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Luc Racine
Sociologue, Département de sociologie, Université de Montréal
“De la souveraineté-association
au "socialisme à la suédoise.”
Un article publié dans la revue Parti pris, revue politique et culturelle, vol. 5, no 4, janvier 1968, pp. 12-14. Rubrique : "Québec économique".
Parce qu'il fut le promoteur de la nationalisation de l'électricité lors de la révolution tranquille, parce qu'il osa s'attaquer publiquement aux intérêts miniers et perdit pour cela le ministère des richesses naturelles, M. René Lévesque apparaît aux yeux de bien des gens comme un homme politique aux idées larges et progressistes. Que cet homme, que l'on aime dire "de gauche" dans certains milieux, se soit prononcé récemment en faveur de l'indépendance du Québec et songe maintenant à organiser un nouveau parti politique dans le but de défendre cette idée, voilà qui semble pouvoir rassurer ceux que l'art oratoire de M. Pierre Bourgault n'avait convaincu qu'à moitié du caractère progressiste et inéluctable de l'indépendance du Québec.
L'avantage que le "Mouvement souveraineté-association" a dès le départ sur le R.I.N. est double : d'une part, en effet, pour de larges couches de la population québécoise, René Lévesque, ayant eu l'expérience du pouvoir et sachant par ses arguments toucher les préoccupations de bien des travailleurs, est une personnalité politique plus rassurante que Pierre Bourgault, dont l'obstination à se défiler devant les préoccupations économiques des travailleurs suscite la méfiance. D'autre part, l'association économique du Québec avec le reste [13] du Canada, dont René Lévesque ait le complément indispensable de la souveraineté du Québec, semble une réponse réaliste à des questions que plusieurs se posent quant à la situation économique d'un Québec libéré. À cause de cela, le mouvement de M. René Lévesque se trouvera bientôt en position de force pour négocier avec le R.I.N. une quelconque alliance à des fins électorales. Par le haut, on tentera surtout de s'entendre sur un programme qui, sur le plan économique et social, proposera une politique des revenus, une extension de l'aide de l'État dans les domaines de la sécurité sociale, bref : un socialisme à la suédoise. Ce qui revient à dire un socialisme sans danger, une politique économique "de gauche" qui est très rentable électoralement.
Malheureusement, le régime économique suédois n'a rien de socialiste. En Suède, les grandes entreprises n'appartiennent pas à l'État et ne servent donc pas les intérêts de la population ; ce qui a comme résultat de faire croître les inégalités socio-économiques et non pas de tendre à les réduire. Pour éviter que l'on nous accuse de faire appel à des arguments sans fondements pour critiquer, voici des faits indiscutables pour étayer nos affirmations.
(a) En Suède, l'économie est contrôlée majoritairement par des intérêts privés : une économie dont les principales branches sont sous le contrôle d'intérêts privés n'est pas une économie socialiste mais une économie capitaliste (fondée sur la recherche du profit individuel et non pas sur la nécessité de satisfaire démocratiquement les besoins et les aspirations de la population). Voici un tableau démontrant l'emprise des intérêts privés sur l'économie suédoise :
Tableau I.
le secteur privé en Suède
Branches
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% du secteur privé
par branche
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Extraction minière
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57%
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Aciérie et traitement des métaux
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95%
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Construction mécanique
|
98%
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Industrie forestière
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95%
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Textiles, cuir et confection
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99%
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Banques de dépôt
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92%
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Commerce de détail
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81%
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Source : Gérard Filion, "Deux brins d'herbe à la place d'un seul", Le Devoir, mercredi 15 novembre 1967, p. 5
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Comme le disait M. Gérard Filion, Président de Marines Industries, homme très respectable et très éloigné du socialisme sous quelque forme que ce soit, "le socialisme à la scandinave, c'est de la foutaise".
(b) Si le contrôle de l'économie relève d'intérêts privés, la politique des revenus n'empêche pas les inégalités socio-économiques de s'accroître : le fameux socialisme à la suédoise, dont on nous massacre tant les oreilles, n'étant qu'une apparence de socialisme, il ne faut alors pas s'étonner de voir qu'en Suède, les inégalités socio-économiques continuent à augmenter. C'est ce que démontre amplement le Tableau Il : selon ce tableau, de 1954 à 1964, en Suède (comme d'ailleurs aussi en Angleterre et au Danemark où a été appliqué le socialisme "à la scandinave"), les deux premiers dizièmes de la population active se sont accaparés un morceau de plus en ?lus gros des revenus au détriment des trois derniers dizièmes qui ont vu se restreindre d'autant leur portion déjà minime. En Suède, en 1964, c'est-à-dire après des dizaines d'années sous un régime qui se dit socialiste (mais qui laisse aux intérêts privés le contrôle de l'économie quitte à se charger de distribuer les miettes à la population), les riches sont devenus plus riches, les pauvres sont devenus plus pauvres. En Suède, en 1964, de la population active a un revenu de 17.2 fois supérieur au 10% le plus pauvre.
Tableau II :
distribution du revenu national en Suède (1954-1964)
déciles*
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année
|
1964
|
année
|
1954
|
1
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43.5
|
27.9
|
42.8
|
27.3
|
2
|
15.6
|
15.5
|
3
|
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13.2
|
|
12.7
|
4
|
|
11.4
|
|
10.6
|
5
|
|
9.7
|
|
9.3
|
6
|
|
7.7
|
|
7.8
|
7
|
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5.5
|
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6.2
|
8
|
8.5
|
4.1
|
10.6
|
5.0
|
9
|
2.8
|
3.6
|
10
|
1.6
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2.0
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* les dix déciles correspondent à dix tranches égales de la population active classées par ordre décroissant de richesse.
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Source : Michel Bosquet, "Riches pauvres en Europe", Le Nouvel Observateur, no. 157, 15-21 nov. 1967, p. 21.
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Le tableau précédent nous montre donc que le socialisme suédois est incapable d'empêcher que, proportionnellement au moins, les plus pauvres deviennent encore plus pauvres, que les plus riches deviennent encore plus riches dans [14] le partage du revenu national. Pendant qu'une moitié (les cinq premiers déciles de notre Tableau II) de la population active s'enrichit, l'autre moitié (les cinq derniers déciles) s'appauvrit. Tout cela pour le plus grand profit des intérêts privés ayant la main haute sur le système économique.
Ces chiffres parlent d'eux-mêmes : ils ne sont pas truqués comme ceux de M. Kierans. Les inégalités socio-économiques de la Suède ne sont pourtant rien comparativement à celles du Québec. Les mesures pseudo-socialistes du gouvernement suédois n'ayant pas réussi à empêcher l'accroissement de ces inégalités, on voit difficilement comment une politique des revenus à la suédoise pourrait venir à bout des inégalités encore plus criantes que nous connaissons. L'association économique que M. Lévesque nous propose comme complément à l'indépendance politique n'aboutira alors qu'à transférer d'Ottawa à Québec une politique sociale déjà en grande partie inefficace et bloquée (remise à plus tard de l'assurance-santé au profit des mesures d'austérité de M. Sharp...). Il faut cesser d'être naïf et peureux. Si nous voulons apporter une solution aux problèmes des travailleurs québécois, qu'il s'agisse du chômage, de l'inflation, de l'insécurité des conditions de travail, de la nécessité du recyclage, il faut prendre ces problèmes par la base et s'attaquer à leur cause profonde. Il faut tirer les conséquences et voir ce qu'implique la domination économique des grandes entreprises américaines et anglo-canadiennes sur le Québec. Cette domination entraîne l'exploitation effrénée de nos richesses naturelles, (fer, amiante, pulpe, etc.) sans que nous en tirions le moindre avantage ; cette domination entraîne le sous-développement de notre industrie manufacturière au profit des entreprises américaine et ontarienne qui trouvent alors chez nous un marché idéal ; cette domination entraîne enfin la stagnation de notre développement économique et social, le dépeuplement de toutes nos régions au profit de Montréal, le chômage, l'inflation et l'insécurité.
*
Ce qui nous permettra de sortir de ce marasme, qui va s'accroître de plus en plus à mesure que l'inflation continuera et qu'en conséquence les investissements diminueront, causant ainsi de plus en plus de chômage, ce ne sera pas une série de petites réformes. Ce ne sera ni la nationalisation d'industries non-rentables (comme la Dosco), ni les parades de M. John. son pour séduire les investisseurs de New York, ni la "distribution socialiste dans un système de production capitaliste". Ce sera, par étapes et selon la situation internationale après la libération politique du Québec, la venue au pouvoir d'un parti soucieux de représenter les travailleurs et émanant d'eux ; d'un parti qui nationalisera les industries exploitant nos richesses naturelles, qui créera une industrie manufacturière correspondant aux besoins de notre développement économique, qui stimulera la formation d'industries à haut degré de technicité, qui diversifiera nos échanges, commerciaux et édifiera ainsi peu à peu un régime économique planifié, autonome et fait pour répondre aux besoins économiques, sociaux et culturels de la population.
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