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Luc Racine
Sociologue, Département de sociologie, Université de Montréal
“La baisse des investissements
au Québec.”
Un article publié dans la revue Parti pris, revue politique et culturelle, vol. 5, no 5, février 1968, pp. 11-14. Chronique: “Québec économique”.
Pour se développer, une société a besoin que se fasse sur le plan économique un certain nombre d'investissements. Dans une économie socialiste, ces investissements sont faits de façon planifiée, avec comme but d'assurer une croissance équilibrée de la production et de la consommation, en fonction des besoins de la majorité de la population. Dans une économie capitaliste, les investissements se font en général de façon anarchique, pour satisfaire la soif de profit et de pouvoir d'une minorité au détriment de l'ensemble de la population; quand il y a planification (comme en France, par exemple), c'est uniquement dans l'intérêt des patrons et des grandes compagnies.
Dans une économie capitaliste, toutes les décisions concernant les investissements, que ce soit au niveau de l'entreprise, du secteur industriel ou de l'État, sont prises sans aucune participation et sans aucune consultation des travailleurs. On comprend alors pourquoi la croissance économique ne profite que très indirectement et souvent ne profite pas du tout aux travailleurs qui en sont pourtant l'élément moteur. Les patrons et l'État, aidés de leurs administrateurs et de leurs technocrates, font inévitablement passer leurs intérêts bien avant ceux de la population.
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Les conséquences de ce système économique sont désastreuses. Aux États-Unis, par exemple, on investit des sommes fabuleuses pour faire fonctionner les industries qui produisent toutes les sortes d'armements utilisés au Vietnam, tandis que l'on investit des sommes dérisoires pour relever le niveau et les conditions de vie de la population noire.
Autre exemple des résultats des investissements capitalistes: pour la période allant de 1956 à 1965, les grandes compagnies américaines ont investi directement pour 2.893 millions de dollars en Amérique latine, ce qui leur a rapporté la modique somme de 7.441 millions de dollars. Il s'agit là d'investissements rentables: un profit de 4.548 millions de dollars, ce n'est pas mal. Mais ce sont les conséquences de cela pour les populations d'Amérique latine qui sont particulièrement édifiantes.
De 1958 à 1966, le revenu annuel brut a vu se ralentir son rythme d'accroissement: ce dernier est passé de 4% à 3%; avec une population supérieure de 60.200.000 d'habitants à celle de 1957, l'Amérique latine a, en 1966, un taux de croissance du revenu annuel brut inférieur à celui de 1957. De plus, le revenu annuel brut par tête a connu un taux de croissance inférieur à celui de la population: à un taux de croissance de 1.2% par année du revenu annuel brut par tête a correspondu un taux d'accroissement de la population de 2.9% par année. Tout ceci revient à dire que les investissements américains en Amérique Latine n'ont pas produit un enrichissement mais un appauvrissement des pays de ce continent exploité: les profits faits par les compagnies américaines en Amérique latine n'ont pas servi à financer le développement économique et à réduire la misère des peuples latino-américains, mais plutôt à bloquer le développement économique et à accroître la misère pour le plus grand bien des industries américaines. [1]
Nous voilà rapidement fixés sur la nature et le rôle des investissements en régime capitaliste. Les investissements s'y font dans les industries où il est possible de faire le plus de profit. La guerre du Vietnam paye plus que l'éducation des noirs américains, il est plus rentable d'extraire du minerai et du pétrole en Amérique latine qu'ailleurs. Et, quand il est si profitable pour les industries américaines de produire pour la guerre au Vietnam ou d'exploiter les ressources des pays sous-développés, on ne voit pas pourquoi les compagnies américaines pratiqueraient la philanthropie en continuant à investir dans des pays où leurs activités sont moins rentables. C'est ce qui explique pourquoi, depuis quelque temps, les investissements baissent au Québec. Et, comme l'économie québécoise est complètement dépendante des investissements américains, cela veut dire que l'investissement global diminue et que le développement économique stagne. Les conséquences de cela sont facilement prévisibles et se manifestent déjà: hausse du coût de la vie et diminution du niveau de vie qui en résulte, augmentation du chômage, hausse des taxes, etc., etc.
De 1966 à 1967, d'après les dernières estimations du Bureau Fédéral de la Statistique [2], les investissements publics et prives au Québec ont brusquement décru tandis que, partout ailleurs au Canada, ils se sont accrus. C'est un fait connu que les investissements sont toujours inférieurs au Québec par rapport au reste du Canada: en 1966, il s'est investi $603 par habitant au Québec tandis qu'il s'en investissait $735 en Ontario. La chute des investissements au Québec (de - 5.8%) et la hausse dans les restes du Canada (de + 4.7%.) n'a rien d'encourageant dans ce sens. En 1966, les investissements faits au Québec représentaient 23.4% du total des investissements faits au Canada; en 1967, ils n'en représentent plus que 21%.
Tableau I:
investissements publics et privés au Québec,
en Ontario et au Canada en 1966 et en 1967 (en million de $)
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Québec
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Ontario
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Canada
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(1) Dépenses réelles provisoires
(2) Estimations de la mi-année des projets pour 1967.
Source: donnés du B.F.S., reproduite par Claude Lemelin, Le Devoir, mercredi, 13 décembre 1967, p. 6.
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Il y a plus. La diminution des investissements privés n'a nullement été compensée par une hausse des investissements publics : la baisse des investissements publics (de 5% pour les services d'utilité publique et de 7.8% pour les ministères gouvernementaux) a été supérieure à la baisse des investissements totaux, qui a été de 5.8%. En Ontario, au contraire, la hausse des investissements publics a été supérieure (15% pour les services d'utilité publique et 13.6% pour les ministères gouvernementaux) à la hausse globale, de 6.7% pour l'ensemble des investissements publics et privés.
Cette diminution des investissements de l'État, au Québec, est d'autant plus significative si l'on tient compte du fait que, depuis 1963, dans la répartition des investissements, les investissements relevant de l'État (services d'utilité publique et dépenses des ministères) représentent 42.4% du total des investissements (contrairement à l'Ontario où, pour la même période, c'est-à-dire celle allant de 1963 à 1966, les mêmes investissements représentent 36.4% du total) [3]. Quand les investissements baissent dans le secteur privé, l'État peut à la rigueur jouer un rôle supplétif en augmentant les investissements dans le secteur public. Mais il y a une limite à cela et il semble qu'au Québec cette limite soit atteinte. D'où une baisse générale de tous les investissements en 1967. Généralement, de 1948-1951 à 1963-66, au Québec, les investissements dans le secteur privé ont décru par rapport aux investissements dans le secteur public, où la hausse proportionnelle a compensé (voir Tableau II),. Les investissements faits par le régime libéral, avec la nationalisation de l'Hydro-électricité, la réforme de l'éducation, la création de la Caisse de Dépôts, de Sidbec et de Soquem, etc., ont permis de compenser, pour un court laps de temps, la baisse relative des investissements dans le secteur privé (particulièrement dans le secteur primaire et secondaire).
Tableau II:
structure de l'investissement au Québec,
pour les périodes 948-1951 et 1963-1966 (en %)
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fabrication
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service d'utilité publique
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habitation
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institutions et ministères
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industries primaires et de la construction
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commerce, finance et services commerciaux
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total
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Source: données de M. Roland Parenteau reproduites par Claude Lemelin dans Le Devoir du mardi, 10 octobre 1967, p. 13.
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Cependant, les investissements de l'État dans le domaine des services ne sont pas productifs et ne permettent pas la réalisation de profits suffisants pour que le secteur public puisse financer lui-même Son développement. Inévitablement, les sources de financement du secteur public, le capital nécessaire à sa croissance, se trouve dans les branches productives de J'économie (industrie primaire et secondaire) ; or, dans le régime économique sous lequel nous vivons, ces branches sont non seulement contrôlées par des intérêts privés mais, ce qui est plus important, par des intérêts étrangers anglo-canadiens et, surtout, américains). Les investissements faits dans les secteurs productifs sont réalisés en fonction des préoccupations d'industriels et de financiers américains qui n'ont aucun intérêt au développement de l'ensemble de notre économie pour satisfaire aux besoins de la population. Ce que ces gens cherchent, c'est leur profit; et, puisque, de plus en plus, leur profit est plus facile à raire aux États-Unis et dans les pays sous-développés qu'au Québec, leurs investissements dans l'économie québécoise diminuent. Si l'État, afin d'assurer le développement du secteur public, allait imposer plus rigoureusement les compagnies établies dans les secteurs productifs, il est fort probable que cela précipiterait encore la baisse des investissements. D'autre part, si l'État augmente les taxes indirectes et l'impôt sur le revenu des particuliers, il ne fera qu'augmenter la hausse du coût de la vie et accentuer les conséquences d'une baisse des investissements. C'est un cercle vicieux qu'aucun gouvernement liés aux intérêts des grandes compagnies ne peut briser : car la seule façon 'de rompre le cercle, c'est justement de mettre terme, par les moyens appropriés, au contrôle et à la domination que les entreprises anglo-canadiennes [14] et américaines exercent sur notre économie, dont ils paralysent de plus en plus complètement le développement.
Il n'y a pas deux solutions valables aux problèmes de l'économie québécoise. Ou on accepte la stagnation due à la domination étrangère, avec tout ce que cela entraîne: baisse des investissements et de la productivité, chômage, hausse du coût de la vie, sous-qualification de la main-d'oeuvre, sous-emploi, dépeuplement régional, poches de pauvreté de plus en plus nombreuses dans les grandes villes et en province, etc. Ou on reprend le contrôle de notre économie par la nationalisation des industries exploitant nos ressources naturelles et des institutions financières, tout cela dans le but d'assurer un développement socio-économique planifié impliquant la participation des différentes couches de travailleurs à la construction d'une société où les besoins de la majorité seraient progressivement satisfaits. Ce n'est qu'à cette condition que l'État québécois sera vraiment souverain et que le peuple québécois sera vraiment libre.
[1] Les différentes données citées dans ce paragraphe sont tirées des Thèses de la délégation cubaine à la première Conférence de l'OLAS tenu à la Havane en août 1967. Le texte est reproduit dans OLAS: 1ère Conférence de l'organisation latino-américaine de solidarité, Maspéro. Paris, 1967, pp. 29-78.
[2] Cf. les chiffres reproduits par C. Lemelin dans Le Devoir du mercredi, 13 décembre 1967. p. 6 ("La baisse des investissements augure mal pour la croissance de l'économie du Québec") et du samedi, 16 décembre 1967, p. 5 ("Les investissements: Canada, Ontario Québec").
[3] Données présentées par M. Roland Parenteau, directeur général du Conseil d'orientation économique du Québec, au dixième congrès annuel des Caisses populaires Desjardins, reproduites par C. Lemelin dans Le Devoir, mardi 10 octobre 1967, p. 13 ("Baisse des investissements au Québec à courte échéance...").
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