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La sociologie et l’anthropologie au Québec.
Conjonctures, débats, savoirs et métiers.
Actes du colloque annuel de l’ACSALF, mai 1983.
troisième partie
“La stratification
des champs de recherche
et des compétences : l’exemple
de la sociologie du loisir.”
Par Gilles PRONOVOST
- Naissance et survie de la sociologie du loisir au Québec [157]
- L'institutionnalisation de la sociologie du loisir [161]
- Fragmentation du savoir et spécialisations [163]
- Conclusion [167]
- Notes [169]
- Bibliographie [170]
L’histoire de la sociologie n'est pas faite que de l'émergence de nouveaux modèles théoriques ou de nouveaux concepts. Les cas de théories sociologiques "pures" sont l'exception plutôt que la règle. En fait, il est arrivé très souvent que des développements théoriques significatifs aient originé de tentatives de constitution d'un savoir formel ou d'un élargissement des perspectives, à partir d'une question particulière, comme Durkheim l'a fait pour le suicide, par exemple, ou Goffman pour l'étude des rites de la vie quotidienne.
À cela s'ajoute le fait que la sociologie a maintenant cumulé une certaine expérience de recherche, un certain savoir empirique et théorique, de plus en plus complexes de sorte que l'on observe un départage progressif des champs d'observation, voire des concepts entre différentes sociologies spécialisées, elles-mêmes d'ailleurs traversées de perspectives théoriques différentes, sinon contradictoires (marxisme, néo-marxisme, fonctionnalisme, ethnométhodologie, etc.).
Comment donc de nos jours est-il encore possible, pour une sociologie spécialisée, de prendre place à l'intérieur de la sociologie générale ? Comment parvenir à acquérir statut et légitimité parmi les sociologues, pour autant que cela soit nécessaire ? Comment s'opère la redistribution des domaines dit de compétence, à la suite de l'introduction de savoirs sociologiques spécialisés ?
Sans avoir la prétention de répondre à l'ensemble de ces questions, je vais prendre un exemple plutôt mal connu, celui de la sociologie du loisir, pour illustrer certains des processus sous-jacents au développement actuel de la sociologie générale dans les rapports avec les sociologies spécialisées.
NAISSANCE ET SURVIE
DE LA SOCIOLOGIE DU LOISIR AU QUÉBEC
L'une des caractéristiques majeures des débuts de la sociologie du loisir, c’est qu'elle apparaît généralement après la constitution de la sociologie, et comme partie d'études plus générales traitant de la culture et des modes de vie (l'exemple des études de Lynd sur Middletown, aux États-Unis, est typique, de même que les études de Dumazedier à Annecy en France).
À noter que tel n'est pas le cas de toutes les sociologies spécialisées, car un certain nombre d'entre elles se sont constituées en même temps que la sociologie elle-même (on peut songer à Weber et Durkheim tout particulièrement, pour ce qui est de la sociologie des [158] religions ou la sociologie du suicide, par exemple). À noter qu'une telle situation pose des questions tout à fait fondamentales pour toute sociologie spécialisée : comment donc apparaissent, et disparaissent les ‘‘problèmes de sciences sociales" ? Comment expliquer l'émergence, la récurrence, voir la disparition de certains thèmes et champs de recherche ? Comment s'institutionnalisent les sociologies spécialisées ?
Quoiqu'il en soit le Québec fait exception à la règle, car les études sur le loisir ont pris place presque en même temps que le développement des sciences sociales : cela constitue d'ailleurs une donnée historique fort méconnue. La raison en est que les sciences sociales prennent place au Québec à une période où, en Occident, la sociologie du loisir était déjà en train de se constituer.
On sait que les facultés des sciences sociales au Québec n'ont connu véritablement leur essor que dans la décennie de 1940, dans le courant de transformations historiques profondes : effets de l'industrialisation, urbanisation accélérée, sécularisation, etc. Compte tenu du contrôle du pouvoir religieux sur l'enseignement universitaire, la sociologie a pris un certain temps à s'établir, puisque sa présence impliquait qu'elle fasse concurrence à la théologie sur le terrain des “interprétations de la réalité" [1]
Au plan idéologique, il est indéniable que les débats ayant trait à l'orientation de la société québécoise, ont été profondément marqués par la crise économique des années 1930 ; se sont opposés, d'une part, les tenants d'une culture religieuse de contrôle ou de neutralisation des « problèmes sociaux », et d'autre part, certains réformistes partisans de la formation d'une « élite » intellectuelle davantage en mesure de sauver la nation contre les nombreux périls qui la menaçaient.
De toutes façons, ce qui importe ici, c'est de souligner que la sociologie est née au Québec dans le contexte d'une transformation de la société québécoise qui menait à identifier clairement des questions de nature non plus exclusivement religieuses, par exemple, mais sociales, économiques et politiques. Même si les préoccupations étaient indistinctement morales, nationalistes et politiques, à l'origine, on assiste à une dissociation progressive des questions, à une sectorialisation des problèmes, et à l'affirmation que dans le cas de certains champs d'action, la connaissance scientifique, une formation spécialisée, sont indispensables. Bref, il s'agit d'une situation classique de "sécularisation" de la société. Ainsi, la constitution progressive, puis l'institutionnalisation de la sociologie au Québec, ont été tributaires des transformations des conditions économiques et sociales, des changements idéologiques, de l'émergence de nouveaux acteurs sociaux. Ce n'est pas un hasard si les tenants des sciences sociales québécoises, dans la décennie de 1940, tiennent aussi un discours sur la nécessité de former une nouvelle élite, puisque tel est ce qui légitime la montée de nouvelles classes d'intellectuels ; cela est aussi lié à un élargissement du nombre de facultés universitaires, et donnera naissance à diverses idéologies technocratiques dès la décennie de 1950 (dans les journaux étudiants par exemple), et surtout dans la décennie de 1960, avec la montée au pourvoir des technocrates : la [159] sociologie y connaîtra ses heures de gloire, et le Québec ses "plans de développements" !
C'est sur cette toile de fond que trois aspects majeurs ressortent de l'état actuel de nos connaissances sur les débuts de la sociologie du loisir au Québec.
En premier lieu certaines études monographiques de la décennie de 1940 constituent un mélange indissociable d'études sociales et de perspectives morales traditionnelles, à l'instar de ce qui caractérise les débuts de la sociologie québécoise elle-même. L'exemple typique est l'étude de Gérard Dion (1942), sur l'œuvre des terrains de jeu de Québec, puis des premiers travaux à l'École de service social de l'Université Laval.
En second lieu, il faut signaler le rôle de la Faculté des sciences sociales, à l'Université Laval, à l'origine de nombreuses thèses sur le loisir, d'études monographiques, de travaux collectifs d'expériences d'animation urbaine et de programmes d'éducation populaire. Si, à l'origine, l'ombre de Léon Gérin était omniprésente, dès le milieu de la décennie de 1940, il est expressément question de centre communautaire, de voyage, de cinéma et de camps de vacance [2].
En troisième lieu, le Québec constituant une société dite périphérique, nos loisirs ont aussi été étudiés par des chercheurs étrangers qui naturellement les ont observés avec les yeux de leur propre culture. Outre Léon Gérin et Horace Miner, qui n'ont pas traité du sujet, le principal cas digne de mention est la monographie de Everett C. Hughes, inspiré de l'école de Chicago de l'entre-deux guerres, qui traite du loisir comme un "sous-produit de la culture urbaine", en conformité d'ailleurs avec le faible intérêt porté au loisir par les écoles sociologiques américaines d'alors ; il y a même dévalorisation relative du loisir, le vocabulaire utilisé pour en parler en faisant foi. Ainsi, chez Hughes il est question, successivement, de la mode, des "mechanical conveniences" (téléphone et automobile), des journaux et de la radio, puis des "amusements" ; particulièrement le cinéma, les foires (carnaval), les bingos, un rassemblement jociste, un pique-nique et un concours de beauté ! (Hughes, 1942, chap. XVII).
Dans une sorte de tentative d'interprétation des "divertissements" il écrit :
- "Ce qui se produit vraisemblablement est que les gens de la campagne, entraînés de fraîche date dans ces associations et ces genres de divertissement, ne font qu'adopter un style préexistant de comportement, propre aux classes inférieures et aux couches inférieures, de la classe moyenne des villes" (1973, p. 350).
En d'autres termes, le modèle est celui d'une société encore folklorique, dont la population campagnarde ("rustic people") est "plus influençable que d'autres" (p. 353) face à une culture urbaine faite de danse, de mode et de divertissements ("entertainment").
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Un tel phénomène de domination culturelle se perpétuera longtemps, et, pour le dire rapidement, nous avons aussi eu droit à des "emprunts" qui constituaient en fait la reprise quasi-textuelle de perspectives françaises cette fois.
Il est significatif que la première étude empirique d'envergure, au Québec, et consacrant un chapitre au loisir, soit de nature monographique (Tremblay et Fortin, 1964) ; c'est souvent de cette manière d'ailleurs, en s'inspirant de la tradition anthropologique, qu'est née la sociologie du loisir. Or dans cet ouvrage, il y a une double problématique du loisir : premièrement une approche que je qualifierais "d'idéologie libérale du loisir" (notions de satisfaction personnelle, de besoins, etc. ...), qui s'inspire du modèle dominant de société ayant succédé à la vision méta-sociale de société qu'a longtemps connue le Québec ; en second lieu une problématique de la culture de masse (société de consommation, etc. ...) ; l'univers de préoccupations dans lequel est situé le loisir n'a rien à voir avec des questions de "développement culturel", par exemple, ou de "pratiques militantes urbaines", pour prendre ces exemples uniquement à des fins de comparaisons. Il a trait à la recherche des caractéristiques qui font du Québec une société "moderne", industrielle, nord-américaine à part entière. Le modèle idéologique dominant était alors celui de la modernisation du Québec, de son "développement", du progrès économique, de son accession à la société d'abondance. Cette étude est encore influencée par l'orientation des travaux monographiques antérieurs menés à la Faculté des sciences sociales en ce qu'elle s'attarde en partie à la famille, aux relations de parenté, et aux loisirs communautaires.
Même si cela est court, on peut dire qu'au Québec, ce qui peut être considéré comme les débuts de la "sociologie du loisir" n'est pas indépendant de la nature des enjeux sociaux à l'intérieur desquels celle-ci a pris place, et elle s'est constituée en même temps que le développement de la sociologie québécoise dans son ensemble. On y retrouve les enjeux et changements majeurs qu'a connus la société québécoise elle-même, ses acteurs dominants, ses débats, ses passions mêmes.
De sorte que si l'on revient à l'une des questions soulevées précédemment, on peut faire remarquer que le "passage" d'un "problème de sciences sociales" à sa réappropriation dans le contexte de catégories sociologiques d'analyse s'est effectué, dans le cas du loisir, en grande partie sous l'influence non pas des "théories sociologiques" mais des changements sociaux eux-mêmes. Les sociologues ont traité du loisir, au Québec, parce que les transformations et mutations de la société québécoise "donnaient à voir" un tel phénomène ; et quand ils l'ont fait, c'était généralement à partir d'une double problématique : celle de l'horizon cognitif alors dominant dans la société québécoise, celle empruntée aux perspectives américaines ou françaises.
On peut également ajouter qu'à l’origine tout au moins, on n'a pas assisté au Québec à quelque tentative de monopolisation, ou d'affirmation de compétence exclusive. La sociologie avait surtout à lutter sur le front de sa reconnaissance extérieure, elle devait se départager de la théologie, de l'économie et du service social, entre [161] autres, elle cherchait â s'institutionnaliser dans les universités, de sorte qu'elle n'avait pas intérêt â entretenir des débats théoriques internes à propos de la pertinence sociologique de tel ou tel champ de recherche.
L'INSTITUTIONNALISATION
DE LA SOCIOLOGIE DU LOISIR
Dans la décennie de 1960 l'histoire prend cependant une tournure différente, pour s'apparenter de plus en plus au modèle occidental typique d'institutionnalisation de la sociologie du loisir.
En schématisant quelque peu, on note des changements importants au plan du contexte général des études sur le loisir. On peut dire qu'au Québec comme en beaucoup d'autres sociétés, deux disciplines se sont longtemps partagées presque seules l'ensemble des travaux de recherche en ce domaine : l'anthropologie et la sociologie. Or tel n'est plus le cas maintenant ; il y a émergence de nouveaux acteurs sociaux, notamment le pouvoir politique, au plan municipal, par l'intervention croissante des pouvoirs locaux, et au plan provincial, par diverses interventions ponctuelles, cumulant récemment en la création d'un Ministère du loisir, de la chasse et de la pêche ; cela a mené progressivement à la constitution d'un marché du travail, dans le secteur public, occupé en grande majorité par ceux qui se qualifient de "professionnels du loisir". Le champ lui-même s'est sectorialisé, en secteurs d'activités différenciées (plein air, tourisme, fêtes populaires, loisirs scientifiques, etc.), et a donné lieu à la création d'institutions para-publiques typiques de la formation de groupes d'intérêts et de pression [3].
Ces nouveaux acteurs sociaux - il y en a beaucoup d'autres - deviennent également producteurs de savoirs spécialisés ; leurs préoccupations, leurs disciplines de rattachement sont fort différentes, la nature des questionnements, les perspectives de recherche, le contenu des monographies différent à leur tour.
Or c'est précisément vers cette période que des travaux spécialisés en sociologie du loisir, et nommément identifiés comme tels apparaissent au Québec (par exemple Laplante, 1968, 1969), à l'intérieur des départements de sociologie (particulièrement à Montréal). Cela n'a pas mené à l'institutionnalisation de la sociologie du loisir à l'intérieur des départements de sociologie. Le modèle dominant en Amérique tout au moins, est celui de la création de départements multidisciplinaires où se retrouvent ensemble des psychologues, spécialistes de la question, du tourisme, du plein air, etc., et à l'intérieur desquels a pu prendre place la sociologie du loisir.
Cela a eu pour effet d'infléchir fortement le développement de la sociologie du loisir. Ainsi, les objectifs de formation sont essentiellement de l'ordre de l'animation, la gestion, la planification, et dans un tel contexte il apparaît presque superflu, voire inutile de traiter de théories sociologiques ; de plus, le statut de la sociologie est plutôt celui d'une science auxiliaire.
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L'expérience démontre en outre que le cadre général d'analyse à l'intérieur duquel œuvrent les études de loisir est fortement marqué par des orientations de nature politique, administrative, gestionnaire ou technocratique. Pour donner rapidement quelques exemples, il est très souvent question des "besoins" auxquels répondrait le loisir, de liberté, de civilisation nouvelle, de "leadership".
Les sociologues du loisir ont naturellement insisté sur des approches dites "globales", et se sont faits les champions des interprétations du loisir par rapport aux transformations des sociétés occidentales elles-mêmes. Or un des modèles de sociétés le plus répandu a été celui d'une "civilisation du loisir", sorte de Grand soir du bonheur et de la liberté ; en certains cas, il a même été question de sociétés démocratiques, d'accès de tous à la culture, de démocratie culturelle, etc., dont le loisir serait le garant et le support.
Ainsi, un sociologue britannique écrit :
- "Le modèle de société qui permet le mieux de comprendre la nature du loisir contemporain consiste en un modèle pluraliste, c'est-à-dire l'idéologie implicite des sociétés occidentales" (Roberts, 1978, p. 86).
Ce genre d'approche néo-libérale se double d'une autre caractéristique, qui est la psychologisation de certaines approches sociologiques de loisir. Il n'est pas exagéré de dire que les définitions dominantes insistent sur les "besoins", sur "la réalisation de l'individu comme fin ultime du loisir", sur la notion de "liberté" en tant qu'essence même du loisir. Il est régulièrement question d'humanisation et de libéralisme, des "caractères", libératoires, désintéressés, hédonistiques et personnels (Chez Dumazedier).
Il peut sembler étrange d'entendre de tels propos de la bouche des sociologues. Je ne veux que souligner comment une sociologie spécialisée - à l'instar de la plupart des autres sociologies spécialisées d'ailleurs - a vu ses problématiques et ses concepts infléchis lourdement par les orientations dominantes des milieux institutionnels à l'intérieur desquels elle a pu prendre place.
Pour illustrer davantage cette situation, voici quelques exemples des thèmes dominants de la sociologie du loisir, tels qu'ils ressortent soit d'ouvrages spécialisés, soit de rétrospectives critiques.
En 1968, une des premières synthèses classifiait les publications existantes en trois grandes sections :
- 1) les essais généraux, les études analytiques et critiques, les enquêtes ;
- 2) loisir et travail ;
- 3) loisir et autres variables extrinsèques (âges, groupes, milieux, etc.) (Dumazedier et Guinchat, 1968).
L'année suivante, une rétrospective des études américaines distinguait trois grandes approches : les activités, la consommation (temps et argent), les significations (Meyersohn, 1969). Et enfin, en 1980, les travaux s'étant multipliés et diversifiés, la dernière rétrospective en [163] date faisait état des thèmes centraux suivants : budget familial, stratification sociale et culturelle, travail et loisir, famille, cycles de vie, significations (Wilson, 1980).
À n'en pas douter, les rétrospectives citées s'avèrent fort limitées et incomplètes, mais elles illustrent certains thèmes dominants autour desquels la sociologie du loisir a eu tendance à se mouvoir. Or certains de ces thèmes, en particulier ceux du travail, des activités, des significations, se retrouvent abondamment dans la littérature générale sur le loisir, ce qui illustre encore une fois l'influence parfois déterminante des institutions du loisir sur la sociologie qui en est issue [4]. Le contraire serait d'ailleurs étonnant, puisqu'il n'est pas de sociologie spécialisée sans référence à la problématique du champ de recherche en question.
FRAGMENTATION DU SAVOIR
ET SPÉCIALISATIONS
Tel est le contexte historique général, esquissé à grands traits, à l'intérieur duquel ont pris place les débats à propos de la sociologie du loisir ; ceux-ci sont plutôt latents au Québec, mais ont mené à des critiques percutantes, sinon des anathèmes, particulièrement en France et aux États-Unis.
Il faut se rappeler que l'institutionnalisation de la sociologie du loisir, ainsi que ses développements théoriques, sont à analyser à la lumière d'un double processus :
- 1) la division des compétences sociologiques et les tentatives de création de sociologies spécialisées autonomes ;
- 2) les organisations et les acteurs avec qui les sociologues du loisir ont dû composer, principalement les milieux du loisir.
Or quelles sont les principales critiques que les sociologues ont formulé à propos de la sociologie du loisir dans les deux dernières décennies ? Sommairement, elles sont de trois ordres [5] ;
- 1) l'abondance de données empiriques, et la sophistication croissante des méthodes d'enquête, ne doivent pas cacher le fait que les analyses sont souvent rudimentaires et s'en tiennent à une description parfois quasi-littérale des résultats ; un certain nombre de faiblesses de nature méthodologique reviennent encore de temps à autre ; un tel jugement, que Berger portait en 1963, a été repris récemment par John Wilson (1980) ;
- 2) beaucoup de thèmes de recherche sont redondants ; études d'activité, relations travail-loisir, famille et loisir, dépenses de consommation, pour prendre ces quelques exemples, reviennent fréquemment dans la plupart des publications ; la sociologie du loisir reprend souvent à satiété les mêmes thèmes, traités depuis les débuts ; par-delà un cumul certain de données, un raffinement des réflexions et des interprétations, la répétitivité du contenu ne fait pas de doute, signe d'une sorte d'univers circonscrit de connaissance dans lequel la sociologie du loisir se meut depuis fort longtemps ;
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- 3) la tare majeure que l'on a fait porter à la sociologie du loisir a été... de n'être pas sociologique ; cela s'exprime de deux façons : soit par la distance qui existerait entre la sociologie du loisir et la tradition sociologique générale, ou encore le peu de relation entre les théories et concepts sociologiques centraux et le type d’approche sociologique utilisée par les sociologues du loisir [6] ; soit par le recours fréquent à des notions ou des concepts qui sont à toutes fins pratiques à l'opposé de toute explication sociologique (par exemple un certain refuge de l'explication dans l'instance de l'individualité ou dans la notion de "liberté") ; dans ce dernier cas on peut encore parler de recours trop fréquent à des notions de sens commun.
Quelle que soit la justesse effective de tels jugements, le fait demeure qu'on les retrouve régulièrement dans les bilans occasionnels que l’on a tenté de faire à propos de la sociologie du loisir, et qu'ils sont plus ou moins partagés par un certains nombre de chercheurs du loisir eux-mêmes. Certes, les critiques usuelles négligent des courants importants de la sociologie du loisir, sous-estiment gravement certaines des questions fondamentales que soulève le loisir dans les sociétés industrielles et s'appuient généralement sur une hiérarchie implicite des valeurs en vertu de laquelle le loisir dans les milieux intellectuels, ne constitue pas encore un noble sujet de recherche. Mais on ne peut pas nier qu'il y a une part de vérité dans de telles critiques, que les études du loisir ne sont pas exemptes des reproches qu'on leur a adressés à maintes occasions.
Peu de critiques que j'ai évoquées sont propres à la sociologie du loisir et, à la vérité, on pourrait soulever des réserves analogues à l'endroit de la sociologie du sport, de la jeunesse, de la culture, pour ne mentionner que celles-là [7]. L'histoire même de la sociologie est jalonnée de débats de cette nature, chaque nouvelle tradition ou chaque nouveau courant s'élevant contre quelque "faiblesse fondamentale" des autres sociologues, récusant concepts, approches et théories au profit de ses propres interprétations.
Elles sont symptomatiques de la nature du débat qui a été plus ou moins latent entre les sociologues du loisir et ceux que j'appellerais les sociologues académiciens. Et, encore une fois, le cas est loin d'être unique.
Dans un premier temps les sociologues du loisir ont régulièrement insisté sur la "richesse" et l'intérêt d'étudier le loisir, et sur l'incroyable négligence de la sociologie générale à cet égard. Ainsi, Dumazedier écrit que la "sociologie générale est insuffisante à résoudre les problèmes concrets posés par l'évolution et surtout le développement social et culturel de chaque genre de sociétés" (1968, p.8). C'était et c'est encore la conviction profonde des sociologues du loisir que leur champ d'étude est riche, neuf, profondément significatif des transformations en cours dans les sociétés contemporaines. Certains même n'ont pas caché leur ambition de faire œuvre de théorie sociologique.
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Or nous savons bien que, par définition, tous les phénomènes sociaux sont "riches " et "intéressants". Le loisir n'a certes pas le monopole de tels attributs ! L'argument peut ainsi se retourner facilement contre ses protagonistes. N'est-ce pas Dilthey qui a écrit :
- "Au total, quand nous vous demandons si une certaine portion de la réalité possède les qualités nécessaires pour qu'on puisse, à son sujet, développer un ensemble de propositions bien démontrées et bien fécondes, cela revient à nous poser la question : le couteau qui est devant moi est-il bien affûté ? Or il faut absolument que je coupe quelque chose. Une nouvelle science se constitue dès qu'on découvre des vérités importantes, mais non quand, dans le monde immense des faits, on délimite un espace que personne n'occupait jusqu'ici". (Wilhem DILTHEY, 1942, p. 110).
D'autre part, on peut dire que, fascinés par leur objet, un peu à la manière d'un explorateur, les sociologues du loisir ont parfois eu tendance à s'en tenir à de longues descriptives empiriques, lesquelles, il faut le dire, manquaient parfois d'imagination sociologique. Cela est typique de développement de la recherche dans des champs relativement négligés : on commence par des études de cas, de travaux sur le terrain, des enquêtes, des questionnaires.
La conséquence la plus manifeste est celle de la diversité, de l'hétérogénéité du contenu, de l'accumulation d'informations empiriques certes riches, vrais, touffues et parfois désordonnées, et, bien entendu, le chercheur est accusé par les sociologues académiciens de "manque d'intégration", et d'absence de perspectives théoriques.
En plus de cela, tel que déjà rappelé, la réaction typique est celle de dire que tout cela est bien peu "sociologique". Régulièrement, les critiques des sociologues ont lancé des appels pour un retour aux sources, pour l'utilisation d'un vocabulaire plus classique etc. ; un des derniers en date écrit que "les idées fécondes de la théorie sociologique se retrouvent rarement dans la sociologie du loisir" (Wilson, 1980, p. 37-38). Et chacun y va de ses "suggestions" du maître à l'élève, qui pour proposer des avenues de recherche, qui pour lancer pêle-mêle quelques concepts classiques et en illustrer l'intérêt, voire même pour s'aventurer dans quelques interprétations générales du loisir, dont on n'entendra plus parler par la suite.
Voilà une situation typique des rapports équivoques entre les sociologues académiciens et les sociologues spécialisés. L'une de ces deux catégories de sociologues se présente comme l'interprète légitime de la véritable tradition sociologique. Dans un tel contexte, les minorités de sociologues spécialisés seront toujours perdantes, car on soulève à leur égard des commentaires certes parfois fort pertinents, mais issus d'institutions universitaires où les sociologies spécialisées que l'on critique sont à toutes fins pratiques absentes. Cela est très net dans le cas de la sociologie du loisir. De plus, on s'en tient souvent à de courtes fresques de théorie sociologique appliquée à un domaine dont on n'est nullement spécialiste, comme s'il suffisait de [166] respecter les théories sociologiques dominantes pour comprendre la plupart des phénomènes complexes.
S'ajoute encore le fait que les moyens de communications scientifiques ne demeurent pas également accessibles à toutes les catégories de sociologues. Certains thèmes ou sujets de recherches ne trouvent pas toujours preneurs. Le cas du Québec est des plus exemplaires puisque l'on ne relève aucun article spécialisé en sociologie du loisir dans les revues de sociologie (on peut relever toutefois quelques textes sur des sujets apparentés). Dans de telles conditions, le sociologue du loisir doit tenter de publier ses textes ordinairement dans des revues dont l'orientation première n'est pas sociologique ; ce qui implique qu'il doit modifier ou écourter sa problématique, tenir compte des exigences du comité éditorial etc. ; en conséquence, il écrira des textes que les sociologues académiciens auront vite repérés comme "peu sociologiques" ; et le cercle des critiques recommencera.
Il est arrivé parfois que pour contourner cette difficulté, pourrait-on dire, des thèmes spécialisés sont présentés dans leurs rapports avec des thèmes dominants en sociologie : dans le cas du loisir, en particulier, il arrive fréquemment que celui-ci soit considéré dans ses rapports avec la culture, le travail, les modes de vie, la famille, les classes sociales, etc. Il faut reconnaître que cette voie s'est avérée très féconde.
Si cette sociologie spécialisée a un avenir, d'ailleurs, je pense qu'il se situe en grande partie dans un double mouvement. On assiste déjà, d'une part, à une spécialisation de la sociologie du loisir en sous-disciplines où se retrouvent d'autres recherches spécialisées : la sociologie de la culture a beaucoup à apprendre de la sociologie du loisir, et vice-versa ; de même pour l'étude du travail, de la vie quotidienne, du vieillissement, des temps sociaux, de l'éducation informelle, etc. Paradoxalement, la sur-spécialisation de certains travaux peut constituer un stimulant et un défi, plutôt qu'un obstacle véritable. Encore une fois, le mouvement est observable dans beaucoup de travaux sociologiques très spécialisés.
D'autre part, il y a encore un long chemin à parcourir, sur la voie de théories plus globales : échapper aux interprétations dites globales mais superficielles, parvenir à intégrer les concepts sociologiques et les observations empiriques, changer radicalement les concepts de société présentement en usage en sociologie du loisir, introduire des perspectives socio-historiques qui ne soient pas de nature évolutionniste, inventer des concepts sociologiques pertinents. Beaucoup de sociologies spécialisées attendent encore leur intégration à la sociologie générale, et l'on se doute bien qu'il ne s'agit pas uniquement d'un problème théorique.
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CONCLUSION
Dans l'ensemble, je pense que l'apport de la sociologie du loisir à la sociologie générale est un mélange de ce que j'appellerais de réflexions de première ligne et d'ouverture à des dimensions voilées des phénomènes sociaux. Car la réflexion sociologique, même à brûle-pourpoint, même sur le vif des événements, a maintenant débordé sur un très grand nombre de questions sociales et culturelles, notamment, dont la sociologie du loisir porte le fleuron. La culture populaire, les significations de la vie quotidienne, diverses pratiques culturelles, les phénomènes de sociabilité, le tourisme social, pour prendre ces exemples, sont un peu mieux connus en partie grâce aux travaux souvent pionniers des sociologues du loisir. D'autre part, un bref inventaire des synthèses thématiques que l'on a faites à propos des travaux de sociologie du loisir laisse apparaître la diversité et la qualité du contenu traité ; à la dernière en date, celle de John Wilson (1980), déjà citée, on peut encore ajouter : temps sociaux, animation culturelle, éducation populaire, culture urbaine, mass média, associations volontaires, pouvoir culturel, etc.
Le "manque d'intégration" que l'on a reprocher fréquemment à la sociologie du loisir, par-delà un danger réel d'éparpillement, d'hétérogénéité, est à mettre au compte de la diversité et du foisonnement des phénomènes sociaux pris en considération. Il y a une sorte d'équilibre difficile à maintenir entre une sociologie du loisir tous azimuts et l'étroitesse de vue ! Mais cela est également vrai de la sociologie générale ; à un extrême, elle peut être ouverte à toutes les sollicitations et faire une analyse à l'emporte-pièce, sur la seule lancée d'une "sociologisation" facile des questions traitées, d'une utilisation abusive des concepts sociologiques, d'interprétations maladroites ; à l'autre extrême, elle peut se refermer sur des concepts classiques, ne reconnaître comme "sociologique" que ce qui respecte la tradition sociologique la mieux établie, bref distinguer le non-sociologique par une quelconque tare d'impureté ! Convenons que tant la sociologie du loisir que la sociologie générale affrontent en ce cas les mêmes difficultés.
Au fond, la sociologie du loisir s'est préoccupée d'occuper le terrain plutôt que d'en faire l'analyse intensive. Elle s'est ramifiée, s'est diversifiée, a pris position en divers endroits, s'est aventurée dans des champs négligés. Cela explique sans doute pourquoi la sociologie du loisir aborde une si grande variété de sujets, mais, très souvent avec des perspectives sociologiques rudimentaires, (fonctionnalisme, behaviorisme), dont on lui a très souvent fait le reproche, à juste titre d'ailleurs. Dans ces conditions, la relative distance qui existe toujours entre la tradition sociologique générale et la sociologie du loisir, demande à être nuancée. S'il s'agit d'un reproche d'enfant terrible, peu soucieux des pères de la sociologie, s'il s'agit de se faire l'interprète de ce qui est sociologique et de ce qui ne l'est pas, la sociologie du loisir sera toujours perdante, puisque l'argument est généralement diffusé dans les départements de sociologie - gardiens, comme chacun le sait, de la tradition sociologique la plus noble où il n'y a pas de place pour des sociologues du loisir !
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S'il s'agit de dénoncer la faiblesse de certaines analyses sociologiques du loisir, le peu de distance critique d'avec les idéologies du loisir et les données de sens commun alors il y a indéniablement une part de vérité dans tout cela. Or en plus des rapports difficiles de la sociologie du loisir avec les milieux sociologiques institutionnels, il ne faut pas oublier que les sociologues du loisir, dans l'ensemble ont dû s'accommoder de conditions difficiles de recherche, voire s'expatrier hors des départements de sociologie, c'est-à-dire dans des départements à majorité composée de professionnels du loisir : l'intégration des idéologies professionnelles du loisir y est presque inévitable, c'est une donnée bien connue de la sociologie des organisations. De plus les sollicitations pour l'analyse sociologique, dans de tels milieux, se satisfont généralement de quelques pages classiques sur "les problèmes sociaux" ou "loisir et société". D'où les réticences manifestes des sociologues du loisir à se lancer résolument dans des aventures théoriques que les milieux professionnels récusent au nom d'un soi-disant pragmatisme : il y a peu de place pour les "grandes théories sociologiques" dans les rencontres scientifiques portant sur le loisir. Au fond, les sociologues du loisir ont souvent été des sociologues de service, que l'on écoute à la condition qu'ils ne soient pas trop critiques, surtout pas "théoriques" (avec des conceptions nettement péjoratives et anti-intellectuelles), et qui donnent bonne conscience aux départements dits multidisciplinaires par l'ajout d'un cours d'introduction ou deux !
En Résumé, la sociologie du loisir dans ses rapports avec la sociologie, doit être analysée à la lumière tant du processus général d'émergence d'un savoir spécialisé que des conditions d'organisation sociale à l'intérieur desquelles un tel pouvoir se développe. Or qui dit savoir spécialisé dit en même temps recherche de la paternité et du contrôle de nouvelles catégories d'analyse, de nouveaux concepts, tentatives de constitutions de champs spécifiques de recherche dont on veut acquérir le monopole, publications spécialisées en vue d'affirmer son autorité, etc.
Pour la sociologie du loisir, cela a impliqué d'affronter deux catégories d'acteurs scientifiques : les sociologues, les professionnels du loisir. Ce qui en est résulté est une histoire de rapports conflictuels ou d'intégration, dont le contenu de la sociologie du loisir est encore profondément affecté.
Voilà pourquoi la sociologie du loisir éprouve encore de nombreuses difficultés à être reconnue, tout autant qu'elle semble parfois hésiter à résolument faire œuvre de théorie sociologique. Par rapport à la sociologie générale, elle porte encore la trace des idéologies qui lui ont donné naissance, elle a surtout usé d'approches béhavioristes ou fonctionnalistes, et a tenté de se faire reconnaître essentiellement par l'argument de la "spécificité", de la "richesse" de son champ d'analyse.
Par rapport à ses conditions d'organisation, les milieux scientifiques dans lesquels la sociologie du loisir a réussi à s’implanter ne lui étaient pas, règle générale, des plus favorables. D’où la persistance des idéologies du loisir, dont de tels milieux sont [169] porteurs, la difficulté de décrocher de l'analyse sociologique de base, et, ne l'oublions pas, un accès difficile à des crédits pour la recherche fondamentale, puisque le contrôle de tels crédits échappe aux sociologues du loisir.
Département des sciences du loisir
Université du Québec à Trois-Rivières
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[174]
[1] Il n'existe pas encore de véritable histoire de la sociologie au Québec. Voici cependant deux références : Fournier, Marcel, 1981, "La culture savante comme style de vie". Questions de culture, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, Montréal. Léméac, pp. 131-165. Fournier, Marcel et Houle, Gilles, 1980, "La sociologie québécoise et son objet : problématiques et débats", Sociologie et sociétés, XII, 2, oct. 1980, pp. 21-44.
[2] Par exemple : GAUTHIER, Claude, 1948, "Belleville", communauté rurale des cantons de l’Est, Univ. Laval, Faculté des sciences sociales, 202 pp. LAPLANTE, Pierre, 1948, Au service de l'éducation populaire, Univ. Laval, Faculté des sciences sociales. Mémoire de maîtrise en service social, 70 pp. TOUSIGNANT, Fabienne, 1948, Présentation de la survie de la paroisse Notre-Dame-de-Pitié, Québec, Univ. Laval, Faculté des sciences sociales, 62 pp., app., biblio.
[3] Sur les développements récents du loisir au Québec, on peut se référer à Levasseur, 1982, et à mon ouvrage, sous presse, 1983.
[4] Il faudrait ici ajouter de nombreux développements sur le traitement de ces thèmes, par les sociologues, la nature des théories sociologiques utilisées, etc.
[5] Pour référence, les principales analyses critiques ou rétrospectives ayant porté sur la sociologie du loisir sont : Berger, 1973 ; Dumazedier et Guinchat, 1969 ; Lanfant, 1972 ; Lüschen, 1973 ; Meyersohn, 1969 et 1971 ; Roberts, 1980 ; Wilson, 1980.
[6] Cette critique est revenue fréquemment, particulièrement dans Berger, 1963, Lüschen, 1973, et Wilson 1980, et dans l'introduction au numéro thématique de Pacific Sociological Review, 1971.
[7] Voir, par exemple, la critique que Lüschen adressait il y a quelques années déjà, à la sociologie du sport, et qu'on pourrait fort bien reprendre pour la sociologie du loisir (1968).
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