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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alvaro Pires, “La rationalité pénale moderne, la société du risque et la juridicisation de l'opinion publique”. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 33, no 1, printemps 2001, pp. 179-204. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 2 août 2006 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.] Introduction Cet article veut attirer l'attention sur certaines caractéristiques de la rationalité pénale moderne et explorer quelques aspects de l'interaction entre les systèmes économique, politique et juridico-pénal dans les sociétés contemporaines (société du risque). Compte tenu de la complexité et de l'étendue des problèmes soulevés, je ne peux exposer ni toutes les principales conséquences qu'on peut en tirer ni développer les débats sur les points retenus. Ce texte suscitera aussi un ensemble de questions que je laisserai ici sans réponse ou qui n'apparaîtront que sous la forme de pistes éparpillées. Ainsi, le but premier de cet article n'est pas de présenter une analyse achevée de la situation contemporaine, mais plutôt de produire certains effets de miroir dans le double sens de faire apparaître des choses absentes et de refléter notre propre image concernant notre manière de penser et de faire en matière pénale, y compris sur le plan de la recherche. Sans doute la lacune principale face aux multiples interrogations que peut susciter cet article loge au niveau de l'élaboration de mon propre modèle normatif alternatif On comprendra, par ailleurs, que je ne peux pas entreprendre les deux démarches en même temps et que la valeur éventuelle de l'une ne dépend pas rigoureusement de la qualité de l'autre : je peux décrire assez bien la situation actuelle et avoir quand même en tête un piètre modèle alternatif ou vice-versa. Ici, je dois espérer que les effets de miroir puissent avoir un certain intérêt et que la description (théorique) proposée soit au moins éclairante à certains égards. Par rapport au modèle normatif sous-jacent, peut-être le seul éclaircissement à donner est le suivant. Ce modèle ne trouve pas ses assises dans la reconnaissance du pluralisme et il ne met pas en cause le principe de l'universalité de certaines lois en matière juridique ou pénale. Le pluralisme et une certaine universalité de normes sont paradoxalement deux réalités dont nous devons reconnaître simultanément l'existence. J'invite alors la lectrice ou le lecteur à noter que la critique qui se dégage de la description de la rationalité pénale ne met pas directement en cause l'universalité de certaines normes de comportement. Ce que cette description met essentiellement en cause, c'est notre façon de concevoir et de construire la solution institutionnelle à certains problèmes de transgression normative en matière pénale. Dans ce champ, les remarques de Carbonnier (1972, chap. II, section 2) ont une signification théorique capitale : il souligne que le véritable pluralisme juridique se trouve plutôt dans les diverses manières d'appliquer une norme (de comportement) que dans une franche opposition entre deux normes de comportement. D'ailleurs, en droit pénal, la portée critique de l'argument du pluralisme de normes de comportement est très limitée. Car on emploie cet argument à l'égard de certains crimes contre la moralité, la liberté d'expression religieuse, politique ou artistique, etc., mais rarement on y inclut le plus insignifiant des vols ou la plus anodine des incivilités comme faisant partie des normes de comportements qui doivent être honorées officiellement. La tolérance ici doit changer de niveau : elle continue à affirmer la norme qui interdit le comportement, mais propose une façon moins guerrière et « plus citoyenne » de s'adresser à la transgression. On peut même dire que la carence d'une pensée critique efficace en droit pénal résulte en partie du fait que nous ne nous sommes pas rendu compte que nous pouvons affirmer nos normes (universelles) de comportements de différentes façons, et non seulement par des peines afflictives (proportionnelles ou indéterminées). Nous n'avons pas appris à penser en termes d'alternatives. Dans cette étude, le lecteur trouvera sans doute un reproche de non-inventivité, mais il y a plus : il y trouvera aussi une inquiétude sérieuse à l'égard de la perte de qualité juridique du droit et à l'égard des formes « civilisées » d'avilissement qui ont été masquées par la rationalité pénale moderne. Or, l'universalisme de normes de comportement ne présuppose pas qu'il y ait une seule façon de faire les choses (uniformisation des pratiques) ou qu'elle soit dans tous les cas la meilleure [1]. Dans un premier temps, je vais indiquer un aspect de la structure normative du droit pénal important pour mes propos et surtout souligner certaines caractéristiques de la rationalité pénale moderne en soutenant qu'elle se présente sous la forme d'un « système de pensée » (Foucault) relativement autonome. Ceci Permettra de mettre en lumière des problèmes fondamentaux que le droit pénal moderne pose - dès sa naissance aux XVIIIe et XIXe siècles - aux sociétés démocratiques [2]. Par la suite, je me tournerai vers des transformations dans le système économique qui ont une influence sur le système pénal et qui suscitent de multiples formes d'auto-irritation dans ce dernier système. Ces transformations, en conjugaison avec les sciences sociales et les sélections opérées - et le style adopté - par le système pénal font éclater en morceaux et mettent en veilleuse les grands projets de mutation globale du droit pénal qui émergent dans les années 1960 et 1970. Enfin, dans un dernier temps, je reviendrai à la rationalité pénale moderne pour conceptualiser un phénomène nouveau : ce que j'appelle la juridicisation de l'opinion publique et du public par le système pénal dans la deuxième moitié du XXe siècle : le public devient une composante du système pénal et cela produit un rapprochement problématique avec le système politique et les projets de toutes sortes de mouvements sociaux en ce qui concerne la construction d'une notion autonome de justice en droit pénal, et particulièrement par rapport aux normes de deuxième niveau (sanction, procédure, etc.). Ajoutons encore que les rapports problématiques et contradictoires que le droit pénal entretient avec les droits de la personne traversent le texte d'un bout à l'autre. Très prosaïquement, on dira que le droit pénal est surtout vu comme une défense (négative) des droits de la personne mais que, à l'occasion et plus difficilement, les droits de la personne sont vus aussi comme un idéal pour transformer le droit pénal. [1] Le lecteur se rendra compte aussi que l'autorisation juridique d'intervenir, de corriger des situations et même de punir n'est pas contestée. Par contre, la prétendue obligation de punir, les définitions de la punition, de la souffrance et de la justice données par le droit pénal - aussi bien que l'opérationnalisation de sa façon d'intervenir et de punir - sont effectivement mises en cause. [2] C'est ici que nous pouvons observer certaines déficiences morales « innées » significatives de cette rationalité.
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