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Pourquoi la philosophie ?
“Interrogation philosophique
et engagement.”
Paul RICOEUR
Conférence prononcée au collège Sophie-Barat, le 22 octobre 1965.
Mes chers collègues,
Mes chers étudiants,
Je suis intimidé par une si grande salle ; tant d'étudiants, c'est terrible ; on ne sait pas exactement à qui on parle et si on sera entendu. C'est pourtant à chacun que je voudrais parler en mettant en question et en spectacle la réflexion même du philosophe.
On a écrit en France un pamphlet terrible : « Pourquoi des philosophes ? » et dans ce pamphlet, on se moque beaucoup du jargon des philosophes. Mais il y a une question plus fondamentale : « Pourquoi la philosophie ? ». Dans leurs réponses aux railleurs, les philosophes doivent toujours ramener la première question « Pourquoi les philosophes ? » qui voudrait les atteindre et les blesser eux seuls à la seconde question « Pourquoi la philosophie » qui elle se retourne vers celui qui la pose. Oui, « Pourquoi la philosophie ? » Je vous proposerais de prendre cette question à trois niveaux de profondeur. Ce que j'appellerais le niveau de la vie quotidienne, le niveau de la vie savante et le niveau de la vie réfléchie. Je pense que chacun ici selon sa culture pourra se retrouver à l'un ou à l'autre et qu'à l'un ou à l'autre niveau, je parlerai chaque fois à quelqu'un de déterminé.
LA VIE QUOTIDIENNE
Tout philosophe est en face de son temps comme Socrate dans le sien lorsqu'il avait comme vis-à-vis les sophistes ; et les sophistes essayaient d'enfermer la réflexion dans une alternative : ou bien vous suivez les traditions sans comprendre, ou bien vous essayez tout simplement de réussir dans la vie, d'être [10] le plus fort. Et c'est ce genre d'alternatives que Socrate récusait en disant d'une part à ceux qu'on pourrait appeler les traditionalistes qui disaient qu'il fallait laisser les choses en état sans rien y toucher : il faut repenser tout cela, il faut le réfléchir, il faut le critiquer, il faut le mesurer à une norme de vérité et de bien. Et aux cyniques qui disaient qu'en l'absence de toute espèce de critères ou de règles, le but était simplement d'être le plus fort, à la cité, d'être la plus riche, d'y accumuler le plus de plaisirs, il disait : « Une vie qui n'a pas été examinée ne mérite pas d'être vécue ». Et aux uns et aux autres, il s'efforçait d'apporter un instrument de réflexion.
Ironie destructrice et aussi travail de définition pour refaire pas à pas et on pourrait dire maille à maille le tissu de la cité. Oui, travail toujours d'ébranlement, de mise en question, de doute, l'ironie socratique, la terrible ironie socratique qui plonge dans l'inconfort et le désespoir ses vis-à-vis toujours pour aboutir à construire quelque chose et à élaborer dans la probité et dans la clarté de meilleures raisons de vivre.
Ainsi Socrate nous donne un modèle au niveau même de la vie quotidienne car Socrate vivait sur la place publique interrogeant tout homme et tout homme dans son métier. Il a porté dans ce que j'appellerais une action raisonnée, un ordre raisonnable de vie et de valeur, les éléments d'un choix raisonnable et d'un choix raisonné. Alors qu'est-ce que ça signifie pour nous, puisqu'on ne répète pas Socrate ?
Je voudrais replacer cette question de la philosophie et de la vie quotidienne au cœur de notre société à nous, qui n'est certes plus l'agora d'Athènes, ou au cœur d'une société moderne définie par un certain nombre de traits que vous connaissez bien et dans lesquels vous entrez peut-être avec moins d'étonnement que vos aînés parce que vous y êtes nés déjà. C'est une société qui est d'abord définie par ses techniques, ses techniques de production, ses techniques de consommation, ses techniques de loisirs ; par conséquent, c'est une société qui s'est proposée un but de consommer toujours plus, qui s'est proposée comme but toujours plus de bien-être. Et aussi une société qui est absolument incertaine sur ses propres buts et sur les valeurs impliquées par ses buts. Ce sont souvent des êtres révoltés, des êtres marginaux qui comme les beatniks, si vous voulez, posent la question : « Mais justement pourquoi s'enrichir ?, le luxe, pourquoi faire ? » ; et c'est vrai que nous vivons dans une société qui d'une part est de plus en plus rationnelle dans ses moyens, dans ses techniques, dans son [11] organisation, et de plus en plus incertaine de ses propres buts et par là même qui découvre un abîme de non-sens au cœur de ses entreprises de rationalité ; et je crois que c'est cela, cet affrontement au cœur de la société moderne entre eux, la rationalité croissante des techniques et le non-sens croissant des buts de cette société. C'est à ce carrefour que se place la première responsabilité de la philosophie, au niveau parfaitement concret et quotidien, à savoir cette mise en question au temps de Socrate des moyens qu'offre une société d'abondance. Elle veut pour cela percer le doute au cœur même de ce qui me paraît le plus évident : poursuivre toujours le plus haut de puissance, toujours plus de bien-être et de possession des choses.
Mais de même que Socrate l'ironiste voulait guérir et non simplement condamner, je crois que nous sommes responsables par la réflexion philosophique et à notre place modeste de proposer des buts, de proposer une visée à cet homme de la technique, de la puissance et de la consommation maxima.
Et je pense, ici, aux thèmes tout à fait généraux ; cela demanderait alors des analyses bien précises. Qu'au moins deux grands buts soient placés en face du non-sens et du désespoir. D'abord le but d'une humanité totale à faire. Nous vivons dans une humanité de plus en plus compartimentée où les plus riches viennent toujours plus riches, où les pauvres paraissent toujours de plus en plus éloignés de la richesse, où les nations poursuivent des buts privés, où dans la société même, le cloisonnement va sans cesse en augmentant, où même dans chaque métier, chaque catégorie poursuit ses avantages privés aux dépens des autres, cette espèce de grande concurrence des catégories.
Je crois que la visée, la vision d'une humanité totale comme un seul sujet historique, comme un seul être et comme un seul corps souffrant est déjà un premier but digne d'être poursuivi. Je crois que bien des gens sont rongés par le non-sens parce qu'ils ne sont pas capables de projeter leur propre destinée sur le fond de cette unique humanité. Mais cette première visée d'une humanité globale, d'une humanité totale doit être équilibrée par une autre visée, celle des personnes singulières, celle des personnes individuelles. Si vous voulez, le mot humanité a deux sens : l'humanité, c'est en extension, tous les hommes ; mais, c'est en intensité, chacun irréductible, singulier, unique. Je pense que la tâche d'une éthique aujourd'hui est de replacer absolument toutes nos réflexions sur ce double fond : vouloir que l'humanité soit une et vouloir que chaque personne soit réalisée singulièrement. Alors à ce premier niveau, vous voyez, la philosophie [12] se présente comme elle a toujours été, comme une éthique. Et sans doute, ici, pourrez-vous m'objecter : « Mais alors vous identifiez la philosophie avec un moralisme ? ».
Et je voudrais ici introduire cette différence entre éthique et moralisme. J'entends ici par moralisme, un enseignement qui serait simplement un catalogue d'interdictions et de connaissances : « Tu feras ceci, tu ne feras pas cela. » Ceci a peut-être quelque valeur pédagogique au début de la vie, mais entrer véritablement dans une question éthique, c'est découvrir que le commandement et l'interdiction sont seulement des instruments pour un problème beaucoup plus fondamental qui est l'accomplissement de l'homme. Le véritable problème n'est pas dans son fond, celui de l'obligation, celui de l'interdiction, celui de commandement, mais c'est la réalisation de notre désir d'être. Et tout le problème moral naît dans cet intervalle entre ce que nous désirons profondément et notre vie effective. C'est dans cet écart et dans ce malaise, dans cette discordance que naît une première fois la philosophie comme interrogation, de même qu'elle naît de l'étonnement devant les choses ; Platon le dit avant Aristote : « De l'étonnement naquit la philosophie ». Mais il y a un étonnement sur nous-mêmes qui est plus primitif que l'étonnement en face des choses. C'est l'étonnement en face de cette discordance, de cet écart, de cette distance de nous à nous-mêmes entre ce que nous voulons être profondément et ce que nous pouvons être dans une culture déterminée, dans une société déterminée.
J'ai donc dans cette première partie tenté de vous montrer comment naissait une première fois l'interrogation philosophique et en même temps ce que dans le titre de cet exposé, on a appelé aussi l'engagement philosophique, cet engagement qui est au fond le service de l'homme moderne dans son interrogation concernant les rapports entre les moyens que lui offre sa société et les buts que seul il peut engendrer du fond de son désir d'être. L'interrogation philosophique naît une seconde fois, elle naît à un second niveau, celui que j'ai appelé dans le titre : La vie savante.
LA VIE SAVANTE
La philosophie en effet a toujours été en dialogue avec la science ou les sciences. Et une réflexion éthique telle que celle que je viens de proposer dépérit dès qu'elle est séparée de la seconde. Nous voyons toujours que depuis [13] les grands philosophes Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel étaient en prise directe avec les sciences de leur temps : l'un avec la physique, l'autre avec les mathématiques, un autre avec la biologie, aujourd'hui comme nous allons le voir avec les sciences humaines.
Mais la philosophie n'est pas un discours fermé sur lui-même, un discours que le philosophe tient aux autres philosophes. Je dirais presque que la philosophie n'a pas d'objet, elle a l'objet des autres et elle réfléchit sur l'objet des autres. Et c'est pourquoi elle est toujours réflexion avec la science et les sciences. Alors aujourd'hui, qu'est-ce que cela signifie ?
De même que j'ai essayé de caractériser la vie quotidienne par la société technique, industrielle, je voudrais caractériser très sommairement cette époque de l'esprit scientifique qu'est la nôtre par trois traits ; d'abord nous voyons se préciser, se répandre un modèle de vérité qui est emprunté aux sciences exactes : mathématiques, et aux sciences expérimentales : physique, chimie etc. Donc, d'abord perfectionnement et diffusion d'un modèle de connaissance exacte. Mais, deuxième trait, en même temps, nous voyons que dans le travail scientifique se fragmente d'une façon étonnante et inquiétante le savoir. Il se produit au plan de l'activité scientifique de ce que j'appelle la vie savante quelque chose d'assez semblable à ce qui se produit au niveau du travail ; et cette division du travail, vous le savez, est aujourd'hui poussée si loin, qu'un sociologue (Friedmann) a pu parler du travail en miettes ; mais cette pulvérisation de l'activité humaine ne se trouve pas simplement au niveau des activités manuelles et des activités techniques de l'homme, mais aussi à celui de la connaissance scientifique qui se trouve aujourd'hui extraordinairement fragmentée. Je me rappelle d'avoir entendu une conférence d'un grand maître de la physique contemporaine sur la méthode et qui disait : « Moi, physicien expérimentaliste, je ne comprends pas le physicien mathématicien, le physicien théoricien ». Et à plus forte raison, si nous entrons dans le détail, nous verrons que celui qui travaille sur la bactériologie ne peut pas suivre le travail d'un autre même sur un problème qui paraîtra assez voisin de la chimie de la vie, par exemple. Donc, en même temps que la science est rassemblée autour de quelques modèles d'exactitude, elle se fragmente dans la réalisation. Et enfin un troisième trait : nous voyons aujourd'hui la connaissance scientifique atteindre l'homme lui-même, ce qui est un fait relativement récent : l'apparition des sciences humaines. En somme, nous voyons une sorte de progression de la connaissance scientifique : d'abord les mathématiques nées à l'époque même de Platon ; puis, nous [14] voyons la science se développer vers la nature, vers la physique ; puis au XVIIIème et XIXème siècle, nous voyons ce prodigieux développement des sciences de la vie. Et aujourd'hui ce sont les sciences humaines qui marquent la dernière conquête de la connaissance scientifique ; psychologie, psychanalyse, sociologie et toutes ses formes ramifiées : sociologie industrielle, sociologie des peuples primitifs, sociologie religieuse etc. Car aussi, ces sciences humaines passent par le même processus de fragmentation. Alors quelle est ici la tâche de la réflexion philosophique ? Ce n'est certainement pas d'ajouter un supermathématicien ou un super-biologiste, mais sa tâche de réflexion. Et comment ? Je reprendrai ces trois points : la diffusion d'un modèle d'exactitude, la fragmentation du savoir et l'extension aux sciences humaines.
Sur le premier point, celui des modèles, c'est la tâche de la réflexion philosophique de comprendre la légitimité de ces modèles de connaissance, mais aussi leurs limites de légitimité. C'est-à-dire que nous devons comprendre qu'est-ce qui est justiciable de la mesure, de l'analyse, de la théorie formalisée et axiomatisée. Qu'est-ce qui de la réalité se prête par cette maîtrise, par l'instrument scientifique ? Qu'est-ce qui peut être traité comme un fait observable, soumis à des lois ? Voyez, la philosophie n'apporte pas une super-science mais elle va s'efforcer de replacer la connaissance scientifique par rapport à une saisie du réel dans lequel elle va situer la connaissance scientifique à sa vraie place. Trouver la place juste de la connaissance scientifique, voilà la responsabilité du philosophe. Non pas ajouter à la science mais la mettre en place, c'est-à-dire, la mettre à sa place. Je pense qu'un type de réflexion comme celui que pour ma part je pratique, je professe, presserait une réflexion sur l'existence, sur l'existence de l'homme présent à un monde par le moyen de son corps, responsable de choisir, placé face à face avec autrui avec lequel il doit dialoguer, communiquer. Ce genre de réflexion consiste non pas à ajouter à la science mais à creuser en-dessous. La réflexion philosophique consiste donc non pas à ajouter un étage au savoir mais à creuser sous les fondations, savoir sur quel sol cela est bâti. Car si nous parlons d'objet mathématique, d'objet physique, ce sont là des constructions de notre culture avancée, mais l'édifice a été posé sur une présence de l'homme au monde qui est comme le sol, le sol primitif sur lequel est édifiée cette grande construction de la science. Il y a donc un retour au fondement, c'est-à-dire d'abord un retour aux fondations, à cette relation d'incarnation que j'ai avec le monde et qui me fait surgir d'être naissant ou mourant, porteur d'une parole à laquelle je dois donner sens afin de rencontrer [15] d'autres hommes. Il y a donc là tout un tissu existentiel, articulé, ramifié autour de ces notions du monde, de chair de l'homme dans la chair du monde, de choix, de dialogue, de communication. Et je pense que c'est cela la réponse du philosophe au savant, la découverte d'une naïveté seconde car c'est justement après la science que nous pouvons revenir avant la science. Je veux dire que c'est au point le plus avancé de la connaissance scientifique que nous pouvons nous poser le problème des racines de cette connaissance scientifique dans une naissance de l'homme au milieu d'un inonde.
Face à la fragmentation indéfinie du savoir, ce que j'avais comparé tout à l'heure à la division du travail, la division du travail scientifique répondant à la division du travail technologique, la responsabilité du philosophe n'est peut-être plus aujourd'hui ce qu'on avait pensé qu'elle put être au XIXème siècle (je pense en particulier à la grande entreprise d'Auguste Comte de faire un système des sciences). Aujourd'hui, probablement, personne ne peut plus faire cela sinon des classifications assez grossières des mathématiques, de l'astronomie, de la physique, etc. …mais je pense que ce serait plutôt une réflexion qui aurait le même caractère de radicalité que celle que je proposais en face des modèles scientifiques, une réflexion sur le langage.
Dans la mesure où la connaissance scientifique est un langage, c'est un langage qui est organisé d'une certaine façon, à partir d'un certain nombre de principes, avec un lexique, avec une syntaxe. Et si nous ne pouvons plus aujourd'hui, je pense, faire le système des sciences, faire ce qu'avait entrepris Leibniz au XVIIIème siècle, Auguste Comte au XIXème, nous pouvons en tout cas nous proposer de remembrer le langage humain ; je veux dire, de comprendre comment dans la parole et dans cette merveilleuse puissance de parler qu'est l'homme, sont contenues les possibilités de ramifications dans des langages différents. Je pense qu'un des problèmes fondamentaux de la culture moderne, c'est cette fragmentation des langages : langage du savant, langage de la vie quotidienne, langage de l'artiste, etc., et sauver l'unité du langage est la responsabilité du philosophe. Comprendre que le langage est ainsi fait que le pouvoir de dire, le pouvoir de signifier, d'exprimer, de communiquer peut se réaliser dans des registres aussi différents que la connaissance scientifique, que la poésie, que l'expression mythique ou au contraire la maîtrise technologique. Et alors, la responsabilité du philosophe, je pense ici, est de comprendre cette variété de langages, de les mettre chacun à leur place, mais aussi de les justifier les uns par les autres, de comprendre que le langage est ainsi qu'il n'y a de [16] prose que parce qu'il y a une poésie, qu'il n'y a de technique que parce qu'il y a une mythique et que la puissance de parler est sauve dans la mesure où l'éventail est grand ouvert de ces langages et de ces manières de dire le monde. Je parle de l'éventail, je vois cet éventail ouvert et la pensée philosophique est comme cette main qui tient fermement l'articulation.
Philosophie et science humaines : 3ème caractère de cette vie savante d'aujourd'hui. Il serait bien vain de nous inquiéter du développement des sciences humaines et de leur résister. Ce serait aussi vain que de résister à la biologie au XIXème siècle ou aux mathématiques au temps de Platon. Le passage est fait maintenant et il faut le faire bien. Il y a comme une sorte de point de non-retour, si vous voulez, dans la connaissance. Oui, il y a aujourd'hui une psychologie scientifique, une sociologie scientifique et c'est ainsi. Seulement ce que la réflexion philosophique peut faire encore ici, c'est de situer ces sciences humaines et de dire ce qu'elles peuvent et ce qu'elles ne peuvent pas. Seulement la philosophie ne peut remplir cet office qu'à condition de jouer le jeu, c'est-à-dire, que le philosophe ne doit pas être un ignorant en sciences humaines, mais que tout philosophe doit pratiquer l'une ou l'autre de ces sciences humaines, d'être en prise directe soit avec la psychologie, soit avec la psychanalyse, soit avec la sociologie. Ce que je disais tout à l'heure en termes généraux du rapport de la philosophie avec les sciences est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit des sciences humaines puisqu'il s'agit du même homme. On pourrait dire à la rigueur qu'on pourrait ignorer la physique, ou ignorer la biologie parce qu'il s'agit des choses ou des animaux. Et encore qu'est-ce que nous comprendrions de nous-même comme chose et de nous-même comme être vivant ? Mais en tout cas il est impossible de passer à côté de la psychologie et de la sociologie parce que justement elles traitent de cet homme qui prétend se connaître lui-même par réflexion. Et par conséquent, le défi que représentent ces sciences à l'égard de la connaissance de soi fait que le philosophe ne peut rien riposter que par une intelligence plus grande de ces sciences. Et je pense que le point de jonction, ici, c'est celui-ci : retrouver cette part en nous qui ne peut pas être objet de science. Nous ne pouvons limiter les sciences de l'homme qu'au prix d'une prise de conscience de ce fond d'existence, de ce que certains ont appelé le « vécu », soit en un sens bergsonien, soit au sens de la phénoménologie ou de l'existentialisme. Il s'agit de retrouver ce qui en nous est sujet, ce qui fait de nous un sujet, ce qui dit « je », « moi », ce qui peut être en relation non seulement avec un « il », avec un « ça », mais avec un « tu » ; donc, ce qui [17] peut avoir en face de soi une deuxième personne et ce qui va donc constituer en première personne dans les choses. Et par conséquent, c'est toujours par une reconquête du fond non-objectivable de l'homme que peut-être comprise la légitimité et la juste ambition de la connaissance scientifique. Car le problème d'une anthropologie philosophique, c'est-à-dire d'une réflexion philosophique sur l'homme est justement ce point de la réalité où le non-objectivable, le sujet comme tel est relié à l'objectivable et ce point c'est d'ailleurs notre corps puisque notre corps est à la fois nous-mêmes qui disons « moi », « je », et en même temps, il appartient à cette réalité.
Je suis donc, comme être incarné, ce point de suture entre ce qui est sujet et ne sera jamais resaisi que dans une réflexion et dans une reprise sur soi et puis d'autre part, ce qui peut être étalé devant les regards, soumis à une investigation scientifique. L'homme donc en tant que cet être de frontières, de l'objectif et du non-objectif, du vécu et de la chose, cet homme est donc à la fois ce qui peut être objet de science mais aussi celui qui fait la science et celui qui comme sujet de la connaissance, comme sujet responsable de choix, comme vis-à-vis de dialogue est toujours l'autre, il est toujours ailleurs par rapport à l'investigation scientifique.
C'est donc ici la tâche de la philosophie, non seulement de séparer l'objectif du subjectif, mais de montrer que l'homme est ce lieu où les deux se rencontrent et se mêlent.
LA VIE RÉFLÉCHIE OU VIE MÉDITANTE
La double approche qui précède, par la vie quotidienne d'une part, par la vie savante de l'autre, nous mène à un troisième niveau qui est comme une seconde puissance du langage, comme puissance de la réflexion. En effet, toute interrogation philosophique rencontre des questions, des problèmes de fondement, des problèmes d'origine. Notre interrogation philosophique est née en effet, d'une question qu'Aristote énonce ainsi : « Ti To on : Qu'est-ce que l'être ? qu'est-ce qui est ? » Question nous dit Heidegger qui a été radicalisée lorsque Leibniz l'a formulé d'une façon plus dramatique en ces termes : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Etre philosophe, c'est accéder à ce genre de question. Et c'est bien ici que renait notre doute initial : pourquoi [18] la philosophie ? Car c'est bien une question qui n'a pas de place dans la vie quotidienne et qui même, d'une certaine façon, n'a pas de place dans la vie savante. C'est une question qui ne peut être justifiée mais une fois qu'elle a surgi, elle ne vous lâche plus. Un bon philosophe français, Eric Weil dans un livre intitulé La logique de la philosophie commence par un grand chapitre intitulé Violence et philosophie. Et il n'y a pas de raison d'être philosophe, sauf si on a décidé d'entrer dans l'ordre de la raison et de l'interrogation philosophique ; alors tout le reste apparaît comme violence, c'est-à-dire simplement position sans raison de mon vouloir vivre. Mais alors l'on est entré dans une société, dans le dialogue des grands philosophes, car d'une manière ou de l'autre, ce n'est que de cela qu'ils parlent et c'est pour répondre à cette question ou à une question semblable qu'ils sont philosophes. Alors, qu'est devenue cette question pour nous, modernes, puisque j'ai toujours eu le souci dans chacun de ces trois paliers de ma réflexion de m'adresser à vous-mêmes et à moi comme à des hommes d'aujourd'hui ? Cette question : « Qu'est-ce que l'être » ou « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » est certainement pour nous plus compliquée et aussi plus dramatique, voire plus tragique que pour, disons, même des philosophes classiques du XVIIème siècle, pour un Descartes, un Spinoza, un Leibniz, question plus compliquée parce que depuis Descartes, au moins depuis sa fameuse découverte de « cogito », « je pense, je suis », cette question s'est cassée en deux ; elle s'est scindée en deux car il y a d'un côté la question de l'être, question de la nature, question de Dieu mais il y a la question de l'homme qui a en quelque sorte donné deux sens à la philosophie. Depuis Descartes, on peut dire que la question relativement simple de l'être s'est dédoublée en deux questions. La philosophie passe en somme d'un pôle à l'autre et nous voyons bien comment Descartes commence par le « cogito » et donc s'enferme en lui-même et fait surgir ce gigantesque problème de la philosophie moderne : la subjectivité, le « je » et puis, dans un second mouvement, il reprend à nouveaux frais les preuves de l'existence de Dieu, il tente de construire par l'argument ontologique un être de Dieu en face de l'être de l'homme. Ce ne sont pas ces arguments qui m'intéressent ici mais le fait que la philosophie de Descartes nous donne le modèle des philosophies modernes qui sont non plus un cercle avec un centre mais une ellipse avec deux foyers. Il y a la question de l'homme, et il y a la question de l'être ou question de Dieu. Et c'est cette tension qui, dans la philosophie contemporaine, a conduit à ce que j'ai appelé tout à l'heure quelque chose non seulement de plus compliqué mais aussi quelque chose de plus dramatique, voire de plus tragique.
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Car cette tension devenue à partir du XIXème siècle, pour nous modernes, une sorte de rupture et une sorte d'alternative qui nous confond tous, en tant que nous sommes des hommes, nous n'avons pas le choix d'être autre chose, en somme deux possibilités fondamentales de vivre, d'exister, de nous comprendre nous-mêmes, d'expliquer les choses : ou de tout regrouper autour de l'unique centre, l'homme, ou de tout regrouper autour d'un foyer plus que l'homme, d'une parole plus qu'humaine qui serait le fondement de notre vie. Et je pense que cela crée pour le philosophe moderne, une tâche très nouvelle par rapport à, je ne dirai pas ce qui était un enseignement tranquille mais ce qui était tout au moins un enseignement plus cohérent des siècles passés. Je crois qu'en face de cette déchirure du champ ontologique, de cette polarisation et de cette rupture dans la question de l'être, la tâche du philosophe est double. D'abord je dois porter avec beaucoup de lucidité cette alternative, non pas la cacher, non pas la minimiser, mais la clarifier. Et j'entends par la clarifier montrer toutes les implications d'un choix ou de l'autre pour la conception de l'éthique, pour la question de la vie personnelle, pour le dialogue aussi avec les sciences et en particulier avec les sciences humaines. Et c'est là que culmine ce que j'ai appelé l'interrogation. La philosophie moderne est certainement plus problématique que les philosophies antérieures. Il y a des moments dans l'histoire de la philosophie qui sont des moments critiques et il y a d'autres moments qui sont des moments de synthèse, d'intégration, des moments que j'appellerai organiques comme il y a des périodes critiques. Nous sommes incontestablement dans une période critique et il faut la vivre avec courage et avec lucidité. Mais je pense que la seconde tâche du philosophe est de choisir et de témoigner de son choix.
Mais ici je pense qu'il n'est plus à proprement parler un enseignement qui parle avec autorité du haut d'un piédestal comme s'il était immunisé contre la critique des autres. Je crois que la philosophie se fait justement témoin et non point enseignant autoritaire et dogmatique car le problème justement, quand on témoigne d'un choix, est de rester dans le dialogue avec ceux qui ont fait un autre choix. C'est pourquoi j'emploie ici le mot témoigner qui appartient maintenant à un vocabulaire de la philosophie moderne à mesure où il implique cette double idée d'un risque assumé, mais d'autre part, d'une volonté modeste de rendre raison aux autres, de s'expliquer aux autres. Pourquoi cette timidité, cette modestie du philosophe ? Mais c'est que nous sommes dans la grande déchirure de la culture moderne et il y a des gens honnêtes des deux côtés. C'est pourquoi l'enseignement philosophique doit à la fois avec [20] autorité, clarifier l'alternative et montrer la nécessité du choix, mais avec modestie, offrir un choix et toujours le confronter à celui des autres. C'est en ce sens, pour moi en tout cas, la philosophie est une grande chose, l'enseignement de la philosophie une tâche redoutable mais admirable. Deviendra-t-il plus difficile, plus dramatique ?
Permettez-moi de terminer par une anticipation. Peut-être sommes-nous au début d'une nouvelle époque de la pensée, peut-être sommes-nous déjà au tournant d'une époque critique et d'une époque organique ; et peut-être au seuil d'une époque de la culture où les deux courants vont moins s'affronter que se nourrir l'un de l'autre. Je veux dire celui d'un humanisme athée et celui d'une profession théiste de la création et de l'homme. Pourquoi ? Mais pour des raisons que nous avons pu rencontrer en cours de route. Je crois que l'humanisme pur et simple, l'humanisme athée est arrivé lui-même à ce point d'interrogation : « L'homme est-il possible ? », « La vie a-t-elle un sens ? » Et nous sommes cet homme croyant ou incroyant, nous sommes maintenant les héritiers de cette interrogation et nous avons tous découvert cette possibilité et cette menace du non-sens. D'une manière ou de l'autre, que ce soit de l'insignifiance du langage depuis Joyce jusqu'à Ionesco, de l'insignifiance de la sexualité, de l'insignifiance du travail, de l'insignifiance du loisir, aussi le problème du non-sens est planté maintenant dans la culture moderne, dans la littérature moderne, dans le cinéma, dans le roman, dans le théâtre et aussi dans la philosophie. Ne faut-il pas alors que l'homme soit enraciné dans quelque chose ? porté par une vie ? par une parole plus qu'humaine ? pour être gardé du désespoir, du non-sens, du nihilisme. Et cela il ne faut pas le dire contre l'autre mais le dire avec lui car la possibilité que nous avons découverte, c'est celle-ci : Si Dieu est mort, l'homme n'est-il pas mort aussi ? Et aujourd'hui c'est la question du sens et du non-sens qui est l'héritière de l'antique question du sacré. Mais d'autre part, je suis convaincu que l'affirmation de Dieu par l'homme moderne différera très sensiblement de celle de ses prédécesseurs. Elle devra intégrer beaucoup de choses de l'humanisme moderne pour éliminer ce qu'il peut y avoir d'infantile, de non-adulte, ce qui procède de la peur, de la faiblesse de l'homme, de sa soumission, de sa démission aveugle. Il faudra donc que nous découvrions ce qu'il m'arrive souvent d'appeler l'affirmation originaire, le fond affirmatif qui ne s'est pas prononcé contre l'homme et sans l'homme, mais avec l'homme et au fond même de son désir d'être responsable et autonome. L'affirmation de Dieu n'est pas la limite de l'existence de l'homme, mais, si je puis dire, la puissance [21] de sa puissance, la force de sa force, non pas la force de son impuissance et la force de sa faiblesse. Il y a un mot de Sartre qui dit : « Si je suis libre, Dieu n'existe pas ». Et ce que nous avons à découvrir précisément, c'est une façon d'affirmer Dieu et d'affirmer la liberté telle que Dieu ne soit pas ce qui me retire ma liberté mais ce qui l'anime profondément comme l'affirmation de l'affirmation. Alors la grande alternative que nous vivons actuellement entre l'humanisme athée et l'affirmation de Dieu ne sera peut-être plus seulement la question d'un choix radical entre deux possibilités ni même d'un affrontement entre deux types d'hommes et deux genres de vie, mais peut-être quelque chose comme un dialogue intérieur entre deux parts de nous-mêmes. C'est de cela que, à mon avis, la philosophie qui vient sera amenée à témoigner.
PAUL RICOEUR
Conférence prononcée au collège Sophie-Barat,
le 22 octobre 1965.
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