Introduction
- «Le confinement de la sexualité, de la reproduction, des soins aux enfants et du travail domestique à la sphère privée féminine a encore une autre implication, à savoir que les sexualités et les activités reproductrices masculines sont également reléguées dans l'ombre, tout comme le rôle de l'homme dans la garde et l'éducation des enfants et dans l'accomplissement des tâches ménagères» (Bacchi 1991, rapporté par Carver 2000: 491-492).
Dans cet article, je me propose de parler de la paternité, à la fois comme sociologue et comme féministe. Pourquoi préciser cette double attache? Essentiellement parce qu'elle n'a pas été facile à concilier au cours de mes dix dernières années de recherche au Québec, me plaçant en position de double marginalité [1]. En effet, peu de sociologues se sont intéressés aux pères. Il suffit de consulter les banques de données des sciences sociales, telles socio file ou, pour le Québec, Familia, pour s'en convaincre. Encore aujourd'hui, le champ de la paternité reste dominé très largement par les études en psychologie, en psychologie sociale, en psychanalyse et en psycho-éducation. Ainsi, dans Familia, si l'on exclut les termes de « psychologie » et de « psychologique », des deux cent titres au départ sous la rubrique « père/paternité », il n’en reste plus qu’une quarantaine. Parmi les articles ainsi recensés, plusieurs relatent ou suggèrent des expériences ou des modalités d'intervention auprès des pères (Ménard 1999, Lévesque 1996, Messier 1986, Bronstein 1988) ou traitent plus spécifiquement des dimensions psychologiques de la relation pères/enfants ou encore du rôle paternel dans le développement de l'enfant (Beauchamp et al. 1996, Sharpe 1994, Lamb 1997, Phares 1999, Delécluse et Vautrin 1998, LeCamus, 1999, 2000), rarement des aspects sociaux de la paternité. En outre, peu de féministes ont osé s'aventurer dans ce champ davantage réservé aux chercheurs en études masculines, et masculins pour la plupart. Étudier les pères, c'est un peu "trahir" les chercheures féministes, dans la mesure où de nombreuses études restent à faire pour mettre au jour les inégalités vécues pare les femmes, tant au travail ou au sein de la famille que dans l'ensemble de la société. Ceci explique sans doute le fait que d'un point de vue féministe, la paternité a été abordée surtout indirectement, notamment par le biais des études de budget-temps. Celles-ci démontrent que les hommes consacrent toujours moins de temps aux travaux domestiques que leur conjointe et que la situation n’a pas beaucoup évolué depuis dix ans. Ainsi, une enquête sur le partage des tâches réalisée en 1987 auprès de 1332 ménages québécois révélait que chez les couples où les deux conjoints travaillent à l’extérieur, il y a un meilleur partage mais qu’on est loin de l’égalité en termes stricts. De plus, l’étude faisait ressortir que la multiplication des charges familiales en raison de la présence d’enfants d’âges préscolaire avait un impact plus déterminant sur le temps de travail domestique des femmes que sur celui de leur conjoint (Le Bourdais, Hamel et Bernard, 1986). Cette situation amenait les auteurs à conclure que, marginales dans le cas des hommes, les tâches domestiques demeuraient une composante majeure du travail quotidien des femmes et ce, qu’elles occupent ou non un emploi. Les recherches réalisées depuis ont toutes confirmé ces résultats (Statistique Canada, 1986; CROP-EXPRESS, 1994; Corbeil et al., 1994; Descarries et al., 1995; Lefebvre et al., 1996). Le conjoint consacre encore plus de temps au travail rémunéré (44 heures en 1986 [2], 41.9 heures en 1992 [3]) qu’au travail domestique (13 heures en 1986, 17.6 heures en 1992[4]) alors qu’inversement, les femmes consacrent moins de temps au travail salarié (32 heures par semaine en 1986, de 32.3 [5] à 36.1 [6] heures en 1992) et plus au travail domestique (29 heures en 1986, 33.2 heures en 1992 [7]). Plus récemment, des données statistiques [8] montrent qu'au sein des couples mariés ayant un enfant de moins de 18 ans, les femmes consacrent quotidiennement presque autant de temps au travail domestique (331 minutes) qu'au travail salarié (337,1 minutes) alors que les hommes passent encore presque deux fois de temps au travail salarié (429,4 minutes) qu'au travail domestique (213,7 minutes). Enfin, dans l'ensemble de la population de 15 ans et plus, les femmes consacrent quotidiennement deux fois plus de temps aux travaux ménagers (2 heures 21 minutes) que les hommes (1 heure 09 minutes) [9].
Globalement, le bilan quant au partage des tâches domestiques est donc plutôt négatif et ceux qui sont souvent pointés du doigt, notamment dans les media, ce sont les pères. Il y a en effet, dans certaines analyses, un glissement du constat de la non participation des hommes au domestique à leur désengagement comme pères :
- «L'immense majorité des pères agissent comme s'ils n'étaient pas connectés affectivement à leurs enfants. Ils ne leur consacrent qu'une part congrue de leur temps hors travail, ne partageant ni leurs joies ni leurs peines de manière soutenue, se contentant, parfois, d'aider leur mère dans quelques tâches connexes à l'intendance, sans parler du cirque des pensions alimentaires et des pères qui disparaissent sans laisser d'adresse [...]» (Émond, 1996: 29).
Pour ma part, je me distancie de ce type de conclusion dans la mesure où je ne crois pas que l'on puisse, à partir d'une seule approche comptable comme celle des budgets-temps, centrée sur l'énumération de tâches, apprécier, analyser le rapport affectif des hommes à leurs enfants, ni les transformations sociales qui affectent la famille et la paternité depuis une vingtaine d'années. Pour être en mesure de dégager ce qui émerge de nouveau, dans les rapports de couple, dans les familles, du point de vue de l'exercice de la paternité, une autre démarche m’apparaît s'imposer: dégager et décrire, à partir du témoignages des pères, les représentations et les pratiques paternelles et analyser les contextes sociaux dans lesquels elles sont produites ou s'inscrivent, tout comme on l'a fait pour les mères (Mercier, 1990; Quéniart, 1994; Corbeil et Descarries, 1994; Descarries et Corbeil, 1995). De plus, sur le plan théorique, deux postures me semblent importantes à adopter. En premier lieu, celle de reconnaître que la division traditionnelle des deux sphères a des conséquences non seulement pour les mères -dont l'utérus les produirait nécessairement maternelles, douces et douées pour les tâches domestiques-, mais aussi pour les pères - définis comme des êtres publics asexués, voués à la domination et à la violence ou à l'immobilisme. Autrement dit, il est nécessaire d'adopter une posture anti-essentialiste, c'est-à-dire de partir du refus de la naturalisation des catégories femmes et hommes en termes de biologie et de corps, du rejet de l'idée d'une masculinité et d'une féminité naturelles. En second lieu, l'on se doit d'accepter l'idée que des changements entre les hommes et les femmes peuvent avoir lieu dans la famille même si, globalement, la domination masculine se maintien dans la société. Ce sont ces deux postures que j'ai tenté de mettre en œuvre depuis une dizaine d'années au cours de mes recherches [10] sur la maternité (Quéniart 1988,1991, 1998) puis surtout, plus récemment, sur la paternité (Quéniart 1994, 1996, 1997, 1998, 1999, 2000), rejoignant à cet égard plusieurs autres chercheurs (Ferrand 1981, 1984; Dulac 1993, 1997; Dyke et Saucier 2000).
À cet égard, notons que le champ des études sur la paternité s'est d'abord développé, peut-être en raison justement du regard fortement teinté d’essentialisme que l'on y favorisait, autour de "quelques paradigmes bien précis: la passivité, l’absence, la violence et l’abus" (Dulac, 1997: 133). Par la suite, dans la foulée des études masculinistes et des analyses en psychologie montrant l'importance fondamentale du rôle du père dans le développement de l'enfant (Naouri 1985, Hurstel 1996, Robinson et Barret 1986), ce domaine de recherches s'est ensuite articulé autour d'une problématique inverse, celle de l'engagement paternel. Ainsi, en Amérique du Nord, une grande partie des recherches, venant du champ de la psychologie sociale, se centre sur l'analyse des déterminants de l'implication ou de l'absence d'implication paternelle (Barnett & Baruch, 1987; Cowan & Cowan, 1987; Crouter et al, 1987; Lewis & O'Brien, 1987; Grossman et al, 1988; Lamb, 1987; Volling & Belsky, 1991). D'autres recherches, cette fois en sociologie et en histoire, ont voulu se distancer d'une approche en termes de mesure de l'implication paternelle, que l'on retrouve dans la majorité des recherches sur les déterminants, pour faire valoir un modèle d'analyse plus ouvert à l'expérience des pères: analyse des modes de paternage, du rapport à l'enfant, de la vie de couple, de la conciliation paternité/travail, etc. (Ferrand 1984, Sullerot 1992, Delumeau et Roche 1990, Lamb 1987; Quéniart 1999, 2000; Dulac et Groulx 1998, Dyke et Saucier 2000).
Partant essentiellement de ce dernier type d'études, j'identifie et analyse dans ce texte, à partir de données d'enquêtes quantitatives et qualitatives, trois formes de paternité, au sens d'idéaux-types -et non de miroirs de la réalité- permettant l'accès à la complexité de cette expérience. Car en effet, malgré leurs divergences et quels que soient leurs horizons théoriques, tous les auteurs s'entendent pour dire qu'il serait vain, aujourd'hui, de vouloir parler de «La» paternité comme d'une réalité uniforme et identique pour tous: il y a de multiples façons d'être pères qui dépendent de nombreux facteurs socio-culturels [11], familiaux, conjugaux et personnels (Turcotte, 1994): les représentations qu'a le père de la famille, du rôle paternel et des rapports entre les sexes (Russel, 1982; Barnett et Baruch, 1987; Palm et Palkovitz, 1988; Crouter et al., 1987); son sentiment de compétence ou d'incompétence parentale (Verheyen, 1987; Lamb, 1987; Bleton1987); son rapport à son propre père et à l’image du père (Cordell, Parke et Sawin,1980; Hurstel, 1984; Soule, Standley et Copans, 1979); la qualité de la relation conjugale et le statut d'emploi de la conjointe (Benokraitis, 1985; Weingarten, 1978; Ferrand, 1984); son rapport au travail; etc.
[1] Ce qui se vit très concrètement lors de colloques par exemple, où il est difficile ou, en tout cas, peu intéressant, en termes de débats, de présenter une communication sur les pères dans une section féministe et inversement, une analyse féministe dans une section de type sociologie de la famille.
[2] Les données de 1986 vienne de Le Bourdais et al. (1987)
[3] Ces données de 1992 vienne de Descarries et al. (1994, 1995) et représentent les estimations faites par les mères.
[4] Ces données de 1992 viennent de Lefebvre et al. (1996)
[5] Données de Lefebvre et al.
[6] Données de Descarries et Corbeil.
[7] Données de Descarries et Corbeil.
[8] Données compilées par F. Descarries à partir de l'enquête générale de 19198 (n = 10749) de Statistique Canada, par Zuzanek, Jiri, « Le temps consacré aux enfants : est-ce assez ou trop peu ? ISUMA, Volume 2 No 2, Été 2001, page 7/14.
[9] Données de 1998 tirées de l'enquête de statistique Canada qui sont en cours d'analyse et que G. Pronovost nous a aimablement fait parvenir. Voir aussi Pronovost (1998).
[10] Toutes les recherches que j'ai menées sont des recherches qualitatives qui adoptent la méthode d'analyse de la théorisation ancrée et dont la plupart, notamment plusieurs de celles sur les pères, ont été réalisées avec la collaboration de François Fournier. Ce dernier a également participé à l'écriture d'une première version, jamais publiée, de ce texte, remanié depuis et qui n'engage aujourd'hui que moi.
[11] Précisons ici que je laisse de côté dans ce texte les recherches sur la paternité en contexte ethnique. Voir à ce sujet, pour le Québec, la récente étude de Dycke et Saucier (2000).
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