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Temps, culture et société
Présentation
Les livres ont en commun avec les hommes qui les écrivent ou qui les lisent que le destin ou l'aventure les guident parfois au-delà de toute attente. Le présent ouvrage ne fait pas exception à cette règle, puisque né d'un obscur désir de maîtriser en partie certains aspects de la connaissance de ce champ culturel qu'est le loisir moderne, il s'est alors heurté, aux détenteurs actuels du pouvoir sur la connaissance entre autres, les théoriciens et les professionnels du loisir ainsi qu'aux modes de fonctionnement de la recherche en la matière. Partie d'un essai de type surtout descriptif, ma démarche a dû s'ouvrir à la question de la genèse socio-historique de la recherche en matière de loisir, aux idéologies auxquelles elle emprunte souvent ses catégories d'analyse, aux structures sociales dont elle est issue, à ses possibilités réelles d'objectivité scientifique, ce qui, assurément, est beaucoup demander à un seul homme en son seul destin.
À l'origine, il s'agissait d'illustrer que les conceptions dominantes du loisir, actuellement véhiculées par les animateurs professionnels du loisir au Québec, ont été en grande partie importées de problématiques américaines dont le chapitre deuxième de cet essai décrit le contexte historique et la structuration. Mon intention était par la suite de mettre en évidence deux conclusions qui découlaient de cette analyse : d'abord établir que les conceptions les plus courantes de loisir au Québec, celles qui sont considérées comme normales et allant de soi, sont le fait d'une véritable domination culturelle presque inconsciente ; puis souligner la relativité historique de telles conceptions, étant donné leur origine et leur contexte. Ce faisant, j'espérais « donner à voir » ces idéologies dont la majorité d'entre nous est porteuse, pour mieux m'en distancier, pour en reconnaître le caractère normatif, et même caduque, et conclure qu'elles servent à merveille les intérêts des industries culturelles de masse, des professionnels du loisir, tout comme ceux du pouvoir politique.
Il y a aussi cet autre phénomène de domination culturelle qui est celui de l'importation massive de la pensée française, jusque dans certains recoins cachés des ouvrages produits par les intellectuels québécois. Naturellement, [2] il ne peut en être autrement pour ce qui est du loisir en particulier. J'ai donc songé à ajouter un chapitre sur la problématique du loisir en France.
Le tout devait initialement s'achever par un chapitre substantiel sur ce que j'appelle la socio-histoire du loisir au Québec. On conviendra que cette analyse reste à faire et que le retard de connaissance en la matière est considérable.
Chemin faisant, mon projet a pris deux directions. La première, qui était presque à prévoir, a conduit à des synthèses, des analyses et des interprétations qui m'ont amené à situer de tels « effets de domination culturelle » dans le contexte plus vaste de la formation du loisir moderne, dont la production d'idéologies ne constitue qu'un aspect particulier. Il fallait aussi tenir compte, par exemple, des producteurs d'idéologies, de l'univers culturel plus général dans lequel les représentations de loisir se sont formées et transformées, de l'entrée en scène d'acteurs différents selon les périodes, du rôle qu'a été progressivement amené à jouer l'État moderne, etc. Or cette trame socio-historique de base, fondement de la genèse et de la formation du loisir moderne, se révèle d'une diversité et d'une richesse fascinantes, et ce, tant au sujet des situations contrastées que l'on peut observer selon les différentes sociétés, que par rapport aux ruptures qui jalonnent diverses périodes historiques. C'est pourquoi il a fallu traiter aussi des transformations dans les systèmes de temps, des enjeux de l'éducation populaire, des luttes menées par le mouvement ouvrier, de la culture de masse, de l'État providence et ainsi de suite, car c'est à travers et par l'histoire des sociétés occidentales qu'a pris forme et s'est institutionnalisé le loisir moderne.
La seconde direction est apparue plus lentement, surgissant sous forme d'inquiétude : ce que l'on peut maintenant appeler une pensée scientifique sur le loisir a été et est lourdement tributaire d'un tracé historique qui en a conditionné, déterminé la genèse et la formation ; or peu de chercheurs en la matière, sinon aucun d'entre eux, n'ont encore parcouru ce chemin historique dont ils sont issus, peu ont reconnu la relation des études sur le loisir à leur contexte économique, politique, social. Il s'agissait donc de mettre en rapport l'histoire des transformations qu'a connues le loisir avec l'émergence de la recherche sur le même sujet, dans un cheminement qui, parfois, constitue plutôt un va-et-vient entre les idéologies dominantes et les définitions présentées comme concepts ! Ce faisant, une sociologie des sciences du loisir prenait forme, dans une mise à jour du caractère historique, relatif, parfois idéologiques des catégories de connaissance utilisées. D'autres questions ne cessaient alors de surgir : comment se construisirent les sciences sociales spécialisées et les sciences du loisir en particulier ? quels sont les obstacles majeurs au développement de la pensée scientifique ? Et encore : puisqu'il s'agit d'un champ de pratiques sociales, à qui a profité l'introduction de la rationalité scientifique en la matière ? quelles sont les conceptions dominantes de la relation entre la science et l'action ? quels processus d'utilisation sociale des connaissances sont actuellement en vigueur ?
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Puis, ces autres question : que connaissons-nous vraiment du loisir quand nous prétendons faire œuvre de science ? Quelle est la véritable emprise sur le réel de la connaissance scientifique en la matière ?
Parti d'un projet presque militant, cet essai a soulevé de nombreuses questions dont certaines seulement ont pu être traitées. Mais les préoccupations historiques et épistémologiques demeurent, et elles seront présentées comme faisant partie intégrante de la problématique actuelle du loisir et de la recherche.
C'est ainsi, dans ce mouvement de va-et-vient d'analyses, de questionnements, d'essais d'interprétation, que le présent ouvrage a pris forme. L'hypothèse de départ est la prédominance des transformations issues de l'industrialisation des sociétés occidentales, en tant que facteur décisif de la genèse et de la formation du loisir moderne. La première partie constitue un essai d'analyse socio-historique du loisir, en quatre pays occidentaux, depuis la période de leur révolution industrielle respective, ou depuis une sorte de rupture fondamentale (telle la Révolution française ou la guerre de Sécession américaine) ayant accompagné en quelque sorte cet événement ; les quatre pays en question sont l'Angleterre, les États-Unis, la France et le Québec. Pour ce qui est de l'Angleterre (chapitre 1), il s'agit assurément de la patrie de la révolution industrielle, et ce choix s'est imposé en raison également de la richesse des enjeux reliés de près ou de loin au loisir en ce pays. Dans le cas des États-Unis (chapitre 2), c'est de l'auteur déroutant Thorstein Veblen, des fondements de la pensée occidentale actuelle sur le loisir, des origines de la problématique de la culture de masse, qu'il s'agit notamment, en plus de ce phénomène de domination culturelle déjà signalé.
La France (chapitre 3), fournit l'occasion d'élargir la trame fondamentale qu'a empruntée le loisir, par l'analyse des enjeux du mouvement ouvrier, de la problématique de l'éducation populaire, des idéologies actuelles de la culture. Il va sans dire que certaines approches actuelles en sont fortement marquées, pour ne pas dire obnubilées.
Nullement préoccupé de reprendre en détail l'histoire socio-économique et culturelle de chacun de ces pays, j'ai concentré mon analyse sur les acteurs et les conceptions du loisir, tout en tentant d'être plus diversifié, dans la mesure des connaissances disponibles, pour ce qui est du Québec (chapitre 4). Et au moment où apparaissent les premières tentatives d'utilisation de catégories d'analyse empruntées aux sciences sociales, ainsi que les premiers véritables travaux de recherche, cet essai est infléchi vers l'étude des fondements de la pensée scientifique, leurs transformations successives, dans leurs rapports au contexte historique, aux enjeux du moment, aux acteurs en place.
À la lecture de ces pages, j'espère qu'on sera convaincu de la grande richesse historique dont est tissé le développement du loisir moderne et, aussi, de l'oubli profond dans lequel il a été maintenu.
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Cette première partie s'achève sur une courte conclusion qui présente ce qui m'apparaît maintenant comme les éléments historiques majeurs qui ont contribué à la genèse du loisir moderne et à son institutionnalisation.
La seconde partie fait écho aux préoccupations épistémologiques dont il a été question : le problème des possibilités d'émergence des sciences du loisir (chapitre 5), ce qui me semble être les obstacles épistémologiques fondamentaux auxquels elles ont à faire face, dans une histoire encore courte, certes, mais qui n'est pas sans rappeler celle des sciences humaines en général (chapitre 6). Puis il sera question de l'application des connaissances en matière de loisir, de ses enjeux, de ses limites (chapitre 7).
La conclusion de l'ensemble de l'ouvrage tente de dire que les sciences du loisir, par-delà leur quête difficile d'objectivité, constituent, pour les sociétés industrielles, au même titre que la sociologie et l'anthropologie, par exemple, une nouvelle manière de se comprendre elles-mêmes. Lentement surgies des transformations majeures de l'industrialisation, les sciences du loisir nous parlent de ces changements culturels dont nous sommes tissés ; elles font, à leur manière, œuvre de culture.
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