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Éditorial
Un autre monde est en marche !
Un autre monde est possible ! Au commencement était un slogan. Lancé contre l'idéologie néolibérale que les puissants de ce monde tentaient de nous imposer comme « la » pensée unique [1]. Désormais, nous n'aurions plus le choix que de vivre dans leur marché globalisé articulé autour des impératifs de privatisation, de déréglementation et de libéralisation de l'économie. There is no alternative ! la formule ne cesse d'être ressassée depuis presque 30 ans, de Margaret Thatcher à Jean Charest. Même de l'espoir ils ont cru pouvoir nous déposséder.
Pourtant, l'histoire ne s'est pas arrêtée avec la chute du mur de Berlin [2]. L'arrogance triomphante des élites en pèlerinage à Davos [3] fut même de courte durée. Depuis le milieu [6]
des années 1990, les peuples se font entendre aux quatre coins de la planète pour rejeter l'idéologie néolibérale et promouvoir des solutions de rechange. Au Chiapas, à Paris, Seattle, Prague, Washington, Manille, Buenos Aires, Gênes, Québec, Cancun, Hyderabad, Bamako, Hong-Kong, Montréal... partout le même message d'espoir retentit. Réapproprions-nous le droit de choisir le monde dans lequel nous souhaitons vivre et que nous voulons transmettre à nos enfants ! Une nouvelle narration du monde est aujourd'hui plus que nécessaire pour nous émanciper de la « théologie universelle capitaliste » qui colonise nos esprits et nos modes de vie [4].
Un autre monde est nécessaire
Nous sommes aujourd'hui à un carrefour de l'histoire. Nos sociétés capitalistes « avancées », fondées sur l'impératif de croissance, la consommation de masse et la civilisation du pétrole, sont en crise. Crise écologique, crise financière, crise alimentaire, guerres... Le moteur actuel de l'accumulation capitaliste, la finance, est atteint de plein fouet, obligeant par le fait même une intervention sans précédent de l'État (ou plutôt de nos économies collectives) pour sauver les banques, les bourses, l'économie [5]. Nouvel interventionnisme, soulignons-le au passage, exigé et mis en œuvre par ceux-là mêmes qui, jadis, fustigeaient l'État et encensaient le marché... Le moins que l'on puisse dire, c'est que nous ne sommes pas à un paradoxe près et que nous voilà [7] loin de la « mondialisation heureuse » que nous promettaient les néolibéraux des années 1990 [6] !
Force est plutôt de constater que notre modèle dominant de société et de développement nous conduit dans l'impasse sur les plans environnemental, social et humain. Et l'avenir que nous proposent les élites politiques et économiques de la planète n'est pas vraiment rassurant. Pour répondre à l'approfondissement des inégalités et des antagonismes sociaux et internationaux générés par le néolibéralisme, elles n'ont rien d'autre à offrir que le choc des cultures, la surenchère identitaire et l'obsession sécuritaire. Plutôt que de chercher à fonder de nouvelles solidarités, le néoconservatisme qui sévit actuellement en Amérique du Nord et en Europe érige des murs, renforce ses contrôles migratoires et exporte la guerre.
Dans les Amériques, le constat est frappant. L'échec du projet néolibéral d'intégration continentale par le marché (la Zone de libre échange des Amériques - ZLEA) a conduit à un processus de désintégration continentale, où le Nord se replie sur lui-même (avec le Partenariat pour la sécurité et la prospérité - PSP) alors que le Sud tente d'inventer de nouvelles solidarités régionales (Alternative bolivarienne pour les Amériques - ALBA ; Communauté sud-américaine des nations - CSAN).
Le néoconservatisme ne peut être la réponse à la crise actuelle du néolibéralisme. Pour éviter de répéter les atrocités de l'histoire, il est aujourd'hui nécessaire de concrétiser des solutions de rechange.
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Un autre monde est en marche !
Visant la construction de sociétés plus justes, plus fraternelles, généreuses et libératrices, l'altermondialisme se présente comme la nouvelle utopie du XXIe siècle. On dénigre trop souvent le pouvoir de rêver [7]. On oppose facilement le supposé réalisme de la pensée économique rationaliste à l'idéalisme romantique des pelleteux de nuages... Or, outre le fait que le capitalisme et l'idée de marché sont aussi des utopies [8], reposant avant tout sur la croyance, on oublie que cette nouvelle vision du monde porteuse d'espoir, l'utopie altermon-dialiste, débouche aussi sur des réalisations concrètes. C'est en ce sens qu'elle est véritablement créatrice.
Les échecs de l'AMI (1998), de la ZLEA (2005), de la constitution européenne (2005), de l'OMC (2008) sont autant de victoires globales de l'utopie altermondialiste contre l'idéologie néolibérale. Les forums sociaux, ces nouveaux « espaces publics critiques » qui rassemblent des centaines de milliers de personnes et qui se déploient depuis 2001 sur tous les continents et à tous les niveaux, du global au local, constituent de puissants incubateurs de conscience citoyenne et de renouvellement de l'action collective [9]. Ils permettent l'éclosion d'une nouvelle culture politique [10] qui, tout en redynamisant les mouvements sociaux, peut à la longue enrichir les programmes politiques des partis progressistes.
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En ce sens, l'Amérique latine constitue un intéressant laboratoire d'expérimentation de cette nouvelle relation dialectique entre les mouvements sociaux et les gouvernements, palliant ainsi la crise de la démocratie représentative [11]. L'élection de Lula au Brésil, la révolution bolivarienne vénézuélienne et surtout les politiques du gouvernement Morales en Bolivie ou encore la nouvelle constitution qui vient d'être adoptée en Équateur, témoignent de la capacité des mouvements sociaux, lorsqu'ils reposent sur une base solide, d'enclencher de profonds processus de transformation sociale en travaillant de concert avec des gouvernements progressistes. Malheureusement, chez nous, nous sommes encore bien loin d'une telle avancée démocratique.
C'est à notre tour de changer le Québec !
L'espoir est cependant présent, et même manifeste dans les puissantes mobilisations sociales qui ont agité le Québec ces dernières années [12]. Il est faux de dire que l'apathie politique sclérose notre société. Quarante mille personnes dans les rues de Québec en avril 2001 pour le Sommet des peuples, 250 000 en mars 2003 dans les rues de Montréal contre la guerre en Irak, 80 000 étudiants en grève à l'hiver 2005, 5 000 participants au premier Forum social québécois tenu au mois d'août 2007 [13], multiplication des forums sociaux régionaux (Saguenay, Mauricie, Outaouais, Laval, Lanaudière) en sont la preuve. Le problème est que, contrairement à ce qui se passe actuellement [10] dans plusieurs pays du sud de notre continent, toutes ces mobilisations sociales ne semblent pas avoir, pour le moment, beaucoup d'impact sur notre système politique. Faut-il pour autant se résigner ? Non.
Apprenons plutôt à être patients et continuons à réaliser, progressivement, l'utopie altermondialiste. Le néolibéralisme a couvé pendant 40 ans dans les cercles restreints d'économistes de droite avant de s'imposer politiquement au tournant des années 1980 en profitant d'une conjoncture économique favorable (la crise des années 1970 et la fin des Trente Glorieuses). Tirons aussi des leçons du passé. Pour traduire en programme politique rassembleur les multiples aspirations sociales et populaires, il faut demeurer en contact avec les gens, il faut ouvrir des espaces d'échange et de dialogue, il faut débattre, pour que chacun puisse prendre conscience qu'il est lui aussi un artisan du changement social, pour que tous se sentent inclus dans le projet de société en construction. Nous devons créer le Québec que nous voulons, tous ensemble.
Le succès du premier Forum social québécois a résulté de cette claire volonté d'inclusion de tous dans le débat, ce souci constant d'être cohérents avec nos principes et de pratiquer concrètement l'idéal de participation. Le succès du FSQ est venu du fait que chacun a pu y trouver sa place et se redonner le pouvoir de la parole.
Le présent numéro de la revue POSSIBLES, tout comme le précédent qui portait sur le thème de « L'avenir », s'inscrit dans cette démarche de construction de solutions de rechange au néolibéralisme au Québec et dans le monde. Il interroge, d'une variété de points de vue répartis en quatre sections, le potentiel et les défis de l'altermondialisme, cette utopie créatrice [11] du XXIe siècle. Nous traiterons, tout d'abord, des enjeux et des crises qui confrontent nos sociétés (institutions internationales, crise alimentaire, écologie, migrations). Ensuite, nous aborderons les différentes facettes du redéploiement actuel de l'action collective au Québec, que ce soit sur le plan de la mutation des acteurs existants (groupes progressistes, syndicats) ou des expériences innovantes (Forum social québécois, campement de la jeunesse, Université Populaire à Montréal). Dans une troisième section, nous nous pencherons sur le rôle du politique dans l'altermondialisme à partir d'une réflexion sur les partis politiques (notamment par le biais d'une entrevue réalisée avec Françoise David), et sur les projets politiques qui fleurissent en Amérique du Sud. Finalement, dans une quatrième section nous tracerons des pistes de solution pour concrétiser l'utopie altermondialiste (décroissance, coopérativisme, nouveaux paradigmes politiques).
Privée de l'appui financier de ses organismes subventionnaires, la revue POSSIBLES semble aujourd'hui acculée à livrer son chant du cygne, après 32 ans de travail éditorial visant à proposer une vision critique, progressiste et ouverte de la société, de la politique et de la culture au Québec. Cet espace de réflexion critique sur notre société est pourtant essentiel, il participe à la construction collective de cet autre monde en gestation. Plutôt que de disparaître, il devrait au contraire élargir son audience. C'est pour cette raison que, pour la première fois de son histoire, la revue POSSIBLES publiera aussi ce numéro sous un format électronique qui sera diffusé largement sur Internet.
RAPHAËL CANET
POUR LE COMITÉ DE RÉDACTION
[1] La revue POSSIBLES a déjà abordé cette question dans son numéro printemps-été 2000, intitulé « Sortir de la pensée unique », vol. 24, n° 2-3.
[2] N'en déplaise à F. Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
[3] Station de ski suisse où se tient chaque année, depuis 1971, le Forum économique mondial. Pour un aperçu rapide et informatif, Frédéric Lemaître, « Forum économique mondial. Des élites en quête de sens », Le monde, mercredi 23 janvier 2008, p. 18.
[4] Riccardo Petrella, Pour une nouvelle narration du monde, Montréal, Écosociété, 2007.
[5] Frédéric Lordon, « Le jour où Wall Street est devenu socialiste », Le monde diplomatique, octobre 2008, p. 1, 4-5.
[6] Alain Mine, La mondialisation heureuse, Paris, Pion, 1997.
[7] Sur ce thème, voir le numéro précédent de Possibles, « Rêver, résister », vol. 25. n° 3-4, été-automne 2001.
[8] Pierre Rosanvallon, Le capitalisme utopique. Histoire de l'idée de marché, Paris, Seuil, 1979.
[9] Raphaël Canet, « L'intelligence en essaim. Stratégie d'internationalisation des forums sociaux et régionalisation de la contestation mondiale », Cultures et conflits, n° 70, été 2008, p. 33-56.
[10] Chico Whitaker, Changer le monde. Nouveau mode d'emploi, Paris, Éditions ouvrières, 2006.
[11] Antonio Negri et Giuseppe Cocco, GlobAL. Luttes et biopouvoir à l'heure de la mondialisation : le cas exemplaire de l'Amérique latine, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
[12] Francis Dupuis-Déri (dir), Québec en mouvements. Idées et pratiques militantes contemporaines, Montréal, Lux éditeur, 2008.
[13] À titre comparatif, le premier Forum social mondial, tenu à Porto Alegre au Brésil en janvier 2001, avait rassemblé 20 000 participants et, plus près de nous, le premier Forum social États-Unis, tenu à Atlanta en juillet 2007, a réuni 10 000 participants.
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