Introduction
Nous sommes devenus comme les ordures du monde.
1 Cor. 4,13
Au cours des deux derniers siècles, longue est la liste de ceux qui ont dénoncé le mécanisme de la déshumanisation et vitupéré la maladie des temps. La « décadence » (Frédéric Nietzsche), le « malaise dans la civilisation » (Sigmund Freud), le « déclin de l’Occident » (Oswald Spengler), la « crise de l’esprit » (Paul Valéry), la « maladie spirituelle de l’humanité » (C.G. Jung), la «crise de la culture» (Hannah Arendt) furent autant de prémisses de la « crise du sens » (Jean-Paul II) [1], à laquelle le 20ème siècle devait contribuer, ô combien.
Pour sa part, Max Weber avait emprunté à Heine l’image qui marque, le mot qui résume : le monde est « désenchanté ». C’était là selon lui une conséquence de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme. C’était le lourd prix psychique à payer pour le « progrès ». Plus pessimiste que la moyenne, Weber prévoyait pour l’avenir de la civilisation occidentale une « pétrification mécanique ». Il appelait en conséquence à un renouveau spirituel, avec « des prophètes entièrement nouveaux », et il réclamait une nécessaire « renaissance des idéaux anciens ». Il avait montré qu’avec l’idée de la déchéance absolue de l’homme, la Réforme avait instillé dans l’âme des croyants les germes d’une maladie incurable. En brandissant l’universalité du péché originel et la perdition de l’humanité entière, à l’exception inexplicable de quelques rares élus, elle avait entaillé profondément la conscience. La Réforme avait déchiré la chrétienté de part en part. Puis Hobbes avait proclamé la guerre de tous contre tous, mimant à sa manière le duel de l’église des « saints » avec Satan. Le pessimisme hobbesien restait proche de la conception calviniste de la déchéance de l’homme. Mais, purement mondain et strictement nominaliste[2], il alla beaucoup plus loin qu’elle dans la désespérance corrosive.
Le nominalisme de la via moderna avait aussi ouvert la voie à l’empirisme d’un Bacon et au doute universel dont Descartes se fit le champion, préparant les bases du relativisme sceptique et du positivisme, composantes caractéristiques de l’esprit moderne [3]. Les idées mêmes de raison, de vérité et d’universalité furent passées au broyeur de chimères, annonçant « l’immanentisation radicale de l’époque contemporaine » (Eric Voegelin) et la volonté d’« installer l’homme tout à fait chez soi en ce monde » (Léo Strauss). Par réalisme et par pragmatisme, on rejeta tout ce qui n’est pas réaliste et pragmatique. On nia toute idée de « progrès essentiel », car il n’y avait plus d’essence, ni de « sens ». L’homme n’était plus que le prisonnier de ses schémas mentaux, incapable de les dépasser pour atteindre une vérité, qui n’existait d’ailleurs plus. La pensée n’avait désormais plus ni boussole ni étoile. Le désenchantement général s’accentua avec le scepticisme du 18ème siècle et le matérialisme du 19ème siècle. Le progrès fut alors associé à la recherche de l’utilité, ignorant le mépris de quelques « vrais » mais rares philosophes, assez isolés. [4]
Aujourd’hui, ni la science, ni la philosophie, ni la religion ne semblent en mesure de relever le défi du désenchantement et de la désagrégation. Elles traduisent plutôt, chacune à leur façon, des aspects significatifs de la crise moderne, comme la mise en cause nominaliste de la catégorie de l’universel, ou la désintégration de l’idée même d’humanité. Goethe disait déjà que l’humanité n’était qu’une « abstraction » et qu’il n’existait que « des hommes concrets ». Ernst Troeltsch écrivait, peu avant la Première Guerre mondiale: « En Allemagne, les termes mêmes de « droit naturel » et d’« humanité » sont aujourd’hui devenus presque incompréhensibles […] et ont complètement perdu leur vie et leur saveur première » [5].
La mort du mot précède celle de la chose. On vit la suite. De ces slogans nominalistes, de cette négation rhétorique de l’humanité, du droit et de la nature, le 20ème siècle devait faire un terrible, sanglant et monstrueux usage. Après deux guerres mondiales et plusieurs génocides, les nominalistes modernes se jugent toujours incapables de connaître authentiquement « l’humain », le « bon », ou le « juste ». Ils ont jeté ces catégories « métaphysiques » (terme devenu insultant) dans les caniveaux de l’histoire, et ils prêchent un relativisme général, selon lequel doivent être tenues pour également respectables toutes les idées et toutes les valeurs, quelles qu’elles soient, puisqu’il n’y a plus aucun étalon de la vérité ou de la justice. Il faut se contenter d’assurer une sorte de paix sociale entre des vérités relatives.
Conçus au 17ème siècle, le nominalisme politique et la philosophie de l’homme « loup pour l’homme », continuent aujourd’hui d’inspirer la real-politik internationale. Mais celle-ci peut-elle convenir à une humanité comprimée sur une planète rétrécie, menacée de crises d’envergure globale? La communauté mondiale peut-elle supporter l’exclusion machiavélienne et le rejet conscient, programmé, des neuf dixièmes de l’humanité ? Les racines anciennes du désenchantement et du machiavélisme modernes montrent qu’ils ne sont pas une conséquence de la mondialisation. Ils représentent bien plutôt son idéologie larvée, constamment résurgente. Ils révèlent implicitement le but de l’oligarchie mondiale qui en tire avantage, et dont ils trahissent le programme politique, économique et sociétal.
Le désenchantement, en effet, n’est pas une exclusivité moderne. Au moment où l’empire romain amorçait sa décadence, les gnostiques, poussés par leur profond pessimisme et leur métaphysique coupante, avait déjà cherché la fuite hors du monde de la réalité, pour se réfugier dans un monde imaginaire, une « gnose », une « connaissance » réservée aux seuls élus [6]. Cette gnose désenchantée prônait un dualisme exacerbé, social et métaphysique, une haine irrémissible du non-Soi et de l’Autre.
Le christianisme originaire lui-même, bien que théoriquement basé sur l’annonce d’une « bonne nouvelle » et quoique fermement opposé au gnosticisme, avait aussi participé à la propagation d’un pessimisme désenchanté en promettant le salut à quelques élus, et en condamnant l’immense majorité à la déchéance. Quelques siècles plus tard, le calvinisme, avec son manichéisme sans concession (tout pour les élus et rien pour les déchus), son individualisme exclusif, son nominalisme anti-intellectualiste et sa sémiologie matérialiste de l’élection, se chargea d’amplifier jusqu’à l’excès ces tendances initiales. D’un côté, des élus prédestinés. De l’autre, le reste du monde, condamné à l’annihilation par le Dieu gnostique comme par le Dieu calviniste. Plus tard, de façon analogue, le capitalisme mondial fit émerger une overclass, une oligarchie de super-dominants, et une underclass de dominés, de prolétaires et de sous-prolétaires, asservis en cercles concentriques à l’empire.
La prédestination calviniste exigeait des élus des signes de justification, les confirmant dans leur élection. Les élus avaient tendance à voir ces signes dans leurs propres œuvres. De même, les « winners » du capitalisme voient la puissance, la richesse et le droit naturellement de leur côté, qu’ils estiment être celui du bien, du bon et du juste. La pauvreté, la faiblesse, la servitude appartiennent symétriquement aux « losers », les prolétaires du monde, les déchus que la divinité dans son insondable sagesse a prédestinés à un sort si funeste.
Mais en quoi le gnosticisme ou le calvinisme peuvent-ils nous aider à comprendre le monde contemporain ? Qu’importent encore ces théories d’un autre âge ? A cela je réponds que la structure de la vision gnostique du monde et les principes du calvinisme révèlent curieusement certains des soubassements de l’idéologie moderne. Ils en dévoilent les fissures, les fractures. Ils montrent comment peut s’établir impunément et comment peut être valorisée une logique d’exclusion radicale, qui bénéficie à quelques uns infiniment plus qu’aux autres. Basée sur un dualisme de l’élection et de la déchéance, tout comme le manichéisme gnostique, la religion calviniste, loin d’être un « opium du peuple », fonctionne plutôt comme une sorte de cocaïne des élus.
Aujourd’hui, la théorie calviniste de l’élection continue de dominer la pensée théologico-politique des fondamentalistes chrétiens et des born again descendant des puritains calvinistes ayant fondé les Etats-Unis. Les années récentes ont montré combien ces fondamentalistes ont influencé la classe au pouvoir, au cœur de ce que certains appellent l’hyper-puissance mondiale. Mais plus insidieusement, se propageant à des pans entiers de l’opinion, le manichéisme dualiste du bien et du mal, de l’élu et du déchu, de l’ami et de l’ennemi, s’est transformé en métaphore commune, médiatique et mondiale, et s’est emparé des esprits les plus éloignés de la religiosité qui l’avait jadis enrôlé à son service.
Il est frappant de constater que la bataille métaphysique des gnostiques est analogue par sa structure à la guerre des « saints » calvinistes et à la lutte hobbesienne de tous contre tous. Les blessures de ces guerres passées, loin de cicatriser, se sont envenimées. L’infection a saisi le corps et la maladie s’est développée, sous la forme d’une grande dissociation [7], d’un clivage intime des esprits doublé d’une schize [8] de l’inconscient collectif. L’âme moderne est profondément scarifiée de cette schize mentale, morale et politique. Je me propose d’en documenter les symptômes en parcourant l’histoire des idées depuis le schisme de la Réforme. Car la Réforme a joué un rôle particulièrement actif. Elle a été triplement dissolvante, coupante: elle a séparé la raison de la foi, elle a privé la volonté de son libre arbitre, elle a détaché l’individu de toute tradition ecclésiale. Cette triple schize s’est ensuite élargie, s’éloignant de ses origines religieuses, en se généralisant sous les espèces laïcisées et mondanisées du nominalisme, du déterminisme, de l’individualisme.
Bien sûr, l’aggravation de la dissociation, siècle après siècle, n’a pas été sans résistances. Le pessimisme de Calvin et le cynisme de Hobbes n’ont pas anéanti toutes les utopies. Bien des esprits refusent encore aujourd’hui l’apartheid mondial et le droit de la force, et veulent une loi et un droit pour penser le monde. Ils n’ont pas oublié Leibniz, qui voulait construire la « république des esprits ». Ils espèrent mondialiser une « volonté générale » que Rousseau pensait établir localement. Ils croient possible de déterminer, après Kant, le sens de « l’intérêt général de l’humanité ».
Ces projets idéalistes indiffèrent ou amusent les matérialistes et les positivistes de l’oligarchie mondiale. Quant aux plus pauvres, qui sont aussi les plus nombreux, entassés dans la jungle hobbesienne, ils n’ont pas la force de mettre en question les lois et les forces qui les asservissent. Machiavel et Hobbes nous ont d’ailleurs fait comprendre que la loi des puissants est toujours plus forte que le droit des pauvres. La loi n’est jamais que ce que les puissants veulent bien qu’elle soit. Elle n’est que « du papier et des mots sans l’épée et la main des hommes » [9]. Devant la loi ou l’épée, la question reste toujours la même: qui détient le pouvoir, et pourquoi faire ?
Un temps confinée aux puritains d’une Europe du Nord calviniste, la religion de la dissociation et du désenchantement a étendu pendant les Temps modernes son influence acerbe. Par contagion, elle a touché des sphères qui n’avaient plus rien de religieux, conquérant des territoires de plus en plus vastes. Le schisme initialement religieux s’est laïcisé, accompagnant la constitution de l’idéologie moderne, avec ses prolongements politiques, économiques et sociaux. La dernière des métamorphoses de cette figure multiséculaire, schismatique, manichéenne et gnostique, s’est d’ailleurs depuis peu insérée au cœur de ce qu’on appelle les « sociétés de la connaissance », de plus en plus saisies par la convergence intime des bits, des atomes, des neurones et des gènes (BANG). Les nanotechnologies, les biotechnologies, les infotechnologies, et les sciences cognitives, fusionnant leurs savoirs, leurs méthodes et leurs idéologies, sont les nouveaux avatars d’un immanentisme radical, exclusif, profondément gnostique. Léviathan a vite compris tout le parti (politique et économique) à tirer de ce nouvel outil d’immanentisation du monde et des esprits. Une nouvelle « terre libre » attend là ses colons et ses puritains, avec ses « frontières » indéfiniment reculables, aisément appropriables. Une trans-humanité, peuplée d’Homo Sapiens 2.0, aux gènes « augmentés » [10], pourra en prendre librement possession, sans se soucier du « vieux monde », ni du « reste » grouillant d’humains de deuxième zone, marginalisés dans leur humanité même.
Il faut faire l’anamnèse de cette scène schismatique pour comprendre les failles, les béances et les schizes contemporaines. Il faut s’efforcer de creuser jusqu’aux racines profondes de la Réforme, et même au-delà, jusqu’aux temps où le christianisme originaire s’est construit, dans ses oppositions à d’autres religions et à d’autres hérésies, comme le manichéisme et la gnose. Là, on peut saisir la pérennité du schisme, la permanence de la coupure, la profondeur de la dissociation, que la modernité inaugura avec la Réforme, mais qui furent aggravés par ses métamorphoses, jusqu’à nos jours.
[1] Encyclique Fides et Ratio.
[2] De manière significative, Hobbes, le premier des philosophes politiques modernes, s’est longuement acharné contre les idées d’entité ou de quiddité, venant de « vaines philosophies » (“Entité, intentionalité, quiddité, et autres mots sans signification de l’Ecole”. Hobbes, Léviathan, ch. 4 De la parole). De plus, comme pour Guillaume d’Ockham avant lui, la question des essences n’était pas simplement un aspect de l’ancienne querelle des universaux, entre les réalistes et les nominalistes. Pour Hobbes, elle représentait surtout un enjeu politique : « S’il existe des différences essentielles, alors il peut y avoir des différences essentielles entre le bien commun et le bien privé», argumentait-il. En revanche, s’il n’y a que des biens privés, comme il l’affirmait, il n’y a alors ni bien commun ni essences.
[3] Aristote disait qu’« il n’y a de raison qu’universelle ». Pour les modernes, qui ont rompu depuis longtemps avec Aristote, il n’y a d’universel que le relatif. La raison n’a plus qu’à s’instrumentaliser. Elle n’est plus qu’un outil au service du pouvoir du jour. Elle cède la place aux raisons de circonstance, réalistes ou pratiques, utilitaires ou féales.
[4] « Quelle race peu philosophique que ces Anglais ! Bacon, c’est la contestation de l’esprit philosophique en tant que tel. Hobbes, Hume et Locke ont avili et dégradé pendant plus d’un siècle la notion même de philosophie. C’est contre Hume que Kant s’éleva, et c’est de lui qu’il sortit. C’est de Locke que Schelling a pu dire « je méprise Locke ». » Nietzsche, Par de-là le bien et le mal. Aphorisme 252.
[5] Ernst Troeltsch on Natural Law and Humanities, cité par Léo Strauss, Droit naturel et histoire.
[6] Il faut noter que S. Paul, soupçonné par un Ernest Renan ou un Adolf von Harnack de liens avec les gnostiques, revendiquait lui aussi la capacité du croyant à « connaître » (cf : Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie. 1 Cor. 13, 9), bien qu’il eût par ailleurs une conscience aiguë de l’« énigme » (cf : Nous voyons maintenant à travers un miroir, en énigme. 1 Cor. 13, 12). Aujourd’hui, dans un monde globalement « en crise », on assiste à l’apparition de formes modernes de gnosticisme qui prétendent, à nouveau, avec assurance, à la capacité à « connaître ». Par exemple, le thème des « sociétés de la connaissance » est investi d’une forte charge eschatologique, comme pouvant guider la nécessaire et prochaine évolution de la société mondialisée. On se met à penser qu’une « société mondiale de la connaissance » serait susceptible, par une sorte de ré-enchantement, de résoudre les multiples défis politiques, sociaux, économiques et environnementaux qu’affronte l’humanité.
[7] C.G. Jung employait l’expression « dissociation de l’âme » à la place du terme « schizophrénie », proposé par Eugen Bleuler en 1911. J’emploie ici l’expression de « grande dissociation » comme sa généralisation à l’échelle globale.
[8] Cf. les concepts de schize er de schizo-analyse introduits par G.Deleuze et F.Guattari, in L’Anti-Œdipe Capitalisme et schizophrénie. 1972. « La schizophrénie comme processus, c’est la production désirante (…) C’est notre « maladie » à nous, hommes modernes. » p.155
[10] Un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) s’est alarmé à ce sujet en ces termes : « A long terme, la nanomédecine pourrait entraîner une transformation radicale de l’espèce humaine. Les efforts de l’humanité pour se modifier comme et quand elle le voudrait pourraient aboutir à une situation où il ne serait plus du tout possible de parler d’“être humain” ». Cf. Bert Gordjin, « Les questions éthiques en nanomédecine », in Nanotechnologies, éthique et politique, UNESCO Editions, Paris, 2008.
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