Alain POLICAR
Sociologue et économiste français, professeur,
Faculté de droit et sciences économiques, Université de Limoges,
rédacteur en chef de la revue Les Cahiers Rationalistes
“Solidarité, laïcité et république:
l’actualité de la pensée
de Célestin Bouglé”.
Préface de l’ouvrage de Célestin Bouglé, Solidarisme et libéralisme. Réflexions sur le mouvement politique et l'éducation morale. Pp. I-XX. Paris : L’Harmattan, février 2009, 226 pp.
Nous ne pouvons que fortement nous réjouir de cette réédition qui, peu de temps après celle des Idées égalitaires par Le Bord de l’eau (avec une remarquable introduction de Serge Audier), met en lumière l’incontestable frémissement éditorial autour de l’œuvre de Célestin Bouglé (1870-1940). Le lecteur a désormais à sa disposition trois ouvrages de cet auteur, les Essais sur le régime des castes (PUF), avec la célèbre préface de Louis Dumont, étant resté trop longtemps le seul livre disponible.
Solidarisme et libéralisme (1904) est constitué d’une série de conférences, dont la première « L’évolution du solidarisme » imprime sa marque à l’ensemble. Si l’on excepte les nécessaires références au contexte politique et social de l’époque, tous ces textes peuvent être lus au présent. Il est en effet difficile de ne pas percevoir la résonance contemporaine des engagements de l’auteur. Aucun des combats qui furent les siens n’est définitivement gagné. Notre époque de régressions sociales, marquée par une volonté de liquidation des principes qui ont fondé notre identité collective, rend la voix de Bouglé nécessaire et audible. Ces conférences, remarquablement écrites, destinées à toutes sortes de publics, illustrent les qualités oratoires d’un homme qui considérait que s’adresser à ceux qui ne sont guère familiers de la fréquentation des livres faisait partie de ses obligations civiques. On y découvrira ainsi un Bouglé particulièrement préoccupé par le sort des plus démunis et soucieux de leur faciliter la conquête des outils de leur émancipation (notamment « Le socialisme et l’Enseignement populaire »).
Le fil conducteur de la pensée de Bouglé est, dans cet ouvrage comme dans l’ensemble de son œuvre, la volonté de concilier les exigences de la liberté individuelle et celles de la justice sociale. Sa philosophie de la solidarité apparaît comme le résultat de la confrontation entre science et morale sociale. Soucieuse de préserver l'autonomie de la morale, la réflexion de Bouglé est un exemple intéressant, et rare, du refus de succomber au sociologisme, tout en ne mettant pas en question la légitimité de la démarche sociologique.
Dans l'élaboration des fondements d'une philosophie de la solidarité, il occupe une place privilégiée bien que souvent méconnue. Son intérêt pour cette problématique prolonge l’idée fondamentale exprimée dès ses premiers travaux et, tout particulièrement, dans sa thèse de 1899 : l'égalité des hommes ne concerne pas la façon dont la nature les a faits mais bien celle dont la société doit les traiter. Il ne pouvait, dès lors, demeurer indifférent aux débats autour de la notion de solidarité dont l'importance fut grandissante à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. L'opinion cependant ne s'en soucie guère avant 1897, date de la parution de Solidarité dont l'auteur, Léon Bourgeois (1851-1925), était alors une personnalité politique de premier plan (président du Conseil de novembre 1895 à avril 1896). L'ouvrage eut un grand retentissement. Aussi, lors des conférences organisées durant l'hiver 1901-1902 à l'École des Hautes Études Sociales, l'un des auditeurs osa-t-il comparer le bouillonnement intellectuel suscité par la nouvelle doctrine solidariste avec celui qu'avait engendré le cartésianisme au XVIIe siècle. Sans doute faut-il invoquer pour comprendre cette effervescence la fascination récurrente exercée par le recours aux modèles et aux méthodes des sciences de la nature afin de légitimer les savoirs plus fragiles des sciences sociales. L'observation de la solidarité dans le règne naturel n'est-elle pas en mesure de dicter sa conduite à la société ?
C'est en cherchant à répondre à la question très générale des rapports entre science et morale sociale que Bouglé conduira une réflexion de très grande portée et proposera une théorisation qui tienne compte des contraintes de la philosophie individualiste et des exigences de la sociologie naissante. Il exprimera ainsi le désir à la fois de rectifier (le mot est de Bouglé lui-même) l'individualisme et de limiter le socialisme.
La solidarité, une exigence républicaine
La notion de solidarité ne présente pas le caractère d’univocité qu’un survol du dictionnaire pourrait laisser croire. Si nous mettons à part le sens juridique (lien entre débiteur et créancier), la solidarité renvoie, plus ou moins explicitement, à des rapports et des devoirs sociaux. Dans la sociologie durkheimienne, l’étudiant débutant ne peut ignorer la distinction essentielle entre deux grands systèmes de cohésion sociale : celui fondé sur la similitude, à laquelle correspond la solidarité mécanique, et celui lié au progrès de la division du travail, basé sur la dissemblance à laquelle est associée la solidarité organique. Mais lorsque Durkheim l’utilise dans sa thèse de 1893, le concept a déjà une assez longue histoire (Policar, 1997) et le terme deviendra, peu de temps après De la division du travail social, une sorte de programme politico-philosophique, connu sous le nom de solidarisme et qu'incarnera le Parti Radical depuis sa fondation, le 23 juin 1901.
Il convient, en premier lieu, de bien distinguer solidarité et charité. Pierre Leroux (1797-1871), l’un des plus célèbres utilisateurs du concept de solidarité, reprochait vivement au christianisme « de n'avoir pas su concilier l'amour de soi et de l'autre » (Le Bras-Chopard, 1992, p. 17). Or, l'amour de soi, ce qu'Adam Smith nommait le self-love, apparaît comme un élément constitutif déterminant de la solidarité. Comment l'intérêt pour autrui pourrait-il être authentique sans cet amour de soi qui n'est, chez Smith, qu'une modalité de la sympathie ? Le sujet smithien a, en effet, comme le note judicieusement Jean-Pierre Dupuy, « désespérément besoin de ses semblables pour se forger une identité » (Dupuy, 1992, p. 152). Ce besoin d'autrui est à la source même de la solidarité : « Quelque degré d'amour de soi qu'on puisse supposer à l'homme, il y a évidemment dans sa nature un principe d'intérêt pour ce qui arrive aux autres qui lui rend leur bonheur nécessaire » (Smith, 1860, p. 1.) Ainsi Smith propose-t-il une théorie de la moralité fondée sur la sympathie entendue comme faculté de partager les passions des autres. L'imperfection de la charité tient également au caractère totalement abstrait, désincarné de l'amour pour l'humanité : « Il n'existait donc qu'à condition de ne prendre aucune forme » (Leroux, 1840, p. 171.) Enfin, n'est-il pas question dans la charité plus de pitié que d'amour ?
Bouglé paraît proche, dans son analyse critique des préceptes du christianisme, de la pensée de P. Leroux (bien qu'il ne s'en réclame pas explicitement) : « Il ne suffit pas que la libre charité circule à l'intérieur d'un système pour relever et panser les blessés qu'il multiplie en fonctionnant. C'est le système même qu'il faut rectifier, s'il en est besoin. Pour réparer l'injustice sociale, il faut des réformes sociales, des mesures d'ensemble servies par la force des lois ; le sentiment de la solidarité doit nous faire comprendre la nécessité d'incorporer dans la justice même nombre de devoirs sociaux pour l'accomplissement desquels on s'est reposé, trop longtemps, sur l'arbitraire de la charité » (Bouglé, 1906a, p. 258.) Comme Leroux, Bouglé souligne que le christianisme propose au fidèle une sorte de mysticisme individualiste qui ne permet d'aimer l'humanité que « par contre-coup » et qui, loin d'impliquer une dépendance réciproque des personnes, n'admet guère que soi et Dieu. L'âme chrétienne n'est donc pas réellement préparée à accepter les réformes sociales souhaitées par les solidaristes. D'autant que « la vraie patrie du chrétien est dans le ciel », la terre n'étant qu'un « lieu d'exil » (ibid., p. 259). D'où l'interrogation légitime sur la conviction, dans le combat contre la misère, de celui qui « considère la douleur non pas seulement comme un mal nécessaire mais à vrai dire comme un bien précieux » (ibid., p. 260). La commune destinée des hommes n’est donc pas de nature à raffermir l'ardeur réformatrice de ceux qui ont l'éternité pour horizon.
La solidarité réclame, en fait, à la fois plus et moins que la charité : « Elle exige moins peut-être de l'individu isolé, mais plus des individus organisés. Elle abandonne moins à l'initiative privée ; elle attend plus de la contrainte collective » (Bouglé, 1906a, p. 260.) Mais ne décrivons-nous pas ici un simple processus de laïcisation de la charité ? Si c'était le cas nous n'aurions fait, comme le remarque Gabriel Tarde (1843-1904), que « substituer un mot juridique et froid à un mot tout imprégné de tendresse humaine » (Tarde, cité par Bouglé, 1906a, p. 262). Mais il n'en est rien, et Bouglé est d'une grande clarté sur ce point : « Si la fraternité religieuse sait soigner les plaies, elle n'ose pas briser l'instrument qui blesse : elle permet au contraire qu'il continue de fonctionner en blessant » (Bouglé, 1906a, p. 263.) D'où l'affirmation, maintes fois réitérée, selon laquelle la question sociale n'est pas seulement une question morale : « Il n'y a pas question sociale partout où les hommes souffrent, mais là où les hommes croient que le régime qui définit leurs droits réciproques est la cause de leur souffrance et que le remède en serait procuré par un remaniement de ce régime » (ibid., p. 264.) Aussi la charité ne saurait-elle suffire. On ne peut se contenter d'un sentiment, là où doit être exigé « un principe scientifique et rationnel de nature à fonder l'intervention de la force publique » (Boutroux, cité par Bouglé, 1906a, p. 264).
Il n'est pas excessif de faire de la réflexion de Bouglé une sorte d'idéaltype des conceptions républicaines. Dans cette perspective, le solidarisme apparaît comme une « rectification de l'individualisme », autrement dit du libéralisme. En quoi consiste cette « rectification » ?
Le solidarisme ou le libéralisme authentique
Dans L'Idée de l'État, Henry Michel (1857-1904), disciple de Charles Renouvier (1815-1903) et maître de Bouglé (il fut son professeur à Henri IV), rappelle que, du point de vue moral, la doctrine classique de l'individualisme ne reconnaît, dans la filiation de Kant, de volonté bonne que celle qui se plie à une règle généralisable (Michel, 1896). D'autre part, dans le domaine politique et économique, l'individualisme, celui de Rousseau, de Condorcet ou encore de Montesquieu, n'est pas du tout indifférent aux préoccupations sociales. Aussi n'est-il pas caractérisé par la phobie de l'État à l'instar des libéraux intransigeants du XIXe siècle. Au contraire, informé par l'expérience historique, sa vision de l'État est celle d'un « serviteur des individualités libres » (Bouglé, 1924, p. 114). Ni allégeance, ni défiance à son égard, ou si l'on préfère, ni Hegel, ni Nietzsche. Bouglé se méfie tout particulièrement de l’ « immoralisme » auquel lui semble aboutir l'individualisme outrancier. Ce terme d' « immoralisme » mérite une précision. En qualifiant ainsi la doctrine nietzschéenne, Bouglé l'oppose à l'universalisme moral qu'il prône : « Immoraliste, en effet, parce qu'elle défend d'attribuer une valeur universelle aux règles qu'elle propose. La recherche de l'universalité, en matière de loi morale, lui paraît être encore une des déviations due à l'illusion de l'égalité entre les hommes » (ibid., p. 120.) Notons que nous dirions plutôt aujourd'hui relativisme moral, pour qualifier la position de Nietzsche.
On retrouve ici l'attachement de Bouglé à l'égalité essentielle des hommes. En considérant que l'option inverse, celle de Nietzsche, équivaut à faire l'apologie du régime des castes, Bouglé montre bien que l'individualisme authentique a impérativement besoin du principe d'égalité. Le solidarisme se présente comme une réaction vive contre l'individualisme anti-égalitaire et, corrélativement, comme un retour aux sources de l'individualisme véritable, celui qui porte attention à nos devoirs sociaux. Le recours à la sociologie s'inscrit dans cette démarche. Une sociologie, faut-il le préciser, compatible avec les intuitions des moralistes et qui, par conséquent, s'emploiera à expliquer ce que ceux-ci constatent, en premier lieu la revendication individualiste. Les études sociologiques, en dernière analyse, « réclament pour tous les membres des sociétés modernes, ce même droit au libre développement de la personnalité et […] au rebours des anciennes doctrines économiques, les nouvelles doctrines sociologiques se placent au point de vue du groupe et lui proposent comme une tâche nécessaire à sa propre vie de “réaliser” l'égalité des personnes » (ibid., p. 135-137). Cet individualisme, se réclamant à la fois des valeurs de la démocratie et de la raison, c'est l'individualisme classique. Le solidarisme, en se montrant attentif aux enseignements de la sociologie, a ainsi redécouvert le sens profond de celui-ci. Cette redécouverte s'accomplit à l'aide, essentiellement, du concept de quasi-contrat.
Dans la filiation de Rousseau, les solidaristes s'opposent aux adversaires de l'esprit de la Révolution, c'est-à-dire aux apologistes du statut social. Ils sont sensibles au fait que « Rousseau présente le contrat social moins comme une réalité historique que comme une fiction juridique destinée à légitimer l'état de dépendance où se trouvent les personnes » (Bouglé, 1906b, p. 423), situant par conséquent le propos de ce dernier plus dans le registre du droit que dans celui du fait. C'est ce qu'avait clairement perçu Renouvier qui voyait dans le contrat originaire une idée logiquement nécessaire et non l'origine empirique réelle des gouvernements. La théorie rousseauiste indique donc, avant tout, l'idéal à poursuivre.
Les solidaristes, dans cette perspective, prônent l'extension du régime contractuel du droit privé au droit public et, finalement, comme l'avait noté utilement Charles Andler (1866-1933), la disparition de la distinction entre les deux droits (Andler, 1897). Cette conséquence de la doctrine du quasi-contrat n'est cependant pas d'une totale limpidité puisqu'un analyste aussi avisé qu'Alphonse Darlu (1849-1921) ne l'avait pas perçue (Darlu, 1897). Les obligations et les droits des hommes entre eux sont depuis longtemps définis par le droit privé. Aussi, comme le précise Bourgeois, s'agit-il de définir « les droits et les devoirs réciproques que le fait de l'association crée entre les hommes, seuls êtres réels, seuls sujets possibles d'un droit ou d'un devoir » (Bourgeois, 1897, p. 89-90). Le droit public se réduira donc à une série de relations de droit privé, l'État n'étant « qu'un quasi-contrat entre tous les individus unis dans leur communauté juridique » (Andler, 1897, p. 521). La conception de l'État développée par Bourgeois est tout à fait analysable dans ces termes. Elle s'inspire en effet du fonctionnement des associations volontaires privées que les besoins du commerce créent de plus en plus fréquemment. Les institutions sociales paraissent donc n'être que les produits des actions et réflexions individuelles.
Cet artificialisme pose cependant un problème délicat. On sait que le solidarisme se développe en même temps que la pensée sociologique et revendique l'utilisation des méthodes de la sociologie durkheimienne. Or, pour celle-ci, la société est première. Et, par conséquent, les associations sont d'abord des choses naturelles. Il ne peut être question d'un contrat qui crée la vie sociale. Cette insertion du social dans la nature implique-t-elle l'abandon de l'hypothèse du contrat ?
La réponse à cette question dessine les contours de la conception solidariste. Pour en rendre compte, nous suivrons la distinction proposée par Taine (et utilisée par Bouglé) entre deux types d'association et, corrélativement, deux états de volonté. Dans le premier état, celle-ci s'exprime par un vote ou une action précise rendant ainsi possibles les associations artificielles comme les sociétés de commerce ou les ordres religieux dans lesquels on n'entre que par l'expression d'une volonté manifeste. Dans le deuxième état, s'extériorisent les désirs profonds, intimes, qui font naître un engagement tacite, indéfini en durée comme en étendue, et donnent naissance aux associations naturelles telles la famille ou la religion (Bouglé, 1906b, p. 424).
Il est incontestable que les théories du contrat social ne rendent pas compte de ce deuxième type d'association. Or, les volontés, le plus souvent inexprimées, qui s'y manifestent permettent de comprendre l'ordre social. Bouglé note : « C'est sur [l'] accord [de ces volontés] qu'il repose. Sans cet accord, il retournerait en poussière. Qu'il dure, n'est-ce pas la preuve suffisante d'une ratification implicite » (ibid.) Cette adhésion constitue un signe juridique au moins aussi déterminant qu'une signature au bas d'un contrat. L'objet principal du solidarisme, précise Bouglé, sera d'éclairer cette catégorie d'assentiments.
C'est, en fait, le but même de la théorie du quasi-contrat. Le droit nous en fournit l'exemple : « N'est-il pas des cas où les codes ne craignent point d'inscrire à notre compte certaines obligations, sans que nous y ayons souscrit formellement, mais comme si nous y avions souscrit ? Des obligations de cette nature qui “naissent sans convention” sont précisément ce que le titre IV du livre III du Code civil appelle des quasi-contrats » (ibid., p. 425.) Et Bouglé cite trois situations, parmi celles engendrées par la vie sociale quotidienne, où notre volonté, bien qu'elle n'ait pas été exprimée, est légalement escomptée : gestion sans mandat, communauté d'indivision, réception inconsciente d'indû. Ainsi, « grâce à la théorie du quasi-contrat, la législation que l'État aura à édicter n'apparaîtra plus que comme une traduction des volontés préexistantes de ses membres » (ibid.). Bourgeois, en 1902, avait exprimé une idée tout à fait identique : « On se demande toujours : dans quelle mesure l'État peut-il intervenir dans le règlement des questions sociales ? J'écarte cette position de la question et je dis : ne parlons pas des rapports de l'individu et de l'État, parlons seulement des rapports mutuels des individus. Il ne s'agit plus de savoir quelle limite l'autorité de l'État mettra à leur liberté, mais comment leur liberté se limitera d'elle-même, par leur consentement mutuel à des risques équivalents : la loi viendra plus tard pour sanctionner les conventions passées » (Bourgeois, 1902, p. 52.)
Le quasi-contrat apparaît donc comme l'instrument de la conciliation entre la théorie rousseauiste et les critiques modernes nées de la conceptualisation durkheimienne. Au fond, la différence principale entre le contractualisme de Rousseau et celui des solidaristes (dont Bouglé) vient du fait que ces derniers font du contrat social non l'origine des sociétés mais la fin : « L'hypothèse de Rousseau [...] place le contrat à l'origine des choses, tandis que nous le plaçons au terme » (ibid., p. 46.) Et comme ce contrat n'est pas réel mais seulement supposé et qu'il est, de surcroît, rétroactivement consenti, Bourgeois propose cette dénomination de quasi-contrat qu'avait suggérée, avant lui, Alfred Fouillée (1838-1912) (Fouillée, 1880, p. 11).
Il nous faut insister sur un point : la théorie solidariste du quasi-contrat ne se contente pas de fonder le contrat sur la liberté du consentement des parties. Celle-ci ne suffirait pas à le faire respecter. Il faut encore que les objets échangés représentent des valeurs sociales équivalentes (ce que Durkheim avait noté dans De la Division du travail social) ou, en termes plus juridiques, qu'il y ait équivalence entre les causes du consentement. Cela revient à dire que la pérennité de l'ordre social exige non seulement des volontés libres mais des volontés justes ( Bouglé, 1924, p. 109).
Cette inflexion permet de comprendre en quoi le solidarisme, refusant de considérer le lien social du seul point de vue de la réalisation des intérêts et des égoïsmes, tout en accordant, on l'a vu, une place prépondérante à la liberté individuelle, se distingue radicalement du libéralisme économique. Dans l'expression que lui donne Bouglé, il apparaît comme une tentative de réponse à un questionnement récurrent dans les sciences sociales, celui des conditions de la conciliation du déterminisme social auquel l'homme, en tant qu'appartenant au monde des phénomènes, est nécessairement soumis, et de la liberté requise par l'autonomie du sujet moral.
Solidarisme et socialisme
Bouglé, en solidariste conséquent, se montre particulièrement attentif à la pensée socialiste. Deux des conférences de Solidarisme et libéralisme y sont explicitement consacrées, « Le socialisme et l’Enseignement populaire » et « l’Education morale et les tendances socialistes ». Ne pourrait-on, écrira-t-il plus tard, définir le socialisme, à l’instar de Paul Leroy-Beaulieu (1843-1916), par la solidarité (Bouglé, 1924, p. 140) ? Cependant, il va s'appliquer à dégager en quoi la philosophie de la solidarité ne se réduit pas au socialisme. Cette analyse est d'autant plus nécessaire que de nombreux auteurs, parmi lesquels Andler (1897, p. 530), avaient nommé « socialisme libéral » la doctrine solidariste, soulignant, par cette expression, l'exigence de conciliation entre libéralisme politique et justice économique. Exigence, nous l'avons vu, au cœur du projet de Bouglé, pour qui il ne saurait y avoir de contrat juste sans équivalence des causes : « Ainsi, où subsiste la disproportion des conditions, il semble que l'équivalence ne saurait régner dans les conventions entre privilégiés et déshérités. Elles sont viciées d'avance. Le ver est dans le fruit. L'arbre de l'inégalité économique ne peut porter que des contrats injustes » (Bouglé, 1924, p. 143.)
Bouglé ne se revendiquait pas explicitement du socialisme libéral, mais une telle désignation ne manque pas de légitimité. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le vibrant hommage à Carlo Rosselli (1899-1937), l’un des auteurs marquants de ce courant de pensée (Bouglé, 1937). En outre, le travail reste à faire, il existe de nombreuses affinités électives entre Bouglé et Guido Calogero (1904-1986), un autre penseur important du liberalsocialismo, mot écrit d’un seul tenant pour signifier l’indissociabilité du libéralisme et du socialisme (sur ces auteurs, on lira avec profit Audier, 2006). Un liberalsocialiste, voilà une étiquette qui convient bien pour ceux qui, comme Bouglé, tendent à unir ce que le socialisme a de plus précieux, l’attention aux inégalités socio-économiques et au processus d’émancipation des dominés, et ce qui fait l’essence du libéralisme, la préservation de la liberté individuelle contre l’arbitraire des pouvoirs.
Une convergence de fond
L'égalité des droits exige donc de combattre l'inégalité des conditions socio-économiques. Et, de ce point de vue-là, la tradition socialiste, en insistant sur l'injustice d'un ordre social fondé sur l'exploitation d'une catégorie de la population au bénéfice d'une autre, recueille le total assentiment de Bouglé et des solidaristes. L’organisation sociale que le solidarisme promeut paraît ainsi « répondre à la plupart des desiderata du socialisme contemporain » (Bouglé, 1904, p. 34) et se placer délibérément « sur la pente du socialisme » (ibid., p. 40). Il est donc recommandé de se « défier de l’antithèse classique […] entre l’esprit du socialisme et l’esprit de l’individualisme » (ibid., p. 42), le premier étant fondé à se présenter comme « le légitime successeur de l’individualisme lui-même, mais “logique et complet” » (ibid., p. 42). Le solidarisme est donc le moyen d’opposer à « ces formes aristocratiques, desséchantes et dissolvantes, de l’individualisme, un individualisme démocratique, principe fécond d’union et d’action sociales » (ibid., p. 47).
Existerait-il, néanmoins, sur la question de la liberté une différence fondamentale d'approche ? La question est délicate. Il est sans doute rapide, mais nous semble-t-il acceptable, de dire que si l'accent est mis sur la totalité sociale dans la conceptualisation socialiste, Bouglé et les solidaristes revendiquent explicitement la priorité de l'action individuelle. Bourgeois n'écrit-il pas que « la grande loi de la division du travail physiologique n'est que la coordination des efforts individuels » (Bourgeois, 1897, p. 55) ou encore que « le libre exercice des facultés et des activités personnelles peut seul donner le mouvement initial (vers le progrès) » (ibid., p. 61) ?
On pourrait penser qu'il ne s'agit que de reconnaître le rôle de la liberté individuelle comme moyen de parvenir à un mieux-être social. En réalité, la liberté doit être considérée comme la fin du progrès social, ce qui suppose d'accorder à l'individu un certain privilège ontologique : « Les personnes sont non seulement les seules réalités observables mais aussi les seules bases acceptables de l'organisation sociale » ( Bouglé, 1924, p. 161.) Aussi faut-il accueillir avec réserve toute tentative de personnification de l'État. Les socialistes n'ont-ils pas tendance à présenter « les intérêts de l'État comme distincts de la somme des intérêts individuels, ses exigences comme supérieures à l'indépendance des associés » (ibid., p. 156) ? Bouglé reconnaît toutefois que le reproche de personnifier l'État ne concerne vraiment que le socialisme collectiviste. Or, celui-ci n'est pas, au début du siècle, le seul modèle alternatif au libéralisme.
En outre, au fur et à mesure des discussions sur la solidarité, on a assisté à une redéfinition du rôle de l'État, aboutissant à une extension du champ possible ou souhaitable de son intervention. En témoigne le résumé suivant du programme économique solidariste : « Il importe que la collectivité, par une mutualisation méthodique des avantages et des risques, organise tout un système d'assurances : assurances contre le défaut de culture des facultés individuelles, assurances contre les incapacités naturelles, assurances contre les risques sociaux (accidents, chômages involontaires, etc.)" (ibid., p. 171.) L'hygiène sociale est, remarque Bouglé, un des « champs préférés du solidarisme » (ibid. : 173), notamment parce qu'au fur et à mesure des progrès de la science, « il y a des situations qui deviennent de plus en plus intolérables à la conscience » (ibid.). La propreté implique des transformations coûteuses face auxquelles on ne peut attendre une participation enthousiaste des propriétaires. Si bien qu'en fin de compte, l'appel à l'État est de plus en plus nécessaire et particulièrement pour assurer contre l'invalidité, la vieillesse et le chômage.
Cette transformation du champ d'intervention de l'État complique la recherche d'une distinction nette entre programme socialiste et programme solidariste. Et pourtant des différences, des divergences même, tout à fait essentielles, demeurent.
Des divergences substantielles
En premier lieu, le concept de lutte de classes est refusé par les solidaristes. Ceux-ci ne contestent évidemment pas l'existence des classes sociales mais la priorité donnée par les socialistes à leur affrontement. A fortiori, l'idée d'une dictature du prolétariat est absolument récusée : « Brusquer la majorité, imposer à la nation une loi que ses représentants refusent de contresigner, n'est-ce pas se mettre hors des conditions du pacte de paix, n'est-ce pas rouvrir l'ère de violence par un essai de dictature ? Cela reste vrai de la dictature du prolétariat comme de toutes les autres » (Bouglé, 1921, p. 241.) En effet, au-dessus de l'appartenance à une classe, Bouglé pose l'appartenance à la nation : « C'est un des axiomes du solidarisme que l'existence de patrimoines nationaux communs aux membres de toutes les classes, et qu'il est du devoir de tous, quels qu'ils soient, de transmettre intacts aux descendants » (Bouglé, 1924, p 178-179.) C’est d’ailleurs un des thèmes les plus intéressants de ces conférences que de montrer à quelles conditions peut exister un amour de la nation totalement distinct du nationalisme (voir, dans cet ouvrage, « Le Bilan du Nationalisme » et « L’Enseignement du patriotisme »).
Le nationalisme est caractérisé par trois traits distinctifs, éclairés par « la défiance à l’égard des idées claires et distinctes, et une sorte d’horreur mystique de la raison » (Bouglé, 1904, p. 51) : l’instinct antisémite, la haine des principes de 89 et le cléricalisme. Bouglé déteste plus que tout cette soumission aux instincts, caractéristique des passions nationalistes. Il la dénonce dans les rangs de ceux qui s’opposent aux partis réactionnaires, n’hésitant pas à stigmatiser les militants laïques qui seraient tentés d’imiter les méthodes liberticides de leurs ennemis : « La raison d’être de notre Ligue [celle des Droits de l’Homme], c’est d’opposer la rigidité des principes à cet entraînement des passions. Tandis que la devise des Ligues nationalistes est : “ Abandonnez-vous à vos instincts”, la nôtre est : “Défiez-vous de vos instincts ; dominez-les par la réflexion ; élevez-vous à la raison.” C’est ainsi […] que nous accomplirons l’œuvre la plus difficile, mais aussi la plus utile, - œuvre profondément patriotique en même temps que fidèlement républicaine » (ibid., p. 79).
L’amour de la patrie, on vient de le lire, est parfaitement compatible avec celui de la République. On pourrait aller jusqu’à dire que ce dernier ne peut réellement s’exprimer qu’au travers du patriotisme. Bouglé reconnaît qu’il existe deux grandes conceptions de celui-ci : le patriotisme concret et réaliste et le patriotisme idéaliste (concepts auxquels on substituerait, dans notre vocabulaire, ceux de « nation ethnique » et de « nation civique », Schnapper, 1991). Mais, loin de les opposer, il montre leur nécessaire conciliation : « Suspendre notre patriotisme à l’idée de l’égalité des droits personnels, […] c’est le détacher brutalement de notre sol et le placer, par un effet paradoxal, en dehors des lignes de notre histoire. On raisonne toujours comme si les idées qui s’imposent un jour à la conscience collective tombaient en quelque sorte des nues, alors que, le plus souvent, elles sortent, après un travail séculaire, des entrailles même de la société » (Bouglé, 1904, p. 209.) Bouglé en appelle à une philosophie de l’histoire « réconciliatrice », c’est-à-dire « capable de marier nos sentiments traditionnels aux exigences de notre raison en quête de justice, et de jeter le pont entre le passé et l’avenir de notre nation » (ibid., p. 210). Difficile de ne pas penser au célèbre propos de Marc Bloch en 1940 dans L'Etrange Défaite : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l'orientation de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l'enthousiasme collectif suffit à les condamner».
On pourrait penser que nous nous éloignons, avec ces considérations sur l’appartenance nationale, de la question du solidarisme. Rien de plus inexact. Le solidarisme, on l’a vu, insiste sur la dette dont chacun de nous doit s’acquitter. La question est évidemment de savoir envers qui nous avons à nous libérer de cette dette, sachant que ceux qui ont participé à l’accumulation des capitaux ou créé les instruments de notre richesse ont disparu. Les « ancêtres étant des créanciers qui se dérobent à tout paiement […], nous devons reporter sur leurs œuvres les soins que nous voudrions leur rendre à eux-mêmes. Cultivons avec amour le sol qu’ils ont défriché ; élevons plus haut l’édifice dont ils ont posé la première pierre ; sauvegardons, pour ceux qui ne sont pas encore, le patrimoine légué par ceux qui ne sont plus » (Bouglé, 1904, p. 204-205). Mais est-ce bien à « la voix des morts qui parlent en nous » que le solidarisme prête attention ? N’est-ce pas plutôt à celle de ceux qui « proclament leur droit à la vie » ? Certes, répond Bouglé, mais, ajoute-t-il, « c’est pour lui une nouvelle raison de nous rattacher à la patrie [qui] nous apparaît, de ce point de vue, comme l’indispensable instrument de la justice sociale » (ibid., p. 205-206). Car l’énorme effort qu’exige la mutualisation les risques et les avantages collectifs suppose qu’il prenne « son point d’appui dans les cadres de la nation » (ibid., p. 206) : « Un droit nouveau ne peut naître là où les hommes n’ont pas à leur disposition tous les moyens nécessaires pour s’entendre, former une opinion publique et la faire peser sur les institutions » (ibid, p. 206.) Les réformateurs ne peuvent donc « se passer de l’unité nationale, seule capable d’améliorer en le maintenant l’état de droit qu’elle a institué entre ses membres. Il ne faut donc pas seulement aimer sa patrie parce qu’elle est le lieu des souvenirs communs, mais parce qu’elle est le lieu des communes espérances » (ibid, p. 207).
Le patriotisme ainsi entendu ne nous éloigne nullement, bien entendu, du respect de l’humanité. Bien plus, en faisant porter l’accent sur l’émancipation individuelle, il nous apprend le prix de la notion de droit humain et il permet, dès lors, de « dégager systématiquement, de toutes leurs enveloppes changeantes, les ressemblances essentielles qui rapprochent les êtres raisonnables » (ibid., p. 212). Aucune raison, par conséquent, d’arrêter la solidarité aux frontières de la nation, car plus les échanges se multiplient, plus la mutuelle dépendance s’accroît. Bouglé aurait sans doute pu écrire, s’inspirant du célèbre mot de Jaurès : « Un peu de patriotisme éloigne de l’amour de l’humanité, beaucoup de patriotisme y ramène ».
Le deuxième point de divergence entre socialisme et solidarisme nous renvoie aux fondements mêmes de celui-ci. Nous avons noté que pour lui la solidarité ne se réduisait pas à la charité ou à la compassion. Bouglé aimait à rappeler que la question sociale n'était pas seulement une question morale. Mais il faut insister sur ce « seulement ». Il indique l'existence autonome d'une question morale. En refusant, sans doute plus encore que les autres doctrinaires du solidarisme, de dissoudre l'éthique dans le social, Bouglé refuse de réduire la philosophie à la sociologie. L'indépendance de la morale constitue le point central de sa théorisation (Policar, 2000).
Quels rapports une philosophie de la solidarité doit-elle entretenir avec la science, en particulier dans la recherche des principes moraux sur lesquels elle cherche à fonder son action ? Doit-on, comme le souhaitait la Ligue de l'enseignement au début du siècle (voir la conférence intitulée « Pour et contre le Monopole de l’enseignement »), enseigner à l'école publique une morale rigoureusement et exclusivement scientifique ? Autrement dit, une morale reposant sur les données d'observations et non sur la seule spéculation, une morale attentive aux conquêtes de la biologie et qui, dès lors, s'attacherait à fonder sur la connaissance de la nature ses principes constitutifs.
Cette fascination pour la science triomphante n'a évidemment rien de surprenant. L'histoire des disciplines a abondamment montré que les modèles s'exportaient volontiers d'une science à l'autre. En conséquence, l'application des méthodes scientifiques au monde humain ne doit-elle pas étonner. Bourgeois revendique cet héritage lorsqu'il exprime le souhait de combiner « méthode scientifique et idée morale » (Bourgeois, 1897, p. 16). L'attention aux réalités naturelles ne saurait, bien entendu, être proscrite. La nature nous apprend que le progrès résulte de l'association des forces individuelles et de leur harmonieuse coordination, si bien que les sciences naturelles peuvent fournir aux gouvernements quelques lumières utiles pour dénouer le drame humain.
Il convient pourtant d'être prudent : « Est-il vraisemblable qu'on puisse directement transmuter les réalités positives, et spécialement les réalités naturelles, en règles valables pour les sociétés humaines ? » (Bouglé, 1924, p. 43.) La solidarité de fait que nous offre la nature est bien éloignée de la solidarité de devoir que Bourgeois lui même appelait de ses vœux. La solidarité naturelle, comme de nombreux auteurs l'ont souligné, n'implique aucune humanité, aucune justice : « Le lion est solidaire de sa proie, puisqu'il ne peut pas vivre sans elle, seulement sa solidarité consiste à la tuer et à la dévorer » (P. Bourget : L'Étape, page 304, cité par Bouglé, 1924, p. 44). Dès lors, s'il ne faut nullement renoncer à tirer parti des enseignements de la science, il faut prendre conscience que ceux-ci sont équivoques. Aussi, distinguera-t-on, dans le champ social, deux façons de les utiliser : l'une, conformiste, conseillera d'imiter les données ainsi fournies ; l'autre, réformiste, nous incitera à les rectifier. Les solidaristes doivent s'inspirer de cet esprit prométhéen et donc ne pas se contenter de consulter la nature pour définir les conditions de la santé sociale. Il s'agit, par conséquent, de modifier les conséquences de la solidarité objective selon les exigences de la conscience, la croissance de celle-ci distinguant radicalement l'évolution sociale de l'évolution naturelle. Les sociétés humaines ne sont pas de simples organismes : « Si elles obéissent aux lois générales de la vie, il s'y rencontre de plus un élément nouveau, une force spéciale dont il n'est pas permis de ne pas tenir compte : la pensée, la conscience, la volonté » (Bourgeois, 1902, p. 7.) Même Spencer, pourtant théoricien de l'organicisme, reconnaît cette différence cruciale. Si bien, suggère Bourgeois, qu'on pourrait dire avec Fouillée, « que la société humaine est un organisme contractuel ; il y faut le consentement des êtres qui la composent » (ibid.). Ce consentement ne peut être obtenu que s'il est nécessaire et juste. S'il appartient à la science d'en montrer la nécessité, il appartient à la morale d'en montrer la justice. N'est-ce pas, écrit Bouglé, « supposer, dans l'âme, une préférence préalable dont les faits doivent seulement l'amener à prendre une plus claire conscience ? » (Bouglé, 1924, p. 54). Comment mieux dire que la science ne saurait dicter ses lois à la morale ?
Conclusion : la tolérance laïque
Bouglé est indubitablement un militant laïque convaincu. Nulle hésitation chez lui sur la valeur du principe et, dès lors, aucune velléité de le tempérer dans le sens de ce qu’on nomme aujourd’hui une laïcité ouverte. Sa modération dans les recommandations faites à l’éducateur laïque est d’autant plus précieuse : elle montre la véritable nature du principe défendu. Il n’est pas, c’est essentiel, une arme de guerre contre la religion et, à plus forte raison, contre les croyants. Évoquant un éducateur qui penserait que quiconque reste croyant ne peut rien comprendre à la science ou à la morale moderne, il lui reproche de manquer au « pacte constitutif de l’Etat laïque et de heurter ce sentiment unanime qui veut que toutes les convictions religieuses ou irréligieuses, désormais “affaires privées” soient tenues pour également respectables » (Bouglé, 1904, p. 162). Comment cet éducateur pourrait-il alors faire aimer la tolérance ? Les meilleurs défenseurs de l’école laïque doivent, à la fois, « repousser, par libéralisme, l’idée d’un enseignement “contre Dieu” et accepter, par libéralisme, l’idée d’un enseignement “sans Dieu” » (ibid., p. 171).
Cet avertissement fort montre l’adhésion de Bouglé aux institutions d’un Etat fidèle aux principes du libéralisme politique. Au sein de celui-ci, la tolérance est institutionnalisée. Bouglé ne fait pas le pari que l’âme humaine peut, sans soutien institutionnel, parvenir à aimer l’autre et l’accepter dans sa différence. Sa tolérance n’est pas amour compassionnel pour la différence. Elle relève plutôt d’un réalisme anthropologique décrivant l’homme comme mû par des intérêts et des inclinations égoïstes. L’Etat républicain est alors l’instrument de définition des conditions de la tolérance entre des sujets ayant des conceptions hétérogènes de ce qui est moralement bon. Il s’agit d’organiser la compatibilité des libertés et c’est la neutralité de l’Etat qui est le socle de l’édifice. Dans cette perspective, la laïcité doit être comprise comme un état de société rendu possible par la neutralité de l’Etat, autrement dit comme une modalité de celle-ci. Sa spécificité réside dans le fait qu’elle est un « dispositif aveugle » (Kintzler, 2004, p. 45) à l’égard des appartenances préalables. Sa tâche est de permettre, non la coexistence des individus ou des communautés, mais de toutes les libertés pensables. Ce devoir d’aveuglement s’exprime parfaitement dans la loi du 13 novembre 1791 relative aux Juifs dont l’esprit est parfaitement résumé par la formule de Clermont-Tonnerre devant l’Assemblée constituante, le 23 décembre 1789 : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation ; il faut tout leur accorder comme individus ; il faut qu‘ils soient citoyens ».
La tolérance que Bouglé cherche à promouvoir dans la société civile passe donc par la laïcité de l’association politique. Au sein de celle-ci, il ne saurait y avoir d’obligation d’appartenance, « le principe de dissolution du lien social apparaissant comme constitutif du lien politique, tout autre lien étant surabondant pour former la cité » (ibid., p. 46). La laïcité s’adresse donc à des « hommes purement hommes » (Descartes, 1953, p. 127). Dès lors, dans un Etat laïque, l’espace public ne reconnaît que des citoyens libres et égaux. C’est dire que liberté, égalité, autonomie de la personne constituent des valeurs fondamentales vis-à-vis desquelles l’Etat n’est pas indifférent. Celui-ci ne devient laïque qu’à partir du moment où proclamant la liberté de conscience, il s’engage à la protéger. L’école apparaît naturellement comme l’instrument privilégié de sauvegarde des « droits de la pensée libre » (Bouglé, 1904, p. 225).
Le développement de la « pensée libre », moyen de l’émancipation durable, tel est le leitmotiv de Bouglé dans ces conférences. C’est ainsi, conclut-il, « sans écroulement et sans tumulte, que les pierres moussues des préjugés et des privilèges se trouveront descellées une à une et remplacées, au fur et à mesure, par les granits neufs que le peuple aura équarris » (ibid., p. 248).
Liberté et justice constituent les idéaux régulateurs sans lesquels ne saurait être garantie l'égalité des droits. Ces idéaux dessinent les contours de l'action politique en démocratie. Bouglé, dans sa quête d'une philosophie cohérente de la solidarité, n'a cessé d'affirmer sa fidélité intransigeante à des principes posant fermement la subordination du pouvoir politique aux libertés individuelles, c'est-à-dire préservant l'autonomie de la morale.
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