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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Laurence Pourchez, “Nourritures paternelles de la conception à la naissance à l’Île de La Réunion”. Un article publié dans la revue L’AUTRE. Cliniques, cultures et sociétés. Revue transculturelle, no 1, juin 2000. Numéro intitulé : “Nourriture d’enfance”. [Autorisation accordée par l'auteure le 14 septembre 2008 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Laurence Pourchez

Nourritures paternelles
de la conception à la naissance
à l’Île de La Réunion
”. [1]

Un article publié dans la revue L’AUTRE. Cliniques, cultures et sociétés. Revue transculturelle, no 1, juin 2000. Numéro intitulé: “Nourriture d’enfance”.

Introduction
Les “ lieux du père ” de par le monde
La conception de l’enfant, les “nourritures paternelles”
Représentations de la conception
Rôle du père

La couvade à La Réunion

Les envies
Envies paternelles et envies maternelles
La grossesse, un temps d’interdits paternels
L'art de confectionner de beaux bébés
D’autres lieux

Chez les aînés
Les jeunes pères, les “primipères”
Pourquoi ce "vide" d’une génération ?

La naissance

Naissance physique
Après la naissance
Prolongement des interdits comportementaux

Les “lieux du père” réunionnais
Terre du père, terre de la mère
Le père, ce grand absent…
Conclusion
Bibliographie


Introduction

La “ part du père ” n’est que peu étudiée dans le processus qui s’étale de la conception à la gestation, puis à la naissance. En effet,

“ Le fait est, qu’en occident, le dogme en matière de parentalité est le suivant : le point sûr, c’est la mère ; pour le père, il y a toujours doute... ” (G. Delaisi de Parseval, 1981 : 20).

Et c’est sans doute, comme le souligne Suzanne Lallemand, cette “omniprésence féminine autour du jeune arrivant” (1991 : 12) qui cache la présence masculine.

En société créole où domine le présupposé matrifocal [2], le père est même ignoré, car présumé absent. De nombreuses études montrent pourtant qu’il existe de par le monde, des peuples au sein desquels le géniteur de l’enfant est partie prenante de la grossesse de sa femme, que, pour reprendre et modifier le titre de l’ouvrage de F. Gracchus (1980), il se trouve des lieux du père.

Cet article a pour ambition d’identifier et d’analyser ces lieux du père à La Réunion, de la conception de l’enfant à sa naissance. Nous envisagerons le rôle du père lors de la fabrication de l’enfant, au travers des comportements de couvade, observables durant les périodes pré et post-natales avant, dans un troisième temps, de nous pencher sur l’implication physique et symbolique du père lors de la venue au monde de son enfant.


Les “lieux du père” de par le monde

La participation du père, dans le processus de naissance de son enfant n’est pas un phénomène exceptionnel. Geneviève Delaisi de Parseval rapporte des cas de couvade dans les régions baltiques, en Extrême-Orient (chez les Aïnous du Japon), au Turkestan Chinois, dans l’Océan Indien, en Indonésie, Malaisie et Mélanésie. D’autre part, cet ensemble de rituels, de prescriptions et d’interdits paternels est décrit dans la littérature classique grecque et romaine - chez Appolonius de Rhodes, Diodore de Sicile, Plutarque - (1981 : 68).

Le premier, Van Gennep, dans son Manuel de folklore français contemporain (1943 : 121) fait référence à cette étrange coutume béarnaise nommée “ couvade ” qui veut qu’après la naissance de son enfant, le père prenne, dans le lit, la place de l’accouchée, alors que Françoise Loux et Philippe Richard rapportent le proverbe français suivant : 

 “ Quand la femme est enceinte, l’homme est malade ou avant, ou après ” (1978 : 187).

L’encyclopaedia Britannica [3] note quant à elle, que jadis, quand en East Anglia, un couple attendait son premier enfant, le mari se plaignait fréquemment d’avoir mal aux dents, particularité, nous le verrons, extrêmement fréquente à La Réunion.

Penchons-nous alors sur la signification possible des rituels et interdits paternels :

Claude Levi-Strauss interprète le phénomène de la couvade, non en terme de substitution du père à la mère, mais en terme de remplacement de l’enfant par son père :

“ pour la couvade, il serait faux de dire que l’homme prend la place de l’accouchée.  Tantôt, mari et femme sont astreints aux mêmes précautions, parce qu’ils se confondent  avec leur enfant qui, dans les semaines ou mois suivant la naissance, est exposé à de graves  dangers. Tantôt, comme en Amérique du Sud, le mari est tenu à des précautions plus  grandes encore que sa femme, parce qu’en raison des théories indigènes sur la conception  et la gestation c’est plus particulièrement sa personne qui se confond avec celle de l’enfant.  Ni dans l’une, ni dans l’autre hypothèse, le père ne joue le rôle de la mère : il joue le rôle de  l’enfant. ” (1962 : 235)

Geneviève Delaisi de Parseval [4] effectue une synthèse des différents travaux consacrés à la couvade. Elle distingue, dans la forme européenne du phénomène, deux éléments différents : une couvade rituelle (substitution symbolique du père à la mère) et une couvade liée à des manifestations psychosomatiques (qui correspondent à une volonté inconsciente du père, de participer au rôle maternel, comme dans la couvade occidentale contemporaine). Ces deux formes de couvade ne semblent cependant recouvrir en Europe, que la période péri- et post-natale (période qui débute à l’accouchement), à la différence d’autres sociétés où il existe des tabous prénataux et post-nataux comportant différentes prescriptions et interdits (alimentaires, comportementaux). C’est le cas chez les Txicao du Brésil étudiés par Patrick Menget (1979), les Nzebi du Gabon dont Annie Dupuis décrit les pratiques (1991), les Indiens Trio, d’Amérique du Sud (P.G. Rivière, 1974).

Mais les interprétations de ces auteurs divergent : alors que P. G. Rivière adopte une analyse liée à la dualité corps/âme (l’homme tenterait par la couvade de nourrir spirituellement son enfant) [5], Patrick Menget et Annie Dupuis établissent une relation étroite entre couvade et inceste, dépassant l’interprétation individuelle pour montrer que ce phénomène concerne l’organisation sociale dans son ensemble.

Il y aurait donc deux formes d’interprétations possibles des pratiques paternelles prénatales : l’une rituelle (le père, prenant symboliquement la place de la mère, s’identifierait à elle et, par contrecoup, à son enfant), l’autre symbolique (manifestations psychosomatiques), ces différents éléments étant représentatifs non d’un seul individu, mais d’un ordre social plus vaste.

Mais penchons nous à présent sur nos données réunionnaises afin d’envisager la manière dont le père participe à la naissance de son rejeton.


La conception de l’enfant,
les “nourritures paternelles”

Représentations de la conception

Quand un projet d’enfant se fait jour, tout commence encore, bien souvent, par l’observation de la lune. Car la lune est présente, omniprésente même, quelle que soit la génération de femmes à l'origine de nos données. Elle est, si l'on en croit la plupart de nos informatrices, la grande pourvoyeuse d'enfants.

La lune, considérée comme un astre féminin, est souvent opposée au soleil, jugé masculin. Elle est traditionnellement liée à l’humidité terrestre et féminine. Pour bon nombre de femmes interrogées, elle détermine non seulement les grands rythmes physiologiques de la femme, mais étend son pouvoir à tous les domaines de la vie animale et végétale en influençant leur croissance : celle des végétaux qui pousseront plus rapidement s’ils sont plantés à la lune montante, des cheveux qu’il faut couper à la pleine lune pour qu’ils repoussent avec davantage de force. Présente dans les ouvrages du “pseudo Albert le Grand [6] qui répétait cette influence de la lune” ( J. Bonnet, 1988 : 71), la lune,

“ Dans sa phase croissante - lune montante ou nouvelle lune - (...) favorise la croissance en hauteur et la multiplication en nombre de tout ce qui pousse au dessus du sol. (...) La  nouvelle lune est en rapport avec la multiplication, la vieille avec la fructification ” (Y. Verdier, 1976 : 357)

De fait, certaines phases de la lune ont, à la Réunion, la réputation de favoriser la conception, en particulier la nouvelle lune pendant laquelle la semence de l’homme est, même dans l'esprit de celles qui ont été scolarisées, considérée comme plus forte :

“C’est à ce moment que le mari fait l’hormone mâle... A la lune, tout monte, comme les bichiques [7] par exemple...“ (Elise, 33ans)

Ne dit-on pas en France métropolitaine pour le règne animal :

“ Quand on amène la lapine au mâle en nouvelle lune, il y a plus de petits ? ”  (Y. Verdier, op.cit.)

En accord avec la croyance selon laquelle la nouvelle lune influence la multiplication (principe masculin) et la lune descendante la fructification (principe féminin), les phases de la lune déterminent le sexe de l’enfant à venir [8] :

“ Pour faire les bébés, normalement on a plus de chances à la nouvelle lune parce que l’homme a plus de force, ça donne plus de garçons. Moi, je voulais un garçon alors je veyé [9] la lune. Quand la lune descend, ça fait plutôt des filles. ” (Hélène, 29 ans)

Cependant, la lune est la grande pourvoyeuse d’enfants... de sexe masculin. Car la fille est apparemment toujours dévalorisée, comme en témoigne le proverbe rapporté par l'écrivain et folkloriste D. Honoré “Fiy sé mové zerb”, “Une fille n’a pas de valeur.” (1992 : 15), cependant complété par un autre proverbe “Ek mové zerb i fé bon tizane” , “Les mauvaises herbes font de bonnes tisanes”.

Si le premier-né est de sexe féminin, la lune sera particulièrement surveillée afin d’obtenir un équilibre entre garçons et filles, équilibre qui semble important quel que soit le nombre d’enfants souhaités :

Deux informatrices font état d’une croyance, transmise par leurs mères âgées d’une cinquantaine d’années, qui voudrait que le huitième et le dix-septième jour qui suivent les règles soient des jours particulièrement favorables à la conception d’un enfant. Cette représentation pourrait être interprétée, dans la logique populaire, par rapport aux phases de la lune qui, si l'on en croit certaines, déterminent ce qu'elles appellent la "nature féminine", mais il nous semble qu'elle est davantage liée aux aspects physiologiques du cycle féminin (à moins que l'explication de cette représentation ne relève des deux interprétations).

La période des menstrues est souvent citée comme un temps d’interdit sexuel, durant lequel la femme est “sale”. Il ne peut donc y avoir conception d’un enfant, car le mari risquerait, disent de nombreuses interlocutrices (tous âges confondus), d’être “contaminé” par l’impureté de son épouse. À la fin de la période d'impureté, environ 5  à 7 jours, s’installe ce qui pourrait être qualifié de “temps d’attente” du corps de la femme qui est prêt à être ensemencé. Tout se passe ici comme si le nouveau cycle, la présence du corps féminin “propre” en attente d’enfant, allait favoriser la conception.

Le choix du dix-septième jour fait, d’autre part, apparaître une certaine connaissance du cycle féminin, et pourrait être la conséquence empirique des observations de plusieurs générations de femmes qui ont tenté, comme leurs consœurs québécoises (ou originaires d'autres régions du monde), de manipuler leur cycle menstruel à des fins de procréation ou, au contraire, de contraception (F. Saillant, H. Laforce, 1995 : 40).

Même si les tabous relatifs à la procréation ont évolué, ils sont encore suffisamment importants pour qu’une certaine gêne s’installe au moment d’aborder les sujets ayant trait à la sexualité. Chez les jeunes femmes, les problèmes liés à la reproduction sont toujours, en partie, placés sous le sceau du secret et ne sont abordés qu’en cachette, hors de la présence des aînées.

Seules les plus jeunes osent aborder (parfois difficilement) ces sujets, et disent tenir leurs informations de bribes de conversations entre femmes d’âge plus mûr saisies lors de grandes lessives à la ravine ou de propos surpris alors qu’elles étaient adolescentes, de discussions entre amies, de la télé, des médecins, notamment lors de leur grossesse, des gynécologues (auxquels elles reconnaissent ne poser que peu ou pas de question, surtout s’il s’agit d’un homme). L’école ne leur a, sur ce plan, rien apporté de plus : la reproduction des mammifères, pourtant au programme des écoles primaires n’est que peu enseignée dans les Hauts, peut-être, justement, pour ne pas heurter la sensibilité des parents d’élèves [10].

Ainsi, les représentations de la procréation sont-elles assez diverses, allant de l’ignorance pure et simple du mécanisme de la conception à une explication pseudo-scientifique, comprenant diverses notions ou mots empruntés au vocabulaire médical tels que "hormones, trompes, ovule, spermatozoïde…".

Rôle du père

Au sein de ce continuum, une idée domine : le premier rapport sexuel est considéré comme non fécondant et la conception est comparée au mélange des sangs des parents, association à l’issue de laquelle le sang de la mère s’épaissit, en opposition au sang liquide des menstruations, et forme une boule, le zèf, qui a besoin, pour se fixer dans l’utérus de la mère, d’un second rapport sexuel, d’un apport de semence paternelle :

“Le bébé, je pense qu’il se fait quand le spermatozoïde arrive à côté de l’ovule, ça fait une fécondation, il croise l’ovule et au bout de deux semaines, ça commence à féconder, ça transforme l’œuf, et ça le ramène à quelque chose (ça commence à lui donner une forme humaine).”  (Isabelle, 29 ans, cinq enfants)

“Ben on m’a dit que tout au début, c’est comme un haricot, pendant une semaine, ça se ballade dans la trompe. Et si à ce moment là vous avez un rapport, l’ovaire s’accroche à l’utérus, et là, vous avez un bébé.” (Corinne, 23 ans, deux enfants)

Les représentations d’Isabelle et de Corinne du processus de procréation et de fécondation sont significatives de celles couramment relevées chez les femmes de la tranche d’âge 20 - 35/ 40 ans. Elles intègrent, à des données médicales "réinterprétées" car déformées, mal assimilées, ajoutées tant bien que mal à un modèle préexistant, certaines données traditionnelles comme la croyance dans un temps de latence compris dans le processus de l’embryogenèse, moment pendant lequel l’embryon n’est pas considéré comme achevé. Le sang coagulé est appelé haricot - terme parfois utilisé par les médecins ou les sages-femmes pour qualifier et décrire l’embryon âgé de deux mois -, ou parfois ovaire - confusion sur la base d’une donnée anatomique -. Ce temps "mort" dans la formation de l'embryon permet à la femme qui craint d’être enceinte de mettre en place divers traitements destinés à empêcher le développement du zèf, à faire revenir les règles, contraception et avortement n’étant ici, pas encore clairement différenciés. Une telle représentation n’est, du reste, pas spécifique aux femmes les plus jeunes. Elle se retrouve, chez les aînées, au travers des propos tenus sur la contraception et l’avortement et nous oblige à remettre en cause, dans ce contexte précis, la définition "moderne" ou métropolitaine du terme contraception : il ne s’agit pas ici de mesures prises avant l’acte sexuel, mais de pratiques destinées à empêcher que la conception ne se finalise (par la croissance de l'embryon), à l’arrêter avant que la formation du fœtus ne soit terminée (notamment par la liquéfaction du sang) représentation qui se situe dans un axe quasi - hippocratique.

Hippocrate distingue en effet trois phases dans la formation du futur bébé qui d’abord, se forme, puis se nourrit et ensuite vient au monde[11]. La conception se définit ainsi par rapport au fœtus et non en fonction de l’acte sexuel.

L’idée d’une maturation, d’une conception en plusieurs phases se dégage également des représentations féminines : avant de devenir embryon, l’œuf, pendant une à deux semaines, “ se ballade dans les trompes ” (Fabienne, 20 ans, un enfant),  avant de s’accrocher grâce à un autre rapport sexuel. Cette conception en deux temps de l’enfant, qui peut sembler étrange à des occidentaux, paraît relativement courante en Afrique, où elle se présente, non sous la forme d’un double rapport sexuel mais davantage comme une fécondation symbolique, sacralisée, suivie d’un accouplement qui “ humanise ”, officialise la conception. Ce phénomène existe notamment chez les Mossi qui conçoivent la procréation comme un mécanisme à deux temps, la femme ne pouvant être enceinte que si elle est, au moment de l’accouplement avec son partenaire, également fécondée par une sorte de génie de la nature, le kinkirga, lié à la brousse, aux trous d’eau, aux arbres et au sommet des montagnes (D. Bonnet, 1988).

Ce type de croyance semble avoir également été en partie présent dans les représentations populaires européennes, au travers de l’idée selon laquelle il y avait, avant l’acte sexuel, captation d’un “ principe d’enfant ”, comme le souligne J. Gélis (1984):

“ en se rendant à la bonne fontaine, à la pierre sainte ou près de l’arbre sacré, la femme essayait de capter l’essence, le principe d’enfant, cette graine humaine que recelait la nature ”.

Cette première phase de la conception de l’enfant, est suivie d’un second temps,  comme si, ajoute J. Gélis, le

“corps à corps de la femme avec les forces de la nature précédait un accouplement destiné en quelque sorte à "humaniser", à "familiariser" le futur rejeton.” (1984 : 101)

La première phase de la conception (sous sa forme sacrée) peut également être considérée comme présente dans la religion catholique où elle passe pour être œuvre divine :

“Ce n’est pas l’acte qui produit les enfants, c’est la parole de Dieu. Qui se marie devient témoin mais ne produit pas lui-même d’enfant.” [12] 

La conception physique de l'enfant est présente, de manière beaucoup plus précise à Madagascar où elle se déroule en plusieurs phases:

“ En ce qui concerne le produit de la conception, il est formé du sang de la mère qui, en dehors des règles reste dans le ventre et coagule sous forme de boule. Celui-ci va constituer la chair. Il est nourri par le sperme qui va former et fortifier l’os de l’enfant. Le produit de la conception en début de grossesse prend le nom de raha "quelque chose". ” (B.Ravololomanga, 1992 : 68)

La  représentation de la conception qu’ont les jeunes femmes des Hauts de Sainte-Marie semble se situer entre ces différents pôles ; ce qui n’est pas inconcevable, si l'on considère la mixité de la population, les différentes influences qui s’y sont exercées et les différents processus d’acculturation (au sens de réinterprétation des données exogènes) qui les ont suivies.

La mère est, dans le processus de la procréation, souvent considérée à la manière d'un réceptacle de la semence masculine qui façonne l’enfant. C’est le sang du père qui compte, sang et sperme étant ici liés l’un à l’autre selon un type de représentation qui se retrouve dans les différents témoignages :

 “ Ce qui compte le plus, c’est le sang du père, c’est le truc du père, c’est le sperme, parce que nous, on a pas de sperme, ce qu’on a nous, ça n’a aucun effet, ce que le père apporte est suffisant, alors l’enfant est davantage fait par le père que par la mère. ” (Christine, 21 ans, deux enfants)

 “ Pour moi, c’est le père qui est le plus important, c’est le père qui donne le sperme et pour faire l’enfant il faut qu’il y ait le père. ”  (Isabelle, 29 ans, cinq enfants)

“ Pour moi, c’est le père qui fait l’enfant, parce que c’est lui qui amène, la femme, elle reçoit, c’est tout. Pour moi, c’est l’apport du père qui compte le plus. ” (Hélène, 29 ans, deux enfants) 

Le sperme apparaît comme l’équivalent du sang ayant subi une transformation, la “ coction ” à laquelle fait référence Nicole Belmont (1988), qui transforme par “ cuisson ” le sang en sperme.

Ces trois extraits d’entretiens rendent également compte de la passivité de la mère, simple réceptacle de la semence du mari, “ marmite à bébé ”, selon le mot de Dominique, 31ans. Cette représentation des fonctions dévolues à chacun dans le processus de conception, du ventre maternel, lieu d’une cuisson, d’une lente maturation passive de l’embryon puis du fœtus, s’oppose à l’activité, au rôle moteur du père qui fait l’enfant, et est présente chez Aristote qui, dans son traité De la génération des animaux [13] attribue au mâle le “ principe moteur et générateur ”, à la femelle “ le principe matériel ”, tout en précisant que par mâle,

“ il faut entendre "l’être qui engendre dans un autre " et par femelle "l’être qui engendre en soi et de qui naît l’être engendré qui existait dans le générateur.

La “graine d’enfant”, déjà présente dans le corps de la mère ne doit son développement qu’au père, à sa semence, qui s’entend en terme de nourriture nécessaire au bon développement de l’embryon.. La mère est alors considérée comme un élément secondaire, aux sécrétions inutiles, “ce qu'on a nous, ça ne fait rien” et la représentation traditionnelle qui veut que la femme soit plus froide que l’homme prend ici tout son sens : seul le sang transformé en sperme, donc la chaleur du géniteur, permet d’amorcer le processus de développement, de maturation de l’enfant, ce qui va dans le sens des écrits d’Aristote [14] qui considérait que la froideur de la femme lui interdisait d’opérer seule la coction nécessaire à la fécondation et soulignait son infériorité due à cette incapacité.

Le rôle de la mère devient alors effectivement celui d’un réceptacle qui va nourrir le fœtus inachevé par le sang des menstrues demeuré dans le corps.

Mais le rôle du père ne s’arrête pas là et nous allons voir qu’il se poursuit durant toute la période pré-natale.


La couvade à La Réunion

Les envies

Les "envies" relevent généralement d'une logique qui relie étroitement le corps de la mère et le corps de l'enfant. Le terme "envie" (zanvi), désigne, à La Réunion, comme en Europe (F. Loux, 1978 : 56 ; J. Gelis, 1984 : 121-124) ou à Madagascar (B. Ravololomanga, 1992 : 110), soit les traces laissées sur le corps de l'enfant par un désir non satisfait de la mère, soit un besoin impérieux, le plus souvent alimentaire, parfois lié à l'aspiration de posséder un objet particulier. L'envie doit être absolument satisfaite faute de quoi l'enfant naîtra marqué, à l'endroit du corps où sa mère aura posé la main au moment de l'envie

Envies paternelles et envies maternelles

À La Réunion, les envies se manifestent selon plusieurs modes. Susceptibles d'apparaître chez les deux géniteurs de l'enfant, elles sont massivement considérées comme réelles et sont, dans certains cas, attribuées à l'enfant qui, au travers de l'envie maternelle, fait état d'un choix ou d'une préférence alimentaire. Même chez les jeunes femmes les plus influencées par la société moderne, les comportements demeurent et toute tache présente sur le corps de l'enfant est immédiatement interprétée en terme "d'envie".

Mais une des particularités du terrain réunionnais réside peut-être dans les données que nous avons collectées sur les zanvi paternelles. Elles nous ont généralement été rapportées par de jeunes pères, "primipères"[15] dans quatre cas. Ainsi, Christophe, 29 ans, époux de Christine et père d'un petit garçon nous a montré le dessin du letchi présent sur la fesse gauche de son fils. Son envie de letchi, nous raconte t-il, n'avait pas été satisfaite et s'était reportée sur son enfant.

Les mères complètent ces témoignages. Fabienne, 20 ans, un enfant, ajoute :

“Mon mari, depuis que je suis enceinte, il a vraiment des envies, plus que moi, de kari de jak [16]… Il dit que c'est parce que je vais accoucher… ”

Hélène, 29 ans, deux enfants rapporte également :

“Les envies, moi, j'en ai pas vraiment, c'est plutôt mon mari. Ça porte sur l'enfant parce qu'Isabelle est sortie avec une grappe de letchis dans les cheveux. Aussi, elle a un gros tangue [17]. Moi, je n'aime pas le tangue, alors, c'est surement lui qui avait envie. Et puis, ça ressort en fonction de la saison.”

 La manifestation d' "envies" est tout de même plus courante chez les femmes qui, si elles remettent en cause certaines croyances, tiennent celle relative aux "envies" pour véridique. Aimée, 84 ans, nous raconte les anecdotes suivantes :

“Une femme a eu envie de manger du boudin, son mari la pa doné, elle a mis sa main sur l'autre côté et son enfant était marqué des deux côtés. Et ma maman, sa mère, elle voulait du tissu, chez un commerçant, elle dit "ah! Quel joli tapis!", et sa mère a mis sa main sur sa figure, et ma mère elle est née avec un côté de la figure un peu plus brun et le moun (les gens) lui disait toujours vot'mari la tap a ou? (votre mari vous a battu?), elle disait voui madame, pour être tranquille.”

Dominique, enceinte de six mois à l'époque de l'extrait d'entretien reproduit ici, s'inquiète :

“Les envies, pour ma fille, j'avais envie de pistash [18]. J'ai dit à mon mari arrête toi au bord de la route, il s'est pas arrêté, et ma fille a une pistash sur elle. Quand j'ai vu la pistash sur sa fesse, ça a fait tilt! Là par contre, j'espère que ça va pas marquer parce que j'ai vu une belle orchidée chez ma belle-sœur, j'ai fait ah! Et j'ai fait attention à ne pas toucher mon corps.” (Dominique, 26 ans, 4 enfants)

Janine, 50 ans, 8 enfants, attribue, quant à elle, le phénotype de sa fille cadette à une envie non satisfaite :

“C'était vers Noël. J'avais envie de bichiques. J'ai dit à mon mari, vas me chercher des bichiques!. Il est parti en acheter, seulement, les bichiques étaient noirs. Je les ai mangé pour ne pas lui faire de peine, mais quand ma fille est née, elle était noire.”

 Dans de nombreux témoignages, les envies sont plutôt attribuées aux fœtus, comme si ce désir impérieux était dicté par l'enfant lui-même.

Les témoignages abondent, toutes générations confondues, même si certaines femmes sont un peu sceptiques, (mais interprètent quand même toute tache présente sur le corps de leur enfant en terme "d'envie") :

“Je n'ai pas eu d'envies, mais ma dernière fille, elle est née avec un jamblon [19] sur le genou.” (Françoise, 39 ans, deux enfants)

En règle générale, la notion d'envie apparaît comme particulièrement prégnante dans la population et le rôle du père, pourvoyeur de la chose désirée, est ici fondamental. Certaines le mettent d'ailleurs en cause en cas de marque sur le corps de l'enfant : car si l' "envie", visible sur la peau du bébé, dénote une symbiose, une étroite relation entre le corps de la mère et celui de son enfant, la tache est aussi, pour de nombreuses jeunes femmes, le reflet d'un manque dans le comportement du mari qui n'a pas su contenter son épouse. Tout se passe ici comme si le père était en faute, les envies relevant alors d'une sorte d'accompagnement de la grossesse par le géniteur de l'enfant. Mais l’inverse existe également et nous verrons que des envies paternelles non satisfaites peuvent être interprétées comme des “manques maternels”.

Les conséquences des envies sur le corps de l'enfant sont souvent bénignes et se caractérisent par une ou plusieurs taches de forme ou de couleur particulière. Selon de nombreuses informatrices, ces marques s'atténuent ou se font plus nettes selon les saisons et le type d'envie non satisfaite : dans le cas d'une "envie" de morue, présente sur la jambe d'un petit garçon, elle est, nous a raconté sa mère, plus visible le vendredi que les autres jours. De la même manière, trois petites taches rondes, "envies" de goyaviers [20] sur la joue d'une petite fille, s'atténuent de septembre à mars pour réapparaître de mai à août [21]. Les "envies" sont donc, outre la responsabilité du père dans la non-satisfaction du désir, soumises en partie au corps de la mère, à ses désirs et à la nature elle-même.

La grossesse, un temps d’interdits paternels

Lors de la grossesse de son épouse, le père est tenu d’observer un certain nombre d’interdits de type comportemental. Nous les avons regroupés dans un tableau :

Interdits également valables pour le géniteur de l'enfant :

Ne pas entrer dans un cimetière ;

une âme errante pourrait prendre possession du corps de l'enfant.


Ne pas assister à un enterrement  ou à une veillée mortuaire ;

l'âme du défunt pourrait voler le corps de l'enfant.

Ne pas trop sortir ;

risque d'attaque sorcellaire.

Éviter les rapports sexuels à partir du moment où l’enfant est formé ;

il pourrait souffrir, naître malformé.


Le rôle du père, entrevu lors des envies, se confirme : il est, même si sa part est moindre, associé aux interdits prénataux, présence qui se retrouvera au travers des manifestations physiques de la paternité, des premiers contacts entre le père et son enfant, puis dans les descriptions que font nos informatrices de l'accouchement traditionnel. Cette importance, nous le verrons, réapparaît, du reste, dans les différentes descriptions de l'accouchement "moderne".

Le témoignage de Juliane, 93 ans, nous semble à ce propos, particulièrement intéressant:

“Certaines choses, le mari avait pas droit de faire quand sa femme té an void'famiy (enceinte). Lavé pas le droit de trop fonctionner, et lavé pas le droit de trop sortir aussi, des fois que larive quelque chose derrière. Et puis ben les maris qui buvaient beaucoup, lété dangereux. Ben i faut que les deux a la même façon de faire, le mari et la femme. I faut bien qu'ils restaient sage un moment. Le mari avait pas le droit d'aller au cimetière ou de partir trop chez n'importe qui. I avait des gens qui étaient un peu superstitieux, i avait des gens qui avaient des façons de faire de la malis, chacun i tenait chacun zot côté, nous lavé beaucoup de respect à ce sujet. Sur la malis, sur toutes choses. I avait des bonnes gens, mais i avait aussi des mauvais comme koméla (aujourd'hui).”

On ne peut sans doute pas parler, pour les interdits liés au père, d'une réelle symbiose entre le fœtus et son géniteur. Cependant, des mauvaises âmes pourraient, utilisant le père comme "véhicule",  s'emparer de l'enfant à naître et le rôle qui lui est donné semble compléter les représentations de la procréation. De plus, les rapports sexuels déconseillés à partir du moment où l'enfant est formé confirment le rôle paternel dans le processus de maturation de l'embryon, qui, une fois achevé, ne doit plus recevoir de semence paternelle. Le père, de "pourvoyeur de semence", impliqué dans le processus de conception puis de développement de son enfant, risquerait alors de devenir, par rupture d'interdit, "pourvoyeur d'âme" (ici d'âme errante). L’évocation, par certaines informatrices, d’un interdit lié à l’alcool, est plus ambigu : sachant que les brutalités conjugales étaient, et restent, extrêmement fréquentes à La Réunion, il est possible de se demander à qui s'adressait l'interdit. S'agissait-il d'une mesure destinée à protéger la future mère de corrections éventuelles ou d'un lien père-enfant ? Nous pencherions plutôt pour la première hypothèse…

Nous ne pouvons encore, à ce stade de présentation des données, affirmer qu'il s'agit ici de phénomènes relevant de la couvade (encore que…) mais tout de même…, ce père que nous pensions absent, oblitéré dans une société matrifocale, s'avère déjà, entre envies et interdits, singulièrement présent…

L'art de confectionner de beaux bébés

Tout se passe en fait comme si le corps de la mère était seul, incapable de pourvoir au développement harmonieux de l'enfant. Il convient alors de l'aider dans sa tâche, en faisant ingérer à la mère différents aliments, des tisanes, qui viendront en renfort aider l'organisme, permettre que l'enfant grandisse et grossisse [22]. Les grands-mères racontent que jadis, la future mère aidait son enfant à grandir en absorbant diverses tisanes.

Dans cette callipédie, le père tient une place importante. C'est lui qui, souvent ramène des aliments à son épouse, lui conseille tel ou tel type de nourriture (par exemple le bœuf pay afin d'avoir un garçon robuste - pas la vache folle de France, disent certains-). C'est également lui qui, avec la complicité de sa mère, ou de sa belle-mère, fera consommer à sa femme la patte du kari volay. Car on dit que pour que la patte du kari volay fasse un beau bébé, celle qui la consomme ne doit pas savoir pourquoi elle se trouve dans son assiette… [23].

Le témoignage de Dominique, 29 ans, confirme cette pratique :

“Le kari poulet, il y a toujours la patte qui est pour moi, la patte, c'est pour faire de beaux enfants. Quand je suis chez ma belle-mère, il y a la patte qui traverse toute la table pour atterrir dans mon assiette. Et puis il y a le bœuf pays, ça rend les enfants forts. Mais pas le bœuf qu'on achète chez Score, le bœuf créole, le bœuf pays, quoi! Par contre, là dessus, j'ai l'impression que mon mari, il est assez superstitieux. Parce qu'avant, on ne faisait pas vraiment attention, mais depuis que je suis enceinte…”

Fabienne détaille, quant à elle, l'importance accordée aux vitamines:

“Mon mari, il m'oblige à manger des fruits, des yaourts. Il dit que c'est pour que le bébé ait des vitamines.”


D’autres lieux

Nous avons vu, lors des quelques pages consacrées à l’alimentation de la femme enceinte, que de nombreux futurs pères se préoccupent de leur enfant à venir au travers de l’alimentation de la mère. Les comportements alimentaires sont souvent induits, suggérés par le père et certains nous ont même rapporté leur sentiment de la présence de goûts particuliers de l’enfant avant la naissance, préférence pour certains aliments qui se manifesterait au travers des envies et des dégoûts maternels (et peut-être, dans une certaine mesure, paternels). Ces données n’ont été relevées que chez les pères les plus jeunes, de même que les récits de futurs pères qui disent parler à leur bébé. Les aînés, interrogés à ce sujet marquent une surprise évidente devant ces comportements. Ces attitudes des jeunes pères pourraient être la conséquence des apports médiatiques des quinze dernières années, de la vulgarisation scientifique opérée à partir des travaux des chercheurs qui s’intéressent à l’éthologie humaine. B. Brazelton entre autres et la célèbre série intitulée Le bébé est une personne est assez régulièrement cité, même dans les milieux défavorisés - où la télévision, rappelons-le, fait partie des must sociaux -.

Nous avons vu, l'importance prise, contre toute attente [24] par le père dans le projet d'enfant. Nous avons noté sa "participation" souvent active, aux envies de son épouse. Mais il est d'autres registres qui "marquent" cette future paternité. Nous les aborderons en deux temps, en rapportant d'abord les données recueillies chez les aînés puis celles collectés auprès des jeunes pères.

Chez les aînés

Nous citions, dans notre partie théorique [25], l'article que P. Menget consacre à la couvade chez les Txicao du Brésil, et plus précisément la définition que donne L'encyclopaedia Britannica de ce phénomène [26]. En effet, la couvade apparaît caractérisée en East Anglia, par des maux de dents du père. Or, Vivien, âgé de 75 ans et père de neuf enfants se rappelle que le père, pendant la grossesse de sa femme, avait souvent mal aux dents, mal aux reins. Le fait était plus fréquent, dit-il lorsque qu'il s'agissait du premier enfant.

“Comme ça, le père savait, c'était sa façon de devenir un papa.”

Andréa, 91 ans nous confirme ses dires :

“La coutume des vié moun (des anciens), c'est que le papa i gagn (attrape) mal aux dents. On disait ça parce que si par exemple, la femme enceinte et qu'elle savait pas et qu'elle avait un vomissement et que le papa aussi avait un vomissement, on disait ben c'est parce que la femme est enceinte.”

Effectivement, plusieurs témoignages font état de mères qui ont "découvert" leur grossesse suite aux symptômes manifestés par leurs maris, comme Charlotte, 60 ans, qui a appris sa troisième future maternité "grâce-à" son mari : comme celui-ci manifestait de violents maux de dents, elle est allée voir le médecin [27] qui a décelé une grossesse de trois mois.

Vivien ajoute que la force du symptôme ressenti (l’ampleur de la douleur) pouvait être le signe du sexe de l’enfant : si le mal aux dents était intense, il y avait des chances pour que l’enfant à venir soit un garçon, alors que s’il était léger, c’était le signe de la naissance d’une fille. Mais il conclut en disant que tout ça, c’est bien fini, que les jeunes de maintenant ne savent plus tout ça.

Qu’en est-il réellement ?

Il est effectivement possible de constater, dans la tranche d’âge 40, 60 ans, une diminution, voire une disparition, des témoignages tels que ceux précédemment cités. Ces âges coïncident avec l’époque durant laquelle les hommes ont été systématiquement exclus du processus de naissance des enfants (globalement semble-t-il, de la fin des années 60 au début des années 80), par soucis d’hygiène des professionnels de la santé. Ces années correspondent également à l’entrée des médias, donc du modèle métropolitain, sur le sol réunionnais. Mais il n’est pas possible de tirer des conclusions de quelques cas, et cette étude devrait être approfondie par des recherches complémentaires. On peut sans doute voir, dans cette éviction du père, les ferments des attitudes de minoration du rôle paternel décrits, dans certains secteurs urbains de l’île, par G. Payet (1992) et le risque est ici, sans doute, de généraliser certains phénomènes qui ne peuvent être tenus pour systématiquement présents dans la population masculine réunionnaise.

         Mais curieusement, alors qu’il serait possible de penser les données rapportées par Vivien comme appartenant au passé, elles se retrouvent, amplifiés, chez les jeunes pères.

Les jeunes pères, les “primipères”

Deux types de manifestations sont à distinguer qui renvoient à différents symptômes paternels : une première classe de comportements pourrait être rattachée à ce que G. Delaisi de Parseval nomme la couvade rituelle (qui se caractérise par une substitution symbolique du père à la mère) ; d’autres symptômes s’apparenteraient davantage à des manifestations psychosomatiques, issues toujours selon G. Delaisi de Parseval, d’une volonté inconsciente du père, de participer au rôle maternel, comme dans la couvade occidentale contemporaine.

Nous retrouvons en premier lieu les maux de dents décris par Vivien. Dominique, 21 ans, dit à ce propos :

 “ Quand le papa a mal aux dents, c’est un garçon, et après, mais c’est les gens qui disent ça, comme là, c’est deux garçons. ”

Pour Christine, 29 ans, ce sont plutôt les gencives qui sont atteintes :

“ Mon mari quand j’étais enceinte, ses gencives lui faisaient mal et ça s’est arrêté quand j’ai accouché. ”

D’autres symptômes peuvent apparaître tels que maux de reins (Reine, 24 ans, est allé faire un test de grossesse après que son mari ait eu de violents maux de reins… et a ainsi découvert sa future maternité), ou taches sur la figure (masque de grossesse?) qui apparaissent dès lors que l’épouse est enceinte. Ces premières manifestations paternelles sont décrites par les femmes comme un cap, un passage à franchir pour celui qui se prépare à être père et il semble qu’elles soient plus fréquentes chez les "primipères".

D’autres expectant fathers développent diverses pathologies de type psychosomatique telles que : prise de poids importante qui disparaît comme par enchantement à l’accouchement, vergetures, nausées…

Pourquoi ce "vide" d’une génération ?

Lors de la création des maternités et à partir du moment où le schéma de l'accouchement traditionnel s'est trouvé perturbé, les pères semblent avoir "disparu" de la naissance. Et alors que les aînés rapportent l'importance de leur rôle à la naissance, des comportements de couvade caractérisée, les pères appartenant à la tranche d'âge qui a connu les premiers accouchements à la maternité (ceux qui ont environ une cinquantaine d'années) semblent n'être intervenus, lors de la venue au monde de leur enfant, que de manière beaucoup plus restreinte, voire pas du tout. Ils étaient à ce moment, exclus du processus de la naissance, comme l'étaient au milieu du siècle leurs homologues métropolitains, condamnés, pour cause de risque microbien à griller cigarette sur cigarette dans le couloir, exclus des manuels de puériculture (G. Delaisi de Parseval, S. Lallemand, 1980: 49-68), comme si la naissance d'un enfant était exclusivement une affaire féminine.

Or l'on assiste, depuis une quinzaine d'années, à une tentative parfois maladroite de  réintroduire le père dans les maternités (après l'en avoir chassé…). Maladroite, car, en demandant aux pères d'assister à la naissance de leur enfant, on les place souvent face à l'expulsion de l'enfant, face au sang… Or, quand on connaît les risques et les interdits liés, à La Réunion, au sang en général et au sang lochial en particulier… [28], les réactions parfois vives de certains jeunes pères s'expliquent… Parallèlement, cette tentative de "réintroduction" du père semble avoir déclenché d'autres phénomènes. Alors que les phénomènes de couvade n’apparaissent pas chez les pères qui avaient été exclus de la naissance, ils sont fréquents, voire systématiques chez les plus jeunes. Ce saut d'une génération dans les pratiques de couvade pourrait bien être le symptôme d'une réinterprétation des données exogènes (la réintroduction du père dans les maternités, les cours d'accouchement sans douleur) sur la base d'une réappropriation d'un espace perdu pendant plusieurs décennies.

Mais là ne s’arrête pas le rôle du père. Nous le retrouvons lors de la naissance physique de l’enfant.


La naissance

Naissance physique

Jadis, lors de la naissance physique, le rôle du père était particulièrement important. Souvent il restait aux côtés de sa femme afin de la soutenir, au sens figuré comme au sens propres lorsque l’accouchement s’annonçait difficile. De nos jours, comme nous l’avons noté précédemment, il tente un retour dans les maternités. Mais les tabous liés au sang, généralement inconnus du personnel médical, posent ici problème.

Son rôle était également prépondérant quand la naissance s’avérait difficile. Joséphine nous a raconté l’histoire de la naissance de son fils : après trois jours de travail, elle était épuisée. Plusieurs fois, la matrone était venue, mais le travail n’avançait pas et la parturiente risquait de mourir. En désespoir de cause, son mari prit alors son pantalon, en fit un shonbi (petit coussin qui sert à protéger la tête lors du port de lourdes charges), et le jeta sur le toit. Instantanément, l’expulsion se déclencha, la mère et l’enfant furent sauvés.

Après la naissance

Le rôle du père se poursuivait après la naissance, rôle symbolique, importance en terme rituel. Quand l’accouchement était achevé, la femme devait porter, afin d’éviter les hémorragies post-natales, le pantalon de son mari retourné.

L’homme était également responsable de l’enracinement de l’enfant à la terre qui l’avait vue naître. C’est lui qui était chargé de l’enterrement du placenta, ou de son dépôt dans un endroit “ frais ”. Il s’agissait ici, d’empêcher que le placenta ne se dessèche, faute de quoi la femme risquait de devenir stérile, son lait aurait pu se tarir. Plus tard, si la famille possédait une terre, le père était également chargé d’enterrer le morceau de cordon ombilical séché, tombé du corps de son enfant.

Prolongement des interdits comportementaux

Tant que l’enfant n’est pas baptisé, les interdits comportementaux, cités pour la période pré-natale, demeurent. Il est déconseillé au père, d’assister à une veillée mortuaire, d’entrer dans un cimetière, les esprits présents étant susceptibles de se “ saisir ” du nouveau-né. L’ensemble des générations interrogées mentionnent ces interdits, même si les jeunes pères disent ne plus vraiment y croire tout en interprétant le moindre malaise de leur bébé, en terme de rupture d’interdit. Il semble en fait, que la fragilité de l’enfant par rapport au père (nous pourrions peut-être parler d’une certaine symbiose entre le géniteur et son rejeton) ne cesse  qu’après le baptême, lorsque l’enfant est intégré au sein de la société.


Les “lieux du père” réunionnais

Ce père, que la plupart des recherches consacrées aux sociétés créoles nous présentent comme absent, évincé du processus de la naissance, se montre singulièrement présent, au sens, pourrions-nous dire, ethnologique du terme, présent par sa pratique de "nourriture" de l'embryon, par ses comportements de couvade, qu'il s'agisse de manifestations physique ou d'interdits comportementaux, par les usages symboliques liés à la fonction paternelle.

Nous entendons par "nourriture" [29] de l'embryon, la nécessité, rapportée par de nombreuses jeunes informatrices, d'avoir plusieurs rapports sexuels avant qu'une grossesse ne puisse se déclarer. Le père, disent-elles souvent, est plus chaud que la femme, c'est lui qui a "l'hormone mâle". Cette pratique de maturation de l'embryon pourrait alors être considérée par rapport à la complémentarité entre l'homme, chaud, et la femme, jugée plus froide. Le géniteur de l'enfant est, dans ce cas, l'agent pourvoyeur de l'équilibre thermique nécessaire à la fabrication du bébé.

D'autres comportements sont également liés au corps : les maux de dents, annonciateurs de la grossesse, ne sont-ils pas signe d'un manque ? Le lien entre les dents et l'enfantement, présent dans les proverbes français [30] (F. Loux, P. Richard, 1978 : 39), marquent eux-aussi un déséquilibre dans le corps du géniteur de l'enfant. Les envies paternelles et leurs répercussions sur le corps de l'enfant font, quant à elles, référence aux aspects magiques, de magie sympathique, fréquents chez la mère durant la période de grossesse. La même magie sympathique se retrouve lorsque le père, qui envoie son pantalon sur le toit de la case, provoque l'expulsion du placenta. Elle montre que les logiques du corps maternel, basées sur un soucis permanent de prévention, de protection, s'appliquent à celles du corps paternel, marquent l'importance du géniteur de l'enfant au sein du système.


Terre du père, terre de la mère

La terre des hommes et ses magies

La demande d'enfant se fait souvent, à La Réunion, de manière conjointe devant l'arbre, l'eau, le rocher sacré, la divinité, les sites sacrés. Mais plus encore, le père vit, dans son corps, au travers des phénomènes de couvade, la grossesse de son épouse. C'est lui qui enracine son enfant sur la terre qui l'a vue naître. Bien sur, les temps ont changé, les accouchements ne se font plus à la maison, les pères n'enterrent plus les placentas, ne les confient plus aux ravines, à l'humidité de la Terre-Mère, mais des indices demeurent, qui montrent l'importance de cet attachement au sol : morceau de cordon ombilical séché que l'on enterre (chez les jeunes couples), demande (encore assez exceptionnelle, il est vrai), de récupérer le placenta de l'enfant. Il nous semble donc qu'il existe, à La Réunion, au delà de la terre des femmes, une terre des hommes, une terre des pères.

Le père, ce grand absent…

Les logiques corporelles qui s'appliquent à la mère durant la grossesse, s'appliquent également au père, tout au moins celles qui sont d'ordre comportementales ou religieuses. Comment interpréter cette importance du père, dans une société créole que l'on nous présente traditionnellement comme matrifocale (mais il est vrai qu'aucune étude sérieuse n'est venue, à ce jour étayer la présence, ou l'absence à La Réunion, d'une tradition matrifocale équivalente à celle présentée pour les Antilles)?

Dans les comportements masculins décrits, dont ceux relevant de la couvade, il ne semble pas que le père tente, selon l'hypothèse développée par C. Levi-Strauss, de prendre la place de l'enfant (1962 : 235). De plus, les données recueillies font état d'une implication du père non seulement pendant la période péri- ou post-natale, comme en Europe (G. Delaisi de Parseval, 1980), mais également durant la conception, la période pré-natale.

Nous notions les interprétations données par P. Menget (1979) et A. Dupuis (1991) de la couvade. Ces auteurs, allant au delà de la simple interprétation du comportement paternel en terme de conduite individuelle, démontrent une relation étroite entre couvade et inceste, élargissant ce phénomène à l’organisation sociale dans son ensemble. L'historien réunionnais Prosper Eve souligne quand à lui, les difficultés rencontrées par les esclaves quand il s'agissait de se marier, de fonder une famille [31] (1998: 174). Il considère "l'absence du père" comme un héritage de ces obstacles mis à l'établissement d'une vie de famille. Il nous semble au contraire, s'il faut expliquer le présent par le passé (encore que les pratiques que nous décrivons semblent, selon les témoignages de nos aînés être présentes depuis longtemps dans la population) que l'esclavage, loin d'éloigner les pères de leurs enfants à naître aurait pu favoriser leur implication, par réaction, par un comportement proche des compensations par rupture d'interdit que nous développerons dans le paragraphe consacré aux mécanismes à l'œuvre dans les changements liés à la modernité. L'absence post-natale des pères, réelle aujourd'hui dans certains milieux urbains serait, nous semble-t-il, un phénomène récent, associé à la déstructuration de la famille, au passage d'une structure de famille élargie, dans laquelle les membres de la parenté étaient regroupés dans un même secteur géographique vers la famille nucléaire, l'éclatement de la famille élargie au grès des relogements en logements à loyer modéré afin "d'éliminer l'habitat insalubre" [32]. Et si la couvade est bien une manière "d'exorciser" l'inceste, ne pourrions nous pas voir, dans cette nouvelle destructuration de la famille, du rôle du père [33], l'une des origines possibles du taux record d'incestes présent dans l'île?


CONCLUSION

L’examen du rôle du père réunionnais, de la conception de l’enfant à sa naissance, montre un investissement important, qui se traduit lors de la conception par un apport de “ nourriture ”, comme si le père contribuait au façonnage de l’embryon, puis se poursuit lors de la grossesse puis de la naissance, au travers des manifestations de la couvade, du rôle à la fois physique et symbolique dévolu au géniteur de l’enfant. Ces observations remettent en cause le préjugé de base “ d’absence ” du père créole en général, et réunionnais en particulier. Elles nécessitent et justifient une nouvelle approche de la structure familiale réunionnaise qui se démarque de celles présentes dans les autres lieux de la créolité.


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(Droits réservés, Laurence Pourchez)



[1] Cet article est compris dans l’ensemble plus large d’une thèse de doctorat préparée à l’EHESS, sous la direction de Mme Suzanne Lallemand et intitulée Anthropologie de la petite enfance en société créole réunionnaise. Le terrain a été effectué de 1994 à 1999 dans les Hauts de Sainte-Marie, au nord-est de l’île auprès d’une cinquantaine de familles –sur quatre générations-, d’acteurs présents sur le secteur étudié (médecins, sages-femmes, religieux de diverses confessions)

[2] Véhiculé, pour les sociétés antillaises, par les travaux de J. André, 1987, de F. Gracchus, 1980.

[3] XIème édition, article “ couvade ”, p.338, cité par P. Menget, 1979 : 247.

[4] Op. cit.

[5] Cette interprétation est contestée par P. Menget qui voit, au travers de la dualité corps/âme appliquée aux sociétés d’Amérique du Sud, où rien ne prouve que cette opposition soit valide, une forme d’ethnocentrisme.

[6] Toujours présent chez certaines familles réunionnaises.

[7] Petits alevins consommés en cari, qui sont péchés lorsqu’ils remontent les ravines, à la lune montante.

[8] Mireille Laget note à ce sujet : “ On prétend en Laurageais que ce sont des filles qui sont conçues pendant la lune vieille ” (1982 : 91).

[9] “ Je faisais attention à, j’observais. ”

[10] Une institutrice métropolitaine nous a rapporté ses démêlés avec des parents d’élèves pour avoir, lors d’un cours de biologie, amené à l’école un film éducatif, prolongement d’une leçon faite en classe, sur la naissance du petit faon. Elle avait été accusée de raconter dé zistwar salo, des choses indécentes.

[11] Hippocrate, Des femmes stériles, cité par R. Etienne, 1973, p. 29.

[12] St Jean Chrysostome, Sur ces mots de l’apôtre “ au sujet de la fornication ”, P. G., 51, 213, cité par R. Etienne, 1973 : 24.

[13] Cité par N. Belmont, 1988 : 14.

[14] De la génération des animaux, I, 19, 20.

[15] Selon la formule de G. Delaisi de Parseval, 1981.

[16] Jak ou zak, Jaque. Fruit du jaquier, Artocarpus integrifolius, consommé soit jeune, en Kari, soit mûr quand il est sucré.

[17] Tanrec. Petit rongeur, proche du hérisson, qui est boucané et consommé en kari.

[18] Cacahuètes.

[19] Zanblon, jamblon : arbre qui donne un petit fruit noir, au goût assez âcre, utilisé dans les traitements traditionnels contre le diabète ou les excès d'embonpoint en général, Eugénia jamblona.

[20] Fruit de l'arbuste Psidium pomiferum, peste végétale importée du Brésil qui envahit les forêts de l'île. Ses petits fruits rouges, au goût acidulé, sont consommés soit seuls, soit en salade avec du piment.

[21] Saison des goyaviers.

[22] Nous commençons à percevoir ici l'importance accordée à la présence de graisse chez les bébés, signe de bonne santé.

[23] Une autre version de cette coutume existe, qui dit que celle qui a, dans son assiette, la patte du kari volay trouvera un mari vigoureux…Il est difficile d'attribuer une origine à cette pratique. À Madagascar patte de volaille et croupions sont considérés comme des morceaux de choix…

[24] Si l'on se réfère au présupposé matrifocal déjà évoqué.

[25] Page 49.

[26] P. Menget, 1979 : 247.

[27] On peut noter ici, une interprétation intéressante des manifestations pathologiques : c’est le mari qui est atteint par la maladie et c’est la femme qui consulte le médecin…

[28] Nous y reviendrons plus loin.

[29] Les interdits sexuels présents dès que l'enfant passe de l'état d'embryon à celui de fœtus, viennent à l'appui de cette première donnée : le père, en continuant à "nourrir" l'enfant déjà formé pourrait lui causer un préjudice, se substituer à la mère qui "prend le relais " au moyen du cordon ombilical. 

[30] Les auteurs relèvent les proverbes suivants : "le mal de dents, c'est le mal d'amour", "grand mal de dents engendre gens", "grosses engendre mal de dents", ainsi que celui-ci, qui figure page 187 du même ouvrage "Quand la femme est enceinte, l'homme est malade où avant, où après".

[31] Le fait a pourtant été possible, et les travaux de l'historien R. Bousquet (1993) le montrent bien.

[32] Terme qui qualifie généralement les cases créoles traditionnelles.

[33] Les données nous manquent malheureusement, et il serait intéressant de savoir si les comportements masculins décrits dans les Hauts sont également présents dans les milieux urbains.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 18 mai 2009 7:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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