mot les aurait poussés à représenter la criminologie comme « la science qui étudie les décisions législatives et judiciaires » ou encore comme « la science qui étudie les jugements de valeur portés sur certains comportements dans un contexte législatif et judiciaire ». Bien sûr, cela allait aussi à contre-courant par rapport à l'idée du criminel-né. Mais plus fondamentalement encore, même pour ceux qui ne croyaient pas dans l'anormalité du justiciable ou dans l'hypothèse d'un criminel-né, l'idée que le « crime » pouvait dépendre d'une décision législative et judiciaire semblait conduire nécessairement à une absurdité, en l'occurrence à la conclusion bizarre que « sans la définition pénale de crime, le comportement en question disparaîtrait » [4]. Dès lors, c'est le projet même d'expliquer empiriquement et scientifiquement les comportements qui paraissait compromis. Pour résoudre ce problème, le criminologue s'est alors mis à concevoir le crime comme un comportement (et non comme une construction pénale) et à chercher des définitions (essentialistes) du « crime » qui le représentaient comme un comportement et comme une réalité « substantielle ». Souvent après avoir reconnu que le crime appartient à la grande catégorie d'actes punissables et que ce n'est pas tout acte punissable ou anti-social qui est considéré comme crime par la loi, ils ou elles concluent quand même que le crime « existe » sans la loi pénale.
Certes, ce qu'on voulait souvent dire - et sur ce point on avait raison - c'est que le comportement problématique, voire anti-social, existait réellement sans la loi pénale. En général, ce qu'on n'a pas vu, c'est que ce comportement existe bel et bien, mais pas comme « crime ». Le crime, en tant qu'infraction pénale, n'est donc pas avant tout un acte, mais plutôt un jugement de valeur particulier de type judiciaire porté sur un acte. L'historien Paul Veyne (1978 : 226), élucide cette difficulté à partir d'un autre cas de figure :
Si je disais que quelqu'un qui mange de la chair humaine la mange très réellement, j'aurais évidemment raison ; mais j'aurais également raison de prétendre que ce mangeur ne sera un cannibale que pour un contexte culturel, pour une pratique qui [...] objective pareil mode de nutrition pour le trouver barbare ou, au contraire, sacré et, en tout cas, pour en faire quelque chose ; dans des pratiques voisines, le même mangeur, du reste, sera objectivé autrement que comme cannibale.
C'est donc en voulant ranger la criminologie parmi les sciences « objectives », ou en voulant étudier scientifiquement le « crime », que ce qui a prévalu a été ce rabattement du « crime »sur son aspect substantiel ; ce qui donnait au criminologue, en apparence du moins, un objet palpable et non tributaire de la construction juridique. La définition du crime par le droit pénal n'apparaît alors pour lui que comme un « à-côté » ou une conséquence obligée sur le plan législatif de la nature de l'acte même [5]. Par conséquent, jusqu'à récemment, le criminologue s'est éloigné beaucoup du sens étymologique du mot « crime ». Certes, au fur et à mesure que ce savoir progresse, on assiste également à une prise de distance de plus en plus marquée des représentations premières. Aujourd'hui, le sens étymologique est revenu sur le tableau et fait l'objet de nouveaux débats.
Avant de poursuivre, il convient d'esquisser rapidement les principaux points de divergence concernant la situation de la « criminologie », afin de faciliter la compréhension des enjeux qui ont traversé ce champ ou qui le traversent encore aujourd'hui. Le tableau 1 résume les principaux débats qui ont été soulevés au fil des années depuis le dernier quart du Me siècle. En règle générale, les questions indiquées ici supposent une certaine reconnaissance a priori de la criminologie comme une activité scientifique ou professionnelle particulière. Elles sont usuellement posées, si l'on peut ainsi dire, « de l'intérieur » de la criminologie elle-même, mais elles peuvent aussi être posées de l'« extérieur » ou dans des moments de revendications, de crises de légitimité et d'auto-critique.
Notre exposé ne traitera pas systématiquement de tous les aspects indiqués dans ce tableau. En effet, certains points ne seront qu'évoqués ici puisqu'ils feront l'objet plus tard d'autres contributions plus approfondies dans le cadre de cette histoire de la criminologie. L'ordre de l'exposé ne suivra pas non plus l'ordre de présentation de ces questions dans le tableau. Il demeure que tous ces débats sont étroitement reliés et une vue schématique d'ensemble peut avoir un certain intérêt pour visualiser dès le départ quelques enjeux.
Quelques débats sur la criminologie, ses objets,
sa date de naissance et ses parti-pris
DÉBATS
PRINCIPALES OPTIONS
Sur l'appellation du savoir :
- Comment ce savoir doit-il s'appeler ?
a) anthropologie criminelle ?
b) ou sociologie criminelle ?
c) ou criminologie ?
d) ou science criminelle ?
e) ou biologie criminelle ?
f) ou politique criminelle ?
Sur le statut scientifique
de la criminologie :
- Qu'est-ce que la « criminologie » ?
a) une science autonome ?
b) une branche d'une autre science ?
c) ou simplement un champ d'étude (ou un corpus de connaissances) composé de savoirs divers ?
- Est-elle une « science fondamentale » ou une « science appliquée » ?
Sur l'identité
et le rôle du « criminologue » :
- Qu'est-ce qu'un criminologue ? En quoi doit-il être différent d'un sociologue, d'un psychologue, d'un pénaliste, etc. ? En quoi doit-il être différent des autres professionnels de la justice ?
- Quel est le rôle du criminologue ? Doit-il être un « gardien de l'ordre » ou un « agent d'un projet d'émancipation sociale » ? Etc.
Sur les objets :
Le statut théorique du crime] :
- Qu'est-ce que le « crime » ? Une « réalité substantielle » (comportement brut) ou une « construction pénale » (décision complexe de type juridique) ?
[Les types d'objets]
- Quels objets doit-on étudier ? Seulement les comportements ? Seulement le contrôle social ? Ou les comportements et le contrôle social ? Comment approcher et prendre en considération la question des victimes de comportements problématiques ?
[Les critères de choix des comportements] :
- Quels comportements doit-on étudier ? Seulement quelques comportements criminalisés ? Tous les comportements criminalisés ? Tous les comportements problématiques ou déviants jugés pertinents ?
[Les aspects du contrôle social] :
- Quels aspects du contrôle social doit-on étudier ? La création des lois ? Le fonctionnement de la police et des tribunaux ? La politique sociale et criminelle ? Ou seulement le « système correctionnel » ?
[L'extension du champ]
- Quels autres aspects du contrôle social doit-on étudier ? D'autres systèmes de justice (civile, administrative, etc.) ? Le contrôle social informel
Sur sa date de naissance :
- À quel moment « naît » la criminologie ?
a) au XVIlle siècle avec la pensée classique (Beccaria, Bentham, etc,) ?
b) au début du XIXe siècle avec les premiers savoirs à prétention scientifique (Pinel, Quételet, etc.) ?
c) dans la foulée de l'École positive italienne (Lombroso. Ferri, Garofalo) dans le dernier quart du XIXe siècle ? Etc.
Sur les principaux parti-pris du savoir criminologique :
- Parti-pris de sexe, de race et de classe
- Tendance à exclure les points de vue des victimes particulièrement lorsqu'ils s'opposent au système de rationalité juridico-pénale
- Tendance à concevoir la femme ou l'homme transgresseur (en général) comme un « ennemi de la société » ou un être anormal et « différent » des autres
[1] J'aimerais remercier Christian Debuyst pour les suggestions et notes écrites faites à l'origine de cette étude, aussi bien que pour ses commentaires critiques à sa première version. Je remercie également Françoise Digneffe, Louk Hulsman et Colette Parent pour leurs commentaires à cette première version. Enfin, je remercie tous les collègues qui ont discuté oralement avec moi certains aspects de ce travail et qui ont attiré mon attention sur certains ouvrages.
[2] En français : « Retracer le développement de la criminologie, c'est plus qu'une simple question d'intérêt pour l'histoire. Certaines idées du passé continuent à structurer la manière usuelle de penser dans le champ. D'autres idées, rejetées depuis longtemps par les criminologues, continuent à influencer la pensée populaire. Des bouts et des morceaux de vieilles théories continuent à flotter à la surface, comme les débris d'un bateau naufragé ; et certaines formulations, aujourd'hui abandonnées, méritent notre reconsidération. Qui plus est, prendre conscience du processus de naissance des idées, de leur reconnaissance comme dominantes dans le champ, puis de leur tombée en désuétude, nous aide à demeurer sceptiques vis-à-vis des explications théoriques contemporaines conçues comme définitives » (Sykes, op. cit., notre traduction).
[3] Ceci ressort d'ailleurs clairement du dictionnaire étymologique Robert. Voir Picoche, Jacqueline, Dictionnaire étymologique du français, Paris, Robert, 1986 (au mot « crible »).
[4] Des auteurs très avertis, associés à un point de vue sociologique, comme Bonger (1905 : 432-436) et Sutherland (1934. 10), ont produit aussi parfois un rabattement du crime sur son aspect « substantiel » ou factuel.
[5] Des auteurs comme Garofalo (1885/1914 : 14), Tarde (1890 : 72) et Durkheim (1894 : 135 ; 1893 : 47), si différents à d'autres égards, pensent ici de manière semblable. Voir Pires et Acosta (1994).
Dernière mise à jour de cette page le samedi 16 septembre 200613:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
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Jean-Marie Tremblay, fondateur des Classiques des sciences sociales