Alain POLICAR
Sociologue et économiste français, professeur, Faculté de droit et sciences économiques,
Université de Limoges, rédacteur en chef de la revue Les Cahiers Rationalistes
“Sociologie et morale : la philosophie de la solidarité
de Célestin Bouglé”
Un article publié dans Recherches sociologiques, vol. 28, no 2, 1997. Numéro intitulé : “Intégration et citoyenneté”. Bruxelles.
- Table des matières
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- Introduction
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- I. LA NOTION DE SOLIDARITÉ
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- A. Pierre Leroux : un précurseur contesté
- B. La solidarité : une charité laïcisée ?
- C. Le solidarisme ou la justice consacrée
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- II. INDIVIDUALISME ET SOCIOLOGIE
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- A. Rectifier l'individualisme
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- 1. La théorie du quasi-contrat
- 2. Proudhon : sociologue et individualiste
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- B. La tentation socialiste
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- 1. Égalité et liberté
- 2. L'assurance : un modèle social
- 3. Classes et nation
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- III. L'AUTONOMIE DE LA MORALE
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- A. Les inconséquences du sociologisme
- B. Des bases scientifiques pour la morale ?
- C. Fidélité au droit naturel ?
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- Conclusion
- Références bibliographiques
- L'oeuvre de Célestin Bouglé constitue une illustration de la volonté de concilier les exigences de la liberté individuelle et celles de la justice sociale. Dans cette tentative, Bouglé utilisera les enseignements de la sociologie durkheimienne tout en restant fidèle à ses engagements philosophiques. Sa philosophie de la solidarité apparaît comme le résultat de la confrontation entre science et morale sociale. Soucieuse de préserver l'autonomie de la morale, la réflexion de Bouglé est un exemple intéressant, et rare, du refus de succomber au réductionnisme sociologique, tout en ne mettant pas en question la légitimité de la démarche sociologique.
Introduction
Dans l'élaboration des fondements d'une philosophie de la solidarité, Célestin Bouglé (1870-1940) occupe une place privilégiée bien que souvent méconnue. Notre projet est donc de contribuer à réexaminer une pensée forte et étonnamment lucide qui, confrontée à la problématique de l'appartenance républicaine, cherchera à concilier les exigences a priori contradictoires de la liberté individuelle et de la réforme sociale. Dans cette ambitieuse tentative, Bouglé convoque de nombreux auteurs que seule une pensée généreuse pouvait réunir.
Son œuvre se déploie dans de nombreuses dimensions qu'une lecture superficielle pourrait imaginer sans grand rapport les unes avec les autres. Pourtant l'unité est incontestable. On en trouve le principe dès les premiers travaux (en 1896) et, tout particulièrement, dans sa thèse de 1899 : l'idée de l'égalité des hommes ne concerne pas la façon dont la nature les a faits mais bien celle dont la société doit les traiter. Aussi n'est-on pas surpris de l'attention constante portée aux fondements moraux des questions sociales. Il ne pouvait, dès lors, demeurer indifférent aux débats autour de la notion de solidarité dont l'importance fut grandissante à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais ce sont surtout les vingt dernières années de celui-ci qui voient les écrits sur ce thème se multiplier. L'opinion cependant ne s'en soucie guère avant 1897, date de la parution de Solidarité dont l'auteur, L. Bourgeois, était alors une personnalité politique de premier plan (président du Conseil de novembre 1895 à avril 1896). L'ouvrage eut un grand retentissement. Aussi, lors des conférences organisées durant l'hiver 1901-1902 à l'École des Hautes Études Sociales, l'un des auditeurs osa-t-il comparer le bouillonnement intellectuel suscité par la nouvelle doctrine solidariste avec celui qu'avait engendré le cartésianisme au XVIIe siècle. Quoi que l'on puisse penser de ce rapprochement, l'engouement est incontestable. Sans doute faut-il invoquer pour le comprendre la fascination récurrente exercée par le recours aux modèles et aux méthodes des sciences de la nature afin de légitimer les savoirs plus fragiles des sciences sociales. L'observation de la solidarité dans le règne naturel n'est-elle pas en mesure de dicter sa conduite à la société ?
C'est en cherchant à répondre à la question très générale des rapports entre science et morale sociale que Bouglé conduira une réflexion de très grande portée. Pour en mesurer les apports essentiels, il conviendra de se pencher au préalable sur les sources de la notion de solidarité. Nous pourrons alors montrer comment notre auteur s'en empare pour proposer une théorisation qui tienne compte des contraintes de la philosophie individualiste et des exigences de la sociologie naissante. Il exprimera ainsi le désir à la fois de rectifier (le mot est de Bouglé lui-même) l'individualisme et de limiter le socialisme. Dans cette entreprise difficile, sa préoccupation constante sera de sauvegarder l'autonomie de la morale. En guise de conclusion, nous nous livrerons à un exercice périlleux : dans le débat actuel sur la citoyenneté, au sein de nos démocraties confrontées à la diversité culturelle, quelle aurait été la position de Bouglé ?
I. LA NOTION DE SOLIDARITÉ
La notion de solidarité ne présente pas le caractère d’univocité qu’un survol du dictionnaire pourrait laisser croire. Si nous mettons à part le sens juridique (lien entre débiteur et créancier), la solidarité renvoie, plus ou moins explicitement, à des rapports et des devoirs sociaux. Dans la sociologie durkheimienne, l’étudiant débutant ne peut ignorer la distinction essentielle entre deux grands systèmes de cohésion sociale : celui fondé sur la similitude, à laquelle correspond la solidarité mécanique, et celui lié au progrès de la division du travail, basé sur la dissemblance à laquelle est associée la solidarité organique. Mais lorsque Durkheim l’utilise dans sa thèse de 1893, le concept a déjà une assez longue histoire. Notre projet n’est pas d’entrer dans les détails de celle-ci, mais seulement d’éclairer les origines d’un terme qui deviendra, peu de temps après De la division du travail social, une sorte de programme politico-philosophique, connu sous le nom de solidarisme et qu'incarnera le Parti Radical depuis sa fondation, le 23 juin 1901.
- A. Pierre Leroux :
un précurseur contesté
On peut, malgré l’inextricable difficulté des questions de généalogie, accorder à Pierre Leroux un statut privilégié. En 1859, dans La Grève de Samarez, Leroux rappelle qu’il a "le premier, utilisé le terme de solidarité pour l’introduire dans la philosophie, c'est-à-dire [...] dans la religion de l'avenir" et il ajoute qu'il a ainsi "voulu remplacer la charité du christianisme par la solidarité humaine" (Leroux, 1859 : 254). C'est effectivement dans un ouvrage de 1840, De l'humanité, qu'il propose cette substitution en la justifiant par le passage nécessaire du sens juridique à une signification politique et sociale, celle-là même que revendiqueront explicitement les révolutionnaires de 1848.
Néanmoins, Bouglé conteste cette priorité de P. Leroux et attribue à J. de Maistre (pour lequel, il va sans dire, il n'éprouve aucune sympathie intellectuelle) la paternité du terme. Évoquant l'importance dans l'œuvre de l'école théocratique (de Bonald, de Maistre) de la notion de péché originel, il écrit : "C'est elle qui obsède la pensée de de Maistre […] et lui révèle, dans les souffrances de l'individu, le fruit naturel de la dégradation de la masse. C'est elle qui lui fera découvrir nommément, avant Pierre Leroux, “l'extension de ce terme de jurisprudence, la solidarité, le plus propre à exprimer la réversibilité des mérites”" (Bouglé, 1906 a : 255.)
En outre, il convient de rappeler l'importance de Fourier. Sa doctrine, en effet, avait été résumée sous le titre Solidarité en 1842 par le colonel H. Renaud (Philippe, 1911 : 202) et l'on sait que les républicains d'avant 1848 utilisaient le terme dans une acception tout à fait fouriériste, pour récuser l'idée que le corps social se limitait à la simple juxtaposition d'intérêts individuels. C. Nicolet fait remarquer que l'on retrouve le mot à peu près en même temps chez Pecqueur (Nicolet, 1982 : 344, note 1). Il mentionne également l'influence (cependant plus tardive) de C. Renouvier et de sa Science de la morale qui, en 1869, "trace les limites de l'individualisme, découvre les fondements logiques de la solidarité […] et ceux de toute vie politique dans les institutions du civisme antique, donc dans la démocratie directe par-delà les âges obscurs du christianisme médiéval" (ibid. : 155).
- B. La solidarité : une charité laïcisée ?
On le voit, le problème des origines du terme est assez opaque. La difficulté augmente si l'on s'intéresse à la portée de la notion. En invoquant la substitution de la solidarité humaine à la charité, Leroux invite à se demander si, au fond, la nouvelle philosophie n'est pas seulement une version laïcisée de la morale chrétienne. Bon nombre d'éléments de réponse figurent dans son œuvre. Et seule une lecture hâtive de celle-ci peut laisser croire qu'il n'y a pas de distance fondamentale entre sa vision de la solidarité et la charité chrétienne. Celle-ci est, aux yeux de Leroux, triplement incomplète.
En premier lieu, "l'égoisme nécessaire et saint est dédaigné, foulé aux pieds" (Leroux, 1840 : 162). Ce point est crucial. Leroux reproche au christianisme "de n'avoir pas su concilier l'amour de soi et de l'autre" (Le Bras-Chopard, 1992 : 17). Or, l'amour de soi, ce qu'A. Smith nommait le self-love, apparaît comme un élément constitutif déterminant de la solidarité. Comment l'intérêt pour autrui pourrait-il être authentique sans cet amour de soi qui n'est, chez A. Smith, qu'une modalité de la sympathie ? Le sujet smithien a, en effet, comme le note judicieusement J.-P. Dupuy, "désespérément besoin de ses semblables pour se forger une identité" (Dupuy, 1992 : 152). Ce besoin d'autrui est à la source même de la solidarité : "Quelque degré d'amour de soi qu'on puisse supposer à l'homme, il y a évidemment dans sa nature un principe d'intérêt pour ce qui arrive aux autres qui lui rend leur bonheur nécessaire" (Smith, 1860 : 1.) Ainsi Smith propose-t-il une théorie de la moralité fondée sur la sympathie entendue comme faculté de partager les passions des autres. L'imperfection de la charité tient également au caractère totalement abstrait, désincarné de l'amour pour l'humanité : "Il n'existait donc qu'à condition de ne prendre aucune forme" (Leroux, 1840 : 171.) Enfin, n'est-il pas question dans la charité plus de pitié que d'amour ?
Bouglé paraît proche, dans son analyse critique des préceptes du christianisme, de la pensée de P. Leroux (bien qu'il ne s'en réclame pas explicitement) : "Il ne suffit pas que la libre charité circule à l'intérieur d'un système pour relever et panser les blessés qu'il multiplie en fonctionnant. C'est le système même qu'il faut rectifier, s'il en est besoin. Pour réparer l'injustice sociale, il faut des réformes sociales, des mesures d'ensemble servies par la force des lois ; le sentiment de la solidarité doit nous faire comprendre la nécessité d'incorporer dans la justice même nombre de devoirs sociaux pour l'accomplissement desquels on s'est reposé, trop longtemps, sur l'arbitraire de la charité" (Bouglé, 1906a : 258.) Comme Leroux, Bouglé souligne que le christianisme propose au fidèle une sorte de mysticisme individualiste qui ne permet d'aimer l'humanité que "par contre-coup" et qui, loin d'impliquer une dépendance réciproque des personnes, n'admet guère que soi et Dieu. L'âme chrétienne n'est donc pas réellement préparée à accepter les réformes sociales souhaitées par les solidaristes. D'autant que "la vraie patrie du chrétien est dans le ciel", la terre n'étant qu'un "lieu d'exil" (ibid . : 259). D'où l'interrogation légitime sur la conviction, dans le combat contre la misère, de celui qui "considère la douleur non pas seulement comme un mal nécessaire mais à vrai dire comme un bien précieux" (ibid. : 260). L'origine commune des hommes, leur commune destinée ne sont donc pas de nature à raffermir l'ardeur réformatrice de ceux qui ont l'éternité pour horizon.
Bouglé, cependant, reconnaît que la formule "Que votre volonté soit faite sur la terre" peut être entendue de deux façons : d'une part sur le ton de la résignation, d'autre part sur celui de la révolution. Et il cite Marc Sangnier : "Nous ne jouirons de la justice durant l'éternité que dans la mesure où nous aurons travaillé à la réaliser ici-bas", pour montrer qu'il y a dans le christianisme une pente située aux antipodes du fatalisme bouddhique (Bouglé, 1905a : 614.)
La solidarité réclame, en fait, à la fois plus et moins que la charité : "Elle exige moins peut-être de l'individu isolé, mais plus des individus organisés. Elle abandonne moins à l'initiative privée ; elle attend plus de la contrainte collective" (Bouglé, 1906 a : 260.) Mais, question récurrente, ne décrivons-nous pas ici un simple processus de laïcisation de la charité ? Si c'était le cas nous n'aurions fait, comme le remarque G. Tarde, que "substituer un mot juridique et froid à un mot tout imprégné de tendresse humaine" (Tarde, cité par Bouglé, 1906a : 262). Mais il n'en est rien, et Bouglé est d'une grande clarté sur ce point : "Si la fraternité religieuse sait soigner les plaies, elle n'ose pas briser l'instrument qui blesse : elle permet au contraire qu'il continue de fonctionner en blessant" (Bouglé, 1906a : 263.) D'où l'affirmation, maintes fois réitérée, selon laquelle la question sociale n'est pas seulement une question morale : "Il n'y a pas question sociale partout où les hommes souffrent, mais là où les hommes croient que le régime qui définit leurs droits réciproques est la cause de leur souffrance et que le remède en serait procuré par un remaniement de ce régime" (ibid. : 264.) Aussi la charité ne saurait-elle suffire. On ne peut se contenter d'un sentiment, là où doit être exigé "un principe scientifique et rationnel de nature à fonder l'intervention de la force publique" (Boutroux, cité par Bouglé, 1906a : 264).
Prendre correctement conscience de la distance séparant la philosophie de la solidarité des traditions chrétiennes implique une estimation convenable du mérite de ces dernières. La question essentielle semble être celle de savoir si les tendances égalitaires qui se manifestent dans les sociétés contemporaines diffèrent fondamentalement de leur souche chrétienne. En s'inspirant de l'explication du progrès de l'égalité proposée par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, Bouglé souligne que le caractère irrésistible de ce progrès est à rechercher dans les faits eux-mêmes : "Les croisades et les communes, la découverte du fusil et celle de l'imprimerie, les innovations de la Renaissance et celles de la Réforme, tout cela bouleverse les relations politiques, les situations économiques, les conditions du développement intellectuel" (Bouglé, 1905b : 31.) Les idées égalitaires ne sont donc pas tombées du ciel. Pour qu'elles se répandent, il a fallu qu'elles soient portées par le mouvement général de la civilisation. Et, de ce point de vue, l'histoire de l'Inde confirme indirectement l'importance du terrain sur lequel les idées viennent se greffer : "Sur le sol hindou, aux sillons durcis et comme gelés par l'atmosphère de la caste, les semences égalitaires ne pouvaient germer. Nul sol, au contraire, n'est mieux préparé pour les faire fructifier que le sol occidental inlassablement labouré comme il l'a été par tous les événements de notre histoire" (ibid.) Et sur le sol occidental qui, mieux que la Révolution française, a su exprimer les principes généraux de l'égalité entre les hommes ?
- C. Le solidarisme ou la justice consacrée
Cet héritage, le "fondateur" du solidarisme, Léon Bourgeois, le revendique explicitement : "Les trois termes de la devise républicaine “Liberté, Égalité, Fraternité” sont respectés et non détruits par notre doctrine. Pour l'égalité, il n'y a qu'un mot à dire. Toute introduction de contrat dans les choses humaines est une augmentation de l'égalité entre les hommes "(Bourgeois, 1902 : 57.) Pour estimer les véritables apports de Bourgeois, plus que l'ouvrage de 1897 (paru sous forme d'articles dans La Nouvelle Revue en 1896), ce sont les discussions, mentionnées plus haut à l'École des Hautes Études Sociales, qui permettent de cerner les points essentiels. Bourgeois y donne en effet trois conférences auxquelles assiste un auditoire prestigieux Il est ainsi conduit à préciser sa pensée.
Nous retiendrons la distinction entre la solidarité naturelle, qui relève du fait, et la solidarité-devoir qui, découlant de l'obligation sociale, exige la justice entre les hommes : "Nous poursuivons une autre fin que celle de la nature, nous devons intervenir pour modifier ses résultats, nous devons substituer au fait naturel de l'iniquité le fait social de la justice" (Bourgeois, 1897 : 45.) On ne peut cependant établir la justice en niant la solidarité naturelle, bien au contraire. De même que nous nous servons de la gravitation pour construire nos édifices, "c'est dans la loi de solidarité que nous devons chercher le moyen d'établir l'équilibre des choses morales et sociales, c'est-à-dire la justice" (Bourgeois, 1902 : 36). D'où la nécessité d'une organisation qui "mutualiserait" les avantages et les risques de la solidarité naturelle. Les hommes sont ainsi liés les uns aux autres par des devoirs stricts et non plus seulement, comme nous l'avons vu, par des relations de bonté ou de charité. Il nous faut rendre à la collectivité l'équivalent de ce que nous avons reçu d'elle. Autrement dit, nous naissons avec une dette sociale dont il appartient à la société de régler la valeur et le mode d'acquittement. Il convient de remarquer que cette notion de dette sociale, si elle est vulgarisée par Bourgeois, se trouve déjà chez Comte. L'idée d'une contribution du passé, qui "nous pénètre, nous soutient,nous constitue et nous fait vivre" (ibid. : 32), renvoie à la thématique comtienne de la transmission . Notion fondamentale car, spécifique de l'humanité, elle définit le domaine de la sociologie dans la philosophie positive. Il existe, pour parler comme Comte, une continuité dans l'histoire humaine et, de cette continuité, naît la solidarité.
Cependant, en donnant au concept de justice une place centrale, Bourgeois tire des conséquences originales du concept positiviste de continuité. Sans doute faut-il voir ici l'influence de Rousseau, particulièrement explicite dans la théorie du quasi-contrat. La communauté serait, en effet, fondée sur une sorte de contrat tacite faisant de chacun le débiteur de l'autre. Ce quasi-contrat n'a pas pour but de parvenir au nivellement absolu des conditions, impossible et probablement, selon Bourgeois, non souhaitable, mais "de faire disparaître, pour réaliser la justice, les inégalités de condition qui sont le fait des hommes eux-mêmes, de leur ignorance, de leur égoïsme, de leur âpreté au gain, de leur violence" (ibid. : 80). On voit bien qu'il s'agit avant tout d'introduire dans les questions sociales des considérations morales.
À ce projet, Bouglé ne pouvait que donner son assentiment. Aux constructions du juriste Bourgeois, il cherchera par conséquent à apporter les fondements que lui permettait sa double compétence de philosophe et de sociologue.
II. INDIVIDUALISME ET SOCIOLOGIE
Il n'est pas excessif de faire de la réflexion de Bouglé une sorte d'idéaltype des conceptions républicaines. Les idées qu'il développe ne se limitent pas à être la traduction théorique des propositions de Bourgeois. D'ailleurs, en les décrivant comme exclusivement solidaristes, on négligerait une influence essentielle : celle de Proudhon. En effet, et bien qu'il serait inexact de le considérer comme un proudhonien au sens strict, Bouglé a consacré au penseur bisontin un nombre important de livres et d'articles et, nous le verrons, l'analyse qu'il propose de la sociologie de Proudhon nous informe utilement et sur l'homme Bouglé et sur les orientations centrales de son oeuvre.
- A. Rectifier l'individualisme
Le solidarisme apparaît, pour paraphraser Bouglé, comme une "rectification de l'individualisme". En quoi consiste cette "rectification" ?
Dans L'Idée de l'État, H. Michel rappelle que, du point de vue moral, la doctrine classique de l'individualisme ne reconnaît, dans la filiation de Kant, de volonté bonne que celle qui se plie à une règle généralisable (Michel, 1896). D'autre part, dans le domaine politique et économique, l'individualisme, celui de Rousseau, de Condorcet ou encore de Montesquieu, n'est pas du tout indifférent aux préoccupations sociales. Aussi n'est-il pas caractérisé par la phobie de l'État à l'instar des libéraux intransigeants du XIXe siècle. Au contraire, informé par l'expérience historique, sa vision de l'État est celle d'un "serviteur des individualités libres" (Bouglé, 1924 : 114). Ni allégeance, ni défiance à son égard, ou si l'on préfère, ni Hegel, ni Nietzsche. Bouglé se méfie tout particulièrement de l'"immoralisme" auquel lui semble aboutir l'individualisme outrancier. Ce terme d'"immoralisme" mérite une précision. En qualifiant ainsi la doctrine nietzschéenne, Bouglé l'oppose à l'universalisme moral qu'il prône : "Immoraliste, en effet, parce qu'elle défend d'attribuer une valeur universelle aux règles qu'elle propose. La recherche de l'universalité, en matière de loi morale, lui paraît être encore une des déviations due à l'illusion de l'égalité entre les hommes" (ibid. : 120.) Notons que nous dirions plutôt aujourd'hui relativisme moral, pour qualifier la position de Nietzsche.
On retrouve ici l'attachement, déjà souligné, de Bouglé à l'égalité essentielle des hommes. En considérant que l'option inverse, celle de Nietzsche, équivaut à faire l'apologie du régime des castes, Bouglé montre bien que l'individualisme authentique a impérativement besoin du principe d'égalité. Le solidarisme se présente comme une réaction vive contre l'individualisme anti-égalitaire et, corrélativement, comme un retour aux sources de l'individualisme véritable, celui qui porte attention à nos devoirs sociaux. Le recours à la sociologie s'inscrit dans cette démarche. Une sociologie, faut-il le préciser, compatible avec les intuitions des moralistes et qui, par conséquent, s'emploiera à expliquer ce que ceux-ci constatent, en premier lieu la revendication individualiste. Les études sociologiques, en dernière analyse, "réclament pour tous les membres des sociétés modernes, ce même droit au libre développement de la personnalité" (ibid. : 135). Et, de fait, elles constatent, comme Durkheim dans De la division du travail social, l'intérêt qu'il y a à respecter les diversités individuelles : "C'est ainsi, au fur et à mesure des modifications de structure entraînées par la civilisation même, que ces sociétés, sentant desceller, par la force des choses, ces griffes des traditions qui tenaient leurs éléments unis en les maintenant immobiles, ont compris la nécessité d'un système d'assemblage plus souple et comme plus plastique : par là s'explique qu'elles aient dû substituer aux traditions autoritaires un idéal libéral, qui ne fait plus communier les personnalités que dans l'idée du respect qu'elles se doivent les unes aux autres" (ibid. : 134-135.) Ce passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique symbolise le succès d'un individualisme dans lequel le libre développement de chacun est analysé comme une fin réclamant le concours de tous : "Au rebours des anciennes doctrines économiques, les nouvelles doctrines sociologiques se placent au point de vue du groupe et lui proposent comme une tâche nécessaire à sa propre vie de “réaliser” l'égalité des personnes" (ibid. : 137.) Cet individualisme, se réclamant à la fois des valeurs de la démocratie et de la raison, c'est l'individualisme classique. Le solidarisme, en se montrant attentif aux enseignements de la sociologie, a ainsi redécouvert le sens profond de celui-ci. Cette redécouverte s'accomplit à l'aide, essentiellement, du concept de quasi-contrat.
1. La théorie du quasi-contrat
Nous avons noté le recours par Bourgeois à la théorie du quasi-contrat qui constitue l'un des points essentiels de la doctrine solidariste. Cette théorie doit-elle être distinguée des conceptualisations contractualistes canoniques et, en particulier, de celle de J.-J. Rousseau ?
Le contractualisme a une longue histoire que les noms de Hobbes, Locke et Rousseau ne suffisent bien entendu nullement à épuiser. Mais la spécificité des auteurs que nous venons de citer par rapport aux penseurs de l'Antiquité (Platon, Épicure, Cicéron…) est de proposer une théorie de l'institution de la société reposant sur le passage de l'état de nature à l'état de société. Certes, faire du pacte l'acte fondateur ne gomme pas les importantes différences entre les auteurs modernes. On sait, en effet, que si Hobbes a recours à l'État souverain et à la contrainte de la loi pour assurer la paix sociale, Rousseau cherchera à dépasser l'antinomie entre la loi et la liberté par le contrat d'association. Pour lui, le contrat ne saurait conduire à l'aliénation de la liberté individuelle. Bien plus, la liberté est à la fois condition et fin du contrat social. Le règne de la loi n'est justifié que par l'échange consenti de telle liberté contre telle autre.
A priori, rien de ce qui précède n'est de nature à soulever quelque objection chez les solidaristes attachés eux aussi à la dimension inaliénable de la liberté individuelle. Et de fait, ceux-ci s'opposent, dans la filiation de Rousseau, aux adversaires de l'esprit de la Révolution, c'est-à-dire aux apologistes du statut social. Ils sont sensibles au fait que "Rousseau présente le contrat social moins comme une réalité historique que comme une fiction juridique destinée à légitimer l'état de dépendance où se trouvent les personnes" (Bouglé, 1906b : 423), situant par conséquent le propos de ce dernier plus dans le registre du droit que dans celui du fait. C'est ce qu'avait clairement perçu Renouvier qui voyait dans le contrat originaire une idée logiquement nécessaire et non l'origine empirique réelle des gouvernements (Nicolet, 1982 : 367). La théorie rousseauiste indique donc, avant tout, l'idéal à poursuivre.
Les solidaristes, dans cette perspective, prônent l'extension du régime contractuel du droit privé au droit public et, finalement, comme l'avait noté utilement C. Andler (Andler, 1897 ), la disparition de la distinction entre les deux droits. Cette conséquence de la doctrine du quasi-contrat n'est cependant pas d'une totale limpidité puisqu'un analyste aussi avisé qu'A. Darlu ne l'avait pas perçue (Darlu, 1897 ). Les obligations et les droits des hommes entre eux sont depuis longtemps définis par le droit privé. Aussi, comme le précise Bourgeois, s'agit-il de définir "les droits et les devoirs réciproques que le fait de l'association crée entre les hommes, seuls êtres réels, seuls sujets possibles d'un droit ou d'un devoir" (Bourgeois, 1897 : 89-90). Le droit public se réduira donc à une série de relations de droit privé, l'État n'étant "qu'un quasi-contrat entre tous les individus unis dans leur communauté juridique" (Andler, 1897 : 521). La conception de l'État développée par Bourgeois est tout à fait analysable dans ces termes. Elle s'inspire en effet du fonctionnement des associations volontaires privées que les besoins du commerce créent de plus en plus fréquemment. Les institutions sociales paraissent donc n'être que les produits des actions et réflexions individuelles.
Cet artificialisme pose cependant un problème délicat. On sait que le solidarisme se développe en même temps que la pensée sociologique et revendique l'utilisation des méthodes de la sociologie durkheimienne. Or, pour celle-ci, la société est première. Et, par conséquent, les associations sont d'abord des choses naturelles. Il ne peut être question d'un contrat qui crée la vie sociale. Cette insertion du social dans la nature implique-t-elle l'abandon de l'hypothèse du contrat ?
La réponse à cette question dessine les contours de la conception solidariste. Pour en rendre compte, nous suivrons la distinction proposée par Taine (et utilisée par Bouglé) entre deux types d'association et, corrélativement, deux états de volonté. Dans le premier état, celle-ci s'exprime par un vote ou une action précise rendant ainsi possibles les associations artificielles comme les sociétés de commerce ou les ordres religieux dans lesquelles on n'entre que par l'expression d'une volonté manifeste. Dans le deuxième état, s'extériorisent les désirs profonds, intimes, qui font naître un engagement tacite, indéfini en durée comme en étendue, et donnent naissance aux associations naturelles telles la famille ou la religion (Bouglé, 1906b : 424).
Il est incontestable que les théories du contrat social ne rendent pas compte de ce deuxième type d'association. Or, les volontés, le plus souvent inexprimées, qui s'y manifestent permettent de comprendre l'ordre social. Bouglé note : " C' est sur [l'] accord [de ces volontés] qu'il repose. Sans cet accord, il retournerait en poussière. Qu'il dure, n'est-ce pas la preuve suffisante d'une ratification implicite" (ibid.) Cette adhésion constitue un signe juridique au moins aussi déterminant qu'une signature au bas d'un contrat. L'objet principal du solidarisme, précise Bouglé, sera d'éclairer cette catégorie d'assentiments.
C'est, en fait, le but même de la théorie du quasi-contrat. Le droit nous en fournit l'exemple : "N'est-il pas des cas où les codes ne craignent point d'inscrire à notre compte certaines obligations, sans que nous y ayons souscrit formellement, mais comme si nous y avions souscrit ? Des obligations de cette nature qui “naissent sans convention” sont précisément ce que le titre IV du livre III du Code civil appelle des quasi-contrats" (ibid. : 425.) Et Bouglé cite trois situations, parmi celles engendrées par la vie sociale quotidienne, où notre volonté, bien qu'elle n'ait pas été exprimée, est légalement escomptée : gestion sans mandat, communauté d'indivision, réception inconsciente d'indû. Ainsi, "grâce à la théorie du quasi-contrat, la législation que l'État aura à édicter n'apparaîtra plus que comme une traduction des volontés préexistantes de ses membres" (ibid.). Bourgeois, en 1902, avait exprimé une idée tout à fait identique : "On se demande toujours : dans quelle mesure l'État peut-il intervenir dans le règlement des questions sociales ? J'écarte cette position de la question et je dis : ne parlons pas des rapports de l'individu et de l'État, parlons seulement des rapports mutuels des individus. Il ne s'agit plus de savoir quelle limite l'autorité de l'État mettra à leur liberté, mais comment leur liberté se limitera d'elle-même, par leur consentement mutuel à des risques équivalents : la loi viendra plus tard pour sanctionner les conventions passées" (Bourgeois, 1902 : 52.)
Le quasi-contrat apparaît donc comme l'instrument de la conciliation entre la théorie rousseauiste et les critiques modernes nées de la conceptualisation durkheimienne. Au fond, la différence principale entre le contractualisme de Rousseau et celui des solidaristes (dont Bouglé) vient du fait que ces derniers font du contrat social non l'origine des sociétés mais la fin : "L'hypothèse de Rousseau [...] place le contrat à l'origine des choses, tandis que nous le plaçons au terme" (ibid. : 46.) Et comme ce contrat n'est pas réel mais seulement supposé et qu'il est, de surcroît, rétroactivement consenti, Bourgeois propose cette dénomination de quasi-contrat qu'avait suggérée, avant lui, A. Fouillée (Fouillée, 1880 : 11). L'oeuvre de celui-ci, elle aussi bien oubliée, est d'ailleurs beaucoup plus importante que ne le laisse croire la plupart des histoires de la philosophie (Nicolet, 1982 : 490-491).
Il nous faut insister sur un point : la théorie solidariste du quasi-contrat ne se contente pas de fonder le contrat sur la liberté du consentement des parties. Celle-ci ne suffirait pas à le faire respecter. Il faut encore que les objets échangés représentent des valeurs sociales équivalentes (ce que Durkheim avait noté dans De la Division du travail social) ou, en termes plus juridiques, qu'il y ait équivalence entre les causes du consentement. Cela revient à dire que la pérennité de l'ordre social exige non seulement des volontés libres mais des volontés justes (Bouglé, 1924 : 109).
Cette inflexion permet de comprendre en quoi le solidarisme, refusant de considérer le lien social du seul point de vue de la réalisation des intérêts et des égoïsmes, tout en accordant, on l'a vu, une place prépondérante à la liberté individuelle, se distingue radicalement du libéralisme économique Dans l'expression que lui donne Bouglé, il apparaît comme une tentative de réponse à un questionnement récurrent dans les sciences sociales, celui des conditions de la conciliation du déterminisme social auquel l'homme, en tant qu'appartenant au monde des phénomènes, est nécessairement soumis, et de la liberté requise par l'autonomie du sujet moral.
2. Proudhon : sociologue et individualiste
La recherche de la justice sociale est, sans aucun doute, une absolue priorité pour Bouglé. Il n'est donc pas surprenant qu'il ait trouvé dans l'œuvre de Proudhon de quoi alimenter sa réflexion. De surcroît, il considère cette dernière comme une précieuse illustration de la démarche sociologique. Dès l'avant propos de La Sociologie de Proudhon, Bouglé donne de celle-ci une définition minimale, à laquelle il n'apportera aucune retouche significative dans ses travaux ultérieurs (d'ailleurs, en 1911, la plupart de ses textes méthodologiques ont été écrits). C'est cette définition qui lui permet de considérer qu'il est fondé de parler d'une sociologie de Proudhon : "Nous appelons ainsi [sociologiques] toutes [les théories] qui impliquent en commun un certain postulat : la réunion des unités individuelles engendre une réalité originale, quelque chose de plus et quelque chose d'autre que leur simple somme" (Bouglé, 1911 : XIII.) Il ajoute : "Or, de ce postulat, nul penseur peut-être n'a usé plus largement que Proudhon" (ibid.) Chez ce dernier, la difficulté logique de concilier l'affirmation individualiste et le postulat sociologique trouve une illustration particulièrement heuristique. En effet, la place privilégiée que Proudhon accorde à l'individu est-elle réellement compatible avec sa théorie de la force collective ? La façon dont Bouglé affronte cette question dans l'oeuvre de Proudhon nous éclaire profondément sur sa propre démarche épistémologique.
On ne peut manquer tout d'abord d'être frappé par la récurrence de termes ou d'expressions tels que "synthétique", "réconciliateur", "attitude ou position intermédiaire" (ibid. : 44, 137, 220, 280, 343). Même si l'œuvre de Proudhon, à maints égards paradoxale, se prête à ces appréciations, il est difficile de ne pas les interpréter comme une sorte d'autodésignation. Mais il y a plus, comme le montre la référence à un passage de La Théorie de la propriété, ouvrage dans lequel Proudhon, évoquant le processus de complication de la société, écrit : "Il se découvre une pensée, une vie intime collective qui évolue en dehors des lois de la géométrie et de la mécanique [...] qui s'explique merveilleusement à l'aide d'une philosophie plus large, admettant dans un système la pluralité des principes, la lutte des éléments, l'opposition des contraires" (cité par Bouglé, 1911 : 325.) Nommant polythéiste ou pluraliste cette attitude, Bouglé y voit la racine profonde des tendances économiques et politiques de Proudhon. Il commente : "Son culte secret est le culte des forces multiples, irréductibles les unes aux autres : leur indépendance réciproque demeure à ses yeux la condition même de cet équilibre où tend obstinément le progrès humain" (Bouglé, 1911 : 326.)
En lisant ces lignes, on comprend sans doute mieux le lien fondamental entre les questions de méthode (ici les rapports entre l'individuel et le social) et les questions morales et politiques : "Il est beau, écrit Bouglé, que l'œuvre que nous étudions s'achève sur une démonstration pareille. Elle met parfaitement en lumière les deux tendances dont la lutte et l'accord sont la vie profonde de la pensée proudhonienne, et la rendent si difficile à classer : jusqu'au bout Proudhon reste sociologue et jusqu'au bout individualiste. Jusqu'au bout encore, il prétend justifier son individualisme par sa sociologie. Nul n'a eu un sens plus vif de la réalité et de la logique propres à l'être collectif. Nul non plus n'a été plus fermement attaché au droit égal des individus [...]. Dans l'histoire de cette pré-sociologie que constituent les systèmes des Bonald et des Saint-Simon, des Fourier et des Auguste Comte, sa place à part est marquée par cet audacieux programme : forcer la raison collective à consacrer le droit personnel" (ibid. : 328-329.) Nul doute que ce que Bouglé dit ici de Proudhon ne s'applique aussi bien à lui-même, tant il était conscient, comme le note justement W. P. Vogt "des limites du déterminisme sociologique et […] des faiblesses d'un rationalisme philosophique a‑social et a‑historique" (Vogt, 1979 : 125).
L'"attitude intermédiaire" qui caractérise l'un et l'autre est particulièrement nette dans le domaine de la philosophie sociale. On a souvent décrit Proudhon, en raison de son attirance pour le mariage et les valeurs familiales, comme un tenant de l'école traditionaliste, un disciple en quelque sorte de Bonald. Et, de fait, il ne semble guère avoir de sympathie pour le contractualisme si l'on en juge par sa critique féroce de Rousseau. Le contrat social lui paraît une fiction et une fiction dangereuse car, selon lui, il réduirait à néant la liberté individuelle. Mais il faut, selon Bouglé, y regarder de plus près. Proudhon serait moins un contradicteur de Rousseau qu'un continuateur intransigeant : "Son objet dernier est bien d'établir, dans la vie sociale, le règne effectif du contrat" (Bouglé, 1911 : 238.) Rousseau, en limitant son analyse au point de vue politique, ignorerait gravement l'économie. Aussi son contrat social n'est-il qu'un contrat constitutif d'arbitres alors que "les seuls contrats dont les libertés individuelles puissent s'accommoder sont les contrats synallagmatiques et commutatifs par lesquels chacun s'engage et ne s'engage que pour un objet défini, et sous la condition de réciprocité" (ibid. : 243-244). Autrement dit, l'idée du contrat exclut celle de gouvernement et implique celle de commerce. Bouglé note précieusement que Proudhon retrouve ici la notion de société civile, ce qui lui permet de critiquer Rousseau en ayant recours à Saint-Simon. Il récuse donc aussi bien l'autorité à racine familiale que l'autorité à soubassement contractuel : "C'est un contractualisme nouveau, un contractualisme économique qu'il entend fonder : l'avènement du contrat reste étroitement lié, dans son esprit, à celui du régime industriel" (ibid. : 245.) Et pour défendre les producteurs, Proudhon compte sur la pratique de la mutualité au sein de petits groupements (plutôt que sur l'association universelle saint-simonienne). Il prône ainsi, dans un cadre fédéraliste, un "garantisme" politico-économique susceptible d'instituer la solidarité.
Bouglé est incontestablement sensible à cette analyse, même s'il n'en épouse pas tous les contours. Ce qui nous importe, c'est de noter son intérêt pour la démarche intellectuelle, méthodologique devrions-nous dire, de Proudhon, "toujours à la recherche d'un milieu, matériel et moral, propice à l'établissement de l'échange égal" (ibid. : 255).
- B. La tentation socialiste
"Établir l'échange égal", "se placer au point de vue du groupe", n'est-ce pas faire sien l'idéal socialiste ? Bouglé, rappelant le mot de P. Leroy-Beaulieu, qui définissait le socialisme par la solidarité (Bouglé, 1924 : 140), considère qu'il s'agit d'une hypothèse crédible. Cependant, il va s'appliquer à dégager en quoi la philosophie de la solidarité ne se réduit pas au socialisme. Cette analyse est d'autant plus nécessaire que de nombreux auteurs, parmi lesquels Andler (1897 : 530), avaient nommé "socialisme libéral" la doctrine solidariste, soulignant, par cette expression, l'exigence de conciliation entre libéralisme politique et justice économique. Exigence, nous l'avons vu, au cœur du projet de Bouglé pour qui il ne saurait y avoir de contrat juste sans équivalence des causes : "Ainsi, où subsiste la disproportion des conditions, il semble que l'équivalence ne saurait régner dans les conventions entre privilégiés et déshérités. Elles sont viciées d'avance. Le ver est dans le fruit. L'arbre de l'inégalité économique ne peut porter que des contrats injustes" (Bouglé, 1924 : 143.)
Mais, aussi préoccupé de justice économique soit-il, Bouglé, en lecteur avisé de Tocqueville, n'ignore pas que toute théorie sociale à visée égalitaire rencontre le problème des rapports, au sein de l'État, de l'égalité et de la liberté.
1. Égalité et liberté
Quand nous évoquons la question de l'égalité, nous voulons, bien entendu, parler de l'égalité des droits. Car, informé des résultats de la science biologique, Bouglé n'ignore pas l'inégalité des facultés naturelles. Contre ce type d'inégalité, la société s'épuiserait à vouloir lutter. En revanche, l'égalité des droits exige de combattre l'inégalité des conditions socio-économiques. Et, de ce point de vue-là, la tradition socialiste, en insistant sur l'injustice d'un ordre social fondé sur l'exploitation d'une catégorie de la population au bénéfice d'une autre, recueille le total assentiment de Bouglé et des solidaristes.
Existerait-il, alors, sur la question de la liberté une différence fondamentale d'approche ? La question est délicate. Il est sans doute rapide, mais nous semble-t-il fondé, de dire que si l'accent est mis sur la totalité sociale dans la conceptualisation socialiste, Bouglé et les solidaristes revendiquent explicitement la priorité de l'action individuelle. Bourgeois n'écrit-il pas que "la grande loi de la division du travail physiologique n'est que la coordination des efforts individuels" (Bourgeois, 1897 : 55) ou encore que "le libre exercice des facultés et des activités personnelles peut seul donner le mouvement initial (vers le progrès)" (ibid. : 61) ?
On pourrait penser qu'il ne s'agit que de reconnaître le rôle de la liberté individuelle comme moyen de parvenir à un mieux-être social. En réalité, la liberté doit être considérée comme la fin du progrès social, ce qui suppose d'accorder à l'individu un certain privilège ontologique : "Les personnes sont non seulement les seules réalités observables mais aussi les seules bases acceptables de l'organisation sociale" (Bouglé, 1924 : 161.) Aussi faut-il accueillir avec réserve toute tentative de personnification de l'État. Les socialistes n'ont-ils pas tendance à présenter "les intérêts de l'État comme distincts de la somme des intérêts individuels, ses exigences comme supérieures à l'indépendance des associés" (ibid. : 156) ? Bouglé reconnaît toutefois que le reproche de personnifier l'État ne concerne vraiment que le socialisme collectiviste. Or, celui-ci n'est pas, au début du siècle, le seul modèle alternatif au libéralisme.
En outre, au fur et à mesure des discussions sur la solidarité, on a assisté à une redéfinition du rôle de l'État, aboutissant à une extension du champ possible ou souhaitable de son intervention. En témoigne le résumé suivant du programme économique solidariste : "Il importe que la collectivité, par une mutualisation méthodique des avantages et des risques, organise tout un système d'assurances : assurances contre le défaut de culture des facultés individuelles, assurances contre les incapacités naturelles, assurances contre les risques sociaux (accidents, chômages involontaires, etc.)" (ibid. : 171.) L'hygiène sociale est, remarque Bouglé, un des "champs préférés du solidarisme" (ibid. : 173), notamment parce qu'au fur et à mesure des progrès de la science, "il y a des situations qui deviennent de plus en plus intolérables à la conscience" (ibid.). La propreté implique des transformations coûteuses face auxquelles on ne peut attendre une participation enthousiaste des propriétaires. Si bien qu'en fin de compte l'appel à l'État est de plus en plus nécessaire et particulièrement pour assurer contre l'invalidité, la vieillesse et le chômage.
2. L'assurance : un modèle social
Nous devons fortement attirer l'attention sur le rôle central dévolu à l'assurance dans la conceptualisation solidariste. Le contrat d'assurance est le modèle du contrat de solidarité, en particulier chez Bourgeois. Celui-ci identifie contrat social et contrat d'assurance : "Il n'y a de vie sociale que dans la mesure où cette sorte d'assurance volontaire et mutuelle contre les risques sociaux est consentie et acceptée par les associés. Son progrès se mesurera précisément à l'étendue des objets, avantages ou risques communs, sur lesquels portera la garantie de cette assurance mutuelle" (Bourgeois, 1902 : 44.) L'assurance est donc bien au principe de la doctrine solidariste. Elle fait du risque la catégorie principale d'une nouvelle morale sociale car, par lui, nous prenons conscience de ce qui nous lie les uns aux autres. Le risque nous institue membres d'une totalité et il "permet de penser comment la poursuite du bien commun ne peut pas aller sans préjudices particuliers, dont il convient en toute justice de prévoir la compensation" (Ewald, 1996 : 1439). Il acquiert ainsi une véritable dignité philosophique en faisant de chacun de nous le résultat d'un aléa social : "L'égalité ne résulte plus maintenant de l'identité d'une commune nature, la voici synonyme d'aléa [...]. La notion de risque permet de penser le “tout un chacun” en dehors de l'idée d'identité : nous sommes tous différents, mais la solidarité de ces différences contient le principe de leur totalisation. Au croisement de l'institution des assurances sociales et de leur réflexion dans la philosophie de la solidarité, la catégorie du risque trouve sa vérité comme principe propre d'objectivité du jugement social, c'est-à-dire comme règle de justice" (ibid. : 1440.)
Cette transformation du champ d'intervention de l'État complique la recherche d'une distinction nette entre programme socialiste et programme solidariste. Et pourtant des différences, des divergences même, tout à fait essentielles, demeurent.
3. Classes et nation
En premier lieu, le concept de lutte de classes est refusé par les solidaristes. Ceux-ci ne contestent évidemment pas l'existence des classes sociales mais la priorité donnée par les socialistes à leur affrontement. A fortiori, l'idée d'une dictature du prolétariat est absolument récusée : "Brusquer la majorité, imposer à la nation une loi que ses représentants refusent de contresigner, n'est-ce pas se mettre hors des conditions du pacte de paix, n'est-ce pas rouvrir l'ère de violence par un essai de dictature ? Cela reste vrai de la dictature du prolétariat comme de toutes les autres" (Bouglé, 1921 : 241.) En effet, au-dessus de l'appartenance à une classe, Bouglé pose l'appartenance à la nation : "C'est un des axiomes du solidarisme que l'existence de patrimoines nationaux, communs aux membres de toutes les classes, et qu'il est du devoir de tous, quels qu'ils soient, de transmettre intacts aux descendants" (Bouglé, 1924 : 178-179.)
Remarquons toutefois que le socialisme réformiste accepte de placer les solidarités entre classes au-dessus de leurs antagonismes. Bouglé le concède en citant les exemples de Millerand ou de Saleilles. Il pose néanmoins une question dont l'histoire a montré la pertinence : "La tendance réformiste restera-t-elle longtemps agrégée au socialisme proprement dit ? [...]. En ce cas, sur le terrain de la pratique, un fossé ne pourrait manquer de se creuser, les divergences deviendraient de plus en plus sensibles entre l'attitude des solidaristes et celle des socialistes" (ibid. : 180-181.)
Le deuxième point de divergence nous renvoie aux fondements mêmes du solidarisme. Nous avons noté que pour celui-ci la solidarité ne se réduisait pas à la charité ou à la compassion. Bouglé aimait à rappeler que la question sociale n'était pas seulement une question morale. Mais il faut insister sur ce "seulement". Il indique l'existence autonome d'une question morale. En refusant, sans doute plus encore que les autres doctrinaires du solidarisme, de dissoudre l'éthique dans le social, Bouglé refuse de réduire la philosophie à la sociologie. L'indépendance de la morale constitue le point central de sa théorisation.
III. L'AUTONOMIE DE LA MORALE
L'action légale est nécessaire mais elle n'est pas suffisante ou, si l'on préfère, les réformes législatives n'abolissent pas l'obligation de régénération des mœurs. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre la place réservée à l'éducation (en particulier par F. Buisson) et à l'intervention de l'État. Ce dernier est perçu comme l'interprète des volontés individuelles : "Il importe donc que la masse des volontés individuelles soit prête à se plier aux nécessités de la justice. Il importe que le plus grand nombre des consciences aient l' habitude de se placer d'elles-mêmes au point de vue de la conscience commune" (ibid. : 186.) Autrement dit, il convient d'éduquer les consciences, de développer le sens social. Le souci de la justice est donc premier (dans les deux sens du terme). Et l'on retrouve chez Bouglé la filiation kantienne, déjà très présente chez H. Marion (Marion, 1883 : 17-55) et chez Bourgeois (Bourgeois, 1902 : 38), et qui implique la valeur inaliénable de la personnalité individuelle. L'orientation personnaliste le terme doit être compris dans le sens que lui avait donné Renouvier (Renouvier, 1903 ) et non dans l'acception plus récente due à E. Mounier (Mounier, 1935) se conjugue harmonieusement avec les préoccupations sociales : "La doctrine solidariste prend de plus en plus conscience que, pour préparer les réorganisations nécessaires, il faut des hommes qui sachent unir, au sentiment de la dignité de la personne et au goût de l'effort individuel, le désir de coordonner leurs efforts dans l'intérêt du groupe" (Bouglé, 1924 : 188.) Façon de rappeler, insiste Bouglé, citant Durkheim, que "la morale commence là où commence l'attachement à un groupe" (ibid. : 195).
On peut, ici, noter une hésitation de Bouglé, partagé entre les droits de l'individu et ceux de la collectivité. Sa solution conciliatrice, typique de sa volonté constante de rechercher le juste milieu (condamner à la fois les excès de l'individualisme et ceux du socialisme), illustre une difficulté réelle. Bouglé a été en permanence partagé entre sa fidélité aux thèses durkheimiennes et la conscience qu'elles comportaient en germe (malgré les fréquentes dénégations de Durkheim) un réductionnisme inacceptable, rendant hypothétique l'idée de l'autonomie de la morale. Nous voyons un indice de ce trouble dans le fait qu'il se contente, sans en donner le contenu précis, d'évoquer (ibid. : 194, note 1) les remarques critiques de Darlu sur, précisément, les rapports de la morale et de la sociologie :"Il semble que notre puissance de sentir et d'aimer aussi bien que de penser ne se laisse pas enfermer tout entière dans la société, et que, je ne dis pas seulement par nos rêves, mais par notre activité pratique, nous en dépassions, infiniment, les limites actuelles. Il y a dans l'âme humaine des profondeurs que l'analyse la plus minutieuse du contenu social ne découvrira pas, ou plutôt qu'elle nous cache." Et, plus loin, Darlu ajoute : "La connaissance des conditions et des conséquences sociales de nos actions est indispensable [...]. Cependant je voudrais retenir ceci, que de toutes les conditions de la moralité le sentiment intérieur est la plus essentielle" (Darlu, 1902 : 131-132.) Darlu, en philosophe, subordonne sans ambiguïté le service de la société à la vie intérieure de la conscience, autrement dit la sociologie à la philosophie. Le terrain privilégié de confrontation est, sans surprise, celui de la morale. Peut-être, en 1902, Darlu ne connaissait-il pas suffisamment la nature du projet durkheimien et lui opposait-il classiquement les principes de la philosophie spiritualiste (spiritualiste devant, ici, s'entendre comme indiquant, dans la relation de l'objet et du sujet, la primauté de la subjectivité) ? Quoi qu'il en soit, pour lui, "ce qui importe le plus n'est pas ce que nous faisons, mais ce que nous sommes", si bien "que la règle suprême n'est pas : fais ceci ou cela mais sois, sois toi-même, et, autant qu'il est possible à un homme, vis de la vie de l'esprit" (ibid. : 138-139).
- A. Les inconséquences du sociologisme
Mais ce que Darlu pouvait ne pas mesurer en 1902, Parodi, durkheimien et ami de Bouglé, l'avait parfaitement estimé en 1920. Et notre conviction est que Bouglé, "disciple indépendant de Durkheim", comme le nomme justement Parodi, partage, dès 1896 (Les Sciences sociales en Allemagne), la très forte critique de celui-ci à l'égard de la pente sociologiste du durkheimisme (même s'il ne l'exprimera que plus timidement par la suite). C'est au nom du rationalisme qu'est conduite l'analyse de Parodi, rationalisme qui suppose que l'on "renonce à trouver dans la sociologie l'explication suffisante soit de la logique soit de la morale" (Parodi, 1920 : 154). En effet, "en établissant la dépendance étroite et constante où se trouve notre action à l'égard des conditions sociales", la sociologie "nous ordonne encore d'obéir à la règle au moment même où elle nous fait entrevoir que les influences collectives peuvent dès maintenant être à l'œuvre autour de nous et en nous-mêmes, qui rendront bientôt peut-être cette obéissance impossible ou la révolte nécessaire. Prise à la lettre, cette conception de la morale rendrait ainsi proprement impossible tout effort moral" (ibid.). Prenant l'exemple de l'explication des formes modernes de la solidarité dans De la division du travail social, Parodi remarque que Durkheim "ne veut à aucun prix que ce qui se passe dans les consciences individuelles puisse avoir valeur causale" (ibid. : 156). Et il s'en prend à ce qui est considéré comme la règle d'or de l'explication sociologique : "Prétendre qu'un fait social ne doit s'expliquer jamais que par un autre fait social, en faisant abstraction de la manière dont il retentit chez des êtres capables de penser et de vouloir, c'est proprement se mettre hors d'état de le comprendre" (ibid. : 157.)
Le rejet de ce qu'on peut appeler le matérialisme sociologique ou, encore, le positivisme, c'est-à-dire la soumission exclusive aux faits objectifs, susceptibles d'être constatés du dehors, et la négation, corrélative, des faits d'un autre ordre, est donc très net : "Il convient que la sociologie fasse tout ses efforts pour devenir objective ; mais il serait dangereux que, sous prétexte d'objectivité, elle éliminât de son champ de recherches tout un ordre de faits sans lesquels, entre les différentes formes "extérieures" de la société, on pourra bien noter des concomitances, mais non établir des relations intelligibles" (Bouglé, 1898-1899 : 152.) Cette critique est importante parce que, d'une part, elle ne nie pas le rôle de l'action collective et de ses lois et, donc, ne remet nullement en cause l'intérêt de la démarche sociologique, et que, d'autre part, elle insiste utilement sur le danger de réductionnisme sociologique, danger que le rationalisme revendiqué des durkheimiens n'éloigne qu'imparfaitement. Et, au-delà, elle montre que la subordination de la raison et de la conscience morale aux conditions sociales enferme les groupes dans leurs traditions, rendant, dès lors, hypothétique le projet d'un universalisme éthique.
- B. Des bases scientifiques pour la morale ?
Quels rapports une philosophie de la solidarité doit-elle entretenir avec la science, en particulier dans la recherche des principes moraux sur lesquels elle cherche à fonder son action ? Doit-on, comme le souhaitait la Ligue de l'enseignement au début du siècle, enseigner à l'école publique une morale rigoureusement et exclusivement scientifique ? Autrement dit, une morale reposant sur les données d'observations et non sur la seule spéculation, une morale attentive aux conquêtes de la biologie et qui, dès lors, s'attacherait à fonder sur la connaissance de la nature ses principes constitutifs.
Cette fascination pour la science triomphante n'a évidemment rien de surprenant. L'histoire des disciplines a abondamment montré que les modèles s'exportaient volontiers d'une science à l'autre. En conséquence, l'application des méthodes scientifiques au monde humain ne doit-elle pas étonner. Bourgeois revendique cet héritage lorsqu'il exprime le souhait de combiner "méthode scientifique et idée morale" (Bourgeois, 1897 : 16). L'attention aux réalités naturelles ne saurait, bien entendu, être proscrite. La nature nous apprend que le progrès résulte de l'association des forces individuelles et de leur harmonieuse coordination, si bien que les sciences naturelles peuvent fournir aux gouvernements quelques lumières utiles pour dénouer le drame humain.
Il convient pourtant d'être prudent : "Est-il vraisemblable qu'on puisse directement transmuter les réalités positives, et spécialement les réalités naturelles, en règles valables pour les sociétés humaines ?" (Bouglé, 1924 : 43.) La solidarité de fait que nous offre la nature est bien éloignée de la solidarité de devoir que Bourgeois lui même appelait de ses vœux. La solidarité naturelle, comme de nombreux auteurs l'ont souligné, n'implique aucune humanité, aucune justice : "Le lion est solidaire de sa proie, puisqu'il ne peut pas vivre sans elle, seulement sa solidarité consiste à la tuer et à la dévorer" (P. Bourget : L'Étape, page 304, cité par Bouglé, 1924 : 44). Dès lors, s'il ne faut nullement renoncer à tirer parti des enseignements de la science, il faut prendre conscience que ceux-ci sont équivoques. Aussi, distinguera-t-on, dans le champ social, deux façons de les utiliser : l'une, conformiste, conseillera d'imiter les données ainsi fournies ; l'autre, réformiste, nous incitera à les rectifier. Les solidaristes doivent s'inspirer de cet esprit prométhéen et donc ne pas se contenter de consulter la nature pour définir les conditions de la santé sociale. Il s'agit, par conséquent, de modifier les conséquences de la solidarité objective selon les exigences de la conscience, la croissance de celle-ci distinguant radicalement l'évolution sociale de l'évolution naturelle. Les sociétés humaines ne sont pas de simples organismes : "Si elles obéissent aux lois générales de la vie, il s'y rencontre de plus un élément nouveau, une force spéciale dont il n'est pas permis de ne pas tenir compte : la pensée, la conscience, la volonté" (Bourgeois, 1902 : 7.) Même Spencer, pourtant théoricien de l'organicisme, reconnaît cette différence cruciale. Si bien, suggère Bourgeois, qu'on pourrait dire avec A. Fouillée, "que la société humaine est un organisme contractuel ; il y faut le consentement des êtres qui la composent"(ibid.). Ce consentement ne peut être obtenu que s'il est nécessaire et juste. S'il appartient à la science d'en montrer la nécessité, il appartient à la morale d'en montrer la justice. N'est-ce pas, écrit Bouglé, "supposer, dans l'âme, une préférence préalable dont les faits doivent seulement l'amener à prendre une plus claire conscience ?" (Bouglé, 1924 : 54). Comment mieux dire que la science ne saurait dicter ses lois à la morale ?
La prééminence de la morale, c'est aussi ce que Bouglé déduit de sa lecture de Proudhon. L'unité de l'œuvre de celui-ci doit-être recherchée dans cette inclination morale qui se présente comme un absolu. "Moraliste pratiquant", c'est au nom de cet absolu que Proudhon lutte contre toutes les formes de l'absolutisme au premier rang desquelles il faut placer le cléricalisme et l'Église de son temps : "Pour un Proudhon, il ne peut y avoir de morale qu'indépendante. Il retourne hardiment la critique tant de fois répétée : c'est la tradition théologique et non la raison laïque […] qui est impuissante en matière de moralité humaine ; c'est de l'Église qu'il faut dire qu'elle n'a pas de morale ou plutôt qu'elle est une entreprise de démoralisation" (Bouglé, 1911 : 202-203.) Pourquoi la religion "démoralise"-t-elle ? Parce qu'elle idéalise : "L'idéalisme, qui détourne l'esprit des réalités données et l'hypnotise sur des abstractions, est le pire ennemi de l'action morale " (ibid. : 205.) Ce qui est donc requis, c'est une philosophie "non plus de la transcendance, mais de l'immanence morale" (ibid. : 207).
Une difficulté apparaît ici : Proudhon semble avoir recours au pragmatisme, entendu comme l'idée que les convictions doivent être assujetties à l'action. Pourtant, et selon Bouglé lui-même, dans ses premières œuvres, Proudhon est imprégné d'idéalisme platonicien. Il pense, en effet, qu'existe un système d'idées éternelles que la raison, informée par l'expérience, doit retrouver. Il y a, semble-t-il, incompatibilité radicale entre les deux positions. S'agit-il d'une évolution de la pensée proudhonienne ? Non, pense Bouglé, pour qui Proudhon reste fidèle à l'idéalisme des débuts. Mais l'action est nécessaire, même si elle se contente de découvrir plutôt que d'inventer : "Le roc gît sous le sable. Dans ses flux et reflux, la mer met le roc à nu. Il n'est pas pour autant un dépôt de la mer" (ibid. : 212.) Aussi, pour Proudhon, une science philosophique, et non pas seulement historique, de la morale est-elle possible, c'est-à-dire une science qui "ne portera pas seulement sur les phénomènes variables [mais] dégagera des rapports constants" (ibid. : 210). Bouglé, même s'il n'y adhère pas totalement, éprouve à l'évidence un certaine sympathie pour un pareil projet.
Mais ce qui, sans le moindre doute, attire Bouglé dans la conception proudhonienne, c'est son anti-évolutionnisme. Ce trait est d'autant plus intéressant que Proudhon avait manifesté, au commencement de son œuvre, une vive attirance pour les systématisations qui, comme celles de Hegel, Condorcet ou de Comte, décrivaient des phases logiques du progrès humain. Dans De la justice dans la Révolution et dans l'Église, rien de tel : le progrès n'est pas fatal (Proudhon, 1858). D'ailleurs, l'idée qu'il puisse l'être est profondément contradictoire. S'il y avait une nécessité du progrès, que deviendrait alors la liberté de l'homme ? Il faut présupposer une indétermination de l'action pour conserver l'idée de la liberté humaine. Et cette indétermination, il en voit la racine dans les effets produits par l'association des forces. Autrement dit, la liberté apparaît comme le produit de la nature sociale de l'homme. L'existence de la collectivité nous contraint : l'individu ne peut ignorer les exigences d'autrui. L'intérêt porté à celui-ci constitue le fondement de la morale.
Nous sommes ici très éloignés, on le voit bien, de la tentation de vouloir fonder la morale sur la science. S'il n'est pas sans intérêt de montrer que les enseignements de la biologie ne s'opposent en rien au processus démocratique (Bouglé, 1904 ), il est illusoire d'espérer construire, grâce à la science, une morale sans a priori. Non qu'il faille renoncer à fournir à l'universalisme moral, auquel adhère Bouglé, des fondements objectifs, mais la nature doit se contenter de nous informer. Il s'agit seulement d'être attentif à ce que les sciences nous apprennent sur l'homme et non de fonder la morale sur la science. La nécessité morale relève d'un autre ordre. Dans une lettre à Cournot, Proudhon illustre ce point essentiel : "La morale, c'est une révélation que la société, le collectif, fait à l'homme, à l'individu. Impossible de déduire la morale ni de l'hygiène, ni de l'économie, ni de la métaphysique ou théodicée, comme l'ont fait successivement les matérialistes, les utilitaires, les chrétiens dogmatistes […]. La morale tient à autre chose. Cette autre chose, que les uns nomment conscience, les autres raison pratique, est pour moi l'Essence Sociale, l'être collectif qui nous contient et nous pénètre, et qui, par son influence, sa révélation, achève la constitution de notre âme" (cité par Bouglé, 1911 : 218-219.)
Il y a néanmoins dans ce texte une ambiguïté : le Proudhon sociologue, décrit par Bouglé, a-t-il succombé lui aussi à la tentation de réduire l'individuel au social ? Il faut y regarder de plus près. L'analyse de Bouglé à ce sujet apparaît comme la traduction parfaite de son propre projet. Pour comprendre la position de Proudhon, confie Bouglé, "il faut se rappeler qu'ici encore il s'arrête à une position intermédiaire. Il retrouve dans le champ clos de la morale les deux ennemis entre lesquels [...] il s'était glissé : communisme et individualisme. Il repousse avec une égale énergie les deux postulats extrêmes qui leur sont propres. Annihilant l'individu, le communisme ne fait rien que proclamer la déchéance de la personnalité au nom de la société. Contre ce principe [...], Proudhon s'élève avec énergie [...]. Ce n'est pas à dire pour autant qu'il abonde dans “l'utopie des libertaires”. Ceux qui, posant les individus en face des autres, se bornent à dire : “Laissez faire, laissez passer” [...], ceux-là oublient que les maux provoqués par l'inégalité économique demandent, pour être pansés, réparés, prévenus, un rude et constant effort des libertés associées, une commune et supérieure volonté de justice. À cette condition seulement peut exister une société digne de ce nom. Au fond, communisme et individualisme nient la société l'un et l'autre : le premier, parce qu'il fait de la cité un troupeau ; le second, parce qu'il en fait une poussière d'atomes" (ibid. : 220-221). On ne saurait mieux résumer la préoccupation, qui est centrale dans l'œuvre de Bouglé, d'enraciner l'exigence de justice sociale dans l'association des volontés libres.
- C. Fidélité au droit naturel ?
La volonté déterminée de préserver l'autonomie de la morale fait-elle de Bouglé, comme le pense Parodi, un tenant de la doctrine du Droit naturel ? Il est incontestable qu'à la formulation traditionnelle de celle-ci, il apporte les rectifications exigées par l'histoire et théorisées par la sociologie. Aussi W. Logue (Logue, 1979 : 159) pense-t-il que le jugement de Parodi est erroné. Bouglé aurait seulement voulu, selon lui, asseoir le libéralisme démocratique sur l'observation des faits sociaux et non sur des hypothèses relatives à la nature humaine. Ce n'est pas notre sentiment et ce point n'est pas secondaire. Nous avons souvent insisté, dans ce travail, sur la fidélité de Bouglé à la philosophie, sur son refus de s'aventurer sur la pente sociologiste. Il nous appartient, par conséquent, de justifier la thèse selon laquelle, en néo-kantien qu'il est resté, il n'a cessé, tout au long de son œuvre, d'accorder, dans l'esprit de la philosophie des Lumières, un fort crédit au concept de nature humaine, conscient du péril que l'orientation sociologique faisait courir à ce concept.
La problématique des droits de l'homme, distincte de la conception antique du droit naturel, repose tout entière sur cette invention de la pensée moderne qu'est l'homme en général, abstraction faite de toute détermination particulière (Haarscher, 1987). Pour Hegel, cette philosophie suppose (d'ailleurs dans la filiation chrétienne) que "l'individu comme tel a une valeur infinie" (Hegel, 1988 : 279). Elle rend possible la promotion de l'idée du droit subjectif, du droit comme "qualité morale, attachée à la personne, en vertu de quoi on peut légitimement avoir ou faire certaines choses" (Grotius, 1984 : 41). Grotius en déduit l'existence de droits subjectifs naturels : que la société existe ou non, "la vie, les membres, la liberté auraient toujours appartenu en propre à chacun" (ibid. : 69). Comme l'écrit J.-F. Kervégan, commentant ce texte, "les droits subjectifs premiers ne sont fondés sur aucune convention sociale, excèdent toute institution positive" (Kervégan, 1995 : 653-654). Il s'agit bien d'une ébauche d'une doctrine des droits de l'homme. Rousseau en déduira que les droits de l'humanité sont imprescriptibles et inaliénables.
Bouglé avait parfaitement conscience qu'il pouvait y avoir, entre les enseignements de la sociologie et les principes du droit naturel tels que nous les a légués la Révolution, une opposition, sinon une contradiction. La pensée comtienne est une bonne illustration de cette tension, Comte qualifiant la notion de droit naturel d'immorale et d'anarchique et considérant que l'essence du droit naturel était fondamentalement antisociale. On sait également qu'un juriste, assez proche de Durkheim, comme L. Duguit s'est opposé avec la plus grande fermeté au droit naturel et, ce faisant, a combattu l'individualisme, l'individu pour lui ne pouvant être ni cause ni fin.
La position de Bouglé illustre encore la recherche de l'"attitude intermédiaire". Distinguant, à la suite de H. Michel, l'individualisme-fin et l'individualisme-moyen, il stigmatise celui-ci en tant qu'incarnation du libéralisme absolu et montre son attachement déterminé à celui-là : "En distinguant ces deux formes, peut-être comprendrons-nous que les transformations du droit, auxquelles nous assistons, si elles sont des transformations qui font une part de plus en plus large aux tendances syndicalistes et aux tendances socialistes, ne sont pas pour autant des reniements de l'idéal des droits de l'homme" (Bouglé, 1926 : 188-189.)
Bien entendu, cet idéal n'est pas définitif. Nous le savons grâce aux enseignements de la sociologie. Il faut, par conséquent, adapter le contenu des droits à la transformation des sociétés. Mais cet idéal conserve son caractère essentiel, à savoir son universalité (au moins potentielle). Bouglé l'affirme avec la plus grande fermeté tout en adoptant une démarche prudente : "Au premier abord, il semble que lorsqu'on nous demande si les principes proclamés par le droit naturel sont universels, en tant que sociologues notre réponse est toute prête. Non, naturellement, ils ne sont pas universels, puisque les principes du droit, nous les soudons à l'organisation sociale [...]. Cependant regardons de plus près [...]. Cet idéal libéral, égalitaire, démocratique que nous défendons, il va gagner du terrain, les autres civilisations vont s'y adapter, de même qu'il s'adaptera à elles [...]. L'idée de nos ancêtres, l'idée de promulguer des lois de valeur universelle, est en train de devenir vraie [...]. Les principes du droit naturel [...] n'ont pas perdu de leur efficacité [...]. Lorsque je rattache un idéal juridique et moral à une réalité sociale, je ne le déprécie pas pour autant, au contraire : je lui donne, il me semble, un certificat de vitalité et, dans ce sentiment même, je trouve, pour mon compte, une promesse de fécondité" (ibid. :189-194.) Les données de la sociologie ne servent donc pas à invalider le droit naturel mais, au contraire, à lui donner une plus grande force.
Bouglé, "durkheimien ambivalent", comme l'a excellemment qualifié W.P. Vogt, manifeste ici, avec netteté, son attachement aux valeurs universelles (Vogt : 1979). Le fait que celles-ci, nécessairement, s'incarnent historiquement, implique seulement qu'elles sont perfectibles. L'essentiel, en vérité, est ailleurs. D'une part, Bouglé adhère totalement à l'idée selon laquelle l'universalité des droits trouve son fondement dans la nature rationnelle de l'homme. Or, la raison étant exigence de liberté pour soi et pour autrui, cette exigence constitue un droit naturel inaliénable. D'autre part, comme l'exprime B. de Jouvenel parlant du droit naturel, "le mot clé qui ne figure pas dans l'énoncé est le mot de Morale, et c'est à ce substantif élidé que se rapporte l'adjectif “naturel”. Lorsqu'on parle de Droit naturel, on entend premièrement que le fondement du Droit positif se trouve dans la Morale" (de Jouvenel, 1959 : 162). N'est-ce pas ce que disait Bouglé lorsqu'il réclamait "des étoiles pour nous guider" (Bouglé, 1923 : 79), autrement dit des fins suprêmes qui orientent l'action ?
CONCLUSION
Dans nos sociétés confrontées à la diversité culturelle et à la montée des revendications identitaires, comment s'exprimerait l'engagement de Bouglé en faveur de l'universalisme moral ? Aurait-il profondément modifié ses convictions pour tenir compte des critiques formulées, contre les libéraux, par le courant communautariste ?
Dans la discussion de la Théorie de la justice de J. Rawls, bon nombre d'auteurs, parmi lesquels M. Sandel, M. Walzer, C. Taylor, J. Raz, ont cherché à amender la conception de la citoyenneté défendue par le libéralisme classique. L'essentiel de leur argumentation tient dans le rejet de ce qu'il est convenu d'appeler le "libéralisme des droits". Pour celui-ci, l'État ne doit considérer que des sujets de droit sans particularités, sans attachements singuliers, sous peine de renoncer à sa neutralité. La justice exige d'ignorer la pluralité des engagements et des racines, et la citoyenneté est envisagée comme l'appartenance à une communauté politique idéale (la République, par exemple).
Mais la communauté réelle, soulignent les communautaristes, est bien différente. En son sein, l'identité des individus et les fins qu'ils poursuivent se constituent dans des groupes vis-à-vis desquels nous avons des responsabilités non nécessairement choisies. Le libéralisme des droits échoue à exprimer ces responsabilités dont la force morale tient, en partie, au fait que c'est par rapport à elles que nous nous comprenons nous-mêmes. Être un homme, dans cette perspective, c'est vivre au nom d'une certaine conception du bien qui s'impose, en quelque sorte, à nous. Il y aurait donc une incontestable priorité du bien sur le juste qui est acceptée par tous les auteurs précités contre Rawls, pour qui, au contraire, "la justice est la première vertu des institutions sociales, comme la vérité est celle des systèmes de pensée" (Rawls, 1987 : 29). Ce point est évidemment décisif : la relativisation de l'exigence de justice qu'implique la fidélité à une communauté aurait-elle pu être acceptée par Bouglé ?
La réponse ne semble pas douteuse dès l'instant où l'on souscrit à l'idée selon laquelle les débats actuels ne font que renouveler un antagonisme classique. S. Smith (Smith, 1989 ) a, utilement, attiré l'attention sur le fait que les critiques communautaristes du libéralisme ne sont guère différentes de celles de Hegel contre la théorie libérale classique. Or le vocabulaire utilisé par celui-ci est fort instructif. En effet, la position qu'il stigmatise est nommée Moralität et il la définit négativement en insistant sur le fait qu'elle ignore que le bien des individus, c'est-à-dire leur capacité d'action morale et leur identité, est lié à leurs communautés d'appartenance, dimension que prend en compte la conception opposée désignée par le nom de Sittlichkeit (Hegel, 1940, § 141, 144).
L'autonomie individuelle requiert, bien entendu, un environnement social pour se réaliser. En fait, les libéraux s'inquiètent seulement du rôle dévolu à l'État dans la vision communautariste. Rawls, en particulier, nie que celui-ci puisse être un forum approprié pour permettre la formulation de nos conceptions du bien. Comment, alors, éviterait-on de restreindre l'autonomie des personnes ? Cette crainte, Bouglé la partageait : dans son article "La crise du libéralisme", il évoquait la "menace perpétuelle pour la liberté de tous" d'un État trop fort, en rappelant les enseignements, à ce sujet, de "nos plus grands théoriciens de la politique, de Benjamin Constant à Tocqueville"(Bouglé, 1902 :649). N'est-ce pas affirmer, sans ambiguïté, la priorité de la liberté sur toutes les autres valeurs morales et politiques ? De cette priorité, il est permis de déduire, à l'instar de Rawls, celle du juste sur le bien. Et, comme l'a noté C. Audard, "le respect de la priorité de la liberté sous-entend le respect du pluralisme moral et de la diversité des conceptions du bien" (Audard, 1996 : 785).
Liberté et justice constituent les idéaux régulateurs sans lesquels ne saurait être garantie l'égalité des droits. Ces idéaux dessinent les contours de l'action politique en démocratie. Bouglé, dans sa quête d'une philosophie cohérente de la solidarité, n'a cessé d'affirmer sa fidélité intransigeante à des principes posant fermement la subordination du pouvoir politique aux libertés individuelles, c'est-à-dire préservant l'autonomie de la morale.
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