La grande dissociation.
Essai sur une maladie moderne.
Philippe Quéau
Synopsis
Avec l’idée de la déchéance absolue de l’homme, la Réforme avait instillé dans l’âme des croyants les germes d’une maladie incurable. En brandissant l’universalité du péché originel et la perdition de l’humanité entière, à l’exception inexplicable de quelques rares élus, elle entailla profondément la conscience. La blessure s’est ensuite envenimée. L’infection a saisi le corps, et la maladie s’est développée sous la forme d’une grande dissociation, d’un clivage intime des esprits et d’une schize de l’inconscient collectif.
Un temps confinée aux puritains d’une Europe du Nord calviniste, la religion du désenchantement a étendu progressivement son influence, par contagion économique, politique, culturelle et sociale, à des sphères qui n’avaient plus rien de religieux, et sur des territoires de plus en plus vastes. Le schisme initialement religieux s’est laïcisé. Il a permis la constitution de pans entiers de l’idéologie moderne, avec ses prolongements politiques, économiques et sociaux.
Il faut faire aujourd’hui l’anamnèse de cette scène schismatique, à l’origine de la modernité, pour comprendre les failles, les béances et les schizes contemporaines. Il faut s’efforcer de creuser jusqu’aux racines profondes de la Réforme, et jusqu’aux temps où le christianisme originaire s’est construit, dans ses oppositions à d’autres religions et à d’autres hérésies, dont le manichéisme et la gnose.
Luther fut le prophète moderne de la prédestination, et le héraut de la dilatation gnostique de l’individu. Il fut l’homme qui sacrifia le libre arbitre sur l’autel de la grâce, asservissant tous les hommes à « la prédestination arrêtée par Dieu de toute éternité ». Mais il fut aussi celui qui s’arrogea sans limite la liberté de penser et d’agir. En une conséquence apparemment paradoxale pour une religion qui niait absolument le libre arbitre, le protestantisme fut généreusement crédité de la libération de la conscience, de la naissance des droits de l’individu, de la tolérance politique et religieuse.
Ceci n’alla pas sans combats sanglants contre l’ordre ancien. Des guerres de religion s’ensuivirent. La carte politique de l’Europe fut changée, et celle du monde se modifia par l’effet, pensa-t-on, de « destinées manifestes ». Le développement des sciences et des techniques, l’essor du capitalisme et, corrélativement, le « désenchantement » du monde et même l’accroissement d’un « gnosticisme » moderne[1] furent ajoutés par surcroît à l’héritage de la Réforme. Le règne moderne de l’élu et de l’individu était proclamé, et le déclin de l’universel et du général programmé.
Les « religions mondiales » (catholicisme, bouddhisme, islam) se sont-elles vraiment laissées exclure de la modernité et de la mondialisation? Tout dépend de ce qu’on appelle « modernité », et de la manière dont on analyse son essence. Le protestantisme a effectivement hérité de certains des traits de ce que le Moyen Age appelait la « voie moderne » (la via moderna), qui équivalait alors au nominalisme. Mais il reste à examiner si l’ensemble des idées qui furent à l’origine du protestantisme, et qui ont contribué à façonner la modernité occidentale, ont encore un avenir, si elles sont porteuses de quelque « post-modernité », ou si au contraire elles se sont progressivement transformées en impasses idéologiques et morales, à l’heure de la mondialisation et du désenchantement.
Chapitre 1.
Élire et séparer. Réforme et modernité.
Le protestantisme ajouta une dimension radicale au personnalisme chrétien. En refusant l’autorité de l’Église et l’intercession « magique » des prêtres, il fit entièrement dépendre le salut d’un Dieu qui octroie sans raison apparente sa grâce à tel ou tel prédestiné, alors élu, justifié et glorifié de toute éternité. Poussée à l’extrême, l’idée de grâce et de prédestination établit nécessairement une différence absolue entre les personnes. Il y a les rares élus pour le salut, et tout « le reste », l’immense majorité des déchus, condamnés à la Chute. Entre un élu et un déchu, il y a une telle différence de destin qu’elle revient à une différence de nature.
Pour mesurer l’enchaînement complet des conséquences auxquelles mène une croyance qui repousse dans la déchéance et le néant la presque totalité de l’humanité, pour comprendre comment cette croyance continue d’affecter le monde aujourd’hui, il faut se tourner vers l’un de ses principaux idéologues, Jean Calvin.
A lire Calvin, il serait aisé de sombrer dans le désespoir.
Pour lui, l’homme est absolument dénué de tout bien. Le cœur humain est entièrement mauvais. Tout en l’homme est souillé. Son âme est un gouffre, un abîme, une caverne d’ordures et de puantises. La nature humaine aime le mal, et jouit à le multiplier.
La doctrine de la prédestination est le pivot du calvinisme. L’élu y puise une force inébranlable : la certitude de sa propre élection. La foi ne doit pas se contenter d’une opinion « douteuse et volage », ou de pensées « obscures et perplexes », mais elle requiert « une certitude pleine et arrêtée.» Se considérer comme élu constitue un devoir ; toute espèce de doute à ce sujet doit être repoussée en tant que tentation du démon, car une insuffisante confiance en soi est le signe d’une foi insuffisante, c’est-à-dire d’une insuffisante efficacité de la grâce.
Il faut conquérir dans une lutte quotidienne la certitude intime de sa propre élection. Afin d’arriver à cette confiance en soi, le travail sans relâche dans un métier est expressément recommandé comme le moyen le meilleur.
La doctrine de la prédestination se traduit par son individualisme extrême, son pessimisme, son égoïsme et sa dureté. Cet individualisme peut aussi se manifester dans le caractère national et les institutions des nations puritaines. Max Weber estime que la doctrine de la prédestination a influencé les presbytériens, les baptistes, les méthodistes.
Luther et Calvin furent indubitablement des sectateurs du christianisme, revendiquant avec force la condamnation du « papisme », et vouant littéralement Rome au diable. Ils ont renvoyé presque toute la tradition et l’ensemble de la chrétienté catholique dans l’orbe du démon. Mais ils étendirent aussi leur volonté d’exclusion au reste du monde. Ils revendiquèrent haut et clair leur propre élection, tout en proclamant la déchéance assurée de presque toute l’humanité. Ils se séparèrent définitivement de tous les réprouvés, cette masse immense que forme la grande majorité des hommes.
Toute leur pensée est fondamentalement une pensée de la coupure, et une métaphysique de l’élection.
La triple exclusion qu’ils introduisirent dans le contexte de l’Europe du 16ème siècle (l’individu, séparé; la raison, rejetée ; la liberté, aliénée) prit toute sa force et multiplia d’autant plus son impact que ces trois dénis entraient en synergie. Ils firent un nœud serré de ce non à l’humanité, à la raison et à la liberté.
Harnack disait qu’il fallait chercher l’essence du christianisme dans ses germes, et non dans ce qui en est sorti. Parmi les principales sources du protestantisme, on peut citer le paulinisme, le gnosticisme, l’augustinisme.
La source paulinienne
S. Paul fut sans aucun doute le grand inspirateur de Luther et de Calvin, tant par ses idées, que par son comportement. Ernest Renan[2] note que « le personnage historique qui a le plus d’analogie avec saint Paul, c’est Luther. De part et d’autre, c’est la même violence dans le langage, la même passion, la même énergie, la même noble indépendance, le même attachement frénétique à une thèse embrassée comme l’absolue vérité. »
La doctrine de Paul, folie pour les Grecs et scandale pour les juifs, semble opposée à tout sens humain. Et pourtant, elle a été « libératrice et salutaire », selon Renan. « Elle a séparé le christianisme du judaïsme ; elle a séparé le protestantisme du catholicisme. On est justifié, non pas les œuvres, mais par la foi. » La parole tranchante de Paul fut en effet reprise par le protestantisme, qui mima son ton, sa posture, et cultiva les mêmes thèmes : le pessimisme existentiel, le dualisme des déchus et des élus, la prédestination, l’antinomie de la foi et de la raison, l’antinomie de la foi et des œuvres, l’indifférence de la foi au politique.
La source gnostique
Jésus ne proposait pas de système, de philosophie, ni même d’éléments de rationalisation de l’univers. Il parlait à l’âme et au coeur. Ses premiers disciples, plus préoccupés d’eschatologie que de philosophie, n’en élaborèrent pas non plus. Devant cet apparent vide, et pour répondre aux besoins d’explication qui hantaient les nouveaux convertis, à la culture plus gréco-romaine que sémitique, les gnostiques se proposèrent d’occuper le terrain. Ils s’efforcèrent de donner une forme théologique au christianisme, et furent les premiers à tenter de lui superposer un système de dogmes.
Le nom de gnose (du grec gnosis, connaissance) témoigne de leur intention : atteindre la connaissance absolue. Chez les gnostiques, le rapprochement entre l’hellénisme et le christianisme ne pouvait se faire qu’au prix du renoncement à l’Ancien Testament. En cela ils appliquaient d’ailleurs les idées de Paul, qui, contrairement à Pierre, voulait trancher nettement le lien qui attachait le christianisme à la Loi ancienne. Pierre et les judéo-chrétiens voulaient, quant à eux, conserver précieusement l’héritage de la Loi et des Prophètes, dont le Christ avait dit qu’il n’était pas venu pour l’« abolir », mais pour l’« accomplir ».
Les premiers Pères de l’Eglise s’étaient clairement insurgés contre le dualisme et le pessimisme gnostiques, parce qu’ils menaçaient le message essentiel de l’Evangile. Harnack estima même que le catholicisme avait été « édifié contre Marcion », et qu’il fallait comprendre toute l’histoire de la pensée du Moyen Age comme une tentative du catholicisme de se protéger contre le syndrome gnostique. Ces efforts furent-ils couronnés de succès ? On pourrait en douter, et interpréter la fin du Moyen Age comme annonçant en réalité les prémisses d’une victoire inattendue de la gnose sur le catholicisme, victoire qui devait se révéler pleinement par le biais de la Réforme.
La Réforme et la gnose avaient en effet en commun le dualisme et le pessimisme, traits qui entretiennent aussi un rapport profond avec les Temps modernes. Eric Voegelin poussa l’idée au plus loin et affirma que les Temps modernes sont en réalité un échec de l’histoire, une régression, un retour au paganisme ou à la gnose. Il a même émis l’idée que l’époque moderne « devrait être nommée à plus juste titre gnostique ».
Hans Blumenberg[3], tout en s’élevant contre cette thèse radicale de Voegelin, la confirme cependant en partie. Pour lui, si les Temps modernes ne sont pas une « nouvelle gnose », c’est qu’ils sont « le dépassement de la gnose ». Les Temps modernes professeraient une gnose assimilée, dialectisée et poussée à ses limites.
La régression païenne ou la tentation gnostique ne seraient d’ailleurs pas spécifiques à notre temps. Elles s’étaient déjà manifestées avec force au début du christianisme. Mais la gnose fut alors rudement combattue par Tertullien ou Augustin. Le Moyen Age tout entier s’était aussi efforcé d’éradiquer le poison gnostique, toujours résurgent, mais sans y parvenir complètement. La Réforme pourrait s’interpréter comme une réintroduction de certains thèmes gnostiques dans le christianisme (le dualisme bien/mal, le pessimisme lié à la création d’un monde mauvais et la « connaissance » réservée aux « élus »). L’histoire des Temps modernes témoignerait alors du retour en force d’une nouvelle gnose, à la fois à l’intérieur du christianisme par le biais du protestantisme, et en dehors de lui, sous une forme mondanisée, dans les philosophies des Lumières, dans l’hégélianisme ou le positivisme.
Caractériser les Temps modernes comme l’époque d’une nouvelle gnose revient à les opposer frontalement au christianisme originel. Cela revient aussi à poser l’hypothèse de l’incompatibilité de l’idéologie moderne avec l’Evangile. Si les Temps modernes sont gnostiques, ils sont de facto hérétiques, au sens propre, et partant non chrétiens. Thèse évidemment forte et loin de faire l’unanimité. Hans Blumenberg, par exemple, veut encore sauver la modernité. Il veut la « légitimer » et veut croire que le christianisme a encore un rôle à jouer. Après tout, il y a bien eu la Réforme, qui n’a pas peu fait pour « réformer » le christianisme, et pour ouvrir la « voie moderne ». Tout dépend donc du regard que l’on pose sur la Réforme. Etait-ce effectivement une hérésie, comme l’avaient été déjà la gnose ou le manichéisme ? Ou était-ce la chance de l’Eglise, réformée, d’inaugurer la modernité ?
L’enjeu idéologique est donc considérable.
Si l’on peut montrer que la Réforme a effectivement subi l’influence de certains aspects de la gnose, cela viendrait à l’appui de la thèse de Voegelin, impliquant l’ « illégitimité » des Temps modernes.
Les Temps modernes ont mis en scène le triomphe de l’homme s’éveillant de l’illusion cosmique, et prenant conscience de sa liberté. La destruction de la confiance dans un monde « mauvais » a fait de lui un être libre, agissant de manière créatrice, pour se libérer de ce monde déchu. L’homme se trouvait en conséquence chargé de la responsabilité absolue, responsable du monde, et du mal. Mais les Temps modernes devaient aussi devenir les Temps de l’humiliation de la conscience, de l’humiliation du soi.
La source augustinienne
Augustin, avant de se convertir au catholicisme, avait été lui-même manichéen. Du manichéisme, il gardera toujours certaines inflexions dualistes, et un tour de pensée privilégiant les coupures tranchantes et les oppositions absolues : dualisme du péché et de la grâce, séparation entre « les hommes qui vivent selon l’homme » et « les hommes qui vivent selon Dieu », coupure entre le « ciel du ciel » et la terre, entre Dieu et le néant, ou entre Dieu et la « volonté qui s’écarte » de Dieu.
Augustin n’a jamais complètement surmonté son manichéisme initial. Sa doctrine du péché contenait indubitablement un fort élément gnostique. La structure même de sa pensée était nettement dualiste, à la manière manichéenne. Harnack résume ce gnosticisme sous-jacent d’Augustin dans une formule lapidaire : « Augustin est un deuxième Marcion ».
Augustin élimina assurément dans ses écrits le dualisme gnostique et manichéen au profit d’un principe métaphysique universel, celui de l’unité de toute la Création en Dieu. Mais il réintroduisit aussitôt, ce faisant, un autre principe dualiste au sein de l’humanité avec la séparation absolue des élus et des bannis. Augustin impliquait ainsi, sans le vouloir et comme par mégarde, une responsabilité divine dans le mal, responsabilité que les manichéens eux-mêmes cherchaient à écarter. L’idée de prédestination divine supralapsaire donne en effet à Dieu une responsabilité initiale dans la corruption cosmique, alors que les Manichéens s’efforçaient précisément d’éliminer tout lien entre le Dieu bon et le mal. Augustin, par cette idée de prédestination, se faisait plus manichéen que les manichéens !
C’est pourquoi Blumenberg estime qu’Augustin n’a pas réussi in fine à « dépasser » la gnose. La gnose, et son potentiel de « terreur » pour les âmes déchues, livrées sans recours au démiurge, continuait de vivre dans l’augustinisme, sous les espèces de la coupure irrémédiable entre les quelques élus et la masse des déchus, mais aussi sous la forme de la relégation de la raison dans une obscurité abyssale.
Cette continuation de la gnose par d’autres moyens, dans l’augustinisme, permit à un ordre divin de structure gnostique de s’établir pour mille ans. L’invention du purgatoire fut l’une des tentatives du Moyen Âge d’apaiser cette terreur. Mais il fallut attendre le retour d’Aristote à l’apogée de la scolastique médiévale pour réfuter la gnose. Cette réfutation fut d’ailleurs loin d’être définitive, si l’on en juge par les résurgences ultérieures de la gnose, sous d’autres formes, dans l’idéologie de la Réforme, puis dans celle des Temps modernes.
Augustin fut un grand bâtisseur de l’Eglise catholique romaine. Mais il eut bien d’autres visages. Par son biblicisme, il prépara le mouvement des pré-réformateurs. Par sa spéculation intellectuelle, il annonça la scolastique médiévale, y compris nominaliste. Par son néoplatonisme, il planta des graines pour le mysticisme du Moyen âge. Par la puissance de son analyse intime, la vigueur et la fraîcheur de son style, il prépara la Renaissance et l’esprit moderne.
En revanche, par son gnosticisme « non dépassé », et par son enthousiasme pour la prédestination des âmes, il fut un précurseur clé de la Réforme.
Il fut lui-même un « réformateur » de la piété de son temps, d’inspiration paulinienne, comme le présente Harnack. Ce réformateur n’a pas dépassé la gnose, mais l’a seulement transposée.
Filant à nouveau cette métaphore, c’est la Réforme elle-même qui pourrait être considérée à son tour comme une « transposition » de la gnose, après les tentatives à moitié réussies du Moyen Âge scolastique d’y mettre fin. Loin d’avoir entièrement dépassé la gnose, la Réforme en a « transposé » certains aspects, comme déjà Augustin avait pu transposer des traits gnostiques au moment de la crise de l’Empire romain.
Dans la suite de l’ouvrage, on analysera l’influence des principales idées du protestantisme : le nominalisme, le déterminisme, l’individualisme, ainsi que les dérives « gnostiques » et les dévoiements « agnostiques » de ces mêmes idées.
Chapitre 2 : La « voie moderne ».
Du nominalisme à la « censure de la raison »
Luther avait jugé la raison humaine inapte à traiter des plus hautes questions, et l’avait gravement abaissée. La prééminence absolue de la foi, l’irrémédiable impuissance de la raison devant l’arbitraire de la volonté divine, l’irrationalisme intrinsèque de l’élection et de la prédestination, le salut inexplicable de quelques individus, la perdition prédéterminée et sans cause de la masse de l’humanité, la sanctification du « propre » accompagnée de la déchéance du « commun », tout cela impliquait aussi une renonciation à comprendre le monde en général, résumée par la formule « sola fide ». Seule la foi -- sans la raison.
Cette formule eut un impact profond, dépassant largement le cadre proprement religieux. Pour comprendre la manière dont elle a pu encourager la résurgence d’un antirationalisme primaire, dans un temps censé encourager les « lumières » de la raison, on peut évoquer la figure emblématique de Schopenhauer, apparaissant au 19ème siècle, peu après la fin de l’Aufklärung. Comme d’autres philosophes influencés par l’idéologie nominaliste, mais avec une verve spécialement acrimonieuse, Schopenhauer attaqua le « gribouillage des philosophastres », leurs idées « abstraites » et « générales », leurs « suprêmes abstractions », qui ne sont, pour tout dire, que des « bulles de savon ».
En héritant de la via moderna, la Réforme avait facilité et accéléré la transition entre le nominalisme scolastique, relativement modéré, et un néo-nominalisme beaucoup plus radical, et même outrancier.
Pour bien comprendre le nominalisme de Luther, qui est à l’oeuvre au cœur de la Réforme, et ses prolongements à travers les Temps modernes, il est nécessaire de revenir à ses sources les plus anciennes.
Les sources du nominalisme
Si le nominalisme prend ses sources lointaines dans l’antiquité, il est généralement convenu que la grande bataille anthropo-culturelle entre nominalisme et réalisme fut historiquement initiée par Boèce, puis continuée tout au long du Moyen Âge par Jean Scot Erigène, Roscelin de Compiègne, Pierre Abélard, Jean Duns Scot, et enfin radicalisée par Guillaume d’Ockham.
A partir de Boèce, les arguments vont se préciser, puis s’extrémiser. Un rapide survol des principales étapes de la querelle des nominalistes et des réalistes au Moyen-Âge et au début des Temps modernes va nous permettre de repérer les grandes lignes de ce déchirement philosophique, qui continue aujourd’hui encore, la pensée philosophique restant divisée entre ce qu’on pourrait appeler un néo-nominalisme et un néo-réalisme.
Le nominalisme de Roscelin, d’Abélard, de Jean Duns Scot, le réalisme de S. Anselme ou la synthèse de S. Thomas d’Aquin établissaient autant de liens entre la spéculation proprement philosophique et l’évolution du dogme catholique. Ces positions fort diverses suscitèrent des réactions allant de la condamnation pour hérésie à la reconnaissance officielle de l’Eglise. Les progrès de la spéculation pouvaient à tout moment être contrecarrés par les autorités, s’appuyant sur la Tradition. Mais paradoxalement, la résistance de l’Eglise aux avancées spéculatives qui la menaçaient dans ses dogmes contribua à hâter la fin du Moyen Âge et à préparer l’avènement des Temps modernes.
A la fin du 13ème siècle, les camps idéologiques étaient nettement disposés. D’un côté, le thomisme, professé par les dominicains, soutenait que la foi pouvait s’associer avec la raison, et aider à formuler une explication cohérente de la Création. De l’autre, les nominalistes et les scotistes, pour la plupart franciscains, se méfiaient de la raison, et en apercevaient surtout les limites, et beaucoup moins les capacités. Ils soumettaient les maîtres de l’âge classique, S. Bonaventure et S. Thomas d’Aquin, à leur critique radicale et corrosive.
Le 14ème siècle s’apprêtait à liquider définitivement la scolastique. Guillaume d’Ockham est crédité d’être l’inventeur de la via moderna. Cette école, franchement nominaliste, s’opposait à la tradition réaliste de S. Thomas d’Aquin ou même au nominalisme modéré de Duns Scot. Le nominalisme exacerbé d’Ockham traduisait une méfiance extrême envers la raison et le langage. Il faisait aussi sentir son dégoût de la scolastique latine, comme si, après des siècles de discussions considérées stériles, la réaction violente du « bon sens » s’affirmait sans mesure.
Plus généralement, c’étaient la sagesse humaine et la philosophie qui étaient jugées incapables de donner des certitudes à l’homme. Avec ce monde des entités singulières, sans liaisons nécessaires entre elles, il ne pouvait plus y avoir que des intuitions directes, immédiates. Ockham basait sa théorie de la connaissance sur l'intuition, source première de toute science. Les connaissances abstraites étaient coupées de la réalité. Elles n'avaient d'existence et même de signification que celles qu'elles empruntaient aux choses concrètes, particulières.
- Depuis Ockham, le nominalisme n’a cessé de faire son chemin et a semblé l’emporter toujours davantage. On qualifie aujourd’hui encore Ockham de pionnier de l’épistémologie. Avec sa haine de l’universel et de l’abstrait, le nominalisme est une idéologie du singulier, du particulier. L’universel est une catégorie qui réunit, associe et rend possible un lien entre les diversités et les altérités. Le nominalisme nie l’efficacité des abstractions et du général. Par là il se fait précurseur de l’empirisme et il justifie théoriquement l’individualisme. Le concret ramène à soi et au particulier. L’abstrait renvoie à l’autre et au commun.
-
Entièrement tourné vers le concret, le nominalisme favorise de plus une nouvelle conception du pouvoir, pessimiste et cinglante, dont Hobbes fut l’introducteur.
Le nominalisme de Hobbes se traduit par une formule simple, aux implications politiques considérables : il n’y a pas de souverain bien. Le mal est le maître du monde. La peur de la mort, la volonté de puissance et le désir de conservation dérivent d’un état de fait : « la guerre de chacun contre chacun ». D’où l’État, qui doit garantir la sécurité. La justice, la moralité, la vertu ne sont que des « fictions », face à la seule chose qui compte vraiment : le droit à la vie, qui est le fondement de tout.
La philosophie avait jusqu’alors pour postulat que l’homme est par nature un « animal politique », un animal social. Hobbes rejette ce postulat. L’homme est selon lui apolitique et asocial. Il suit en cela Machiavel. Il affiche cependant un certain souci du « bien public ». Mais pour Hobbes ce bien public doit s’identifier au bien de Léviathan.
On a souvent considéré que Hobbes est l’un des initiateurs de la modernité politique. Ses idées furent sans conteste absolument « modernes », au moment où elles parurent, en 1651. Elles ont permis à Léviathan de s’établir durablement et de fonder des colonies et des empires. Mais il était possible d’aller beaucoup plus loin encore que Hobbes dans le renversement des valeurs et dans la destruction du sens. Un nominalisme encore plus extrême pouvait advenir, s’attaquant à la moelle même de la raison.
Parmi les nominalistes, Jeremy Bentham occupe une place à part. Il poussa le nominalisme jusqu’à la subversion de la raison même -- subversion qui ne manqua pas de se traduire aussi en une critique politique et sociale radicale.
La politique est pour Bentham le champ d’une guerre des mots (« war of words »), où il s’agit de se battre avec et contre des métaphores, avec ou contre les fallaces (« fallacies ») du pouvoir, du savoir, de la volonté. Le Droit est lui-même une « toile d’araignée » mettant en rapport des fictions qui ne sont que des noms.
Le nominalisme benthamien corrode tout, et en particulier les fondements de l’ordre juridique lui-même nominaliste ! Tout le système de la « common law » est une fiction, affirme Bentham. Il relève du mensonge et permet tous les abus des hommes de loi.
Le nominalisme fait partie d’une bataille plus générale encore pour s’approprier le langage, pour en contrôler les normes sociales, pour en orienter l’interprétation, et jusqu’à la sémantique. Il y a bien une guerre des mots menée par les élites au pouvoir, qui est avant tout une guerre pour le pouvoir.
Le nominalisme subversif de Bentham, utilisé comme arme politique et sociale, est en fait l’équivalent laïc du nominalisme religieux de la Réforme, mis au service de la séparation rigoureuse, littérale, des élus et des déchus.
Chapitre 3.
La nécessité d’asservir
La position de la Réforme dans le débat fort ancien et toujours récurrent sur la liberté ou la détermination de l’homme se caractérise par l’outrance sans concession de Luther et de Calvin, et par le lien indénouable qu’ils formèrent entre l’omnipotence divine, la prédestination de l’homme et l’impuissance de la raison. Elle se signale aussi par l’acceptation non critique des conséquences morales, sociales et politiques du dogme de la prédestination : le désenchantement, le conservatisme, l’individualisme.
Pour les Réformés, l’homme est en effet totalement asservi au péché et au Mal. De surcroît, la prédestination divine le lie de toute éternité. L’homme est prisonnier et impuissant, englué dans les rets d’une volonté divine, inflexible, infinie et incompréhensible.
Cette thèse de la servitude absolue de l’homme passait mal aux yeux des humanistes du 16ème siècle. Leur plus célèbre représentant, Didier Erasme, écrivit une Diatribe explicitement dirigée contre le « serf arbitre » de Luther.
Les idées de Luther ou de Calvin sur la servitude de l’homme et la prédestination par Dieu frappaient déjà leurs contemporains comme tout à fait excessives. Au sein même du mouvement de la Réforme, elles rencontrèrent très tôt une opposition. Philippe Mélanchton, esprit doux et mesuré, s’efforça de minorer cet aspect de la pensée de Luther, en mettant l’accent sur la question de la justification, et en laissant dans l’ombre la question de la destinée éternelle.
La Réforme joua un rôle particulier dans ce débat en densifiant, en exaltant, en caricaturant et en poussant jusqu’à l’extrême certains de ses aspects. Pendant les Temps modernes, les idées des Réformés furent reprises, laïcisées, et menées jusqu’à leurs conséquences sociétales les plus controversées.
On peut constater la ressemblance, ou tout au moins l’analogie, du fatalisme des Anciens avec les théories chrétiennes de la prédestination, et avec celles du déterminisme moderne. Mais comment comprendre l’éradication presque totale dans l’Europe d’après la Réforme des idées d’Epicure, d’Origène, de Pélage, mais aussi d’Anselme de Cantorbéry, de Duns Scot ou de Jean de la Croix, défendant vigoureusement la liberté de l’homme et de sa volonté?
Comment, plus généralement, expliquer le dualisme persistant de l’esprit humain à propos de ces questions, sur de longues périodes, et comment justifier le basculement soudain des Temps modernes vers une idéologie philosophique et religieuse de la servitude de l’âme et du déterminisme causal des lois de la nature, relayé après Luther et Calvin par Hobbes, Spinoza, D’Holbach, Diderot, Voltaire, mais aussi Marx, Freud, Einstein?
Il faut faire un retour sur la longue histoire de ce débat pour tenter de comprendre comment les Temps modernes, inaugurés par la Réforme, décidèrent presque à l’unanimité d’en suivre les orientations.
En plongeant dans l’histoire des idées, on voit que la question du destin, du hasard et de la liberté a toujours occupé l’esprit des hommes, les partageant selon deux types d’intuitions fondamentales, parfaitement opposées. Pour les unes, l’homme est libre, pour les autres l’homme est serf.
Si les penseurs de l’Antiquité n’avaient pu trancher le problème de la liberté et du destin, les penseurs chrétiens allaient-ils faire mieux ? La « Bonne Nouvelle » des Evangiles n’était-elle pas fondamentalement une rupture avec le fatum de l’ancien ordre du monde, et un message de libération ?
Mais la toute-puissance et l’omniscience d’un Dieu créateur étaient, à l’évidence, difficiles à réconcilier avec la liberté des hommes. Le fatum païen pouvait être remplacé par une prédestination décidée par Dieu lui-même.
On effectuera un survol de quelques siècles de controverses internes au christianisme à ce sujet, revisitant les querelles de S. Paul et d’Origène, d’Augustin et de Pélage, de Hincmar et de Gottschalk, de Bernard de Clairvaux et d’Abélard, de Thomas d’Aquin et de Jean Duns Scot.
On observera la permanence d’un clivage fondamental, durable, et indépendant des époques, entre les partisans du déterminisme et ceux de la liberté, au sein même du christianisme.
On verra aussi que de la réponse à la question de la liberté ou de la servitude de l’âme, dépend presque toujours une vision du monde plus générale, plus ou moins cohérente d’ailleurs, mais qui prétend faire système. A titre d’exemple, les tenants de la liberté de l’âme font souvent part de leur confiance dans la raison humaine, et ils développent en général un optimisme universel. Loin de vouloir réserver le salut à quelques personnes, ils pensent qu’il doit s’étendre à tous, et que cette universalité du salut final est en quelque sorte explicable par le caractère de bonté infinie qu’ils attribuent à Dieu.
A l’inverse, les partisans du serf arbitre, ont tendance à critiquer la raison humaine pour ses impuissances et ses limites, ils en déduisent d’ailleurs qu’il vaut bien mieux ne pas s’appesantir sur certains sujets délicats qui dépassent de loin ses compétences (dont précisément celui du serf arbitre), et ils font souvent preuve d’un pessimisme acerbe et désenchanté quant à la nature humaine, ce qui se traduit notamment par l’enfer promis à une masse considérable, dite de « perdition ». En fait la presque totalité de l’humanité est promise au néant.
Devant la récurrence d’arguments très souvent similaires, s’opposant terme à terme, on en vient à se poser la question de savoir s’il n’y aurait pas là l’indice d’une fracture beaucoup plus profonde encore, non pas entre deux types de sensibilité, mais dans l’âme humaine elle-même. Ce que Kant devait appeler les « antinomies » de la raison humaine est sans doute logé au plus profond de notre esprit.
On passera aussi en revue plusieurs penseurs modernes ayant traité de la question de la liberté et de la servitude. Il apparaît qu’ils peuvent être regroupés en plusieurs classes.
Il y a d’abord les fatalistes purs et durs. Tout est déterminé, nécessaire, et rien d’autre que ce qui est nécessaire n’est possible. Hobbes ou Spinoza en sont de bons exemples. Celui-ci estime qu'il n'y a dans le monde qu'une seule substance, dont tous les êtres particuliers sont des parties, ou des modalités. Celui-là suppose une multitude innombrable d'êtres, dont la combinaison matérielle produit nécessairement tous les phénomènes. Des stoïciens aux matérialistes des Lumières, longue est la liste de ceux qui partagèrent cette manière de voir.
Il y a ceux qui pensent que tout est déterminé, mais qui admettent en théorie une infinité de mondes possibles, éventuellement réalisables, mais jamais réalisés en fait. Leibniz illustre excellemment cette attitude.
Il y a ceux qui pensent que tout est prédestiné selon la volonté entièrement arbitraire de Dieu. Luther, Calvin sont les champions incontestables de cette ligne d’opinion.
Ces trois classes de penseurs excluent tout hasard, toute contingence, toute indétermination, toute liberté.
Le plus surprenant, sans doute, c’est la vigoureuse efflorescence du fatalisme moderne, s’appuyant aussi bien sur la foi de la Réforme que sur le rationalisme des Lumières, ou le mécanisme du matérialisme.
Il suffit d’ailleurs de faire un survol de quelques penseurs du 20ème siècle pour constater l’emprise du fatalisme ou du déterminisme sur les esprits les plus avertis, les plus divers.
Chapitre 4.
La tyrannie du singulier et la décision totalitaire
Luther avait promu par son exemple un modèle héroïque de l’individu élu, capable par une grâce spéciale de s’ériger en juge, prêtre et roi, en s’appuyant sur sa foi et sur les seules Ecritures, à l’exclusion de toute autre autorité. Mais pouvait-on généraliser cette attitude ? Pouvait-on induire que, par son indépendance et l’« appel » irrésistible de sa vocation, le héros luthérien fournissait un modèle efficace pour résister à toute tyrannie temporelle?
Luther soutint que l’Etat est une institution divine. Il légitima le pouvoir absolu des princes, et prétendit qu’il était, lui Luther, le premier à valoriser cette légitimation : « Notre enseignement a donné à la souveraineté séculière la plénitude de son droit et de sa puissance, réalisant ainsi ce que les papes n’avaient jamais fait ni voulu faire. »
Toute autorité est légitime, parce qu’elle n’existe que par la volonté de Dieu, dit Luther. Le tyran, par ses actes, s’inscrit dans le plan divin. Tous les princes sont en fait au service de la volonté divine, et doivent donc être respectés pour cela comme des dieux : « Les princes du monde, des dieux ; le vulgaire, Satan »[4].
Comment résister à la tyrannie, comment prendre les armes contre l’oppression, comment lutter contre l’injustice, lorsque Luther affirme si fortement: « Mieux vaut que les tyrans commettent cent injustices contre le peuple, plutôt que le peuple une seule injustice contre les tyrans » ?
Parmi les philosophes politiques qui, peu après Luther, ont prôné des idées proches des siennes en cette matière, c’est sans doute Thomas Hobbes qui traita le plus magistralement du rôle « nécessaire » de la tyrannie.
Son pessimisme, son anti-idéalisme acerbe et son matérialisme désillusionné marquèrent le temps et l’Europe. Héritier de Machiavel, s’appuyant sur une rhétorique nominaliste, viscéralement anti-papiste, il prôna comme Luther la soumission volontaire de la multitude à l’Etat, le « grand Léviathan », le « dieu mortel » dont « le sang est l’argent ».
En niant la pertinence de la Tradition et en faisant de chaque protestant un « pape », Luther avait mis l’homme singulier au pinacle. Il valorisait éminemment son rôle par rapport à la communauté ecclésiale. Jamais auparavant l’homme, en tant qu’individu, n’avait été ainsi promu à un aussi haut rang, celui d’« élu ». Cet accent placé sur l’individu choisi et son élection, Hobbes se l’appropria pour un usage essentiellement politique. Il mit l’idée d’élection au service exclusif de Léviathan, en transférant son impact psychologique sur le chef unique, s’imposant à la multitude comme souverain temporel, mais aussi s’arrogeant le rôle de « pasteur suprême », à la place du pape-antéchrist. Pour Hobbes, seul le souverain est vraiment saint.
L’homme, fondamentalement a-politique et a-social, est un « loup » pour les autres hommes, répète Hobbes, et il ne doit jamais oublier qu’il se fait de fortes illusions sur « sa propre sainteté ». En revanche, il lui est impérativement nécessaire de « tenir le souverain chrétien pour un prophète de Dieu ».
Bruno Bauer avait écrit que la Réforme s’était efforcé de séparer la religion de l’Etat, pour la libérer des puissances avec lesquelles l’Eglise l’avait associée, depuis les temps primitifs jusqu’au moyen âge. Mais Stirner considéra que Bauer s’était trompé. Il pensait que la « domination des esprits », après la Réforme, n’avait jamais été « aussi étendue et aussi puissante ». Au lieu d’abstraire le principe religieux de l’art, de l’Etat, et de la science, elle fit au contraire de ceux-ci des « religions » et les éleva « dans le royaume de l’esprit ».
Stirner pensait que ni la philosophie, ni la religion n’avaient apporté de vraie libération. La Réforme n’a été qu’une réforme en trompe l’œil. Loin d’avoir rompu avec l’esprit clérical, elle l’a renforcé. Stirner y voit une « malédiction » : « Le catholique n’est que laïque, le protestant est prêtre. L’esprit clérical est maintenant chose achevée, tel est le progrès fait sur le moyen âge, telle est la malédiction inhérente à la Réforme. »
Luther cherchait l’élection du moi, sa mise en exception, sa singularisation hors de la foule déchue. Stirner va plus loin encore et veut l’exclusion de tout ce qui n’est pas moi. Il proclame la nécessité de la « dureté de la personne individuelle » qui doit faire obstacle à tout ce qui est « humain ». Il coupe radicalement tout lien avec tout. « En fait, je suis incomparable, unique. Ma chair n’est pas votre chair, mon esprit n’est pas votre esprit. »
Il pousse ainsi à l’extrême le schéma de l’élection et de la grâce tel qu’initié par Luther et Calvin. Loin de renoncer à ce qui en chaque homme est « inhumain », à ce qui est tapi, ancré au fond de tout individu, il le revendique hautement. Comment d’ailleurs faire obstacle à cette force invincible, qui fait que le moi est Moi ?
De même que Dieu a le Diable, à côté de l’homme, il y a le non-homme, l’individu, l’égoïste.
Désormais l’homme et le non-homme sévèrement séparés sont ennemis irréductibles.
Le schéma dualiste, binaire, manichéen, du bien et du mal, de Dieu et du Diable, de l’élection et de la déchéance, qui traversait la pensée de la Réforme, est repris par Stirner pour être installé cette fois au cœur de l’individu, et pour le déchirer en deux.
De même que le protestantisme coupait le monde en deux parties inégales, les élus et les déchus, de même « le libéralisme sépare mon être de moi-même et le place au-dessus de moi, parce qu’il exalte « l’homme » autant qu’une religion quelconque exalte son Dieu ou son idole, parce qu’il en fait un au-delà ». Il me divise, il m’aliène, il m’ampute de tout ce qui est mien, de ma propriété, pour y substituer « quelque chose d’étranger à moi, une essence ».
Le schisme de la Réforme s’opérait à travers les nations, à travers les peuples, séparant les quelque « choisis » du « reste » du monde. Selon Stirner, le libéralisme moderne prolonge et installe le schisme protestant à l’intérieur de chacun d’entre nous, et nous sépare en deux parties, l’une élue, l’autre déchue. Tout ce qui dans un homme réel ne correspond pas au concept « homme » n’est désormais plus qu’un « fantôme », une chimère, un néant.
C’est ce que Stirner ne peut accepter. Il revendique pour le moi, que l’égoïsme puisse devenir à son tour l’idée générale. Comme chacun est égoïste, il est assez logique de mettre l’égoïsme au-dessus de tout, et d’en faire une idée universelle. C’était là reprendre en somme les idées de Hobbes et de Locke, pour les pousser à l’extrême.
Désormais, je m’apparaîtrai à moi-même comme Dieu, dit Stirner. « Moi seul suis réel. Et maintenant je prends le monde pour ce qu’il est réellement pour Moi, je le prends comme Mien, comme ma Propriété : je rapporte tout à Moi». proposition chrétienne : « Dieu est devenu Homme » se transforme pour Stirner en celle-ci : « l’Homme est devenu Moi. »
Il y a dans cette épiphanie du Moi comme une parodie de parousie. Le Moi devient « l’Unique », qui plane haut au-dessus de la société, alors que la société ne peut créer aucun Unique. Ce Moi, cet Unique, ne peut reconnaître d’autre source du droit que lui-même. Il ne reconnaît « ni Dieu, ni l’Etat, ni la nature ni l’homme même avec ses éternels « droits de l’homme », ni le droit divin ni le droit humain ». « Je suis propriétaire de l’humanité, je suis l’humanité et ne fais rien pour le bien d’une autre humanité ».
C’est le crépuscule annoncé des peuples, et l’aube d’une nouvelle humanité, réduite et compressée en son extrême centre, le Moi. « Le crépuscule des peuples et de l’humanité annonce Mon aurore ». C’est là une image consciemment christique, que Stirner développe complaisamment : « Christ est le Moi de l’histoire du monde ».
Renverser Luther
Nietzsche fut peut-être influencé par les idées de Stirner, mais à l’évidence il doit beaucoup à Luther, même s’il ne lui pardonne pas d’avoir en quelque sorte sauvé le christianisme par la Réforme. Le christianisme réformé ne trouve non plus guère grâce à ses yeux : « [Les Allemands] ont aussi le type de christianisme le plus malpropre qui soit, le plus incurable, le plus irréfutable, ils ont le protestantisme sur la conscience… »
Pour Nietzsche, tout le mal du christianisme vient de ce que « le gros mensonge de l’immortalité de la personne détruit toute raison, toute nature dans l’instinct (…) A quoi bon le sens communautaire, à quoi bon collaborer, se fier, favoriser et poursuivre un quelconque bien général ? ». Ceci conduit à la conclusion suivante : du fait que chaque âme immortelle occupe le même rang que toutes les autres, se produit une « exaltation infinie » de « l’égoïsme sous toutes ses formes», qu’il faut stigmatiser avec « mépris ».
Cette diatribe assez paradoxale et inattendue de Nietzsche contre « l’égoïsme » et en faveur du « bien général » peut s’expliquer comme une sorte de critique ultra-luthérienne de Luther lui-même. Nietzsche critique en réalité le fait que le protestantisme luthérien permet à tout un chacun de se croire élu, de croire sa propre âme immortelle, alors qu’il faut sans cesse se rappeler que l’élection est réservée en fait à de très rares élus. Il faut en cesser avec l’hypocrisie, il faut en finir avec les mensonges, il faut clamer la vérité : tous sont condamnés, à l’exception de ces rarissimes élus.
Nietzsche se veut ainsi bien plus luthérien que Luther, pour ce qui concerne la masse de perdition, à qui il veut crier sa déchéance, mais il reste tout à fait luthérien en ce qu’il continue de mettre au-dessus de tout doute le sentiment de sa propre élection.
Il reste sans doute conscient de la contradiction intime qu’il y a pour lui à s’attaquer à ses propres racines quand il fustige « le monde des clercs allemands constitué pour les trois quarts de fils de pasteurs et de maîtres d’école. » Il faut régler les comptes, non avec son père vénéré, mais plutôt avec un grand père lointain: « le pasteur protestant est le grand père de la philosophie allemande, et le protestantisme son peccatum originale. Définition du protestantisme : hémiplégie du christianisme et de la raison… ».
Nietzsche finit par se résoudre à porter une estocade finale à Luther et à tous les théologiens et philosophes allemands. « Le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien : à l’instar de Luther, à l’instar de Leibniz, Kant n’était qu’un frein. »
Nietzsche admirait en revanche Napoléon, car il voulait faire de l’Europe une unité politique et économique et voulait « instaurer un gouvernement mondial ». Nietzsche prévoyait que le 20ème siècle serait le siècle de « la lutte pour la domination universelle » et prophétisait l’avènement d’une humanité supra-nationale et nomade. Mais il prévoyait aussi que le pire était à venir, car « la démocratisation de l’Europe tendra à produire un type d’hommes préparés le plus subtilement du monde à l’esclavage. »
Le pire était en effet à venir. Parmi les idéologues qui s’efforcèrent de « préparer subtilement » la venue de la bête immonde, Carl Schmitt joua un rôle particulier. Carl Schmitt soutint très tôt le parti nazi, et il traduisit explicitement ce soutien dans ses travaux juridiques et philosophiques. Schmitt affirma l’évidence de la théologie politique dans la théorie moderne de l’Etat, et cita Thomas Hobbes, dont le Léviathan s’explique par « l’essence politique et théologique spécifique de la Réforme protestante », et que la Révolution française constituait un prolongement déthéologisé de la Réforme. Il affirma aussi que le monde moderne était devenu une « totalité » et qu’il exigeait de ce fait des solutions totales.
Un fil continu relie Luther à Hobbes, Stirner, Nietzsche et Schmitt, c’est le fil du Moi. Le Moi peut être défini comme « celui qui décide ». De la religion individuelle de Luther, on passe à la religion du seul Léviathan chez Hobbes, puis à déification de l’individualité de Stirner, puis à la solitude héroïque et nihiliste de Nietzsche, pour aboutir à la théologie politique de Schmitt fondant le droit total du Führer à « décider », sans discussion.
Conclusion
L’idéologie de la Réforme, avec son nominalisme, son individualisme et son déterminisme, caractérisa le moment inaugural de la modernité. Elle en incarna aussi les contradictions ultérieures et les futures antinomies. Ces contradictions étaient manifestement en germe dans la triple coupure que la Réforme introduisit entre la raison et la foi, entre la liberté et la grâce et entre la multiplicité des déchus et la singularité de l’élection.
La raison des réformés s’appliquait fort bien au monde d’ici-bas mais elle était par essence entièrement exclue de la pénétration des choses divines. La raison ne pouvait rien atteindre du divin, ne serait-ce que par participation. La prédestination des âmes et le dogme du serf arbitre les privaient de toute liberté ontologique. L’élection séparait absolument les « élus » de la « masse de perdition », en toute opacité et sans recours.
Que les idées initiales des réformateurs aient eu des liens par la suite avec la fabrique de la modernité et la définition de son essence, c’est ce que nous avons tenté de montrer, en établissant des relations entre leurs déclinaisons parfois inattendues et la maladie de l’ère, la grande dissociation à l’échelle de la civilisation tout entière.
Depuis cinq siècles, la modernité affiche indéniablement des succès palpables (sciences, techniques, libéralisme, démocratie, droits de l’homme, humanisme), mais elle présente aussi des symptômes inquiétants, baptisés de noms divers : désenchantement, malaise, crise, déclin. Elle brille de plusieurs feux, mais elle est également un temps de mal développement, de monopolisation des pouvoirs, de collusion du politique et de l’économique, de détournement de la religion, de démission de la philosophie, un temps d’injustices béantes et de rétrécissement planétaire, de quadrillage du temps et de l’espace et de privatisation du bien commun, de contrôle social et de surveillance des hommes et des idées.
Les symptômes récurrents de la maladie moderne depuis plus de deux siècles font soupçonner qu’il s’agit d’une schize profonde, constitutive, structurale. La modernité est psychiquement malade, divisée dans ses fondements, et affectée dans son essence. Elle travaille en fait contre elle-même, comme l’avait observé Freud. « La plupart des civilisations ou des époques culturelles -- même l'humanité entière peut-être -- ne sont-elles pas devenues «névrosées» sous l'influence des efforts de la civilisation même ? »
[1] Selon la thèse de E. Voegelin, La nouvelle science du politique.1952
[2] E. Renan. Histoire des origines du christianisme. Saint Paul
[3] Cf. La légitimité des temps modernes
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