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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurence Pourchez, “Un exemple d’approche traditionnelle à la Réunion.” Un texte publié dans l'ouvrage de Bernadette de Gasquet, Xavier Codaccioni, Danielle Rioux-Sitruk, Laurence Pourchez et Florence d'Olier, Bébé est là, vive maman. Les suite de couches, chapitre 3, pp. 53-69. Paris: Éditions Robert Jauzé, 2005, 320 pp. Collection Santé. [Autorisation accordée par l'auteure le 28 juin 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[53]

Laurence Pourchez

Un exemple d’approche traditionnelle
à la Réunion
”.


Un texte publié dans l'ouvrage de Bernadette de Gasquet, Xavier Codaccioni, Danielle Rioux-Sitruk, Laurence Pourchez et Florence d'Olier, Bébé est là, vive maman. Les suite de couches, chapitre 3, pp. 53-69. Paris : Éditions Robert Jauzé, 2005, 320 pp. Collection Santé.



Introduction

En quelques décennies, la médicalisation de l'accouchement en a fait un acte hospitalier strictement technique, occultant malheureusement parfois les sujets présents, mère et enfant, derrière divers appareils tels que monitoring ou écrans de contrôle. Sans doute la médecine y a-t-elle gagné en efficacité, mais qu'en est-il aujourd'hui de celle qui vient d'accoucher ? La femme met l'enfant au monde et cinq jours plus tard (moins encore parfois) rentre chez elle. Ainsi, au fur et à mesure des avancées technologiques, le temps de repos des mères a diminué et, de plus en plus, elles reprennent dès la fin de leur séjour à la maternité une activité professionnelle ou domestique.

Comment les choses se passent-elles dans les autres cultures ? Dans de très nombreuses sociétés, la période des suites de couches est un moment extrêmement important. Temps sacré de repos pour celle qui vient de donner le jour, elle constitue souvent l'avant-dernière étape d'un long rite de passage initié lors de la grossesse et qui s'achèvera avec la naissance sociale de l'enfant.

Après un rappel de quelques traditions liées à l'accouchement tel qu'il se pratiquait à domicile jusqu'aux années soixante-dix, je développerai ici les traditions réunionnaises associées aux suites de couches, conduites familiales tant rituelles que thérapeutiques.


Les suites de couches de par le monde :
de nombreuses conduites communes


Arnold Van Gennep rappelle toute l'importance du temps de marge associé aux suites de couches. Il correspond, dans de nombreuses [54] sociétés, à un temps de réclusion de la mère, à divers interdits comportementaux (proscriptions liées à l'usage de l'eau et prohibition des rapports sexuels notamment), à des comportements alimentaires proscrits, ainsi qu'à diverses pratiques rituelles à objectif également thérapeutique.

Suzanne Lallemand remarque quant à elle, que ce temps de marge peut être subdivisé en « cercles concentriques spatio-temporels qui seront progressivement franchis par l'accouchée et son bébé ». Le premier cercle est domestique et se situe, dans le temps, juste après l'accouchement, au moment où la femme va devoir se restaurer afin de reconstituer l'énergie perdue. Ces conduites ne sont, du reste, pas strictement réservées aux cultures géographiquement lointaines, même si elles sont, en Europe, tombées en désuétude. Ainsi, dans la France traditionnelle, au Moyen Âge, il était recommandé de donner aux accouchées « toutes les viandes que elle vous demandera [...] mais il luy faut abstenir de baings et d'estuve jusque à ce qu'elle soit bien serrée » et un repas rituel était servi aux accouchées afin de leur redonner des forces (cité par S. Laurent).

Second cercle concentrique : la réclusion et l'obligation de repos. Suzanne Lallemand rapporte que chez les Mossi du Burkina, la réclusion post-natale dure sept jours dans les familles musulmanes. À ce premier interdit, vient s'adjoindre une interdiction d'aller en brousse (variable selon le sexe de l'enfant né, de treize jours quand le nouveau-né est un garçon à quatorze jours s'il s'agit d'une fille) ainsi que, durant un temps plus long (trente-trois jours si la femme a engendré un garçon, quarante-quatre à la naissance d'une fillette), la proscription de préparer la nourriture conjugale. Cette obligation, faite à la femme, de ne pas sortir de chez elle, est fréquemment associée aux représentations culturelles du sang lochial, jugé dangereux. Ainsi, chez les Ladakhi du Cachemire, la naissance est considérée comme un événement susceptible de polluer l'environnement et l'ouverture des portes de la maison ne se fait que très progressivement, contraignant celle qui vient de mettre son enfant au monde à une réclusion forcée.

Durant le temps de la réclusion, la femme est fréquemment chauffée, soumise à des fumigations, à des bains de siège ou à des [55] injections vaginales de composés thérapeutiques à base de décoctions de plantes aux propriétés astringentes. Chez les Khmers du Cambodge, comme dans la majeure partie des sociétés d'Asie du Sud-Est, la mère est soumise, durant une période qui dure de trois à sept, voire neuf jours selon les cas, à un « grillage » rituel (A. Choulean) auquel est associé un grand nombre d'interdits. Dans d'autres cultures, comme chez les Inuits, la réclusion est plus longue et doit durer « tant que le sang s'écoule », soit une vingtaine de jours. L'alimentation doit être riche et composée de viandes et de poissons toujours cuits. Durant le temps de réclusion, les rapports sexuels sont prohibés.


À la Réunion

À la Réunion, deux types d'accouchement sont à considérer : l'accouchement traditionnel, tel qu'il se déroulait à la maison jusqu'à la fin des années soixante-dix et l'accouchement en milieu hospitalier, devenu systématique depuis les trente dernières années.

L'accouchement à domicile

Jusqu'aux années soixante-dix, date des derniers accouchements à domicile à la Réunion, les venues au monde étaient fréquemment pratiquées par des matrones. Celles-ci faisaient partie des personnages les plus importants de la communauté. De la matrone, on disait en créole qu'elle « ramassait les petits enfants ». Elle participait donc à la fois à la venue au monde du bébé, naissance physique, mais également, par cette fonction d'élévation, puis de don à la mère, à son intégration au groupe social. Du reste, souvent, elle devenait la marraine de l'enfant qu'elle avait fait naître et, dans de nombreux cas, cet enfant portait son prénom.

Les premières douleurs annonçaient le début d'une période de marge, d'un temps de danger : on dit en créole d'une femme qui a des contractions qu'elle est malade. Ce risque lié à l'accouchement justifiait la mise en place de deux types de mesures préventives destinées à protéger celle qui allait enfanter. Il s'agissait, une fois terminés les préparatifs liés à la naissance, de prier, de veiller par un [56] recours divin, au bon déroulement des couches, de faire en sorte que l'accouchement soit rapide.

Avant que les accouchements ne se fassent de manière systématique à la maternité, les femmes accouchaient chez elles, dans leur chambre. Plusieurs cas de figure étaient possibles semble-t-il, selon la matrone qui officiait et également le degré de pauvreté des familles. « Le plus souvent, raconte Andréa, on plantait quatre piquets, on plantait quatre gaulettes [1] dessus, on mettait une petite paillasse, un goni [2] dessus, un peu de paille dans le goni et on accouchait là-dessus. Mais parfois même, tout le monde dormait là-dessus, le papa, la maman, les enfants, sur ce petit lit en piquets. »

Dans les familles plus aisées, les femmes possédaient un petit lit spécifiquement destiné aux accouchements. Ce petit lit d'appoint, réplique de ceux recommandés en France, à la fin du XVIIe siècle par l'accoucheur Mauquest de la Motte, était présent dans de nombreuses familles. Il était installé dès le début du travail. Hyacinthe le justifie par le désir des femmes de ne pas salir la literie pendant l'accouchement. Mais d'autres, comme Clara, cinquante-deux ans, mère de cinq enfants, expliquent sa présence par l'aide qu'il apportait à la parturiente comme à la personne qui pratiquait l'accouchement : il était souvent recouvert d'une alèse ou d'un grand morceau de plastique, de linges destinés à recevoir les liquides évacués avec l'enfant. Parfois, comme le signale Yvonne, des sangles étaient disposées afin d'aider la femme à pousser lors de l'expulsion. Elle pouvait s'y cramponner. De plus, la matrone ou le médecin pouvait disposer le lit dans la pièce de manière à se placer au mieux auprès de la femme en couches.

Mais cette position couchée n'était pas la seule utilisée. D'autres positions d'accouchement étaient possibles : debout, en appui sur une chaise, assise sur un petit tabouret bas (avec souvent le mari qui soutenait la parturiente), à quatre pattes (encore que l'évocation de cette position soit difficile, les femmes interrogées la jugeant trop dégradante), sur le côté gauche. Les matrones semblent avoir eu un rôle de conseil quant à la position d'accouchement à adopter. Ainsi [57] Henriette déclare qu'elle conseillait aux femmes de se mettre « comme elles se sentaient le mieux », alors qu'Andréa, de quelques années sa cadette, dit avoir pratiqué davantage d'accouchements sur le lit.


À l'époque où les accouchements se déroulaient à domicile, les femmes étaient rarement laissées seules. « Souvent, dit Hyacinthe, dès le début du travail, le papa était là. Il regardait, bien entendu. Il donnait un coup de main quand on avait besoin de lui. Il était présent, souvent. Des fois, quand l'accouchement se passait mal, le papa soulageait sa femme, la tenait, l'aidait. »

Son rôle était également de prévenir la matrone, la sage-femme ou la femme-qui-aide, qui restait souvent avec la parturiente durant tout le travail : « Si quelqu'un i attendait un petit zanfan, i prévenait a mwin d'avance, et quand la femme était malade (avait des contractions), hé bien, le monsieur i venait rejoindre a mwin, mi partais attendre l'enfant »(Andréa).

Le médecin était, semble-t-il, toujours appelé un peu plus tard lorsque l'expulsion approchait. Généralement, la mère de la parturiente assistait à l'accouchement, parfois, aussi, des amies ou des voisines venaient aider. Les présences étaient d'autant plus nombreuses que l'accouchement était long et difficile. Henriette se souvient : « Une fois, une personne est venue me chercher. Il y avait déjà six personnes avec la femme et sur le moment, je n'ai pas réussi (à la faire accoucher). La femme était faible, vraiment faible, plus que faible. Alors, j'ai passé ma main dans son passage, j'ai fait ma prière et l'enfant est venu. »

Mais il arrivait aussi, quand la future mère était vraiment très pauvre, quand le travail aux champs mobilisait parents et amis, qu'elle se retrouve seule et que la seule présence dans la chambre soit celle de la matrone : « Des fois, dans la chambre, il n'y avait personne, rien que moi. Les gens avaient trop de travail. Si la maman pouvait, elle venait, mais souvent, il n'y avait vraiment que moi 1 » (Henriette).

Andréa se souvient même de femmes parties vendre leurs légumes au marché de Saint-Denis qui ont accouché en chemin et sont rentrées chez elles avec leur nouveau-né dans les bras.

[58]

L'accompagnement de la mère avant son accouchement dépendait donc de son niveau social, de l'importance des travaux des champs (il était sans doute plus simple d'être entourée hors de la saison de la coupe des cannes). Le père était souvent présent, assistait son épouse, aidait la matrone en allant chercher de l'eau, préparait le repas pour la maisonnée.

Dès les premières contractions, il était d'usage de dire des prières à l'attention de celle qui, disait-on, « avait un pied dans la tombe ». Ces prières se poursuivaient jusqu'à la délivrance. Certaines invocations étaient particulièrement renommées : il est possible de citer la prière de la Sainte Croix, citée par M. Bouteiller (1966), la célèbre oraison de saint Charlemagne, les prières pour la délivrance contenues dans le livre de prières de l'abbé Julio. Certains saints ou saintes étaient plus particulièrement sollicités, comme saint Antoine, sainte Anne, sainte Marguerite ou sainte Vivienne. Quand l'enfant naissait vite et en bonne santé, coutume était de lui donner le nom de la sainte invoquée : c'est ainsi que Hyacinthe, qui avait durant la venue au monde de son fils aîné invoqué sainte Vivienne, a nommé son premier-né Vivien.

Les prières étaient le plus souvent récitées à voix haute, mais elles étaient également contenues dans de petits sachets nommés garanti ou gard kor [3], que les parturientes portaient sur elles, à même la peau. D'autres objets étaient particulièrement importants, comme les cordons de saint Joseph, commandés en France, près de Paris, par les frères spiritains. Ces ceintures bénies avaient la réputation de hâter les accouchements, d'éloigner les dangers liés à la parturition et aux suites de couches. À ces diverses précautions étaient associés d'autres objets. Marie-Ange, quatre-vingt-treize ans, témoigne : « On mettait des prières dans un petit sac en tissu et on gardait ça autour du cou. Ça, il pourrait y en avoir encore. Il y avait des petits coussins, des petits sacs, et des fois, on les enterrait aussi pour éviter les « contrediseurs » (sorciers). Mwin, mi mettais la prière de la Sainte Croix, ma a mis dans un petit sac la prière de Sainte Croix avec une petite médaille dedans, une médaille de saint Benoît, une médaille de la Sainte Vierge. Beaucoup de gens faisaient ça. »

Ces prières, ces objets religieux étaient en fait, et jusqu'à une [59] époque relativement récente, marquée par l'arrivée massive des médecins dans le secteur, l'un des seuls recours envisageables en cas d'accouchement difficile ou de pathologie post-natale de la mère.

Henriette résume cette détresse des accoucheuses : « J'ai vu des femmes, je mettais ma main dans le corps de la femme, et puis l'autre main, et je priais, et je donnais une petite tisane pour faire venir le bébé. Ma tisane, c'est une prière, à un saint. Pas un spécialement, des fois je m'adressais à mon papa qui est mort, des fois à un saint. »

Si les prières semblent encore présentes dans de nombreux foyers, officiellement, les cordons n'existent plus, ne sont plus importés. Cependant, de nombreuses jeunes femmes les utilisent encore et il serait toujours possible de les obtenir sur commande.

Mais depuis que les naissances se passent à la maternité, les choses ont bien changé. Encore que... Si le lit de travail a disparu, les prières et les pratiques thérapeutiques sont encore bien présentes. Prières et cordons bénits sont toujours utilisés, y compris dans les maternités. Ils sont juste dissimulés aux yeux du personnel médical. Les présences ont changé : il n'y a plus de voisines ou d'amies venues conforter celle qui enfante. Cependant, les mères demeurent présentes et assistent souvent leur fille en couche.


Les premiers soins à la mère

Calfeutrer

Dès que l'accouchement commençait, parfois dès le début du travail, la pièce était soigneusement calfeutrée. Il ne devait pas y avoir d'air, la lumière était réduite au strict nécessaire (ce qui n'allait pas sans poser de problèmes aux médecins venus aider la mère). Dans les familles aisées, la parturiente était placée sous des voiles, afin d'être certain qu'aucun courant d'air ne puisse l'atteindre. En effet, la vulnérabilité de celle qui venait d'accoucher était considérée comme importante.

Réchauffer

Selon les représentations de nombreuses femmes, celle qui mettait un enfant au monde évacuait, en quelques heures, une grande partie  [60] de la chaleur accumulée pendant la grossesse, par l'absence des menstruations. Elle devait donc être réchauffée le plus rapidement possible. Plusieurs procédés étaient employés : accumulation de chaleur dans la pièce, ingestion de vin (pour reconstituer le sang perdu), de rhum administré avec du sel (pour éliminer le sang lochial), de tisanes échauffantes, habillage spécifique, consommation de repas revigorants.

Celle qui venait d'accoucher était fatiguée. Elle devait reconstituer ses forces, renouveler le sang perdu. Hyacinthe, quatre-vingt-trois ans, ancienne femme-qui-aide [4] rappelle que souvent, dès l'enfantement achevé, du vin chaud, équivalent symbolique du sang, était donné à la mère. Il était également important qu'elle fasse un repas consistant. Le milieu hospitalier avait en cela mauvaise réputation : Mathilde ayant accouché à la maternité de Saint-Denis, son mari lui apportait le kari volay [5] dans de petites marmites. Le premier repas de l'accouchée était en effet souvent composé de kali de poulet, préparé avec du riz et/ou du sosso maïs [6], plat de fête qui était concocté pour la circonstance. C'est, aux dires de nombreuses informatrices, souvent le mari qui le cuisinait pour son épouse. « Quand un petit enfant naissait, se souvient également Hyacinthe, le père mettait des volailles à cuire. C'était pour fêter la naissance, pour améliorer un peu l'ordinaire de celle qui avait perdu beaucoup de sang. » D'autres aînées complètent ce témoignage en déclarant que lors de la naissance d'un garçon, il arrivait, dans certaines familles, que l'on mette deux volailles à cuire alors qu'une seule était préparée lors de la venue au monde d'une petite fille.

Comme dans la France du XVIlle siècle, la chaleur de la pièce était conservée [7], sur un mode symbolique [8] assez proche des « grillages [61] rituels » présents en Asie ou à Madagascar. R. Jaovelo-Dzao note en. effet que chez les Sakalava, durant la semaine qui suit l'accouchement, la mère demeure, avec son enfant, auprès d'un foyer à braise permanente.

Souvent, la matrone ou la sage-femme restait quelques heures, voire plusieurs jours, aux côtés de celle qui venait d'enfanter afin de surveiller les « suites de couches ». Plusieurs médecins interrogés, qui pratiquaient jadis les accouchements àdomicile, déclarent qu'ils se rendaient, chaque jour et durant une dizaine, au domicile des mères afin de surveiller les suites de couches.

Comme nous l'avons précédemment noté, l'accouchée absorbait du vin chaud, considéré comme un substitut du sang perdu ainsi que du rhum pour faner (évacuer) le sang. Elle pouvait également être réchauffée par des tisanes à base de plantes dites « échauffantes » telles que cannelle, citronnelle, benjoin ou romarin, et toujours préparées selon une règle de trois [9] (trois feuilles ou trois morceaux de cannelle, à boire trois fois par jour...)

Les vêtements portés étaient également spécifiques. Leur port était indispensable, faute de quoi la contrevenante s'exposait à de graves problèmes de santé.


Ne toucher ni le sol, ni l'eau froide,
se méfier des courants d'air, protéger les os

Le statut marginal de celle qui venait d'accoucher était ici évident : il ne fallait en aucun cas qu'elle touche le sol. Ainsi, après les dix jours réglementaires passés au lit, celles qui se levaient revêtaient de grosses chaussettes. Réputées sensibles au froid et à tout courant d'air, même léger, les femmes s'habillaient de vêtements chauds et devaient éviter, pendant quarante jours, de sortir de chez elles. Toute imprudence était, disait-on, susceptible de provoquer des « suites de couches », annonçait des rhumatismes à venir, de futures douleurs dans les reins notamment, car les os de la femme touchée par l'eau froide ou les courants d'air risquaient selon des termes [62] plusieurs fois employés par les aînées de devenir « creux », « fragiles comme du verre ». Si, par malheur, elles étaient obligées de sortir de chez elles avant quarante jours, elles devaient absolument éviter de passer sur un pont : on disait que l'air risquait de s'engouffrer dans leur matrice.

L'eau fraîche était proscrite, les femmes consommaient de l'eau ou du bouillon chaud. Cinq jours après l'accouchement, rapporte Hyacinthe, l'accouchée avait le droit de manger du riz très cuit, chaud, écrasé dans un verre d'eau chaude. Les femmes s'abstenaient de se laver à l'eau froide pendant quarante jours, ne faisaient pas la lessive, tâche dont se chargeaient généralement les matrones pour le linge souillé par l'accouchement, puis les grand-mères pour le nettoyage quotidien du linge.

Ces dangers liés à l'eau et à l'air se retrouvent en Europe. Ils sont mentionnés en 1772 par un curé qui déplore les graves conséquences de relevailles précoces : « ... plusieurs femmes se sont trouvées attaquées des maladies les plus cruelles, telles que les cancers au sein, fièvres, purgation arrêtée et autres maladies qui les réduisaient au lit de la mort pour avoir pris le grand air trop tôt ou avoir mis les pieds dans l'eau ou autre chose de cette nature. » Clémence, soixante ans, onze enfants, interprète ses problèmes osseux actuels en termes de rupture d'interdit lié à l'eau et confirme la validité de aspects de la réclusion liés à l'air et à la lumière : « Une femme qui venait d'accoucher, il ne fallait pas qu'elle mette le pied dans l'eau. Comme moi, là, si j'ai des douleurs, c'est parce que je me suis refroidie (après un accouchement). Parce qu'il y avait beaucoup de choses qu'il ne fallait pas faire. Tellement que quand on venait d'accoucher, tout était fermé. Pour voir un bébé, quand j'étais petite fille et que je partais voir un petit bébé, quand on arrivait là-bas, il fallait allumer une lampe pour voir le bébé. Et devant le bébé, il y avait encore un drap. La femme était dans son lit, cachée, au chaud, avec son bébé. Alors, il fallait tirer un peu le drap comme ça (mouvement de légère descente du drap), allumer la lampe pour voir la figure du bébé, parce qu'on ne pouvait pas l'emmener au jour pour le voir. »

De plus, selon les aînées, il était déconseillé à une nouvelle accouchée de faire la cuisine. Elle risquait, du fait de son état d'impureté (lié au sang lochial) de gâter la nourriture. Seules le activités [53] de nourrissage du nouveau-né, à savoir jusqu'aux années soixante-dix l'allaitement au sein [10] lui étaient permises.

À celle qui venait d'accoucher, la terre, l'eau, le feu étaient donc interdits et cette séparation d'avec les quatre éléments montre bien que tant qu'elle n'avait pas réintégré le groupe social la femme se trouvait en marge de la communauté.

L'interdit sexuel

Aux premières prescriptions évoquées s'en adjoignait une fondamentale : l'interdit sexuel des quarante jours. Présent dans la plupart des grandes religions et sur la majeure partie des aires géographiques, cette prohibition précède le retour de la femme dans la communauté. Elle était impérative et est mentionnée autant par les femmes que par les hommes. Les mères l'attribuent à la nécessité de « laisser le corps se reposer ». Les hommes, quant à eux, l'expliquent par le sang et disent plus volontiers que quarante jours correspond à la fin des risques liés à l'écoulement du sang lochial. Cet interdit est d'autant mieux respecté que dans de nombreuses familles la réputation mortifère du sang lochial subsiste : le voir lors de l'accouchement risquerait de rendre l'homme impuissant. En outre, à l'époque des accouchements à domicile, il était fréquent que l'accouchement laisse des séquelles physiques, qu'il allait falloir soigner et dont il était nécessaire d'attendre la cicatrisation.

Si l'accouchement s'était avéré difficile, il était possible, au bout de quelques jours de repos, de prendre des bains de siège chauds additionnés de décoctions de plantes afin d'accélérer la cicatrisation. À l'eau chaude étaient ajoutés divers extraits végétaux : feuilles d'anbrovat, de gérivit, feuilles de tamarin ou de plantain écrasées.

De plus, afin de « permettre aux organes de se remettre en place », le ventre des femmes était bandé. Andréa se souvient qu'autour du ventre de la mère, un pagn [11] était attaché : « On prenait le [64] pagn, on le pliait en deux et on faisait le tour du ventre, bien serré, et on amarrait. C'était pour que le dedans de la femme reprenne se place. »

Pendant le temps de repos de la mère, les rôles dévolus à chacun des deux sexes se modifiaient. Au temps de marge vécu par la mère correspondait une inversion de la division du travail. Dès le début du travail, et jusqu'à la fin du temps de réclusion, c'est le père qui prenait la maisonnée en charge (aidé souvent en cela par sa mère ou sa belle-mère). Il s'occupait des aînés, vaquait aux occupations dévolues à son épouse comme le balayage de la cour, le nourrissage des animaux. Il cuisinait, nourrissait les enfants, les parents venus soutenir la parturiente, la sage-femme, la matrone ou le médecin, lorsque ceux-ci devaient, en cas d'accouchement long, demeurer sur place. Il était également responsable de la fête organisée en l'honneur de la naissance.

Les relevailles

Seules les femmes les plus âgées ont le souvenir de la cérémonie des relevailles. Elle a disparu, semble-t-il, il y a une quarantaine d'années. Elle se déroulait, disent les grands-mères, à l'issue des quarante jours. La femme, vêtue de ses plus beaux vêtements, son nouveau-né dans les bras [12] et accompagnée de son mari, allait à l'église et devait se tenir à genoux, un cierge allumé dans les mains à l'entrée de la chapelle. Là, elle était aspergée d'eau bénite par le prêtre. Puis, elle entrait dans l'église et avançait, à genoux selon certaines, vers l'autel. Elle disait les prières propres aux relevailles et le prêtre procédait à une nouvelle aspersion, cette fois-ci en forme de croix. La mère était « relevée » et pouvait réintégrer le groupe social. Cette cérémonie mettait fin à la période de marge.


Les ajustements et les réinterprétations

Aujourd'hui, les relevailles ont disparu, les accouchements sont pratiqués en maternité. Que reste-t-il alors de ces usages, des pratiques [65] religieuses, thérapeutiques ou magico-religieuses, de la fête ? Comment les apports biomédicaux des trente dernières années se sont-ils intégrés au schéma préexistant ? Comparons les discours des aînés à ceux fournis par les plus jeunes.


Actuellement, l'interdit le plus fréquemment mentionné par les jeunes mères est celui de la proscription des rapports sexuels pendant quarante jours, mais bon nombre des pratiques décrites par les aînées subsistent aujourd'hui, tant à la maternité que lors du retour à la maison : rideaux occultés dans les maternités, tisanes amenées dans la chambre par les grand-mères, femmes qui déambulent avec des chaussettes aux pieds...

Les données que nous venons de présenter comprennent d'importantes interconnexions entre les pratiques familiales, thérapeutiques et religieuses ou magico-religieuses. L'objectif principal de ces usages familiaux est généralement de protéger la mère et l'enfant avant, pendant et après l'accouchement, d'un point de vue à la fois physique, par la régulation thermique de leur corps, le bon déroulement de l'enfantement, et spirituel (se placer sous la protection de saints ou de saintes particuliers). Il serait alors, compte tenu des apports exogènes des vingt ou trente dernière années, possible d'envisager une réduction, voire une disparition de ces conduites et des logiques qui les sous-tendent.

Cependant, l'observation des pratiques féminines en maternité, les discussions avec les jeunes femmes et leurs mères montrent que les pratiques traditionnelles perdurent, qu'elles sont juste devenues discrètes. En milieu hospitalier,. un jeu se joue du point de vue de l'aération des pièces : les mères sont parfois choquées du fait que, dans les maternités, les fenêtres restent ouvertes, chose inconcevable dans un contexte traditionnel et domestique, car la mère, comme l'enfant à la naissance, ne sont pas considérés comme « thermiquement stables » et risquent de se refroidir (la naissance étant, dit-on, déjà en elle-même à l'origine d'une importante déperdition de chaleur). Un étonnant ballet s'amorce alors entre le personnel médical qui entre dans la pièce, trouve l'atmosphère étouffante, ouvre les fenêtres, découvre les bébés et les mères (et les grand-mères) qui se hâtent, dès que l'aide-soignante ou la puéricultrice est sortie, de fermer soigneusement les fenêtres, de tirer les rideaux, [66] de recouvrir l'enfant, le spectacle se prolongeant bien souvent pendant cinq jours jusqu'au retour à la maison.

De retour à la maison, la mère respecte toujours une certaine réclusion et nombreuses sont celles qui évitent de quitter leur domicile la première semaine qui suit leur sortie de la maternité. De grosses chaussettes sont toujours portées afin d'éviter les suites de couches.

Il semble donc que, pour l'instant, et malgré l'intégration de données nouvelles, la logique inhérente au système ne varie que peu ou pas. Mais les transformations sont rapides, les influences multiples avec un rôle important des médias, des journaux, des ouvrages de vulgarisation, des modes. Les représentations et les pratiques actuelles de la naissance sont donc à la fois issues d'un héritage du passé mais aussi le fruit des apports biomédicaux des trente dernières années.

Les fonctions :
prévenir protéger, purifier et traiter

Les données recueillies laissent apparaître une double logique l'ensemble des problèmes susceptibles de survenir durant la grossesse, la naissance, après l'accouchement, lors de la petite enfance, comme la maladie, le malheur, est envisagé de manière tant préventive que curative. Les modes d'intervention choisis peuvent s'apparenter à des recours religieux et/ou thérapeutiques. Chacune de ces logiques se subdivise en deux axes ; ainsi, conduites préventives et à objectif de protection sont liées, comme sont associées purifications et traitement de la maladie.

La meilleure manière d'appréhender un accident, une maladie étant de l'éviter, la prévention tient un grand rôle dans l'ensemble des données relevées. D'autre part, les pratiques de protection apparaissent particulièrement prégnantes. Elles sont reliées à la religion, aux pratiques magico-religieuses. Elles forment l'une des composantes essentielles du système de pensée de nos informateurs et informatrices : l'ensemble des malheurs, affections, maladies à la cause naturelle ou aranjé [13] présentes, surviennent, disent-ils, lorsque les protections se sont avérées inefficace. Les modes de protection [67] sont multiples : cérémonies issues de religions diverses, souvent utilisées de manière à « optimiser » la protection, en fonction de leur efficacité supposée, amulettes de diverses formes et compositions, comportant ou non des nœuds, des clés, des prières, des végétaux, objets spécifiques, comme les cordons de saint Joseph, la récitation de prières.

Mais elles ne constituent qu'une partie des pratiques de prévention. Celles-ci sont complétées par l'ensemble des actes comprenant l'absorption de tisanes destinées à bloquer, à empêcher que le mal ne survienne ou, au contraire, à favoriser quelque chose (dans le cas de l'ingestion par la mère, de tisane préparée à base de liane d'olive afin de permettre à l'enfant d'être fort [14] et à la mère d'éviter les suites de couches). Il est du reste possible de noter que la symbolique des nombres utilisée diffère selon l'effet attendu : favoriser ou empêcher quelque chose. Lorsqu'il s'agit d'augmenter les propriétés d'une tisane, d'une prière, le nombre trois, ses multiples, apparaissent dominants. Par contre, s'il faut annuler, empêcher, exorciser, c'est le sept ou l'un de ses multiples qui seront choisis, à des fins de purification.

La purification apparaît alors complémentaire à la protection, à la prévention. Le souci permanent de purification se retrouve à chaque étape de l'existence de l'individu. Car une protection ne sera réellement efficace que si son destinataire est pur. Le souci de pureté est présent au travers d'oppositions comme le chaud et le froid, notamment lorsqu'il s'agit de chaleur, de sang épais (par l'ingestion de tisanes diurétiques, de « rafraîchissants » qui « nettoient le sang ») mais également dans l'alimentation. Il se manifeste lors des demandes de protection effectuées auprès d'une divinité. Dans ce cas, la personne demandeuse de grâce s'abstiendra de manger l'aliment prohibé par le dieu ou la déesse invoquée : s'il s'agit d'une divinité de l'hindouisme, l'aliment interdit sera le bœuf, s'il s'agit d'un ancêtre, il s'agira le plus souvent de cabri [15]. Certains dévinèr interdisent également l'absorption de porc lors des périodes de carême alors que d'autres conseillent les repas végétariens.

[68]

L'ensemble des maladies ou des malheurs qui surviennent durant la première partie du cycle de vie, fausses couches, incidents de grossesse, décès prématuré de l'enfant, suites de couches difficiles, sont vécus, dans de nombreuses familles, comme la résultante d'un manque, d'un échec des trois recours précédents. Ils sont le signe de l'insuffisance de la prévention, de son inefficacité. Il s'agit de traiter le mal.

Traiter le mal

Les diverses formes d'appréhension du mal dépendent de son origine supposée. Car le traitement n'est pas, comme dans la biomédecine, lié à des symptômes cliniques, mais il est conçu en fonction de la cause supposée du mal, point de départ qui peut être d'ordre physique (« refroidissement », « échauffement ») ou social (acte sorcellaire). Souvent, une cause sociale détermine des symptômes physiologiques. Il s'agit alors d'identifier puis d'annihiler la cause de la maladie (objet maléfique, sort jeté).

L'utilisation des plantes et le rapport à la nature

L'ensemble des axes de cohérence s'articule au sein d'un schéma global qui intègre l'utilisation des plantes, un rapport particulier à la nature, nature et corps étant, dans ce système, indissolublement liés. Comme les maladies ou les états du corps, les végétaux sont répartis en diverses catégories : les plantes « rafraîchis­santes », les plantes « échauffantes », celles qui possèdent des vertus magiques et/ou sacrées. Les plantes sont, en outre, susceptibles d'être préparées selon divers procédés (notamment infusions, décoctions, onguents [16]) et leur efficacité viendra agir en complément des mesures d'ordre préventif ou curatif.


Conclusion

Les traditions réunionnaises associées aux suites de couches révèlent diverses logiques et cohérences auxquelles est associée une [69] prise en charge globale de la femme, tant sociale que physique. Elles dévoilent d'abord un grand souci de protection de celle qui vient d'accoucher. Celui-ci est visible tant au travers des conduites liées au corps physique (bander le ventre, réchauffer, protéger la femme), que par les usages sociaux qui y sont associés (s'occuper du linge de celle qui vient de mettre un enfant au monde, prendre en charge les tâches ménagères).

Basées sur le respect de la femme, de son corps, elles intègrent ensuite une dimension temporelle qui agit à la manière d'une période liminaire, permettant le repos du corps avant la réintégration de la mère à la société, retour qui se traduit notamment par la reprise des tâches ménagères.

À une époque qui voit se réduire tant le temps de séjour des mères en maternité que la prise en compte de la fragilité physique et psychologique inhérente à leur récente parturition, le rappel de ces traditions met en évidence l'ancienne sagesse des femmes, celle que nous avons aujourd'hui tendance à oublier.

Pour en savoir plus

Anthropologie de la petite enfance en société créole réunionnaise, thèse de doctorat en anthropologie soutenue par Laurence Pourchez à l'EHESS (2000).

La femme-qui-aide et la matrone, film ethnographique de Laurence Pourchez (26 minutes) présenté en annexe de sa thèse de doctorat. Grand prix du public du 3e festival du film scientifique de la Réunion, catégorie « professionnels ».

Disponible sur commande au CNRS audiovisuel ou directement auprès de l'auteur : [email protected].



[1] Pièces de bois solide qui servaient aussi à soutenir le toit de la paillotte.

[2] Sac de jute.

[3] Garantie ou garde-corps.

[4] La femme-qui-aide avait, à l'époque des accouchements à domicile, un rôle extrêmement important : c'est elle qui lavait les bébés à la naissance, lavait les morts, assistait les matrones lors des naissances.

[5] Kari volay : terme générique qui désigne soit le cari de pintade, soit le cari de poulet. Il y a par contre peu de chances qu'il s'agisse de cari de canard, celui-ci étant, nous le verrons plus loin, prohibé après la naissance de l'enfant.

[6] Maïs moulu.

[7] Les kaz, qu'elles soient faites de tôles, de torchis ou de paille de vétiver accumulaient très vite la chaleur lorsqu'elles étaient fermées.

[8] Symbolique, car il n'y avait pas de mise en place de braises ou d'allumage de feu dans la pièce.

[9] Le chiffre trois a, dans la société créole réunionnaise, la réputation de favoriser alors que le sept a, quant à lui, celle d'empêcher, de bloquer. Par exemple, sept petits grains de camphre disposés dans un sachet attaché autour du cou d'une personne sont supposés éviter les crises d'asthme.

[10] Les raisons du passage de l'allaitement au sein à l'alimentation au biberon sont en grande partie la conséquence d'actions menées par les PMI dans les années soixante-dix.

[11] Lange, mais le terme pagn est, par extension, un générique qui désigne toute pièce de tissu blanc.

[12] Il avait, dans la plupart des cas, déjà été baptisé.

[13] Se dit des maux à origine sorcellaire.

[14] Fort étant ici synonyme de gras, donc en bonne santé.

[15] Interdit lié aux « traditions » malgaches.

[16] Laurence Pourchez, Anthropologie de la petite enfance en société créole réunionnaise, 2002.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 5 janvier 2013 14:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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