“La Cour Suprême des États-Unis, organe de régulation de la séparation entre les religions et l’État: étude des arrêts sur la présence des Dix Commandements dans les lieux publics.”
Communication présentée au 1er colloque Montaigne, les 27-28-29 octobre 2005 intitulé : “Laïcité : enjeux et pratiques” Communication publiée dans l’ouvrage sous la direction de Singaravélou, Laïcité : enjeux et pratiques, pp. 301-320. Bordeaux : Les Presses universitaire de Bordeaux, 2007, 386 pp.
- Introduction
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- 1. Comment la Cour Suprême forge le texte de ses arrêts
- 2. L’influence de la Cour sur les citoyens et le climat moral actuel
- 3. Historique de McCreary County v. ACLU et Van Orden v. Perry
- 4. Comment les juges ont-ils argumenté ?
- 5. La défection de Breyer dans Van Orden
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- Conclusion
- Références
INTRODUCTION
Il ne se passe pas une semaine aux États-Unis sans que soit soulevé le problème de la prégnance de la religion dans la sphère publique. Le début du Premier Amendement comporte deux clauses très célèbres : la clause « anti-establishment » qui interdit au Congrès de privilégier une quelconque religion, et la « clause du libre exercice » protégeant la pratique individuelle de toute religion [1]. Au fil des siècles, sans que le Congrès déroge à ces deux interdits, de nombreux liens se sont pourtant tissés entre une religion spécifique, le christianisme, dans une version générique protestante, et le discours gouvernemental. Tout le monde connaît le « In God We Trust » des billets verts, l’appel à la protection divine par lequel le Président clôt ses discours, ou encore les jours de prière qu’il décrète en temps de crise…
Depuis plusieurs décennies, cette religion civile et ses références officielles au Dieu chrétien sont l’enjeu des guerres culturelles qui déchirent la société américaine. Les puristes de la stricte séparation Églises-État ou religions-État, appelés « séparationnistes », souvent l’ACLU (American Civil Liberty Union, association d’avocats défendant les droits civiques, notamment la libre expression), intentent régulièrement des procès pour faire disparaître de l’espace et du discours publics toute référence au religieux, que ce soit une crèche de Noël sur une place, un hymne avant les matchs de baseball, un chandelier à sept branches à côté d’un sapin de Noël, la formule « One Nation Under God » dans le serment d’allégeance au drapeau récité tous les matins par les élèves, ou encore la reproduction des Dix Commandements dans des lieux publics. Nous nous arrêterons à ce dernier cas dans la mesure où le 27 juin 2005 la Cour Suprême a rendu deux arrêts le concernant aux conclusions opposées : McCreary County v. ACLU et Van Orden v. Perry. Rappelant le débat qui entourait naguère la référence ou non aux fondements judéo-chrétiens de l’Europe dans notre projet de Constitution, cette affaire révèle la dissension de plus en plus marquée au sein des élites, et de la société en général, sur les questions religieuses, morales et politiques, rupture évidente dans le texte des arrêts et la virulence verbale de leurs signataires lors de leur présentation au public.
Bien que la littérature sur les problèmes constitutionnels de la séparation Églises-État soit considérable, je ne me baserai ici que sur le texte des arrêts (qui sont encore assez peu commentés en cet automne 2005), et plus particulièrement sur celui de McCreary afin de rester dans les limites imparties aux présentations. Auparavant, je présenterai brièvement le fonctionnement des opinions de la Cour Suprême pour éclairer le paradoxe de ces deux décisions en apparence contradictoires.
Plan de cette étude :
- 1. Comment la Cour Suprême forge le texte de ses arrêts
- 2. L’influence de la Cour sur les citoyens et le climat moral actuel
- 3. Historique de McCreary County v. ACLU et Van Orden v. Perry
- 4. Comment les juges ont-ils argumenté ?
- 5. La défection de Breyer dans Van Orden
1. Comment la Cour Suprême
forge le texte de ses arrêts
Cette instance supérieure ne juge que ce qu’elle accepte d’entendre, et elle ne le fera que si elle considère l’affaire comme un cas d’espèce, à valeur exemplaire donc, et si elle sent qu’il faut mettre un terme (lequel dans le contexte juridique américain ne pourra être que temporaire), à un débat social d’envergure, ou si elle veut infléchir ce débat radicalement. On dira que, soit la Cour reflète l’évolution de la société en la condensant par ses arrêts, soit elle la transforme, se faisant ainsi le porte-parole d’une minorité agissante contre la majorité (tant vers la droite que vers la gauche).
Cela dit, et c’est ce qui fait sa grande originalité, la Cour n’est pas une entité homogène, mais une assemblée de neuf individus très divers allant, jusqu’à la fin de la session 2005, du plus conservateur au plus libéral. Toutefois, connaître leur orientation politique ne donne pas la clé de l’issue des audiences. En effet, plus que leur position sur le spectre politique, c’est leur comportement vis-à-vis du précédent juridique et leur respect ou non du Congrès qui dictent le résultat. Le Chief Justice Rehnquist, dont on soulignait le conservatisme moral, l’était aussi en tant que constitutionaliste, c’est-à-dire qu’il s’efforçait de suivre la lettre des précédents, optant pour la « restreinte judiciaire » au contraire des « activistes » [2].
La proportion de chaque tendance varie selon les crus, mais elle ne change pas sans cesse puisque les juges sont nommés à vie, nomination qui leur confère une impressionnante longévité leur permettant d’influer sur la vie de la nation pendant des décennies. C’est donc par les nominations à la Cour Suprême que les présidents lèguent véritablement leur héritage moral et politique.
Dans la Cour Rehnquist, si l’on pouvait prévoir le vote de certains individus, il était toujours difficile de prévoir le verdict car il y avait plusieurs juges « girouettes » qui penchaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme nous le verrons plus tard. À la fin des audiences, les neuf membres votent et ce sera un des juges de la majorité qui sera chargé de rédiger « l’opinion majoritaire », mais chaque juge peut rédiger sa propre opinion laquelle sera classée soit comme « en accord avec l’opinion majoritaire » (concurring), soit comme dissidente (dissenting). Ce qui les rend passionnantes à étudier, c’est qu’elles ne sont pas rédigées chronologiquement, avec les opinions contraires répondant a posteriori à celles de la majorité, mais elles sont intimement entremêlées, chacune reprenant les arguments de l’autre pour les combattre. Le texte global de l’arrêt sera ainsi très long (autour de 50 pages ou plus), et surtout, ce qui est capital, toutes les opinions seront prises en compte par la suite pour les jugements d’affaires similaires à tous les échelons de l’appareil judiciaire.
Enfin, bien que les juges soient tenus de respecter les arrêts décidés par leurs prédécesseurs (stare decisis), puisque la société évolue et que les détails d’une affaire ne sont que rarement identiques, certains peuvent être tentés de renverser ces arrêts. Ainsi, la Cour avait déjà statué en 1980 dans Stone v. Graham pour interdire l’affichage des Dix Commandements dans les écoles publiques, à partir d’une affaire qui s’était déroulée également au Kentucky, et l’on aurait pu croire que cela aurait suffi pour régler semblables litiges par la suite. Si la Cour a choisi de reprendre l’arbitrage, c’est parce que les tribunaux sont inondés de cas semblables depuis deux ou trois ans [3] dont un a véritablement défrayé la chronique : le Chief Justice (depuis 2001) de l’Alabama, Roy Moore, avait placé un énorme monument représentant les Commandements dans le hall de sa Cour Suprême d’État. Le tribunal fédéral lui enjoignit de le retirer en août 2003, ce qu’il refusa, et il fut soutenu par des milliers de sympathisants. La Cour Suprême fédérale rejeta son appel, et le bloc fut retiré le 12 novembre 2003. Le lendemain, la Cour du judiciaire de l’Alabama démettait Moore de ses fonctions, lequel fit à nouveau appel auprès de la Cour Suprême, en vain.
2. L’influence de la Cour sur les citoyens
et le climat moral actuel
Les affaires jugées relèvent de tous les domaines de la vie sociale et privée, telles les pratiques sexuelles ou la vie religieuse, questions qui perturbent la société américaine au point d’occuper dans le discours politique national une des toutes premières places, ce que les Européens ont du mal à comprendre.
La Cour a rendu plusieurs arrêts « révolutionnaires » depuis les années cinquante dans le sens de la protection totale des droits de l’individu et du citoyen (y compris l’interdiction de la peine de mort dès 1972) [4]. Or, ces arrêts sont forgés par neuf personnes seulement, et non à l’issue de longs débats au Congrès. Considérés comme l’œuvre au noir des « humanistes séculiers » (insulte signifiant « immondes païens » et qui s’applique aux démocrates mais aussi à certains républicains), ces arrêts constituent les cibles privilégiées des moralistes de la Droite Chrétienne qui leur livrent une guerre sans merci depuis les années soixante-dix. On a d’ailleurs dit que sans la flambée de la libéralisation des mœurs des années soixante, ils ne seraient jamais sortis de leur bonne vieille ceinture biblique du Sud et du Midwest.
L’arrêt le plus contesté et dont les conservateurs réclament l’abrogation (to reverse a case, une sorte d’équivalent du « renversement de jurisprudence ») est sans nul doute Roe v. Wade (1973) autorisant l’avortement. Tout candidat à une quelconque fonction importante politique ou judiciaire sera grillé ou encensé selon ses prises de position antérieures dans ce domaine. Le talonnent dans l’échelle de l’abomination les arrêts Engel v. Vitale (1962) interdisant la prière dans les écoles publiques, ainsi que Abington School District v. Schempp (1963) interdisant la lecture de la bible à l’école, lesquels seraient à l’origine de la décadence morale de la nation. Si les présidents républicains (Reagan et les deux Bush) promirent à leur électorat évangélique de faire réintroduire la prière à l’école publique, le Congrès ne vota rien de tel, si ce n’est une loi autorisant un moment de méditation silencieuse. La nation est partagée en deux moitiés, littéralement, et malgré l’impression qu’on peut en avoir de l’extérieur, la partie libérale est trop importante pour que les gouvernants (exécutif et législatif) accèdent à tous les désirs des moralistes. Cette division se reflète fidèlement dans les deux arrêts sur la présence des Dix Commandements dans les lieux publics.
3. Historique de McCreary County v. ACLU
et Van Orden v. Perry
Dans les deux cas, quatre juges (Souter, Stevens, O‘Connor, Ginsburg) ont décrété que la présence des Dix Commandements violait le Premier Amendement, les quatre autres (Rehnquist, Scalia, Thomas, Kennedy) ont affirmé le contraire. Ce fut le Juge Breyer qui fit changer le résultat d’un cas à l’autre. Le vote fut donc chaque fois à 5 contre 4. Penchons-nous sur les circonstances ayant suscité les plaintes respectives.
McCreary County, Kentucky v. ACLU :
C’est le Juge associé Souter qui, en tant que rédacteur de l’opinion majoritaire, brosse l’historique. Première étape : l’affaire débute en 1999 lorsque deux comtés du Kentucky exposent chacun dans son tribunal le texte des Dix Commandements, encadré à l’or fin, sur un lieu de grand passage. Dans l’un des deux tribunaux, le vernissage fut célébré par un juge (judge executive) qui les qualifia de « bonnes règles pour guider la vie » [5] (p.6) avant de raconter comment un astronaute avait déclaré que la vue de la Terre depuis la Lune l’avait convaincu de l’existence de Dieu. Ce juge était accompagné d’un pasteur de sa propre confession, lequel renchérit en appelant les Commandements un « code d’éthique » et en qualifiant l’exposition « d’être une des meilleures choses que le juge ait pu faire pour clore le millénaire » (p.6). Le tableau cite les Commandements dans leur forme la plus brève, celle que l’on apprend par cœur. En novembre 1999, le comité (chapitre) de l’ACLU au Kentucky demanda à un juge qu’il soit retiré au prétexte qu’il violait la clause « anti-establishment » du Premier Amendement.
Deuxième étape : avant même que le tribunal ait pu répondre, la législature de chaque comté autorisa une deuxième exposition, soulignant que les Dix Commandements étaient « le code légal sur lequel sont fondés les codes civil et pénal du Kentucky » (p.7). Les élus précisèrent également qu’en 1993 la Chambre des Représentants de l’État avait voté la fin de sa session « en souvenir et en l’honneur de Jésus-Christ, prince de l’éthique », et que les Pères Fondateurs comprenaient explicitement que le devoir de chaque citoyen était de reconnaître publiquement que Dieu était la source de la force et de l’orientation morale de l’Amérique » (« God as the source of America’s strength and direction ») (p.8).
Cette fois-ci, l’exposition comportait huit autres documents, mais de plus petite taille que le tableau des Commandements, chacun mettant en exergue un thème religieux : la citation de la Déclaration d’Indépendance « endowed by their Creator » (« dotés par leur Créateur ») ; le préambule de la Constitution du Kentucky ; la devise « In God we Trust » ; un extrait des registres du Congrès proclamant 1983 « Année de la Bible » et comprenant les Dix Commandements, ainsi que la proclamation de Reagan ouvrant cette année spéciale ; la proclamation d’un Jour national de prière et d’humiliation (30 avril 1863) par Lincoln ; un extrait d’un discours de ce même président aux Noirs de Baltimore affirmant que la Bible est le plus beau cadeau que Dieu ait fait à l’homme.
La Cour de District rendit une ordonnance d’injonction aux responsables afin qu’ils retirent immédiatement ces documents. Cette Cour estimait qu’ils étaient avant tout religieux et que leur affichage était anticonstitutionnel puisqu’ils n’étaient pas accompagnés d’une explication démontrant leur rôle fondateur dans l’histoire de la Nation.
Troisième étape : les comtés firent appel et avant d’obtenir une réponse, installèrent une autre exposition, non autorisée par conséquent. Cette fois-ci on trouve neuf documents et le tableau du Décalogue donne une plus longue version, spécifiquement extraite de la Bible du Roi Jacques. Le deuxième commandement est cité in extenso afin de souligner l’unicité du Dieu jaloux. Les autres documents sont la Magna Carta, la Déclaration d’Indépendance, le Bill of Rights, le préambule de la Constitution du Kentucky, et un tableau de l’allégorie de la Justice. Il était alors clairement explicité que les Dix Commandements étaient fondateurs de la loi et du gouvernement américains.
La manière très factuelle et froide dont Souter retrace l’histoire du cas (et c’est ainsi que cela doit se faire) donne l’impression au lecteur que les comtés « faisaient de la provocation ». En revanche, la manière dont les juges dissidents la présenteront souligne la bonne volonté des élus locaux tenant à mieux informer le public lorsqu’ils renouvellent leur exposition (aux étapes deux et trois).
Devant la nouvelle plainte de l’ACLU, les comtés soulignèrent le caractère éducatif de l’ensemble. La Cour de District encore une fois rejeta cette explication. Il y eut appel et la Cour d’Appel fédérale (6th Circuit) se basant sur Stone v. Graham (1980) confirma l’anticonstitutionnalité de l’exposition, religieuse par nature et par intention.
Histoire du cas Thomas Van Orden v. Rick Perry
in his official capacity as Governor of Texas
and Chairman, State Preservation Board, et al
Elle est plus simple. Nous sommes maintenant au Texas, à Austin. Le parc qui entoure le Capitole comporte 17 monuments et 21 témoignages historiques « commémorant les gens, les idéaux et les événements qui composent l’identité texane» (p.3). Le monument litigieux est un bloc de pierre de trois mètres de haut sur un mètre de large situé entre le Capitole et la Cour Suprême de l’État. Il arbore les Dix Commandements, bordés verticalement par une frise du symbole de la rose, et surmontés d’un aigle qui déploie le drapeau américain, du symbole de l’œil dans un triangle, et de deux tableaux couverts d’écritures en apparence proche-orientales ; en dessous des Tables de la Loi on voit deux Étoiles de David, les lettres grecques chi et rho figurant le Christ [6]. Écrit en gros au bas du monument, le nom de l’association qui en fit don et qui paya son installation, « The Fraternal Order of Eagles of Texas, 1961 » [7].
Le plaignant, Thomas Van Orden, ancien avocat (ceci expliquant peut-être cela) passait fréquemment devant le monument pour se rendre à la bibliothèque de la Cour Suprême depuis 1995, mais au bout de six ans, il décréta qu’il heurtait sa sensibilité et porta plainte. La Cour de District déclara que ce monolithe ne violait pas le Premier Amendement puisqu’il n’avait qu’une valeur séculière, celle de mettre en évidence les efforts des Eagles pour réduire la délinquance juvénile. Van Orden n’en resta pas là.
4. Comment les juges ont-ils argumenté ?
- a. Recours aux précédents
- b. Déceler l’intention des accusés
- c. L’argument historique des « originalistes »
a. Recours aux précédents
Chaque assertion est justifiée par des extraits de nombreux précédents et je ne prendrai qu’un seul exemple. Ainsi, Souter souligne que l’arrêt de 1963 (Abington v. Schempp) contre la lecture de la Bible à l’école et celui de 1980 (Stone v. Graham) affirmaient le caractère religieux des Commandements, qualifiés « d’instrument de la religion », et que l’on ne pouvait les exposer sans vouloir faire du prosélytisme. Il en conclut que l’autorité gouvernementale responsable de leur affichage envoie le message aux non-adhérents de la foi majoritaire qu’ils sont exclus de la communauté politique, tandis que les autres reçoivent la confirmation qu’ils en sont membres à part entière (12) [8].
b. Déceler l’intention des accusés
(examination of purpose)
Les juges statuent aussi à partir de l’intention qu’ils discernent chez les auteurs de l’acte en question, intention qui doit être facilement discernable sans que l’on ait besoin de sonder les cœurs ou la psyché (p.13), et sur l’impression ressentie par un « observateur objectif et raisonnable », qui connaîtrait l’histoire de son pays et les obligations de son gouvernement. Les deux camps divergent ici sur ce que doit être cet observateur. Pour Souter, incontestablement, ce ne doit pas être le citoyen ordinaire étourdi (« absentminded objective observer », p.15) que les comtés du Kentucky ont en tête lorsqu’ils justifient l’orientation de leurs expositions. (On peut effectivement ajouter que dans le climat américain si empreint de religion, ce type d’observateur « étourdi » ne se rend même pas compte de cette particularité de sa culture nationale et, effectivement, ne trouverait pas malice dans le monument.)
Souter va ensuite examiner la chaîne des événements conduisant à la troisième exposition. Le texte des Commandements est devenu de plus en plus explicitement religieux, alors que si les comtés avaient eu une intention séculière, ils les auraient fait figurer simplement sous forme de chiffres romains, autre représentation favorite des Américains et qui a le mérite d’être symbolique, et de ne renvoyer qu’à une « notion générale de la loi, et non à une conception sectaire de la foi» (p.16).
De surcroît, les documents rajoutés dès la deuxième exposition n’avaient que Dieu comme référence commune. Caustique, Souter fait remarquer qu’aucun « observateur raisonnable n’aurait pu avaler la version des comtés selon laquelle ils auraient mis au panier leur intention première », la promotion sectaire du Dieu biblique (p.18). En effet, poursuit ironiquement ce juge, si les comtés voulaient, comme ils le prétendent, utiliser les Commandements et les autres références au Dieu chrétien en tant qu’éléments « fondateurs » du gouvernement américain, il est étrange qu’ils n’aient pas inclus le Quatorzième Amendement (1868), le plus important depuis le Bill of Rights. En effet, cet amendement, complétant le Treizième (1865) qui interdit l’esclavage, accorde la citoyenneté à toute personne née aux Etats-Unis, et étend aux États toutes les obligations de protection des droits des individus auparavant réservées au Congrès fédéral. Ce dernier point indique donc que les États non plus ne peuvent privilégier une quelconque religion.
Souter conclut cette partie de sa démonstration en précisant qu’il admet parfaitement qu’un texte sacré puisse être intégré à une exposition sur la loi ou l’histoire. Ainsi, la présence de Moïse tenant les Tables de la Loi sur la frise qui orne la salle d’audience de la Cour Suprême n’est pas contestable car le prophète y est entouré de 17 autres législateurs, la plupart séculiers, et aucun observateur n’irait penser que cela viole la neutralité du Gouvernement national (p.19). Argument que renversera justement Scalia dans son opinion dissidente : si Souter n’est pas choqué par la présence de Moïse sur la frise, pourquoi être choqué par les Dix Commandements à Austin ?
Pour un Français, il est intéressant de noter que dans tous les cas concernant les références religieuses, les juges les déclarant anticonstitutionnelles se gardent bien d’apparaître anti-religieux ou a-religieux, soit par conviction personnelle, soit par prudence politique. On a ainsi vu comment dans Engel v. Vitale (1962), le juge Black, rédacteur de l’opinion majoritaire, expliqua qu’en interdisant la prière à l’école, la Cour non seulement protégeait mais plus encore stimulait la pratique religieuse.
c. L’argument historique des « originalistes »
Scalia, rédacteur de l’opinion dissidente dans McCreary (14 pages, et celle de Souter 17), et Rehnquist dans Van Orden tiennent ce type de raisonnement « C’est toujours la même eau qui coule depuis les Fondateurs », alors que Souter et son bord soutiennent que « l’eau a coulé sous les ponts depuis la genèse de la Nation ». De quelle genèse parle-t-on ?
- 1. C’est toujours la même eau qui irrigue et purifie la Nation
Les juges tentent presque toujours de deviner les intentions des Fondateurs, ou des rédacteurs des amendements prolongeant le Bill of Rights, et la situation de l’époque. Or, vu la concision extrême du texte constitutionnel, tout ceci n’est qu’affaire de conjecture, ce qui donne du grain à moudre à une armada de magistrats pour les siècles des siècles. Les originalistes seront ceux qui tenteront de s’en tenir à ce qu’ils pensent que les constituants auraient fait à leur place [9], c’est ce que l’on appelle l’argument historique. Les adeptes de cette approche constitutionnelle vont donc critiquer l’activisme des autres et affirmer que la Cour n’a pas le droit de s’instaurer en arbitre dictatorial.
Pour les originalistes que sont Scalia dans McCreary, ou Rehnquist dans Van Orden, dès lors que la Cour ne veut pas reconnaître l’évidence historique de la prégnance de la foi dans la vie publique du pays, elle se pose en arbitre tout puissant, outrepassant les droits qui lui sont conférés par la Constitution. Scalia dresse un réquisitoire contre l’activisme de ses collègues : « il n’y a rien qui soutienne l’assertion selon laquelle serait anticonstitutionnelle l’affirmation gouvernementale de la croyance en Dieu de la société, si ce n’est la propre affirmation de la Cour » (p. 29). Or, dans les arrêts précédents, estime Scalia, les juges qui sont maintenant dans la majorité (dans McCreary) n’ont pas forcément conservé le même raisonnement, et n’ont pas toujours appliqué de manière rigoureuse le principe de neutralité gouvernementale. C’est selon lui cette dérive qui fait pencher la Cour vers la dictature judiciaire (p. 30). Il s’agit d’un argument fréquemment entendu, tant à droite qu’à gauche, lorsqu’on estime que la Cour ne respecte pas suffisamment les précédents.
Aux yeux des dissidents tels que Scalia, il est impératif de savoir limiter le principe de neutralité absolue du gouvernement vis-à-vis de la religion, au prétexte que les Pères Fondateurs ne pouvaient la concevoir en ces termes puisqu’ils reconnaissaient tous la nécessité de se plier à la volonté divine. Antonin Scalia s’en tient à ce qu’il estime avoir été l’orientation des débats à la fondation du pays. Il définit les deux grandes modèles sur la question de la séparation, le français et l’américain. Il commence son plaidoyer par une anecdote personnelle qui revêt une importance majeure du fait de la date à laquelle elle se produisit, le 11 septembre 2001. Ce jour-là, il assistait à Rome à une convention de juristes, et le soir tout le monde regarda le discours de Bush, qui immanquablement se termina par « God Bless America ». Le lendemain, nous raconte Scalia, un juge « d’un pays européen », lui confia : « Que j’aimerais que notre Chef d’État puisse dans les moments de tragédie nationale invoquer Dieu, mais chez nous c’est strictement interdit. » On ne saura pas de quel pays provenait le juge. Au paragraphe suivant, l’on est quelque peu surpris de voir Napoléon accusé d’avoir imposé à toute l’Europe notre modèle révolutionnaire selon lequel la religion doit être strictement évacuée de la sphère publique. Scalia cite ensuite le « La France […] est une république […] laïque » du préambule de notre Constitution avant d’affirmer : « Cela n’est pas, et n’a jamais été le modèle adopté par l’Amérique ».
Or, on peut arguer que s’il avait cité la suite du préambule de la Constitution française « Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances » il se serait senti en meilleure compagnie, car il s’agit d’un condensé de sa propre Constitution. En effet, si l’on s’en tient strictement aux deux textes constitutionnels, ils énoncent exactement le même principe de relation religion/État. La divergence entre les deux modèles n’apparaît qu’au niveau de l’interprétation que chaque pays en fera.
C’est bien pour cela que Scalia doit puiser ses preuves en dehors du texte constitutionnel américain : il énumère les références à Dieu chez George Washington, au Congrès, à la Cour Suprême, etc. Hérault des tenants des « racines oubliées de la Nation », il affirme : « Ceux qui ont écrit la Constitution croyaient que la moralité était essentielle au bien-être de la société et que l’encouragement à pratiquer la religion était le meilleur moyen de susciter la moralité » (p. 28). Comme Souter, il revient vers le précédent Abington v. Schempp, non bien sûr pour approuver le verdict de cet arrêt (l’interdiction de lire la Bible à l’école), mais pour en extraire une citation qui démontre la foi chrétienne des origines : « Le fait que les Pères Fondateurs aient cru avec dévotion qu’il y avait un Dieu et que les droits inaliénables de l’homme étaient ancrés en lui est clairement évident dans tous leurs écrits, du Mayflower Compact à la Constitution elle-même » (p.28). En 1963 la cour Warren avait alors justement estimé que la foi des Fondateurs ne devait pas lier ad vitam aeternam les générations suivantes, opinion reprise par Souter en 2005. Les séparationnistes s’élèvent contre l’affirmation de Scalia car, précisent-ils, il n’y a en réalité aucune référence à Dieu dans la Constitution. Toutefois pour Scalia (qui cite alors divers arrêts) : « Nous sommes un peuple religieux dont les institutions présupposent un Être Suprême. »
Plus loin, il réaffirme cette éminente qualité américaine, en citant un aphorisme. Celui-ci, nous dit-il, est attribué à divers auteurs, notamment à Bismarck, « mais [il] préfère l’associer à De Gaulle : ‘Dieu protège les petits enfants, les poivrots, et les États-Unis d’Amérique’ » (p.35). Il ne semble nullement percevoir l’ironie de la remarque, ne voyant dans cette phrase que la preuve de la reconnaissance par le monde entier de la protection divine de sa nation.
Dans la suite de son argumentation, Scalia affirme que « si la religion dans la sphère publique devait être entièrement non confessionnelle, c’est-à-dire générique, il n’y aurait aucune religion dans la sphère publique, point final. Il est bien évident que l’on ne peut prononcer le nom de ‘Dieu’, ou ‘le Tout Puissant’, qu’on ne peut offrir des journées nationales de grâce, sans contredire les croyances des polythéistes ou de ceux qui ne pensent pas que Dieu ou les dieux interviennent dans nos affaires. […] Il est très clair que la clause anti-establishment autorise que l’on ignore les polythéistes ou les athées. » Poursuivant ce raisonnement, Scalia affirme qu’« il y a une différence entre reconnaître officiellement l’existence d’un seul Créateur, et la protection (establishment) d’une religion spécifique. » Puisque 97,7% des Américains croyants sont soit chrétiens, soit musulmans ou juifs, et que tous reconnaissent par conséquent les Dix Commandements comme procédant du divin, les honorer revient à honorer Dieu, et « cela n’a rien à voir avec une quelconque protection que le gouvernement accorderait à un point de vue religieux particulier » (pp. 31-32).
Plusieurs pages plus loin, il répond à la critique du juge Stevens qui dans l’autre arrêt, Van Orden, rédigea une opinion dissidente, selon laquelle son raisonnement marginaliserait les plus de 7 millions d’Américains qui ne sont pas monothéistes. Scalia très habilement explique que c’est à cela que sert l’autre clause du Premier Amendement, celle du libre exercice, car la tradition nationale a choisi de résoudre les conflits en faveur de la majorité, mais la Constitution protège aussi la minorité (p.35). C’est cette même tradition qui a légué au peuple la reconnaissance du rôle de la religion au niveau légal et gouvernemental, tradition manifeste dans la présence de Moïse sur la frise de la Cour Suprême (p.38), exemple que Souter prenait aussi mais pour lui ôter son caractère strictement religieux, on l’a vu.
- 2. Quelle genèse pour la Nation ?
Scalia et Rehnquist dans Van Orden condensent les arguments les plus courants aux États-Unis pour justifier les références religieuses dans la vie publique. La conviction que la Nation a des origines strictement chrétiennes est un mythe qui a la peau dure malgré les études statistiques de plus en plus nombreuses démontrant le contraire ; c’est le propre de tous les mythes fondateurs nationalistes. S’il est vrai qu’un certain nombre d’immigrants fuyaient les persécutions religieuses en Europe, ils n’ont jamais constitué la majorité des arrivants, pas plus sur le Mayflower que par la suite. Il est certes plus glorieux de s’imaginer les héritiers des purs Pèlerins que de se savoir descendants de bagnards, de soudards et de poissardes. Ces derniers ne couchaient guère par écrit leurs méditations, alors que les Puritains écrivirent des dizaines de volumes qui allaient guider les générations suivantes, entreprise de communication de masse réussie qui laissa penser qu’ils étaient bien plus nombreux qu’en réalité. En dignes héritiers, les militants de la cause chrétienne depuis quelque temps inondent les médias des preuves des « racines négligées/oubliées » (forsaken roots) de l’Amérique, de déclarations qu’auraient prononcées les Pères fondateurs, afin de prouver que ceux-ci étaient non seulement de grands dévots en privé mais des visionnaires qui voulaient engendrer une nation éminemment chrétienne [10]. Quand bien même ils l’eussent été, ils n’auraient pas représenté les idéaux de la majorité de la population : on sait maintenant que la pratique religieuse ne concernait qu’environ 17% de la population à la date de l’Indépendance et donc de la fondation de la Nation [11]. Jeremy Gunn, spécialiste des relations Églises-État, confirme cela : « Ironiquement, les puritains du 17e siècle, dont l’héritage est fréquemment invoqué comme preuve de la fondation religieuse de l’Amérique, partageraient certainement les sentiments de ceux qui refusent de prêter allégeance au drapeau » (Gunn, manuscript p. 215, ma traduction).
On sait aussi que la formule « In God We Trust » ne fut inscrite sur le billet vert (mais l’était sur les pièces de monnaie depuis 1864) que pendant le maccarthysme (la loi fut votée en 1955, et le premier billet ainsi retouché apparut en 1957), période d’intense lutte contre la tentation matérialiste (ouvrant le « Quatrième Réveil religieux » toujours en effervescence aujourd’hui) qui fit aussi ajouter « One Nation Under God » au serment d’allégeance au drapeau (en 1954). Ce fut en 1956 que le Congrès fit de « In God We Trust » la devise nationale.
Originaliste lui aussi, Souter ne partage pas l’interprétation que donne Scalia de l’histoire, ce « révisionnisme historique », et sait que les rédacteurs de la Constitution, un, ne partageaient pas les mêmes opinions religieuses, et, deux, que plusieurs étaient déistes ou peu pratiquants (ils étaient presque tous francs-maçons). Souter affirme que plusieurs fondateurs ne concevaient qu’une stricte séparation. Ainsi dit-il : « Madison critiqua le système d’imposition de l’impôt de la Virginie [où l’Église anglicane était religion officielle], non seulement parce que cela forçait les gens à donner ‘trois pence’ pour la religion mais parce que, selon les termes mêmes de Madison ‘c’était en soi un signal de persécution. Cela rétrograde du rang de citoyens tous ceux dont les convictions religieuses ne se plient pas à celle de l’autorité législative.’ » Quant à Jefferson, ce fut lui qui parla de la nécessité d’établir un « mur de séparation entre l’Église et l’État », et il refusa notoirement de proclamer un jour national de grâces, (Thanksgiving Proclamation) car cela violait la Constitution [12]. Ces arguments seront balayés par Scalia au prétexte que Jefferson changeait souvent d’avis et que ni lui ni Madison ne se sont privés de faire référence à l’Être Suprême notamment dans leurs discours d’investiture qu’il citera (pp. 28-29).
Souter revient à son « observateur raisonnable » et imagine sa réaction devant la présence de la Déclaration d’Indépendance dans l’exposition du Kentucky. Une notice y expliquait, en effet, que ce texte fondateur révélait clairement l’influence des Dix Commandements. Or, Souter souligne que si ces derniers sont censés émaner du divin, la Déclaration elle, au contraire, stipule que l’autorité du gouvernement ne peut provenir que de « l’assentiment des gouvernés » ; elle évacue par conséquent tout agent transcendant dans la conduite de la vie politique. Et le juge d’ironiser : si l’observateur n’a pas renoncé à comprendre, il pensera que les Comtés ont essayé par tous les moyens de maintenir un document religieux sur les murs d’un tribunal obligé constitutionnellement de rester totalement neutre (p.19).
- 3. L’eau a coulé sous les ponts depuis les Fondateurs
Souter revient au Premier Amendement [13] dans la dernière partie de son opinion. À propos de l’intention des Constituants, il précise qu’il est évident que leur préoccupation majeure en rédigeant le Premier Amendement n’était pas de protéger les juifs, les mahométans, ou les athées, mais bien d’empêcher les conflits entre les différentes sectes chrétiennes, tout simplement parce qu’historiquement la société était moins pluraliste que par la suite (p. 22-23). (On peut d’ailleurs s’étonner de ceci lorsqu’on sait que les juifs apparurent en même temps que les chrétiens dans les colonies, et l’on pense aussi maintenant que l’islam arriva assez vite avec certains esclaves, mais ce dernier point ne pouvait être connu des Fondateurs, contrairement au premier.)
Souter poursuit qu’il n’est donc pas exact de dire, comme le font ici les juges dissidents, que les Fondateurs protégeaient tous les monothéismes. Il rejette par conséquent le raisonnement des originalistes non-séparationnistes, puisque l’argument historique ne peut être retenu si l’on veut respecter la tradition de liberté religieuse totale, sans préférence gouvernementale, qui s’est forgée au fil des décennies à partir du Premier Amendement. Souter semble bien conscient de l’erreur d’un autre mythe fondateur, celui qui consiste à croire que la liberté religieuse fut une victoire des débuts de la nation, alors qu’on sait qu’il fallut de longues décennies pour que ce concept soit véritablement respecté, notamment vis-à-vis des catholiques. Si « la Constitution était prévue pour perdurer […], il était inévitable que surgissent des applications que les Fondateurs ne pouvaient anticiper » (p. 23).
C’est ce point particulier que Sandra O’Connor tiendra à développer dans son opinion abondant dans le sens de celle de Souter : les Américains qui n’acceptent pas la validité des Dix Commandements ne peuvent être privés de la protection du Premier Amendement. Elle réaffirme la finalité du Bill of Rights protéger les minorités de la tyrannie de la majorité en citant un précédent (West Virginia Board of Education v. Barnette) : « soustraire certains sujets [idées] des vicissitudes de la controverse politique afin de les placer hors d’atteinte des majorités et d’en faire des principes légaux applicables par les tribunaux » (p. 25). Alors que Scalia estimait que cette protection des droits des non-monothéistes suffisait, O’Connor, comme Souter, la voit comme une ségrégation.
Le verdict fut donc celui-ci : dès lors que le gouvernement a pour obligation de n’avoir que des intentions séculières, et que la majorité a démontré le caractère éminemment religieux des expositions des comtés du Kentucky, celles-ci ne sont pas permises par la Constitution ainsi qu’en avaient décidé les cours de District.
5. La défection de Breyer dans Van Orden
Comme on l’a dit en introduction, les arguments soulevés par les deux parties se retrouvent dans Van Orden. Cette fois, c’est le Chief Justice Rehnquist qui rédige l’opinion majoritaire, Scalia exprime son sentiment en un paragraphe, Clarence Thomas les rejoint dans une opinion de plus de trois pages ; Stevens, soutenu par Ginsburg, rédige une longue opinion dissidente, de même que Souter. Avant de conclure, il nous faut rapidement résumer les arguments de Breyer puisque c’est lui qui a changé de camp.
Il cite moult précédents et réaffirme que la « clause anti-establishment n’oblige pas le gouvernement à purger de la sphère publique ce qui relève du religieux » (Van Orden, p.10), puis que le texte des Commandements peut contenir un message social et historique, et que tout dépend de la manière dont le texte sera utilisé.
Ce qui l’a convaincu dans l’argumentation de Rehnquist, c’est le fait que le monument près du Capitole d’Austin avait été installé depuis quarante ans avant que quelqu’un s’irrite de sa présence (alors qu’au Kentucky, l’exposition avait tout de suite été dénoncée), et qu’en outre ce bloc de pierre avait une fonction passive, contrairement à l’affichage des Commandements dans une salle de classe (Stone v. Graham) ou dans les tribunaux du Kentucky, dont la fonction était, selon lui, activement prosélyte. Dans sa conclusion, il précise que bien qu’il ne soit pas d’accord avec l’opinion pluraliste (dissidente) dans Van Orden, il n’approuve pas pour autant l’opinion dissidente de Scalia dans McCreary. Ainsi, grâce à Breyer, Van Orden estima que le bloc de pierre représentant les Dix Commandements relevait de la tradition culturelle américaine laquelle serait par essence religieuse, et n’avait rien à voir avec la promotion du christianisme stricto sensu.
La Maison Blanche, qui avait joint au dossier (filed a brief) son approbation des expositions du Kentucky et du monument texan, a déploré McCreary et bien entendu salué Van Orden, nouvelle pierre dans le jardin des séparationnistes.
Conclusion
Que nous révèlent ces arrêts sur deux points : le fonctionnement de la Cour, la séparation religions-État ?
1. En rédigeant son importante opinion dissidente dans McCreary, Scalia a encore une fois démontré ce que l’on savait : bien qu’il n’ait pas la même approche constitutionnaliste que Rehnquist, il est bien son héritier spirituel. En argumentant dans le sens des conservateurs chrétiens, il confortait sa progression vers le poste de Chief Justice, alors qu’il était attendu que Rehnquist annonce publiquement son retrait le jour même où les arrêts furent rendus.
Ce dernier a légué avec son opinion majoritaire dans Van Orden son testament et a pu partir le cœur en paix : il est mort quelques semaines plus tard, le 3 septembre à 80 ans. Souffrant depuis longtemps du cancer, il devait se retirer plus tôt, mais il est resté jusqu’au bout pour faire prévaloir sa vision d’une Amérique éminemment chrétienne tout en étant ouverte à toutes les religions et faire tomber le fameux mur entre l’Église et l’État. Sandra O’Connor qui avait aussi annoncé sa démission aura ici légué l’expression de son versant modéré.
Contrairement aux prévisions, néanmoins, Bush n’a pas offert à Scalia le poste suprême de Chief Justice, mais à la mort de Rehnquist, il a immédiatement conféré ce poste à Roberts, alors que celui-ci n’avait pas encore subi les auditions au Sénat pour être confirmé en tant que simple associate justice. Plusieurs spécialistes interprètent le choix de Roberts, qui semblerait assez modéré, comme une tentative d’apaisement à l’égard des républicains libéraux et des démocrates. On ne peut cependant jamais vraiment prévoir le mode de fonctionnement des juges avant qu’ils aient siégé pendant quelque temps [14].
2. Il est très difficile de prévoir l’impact que ces deux arrêts vont avoir sur la pléthore de procès en cours sur la présence de signes religieux dans le champ public : en effet non seulement, l’argumentation dans chacun des cas n’a pas évolué depuis les arrêts rendus auparavant dans ce domaine, mais les verdicts contraires qui semblent, à première vue, satisfaire les deux franges antagonistes de la société américaine, peuvent être perçus comme n’apportant qu’une demi-réponse. La ligne de partage qui permet de définir si un signe religieux relève du prosélytisme ou s’il n’est qu’une expression culturelle ou encore une expression individuelle non prosélyte est si ténue qu’elle devra sans cesse être réexaminée à tous les niveaux du judiciaire. Pour l’instant depuis juin 2005 (à ma connaissance) on n’a vu qu’un juge fédéral trancher dans une affaire similaire à Van Orden, en septembre 2005. S’inspirant de Breyer, il estima que le monument des Commandements à l’extérieur de l’Hôtel de ville d’Everett, au nord de Seattle, pouvait y rester. Comme à Austin, il y était placé depuis 46 ans. Il y a environ 4000 monuments représentant les Commandements dans les tribunaux et les jardins publics du pays et l’on peut comprendre l’apaisement ainsi apporté par Van Orden. Ceux qui vont continuer à poser problème seront les nouveaux affichages, or on assiste à une véritable levée de boucliers en forme de Table de la Loi partout dans le pays de la part de ceux qui s’arrogent le nom de chrétiens.
Les chrétiens conservateurs ne se contentent pas d’avoir des alliés dans les tribunaux. Par précaution, ils choisissent aussi la voie parlementaire, ainsi en avril 2005 le Mississippi vota une loi autorisant la présence de documents religieux dans les lieux publics. Son gouverneur, Haley Babour était très fier d’avoir les Tables de la Loi dans son bureau au Capitole. En 1997, les conservateurs avaient introduit au Congrès un projet d’Amendement qui aurait permis d’éliminer la neutralité vis-à-vis de la religion de la vie publique. Il fut tué dans l’œuf, mais on en parle encore.
Quant aux séparationnistes, ils ne vont pas se laisser faire au moment où la Droite religieuse commence à trop embarrasser une frange de plus en plus grande du parti républicain, y compris peut-être même Bush qui avait délibérément substitué ses propres jokers, Roberts et Miers, aux candidats de la Droite chrétienne pour la Cour Suprême. Ici encore, la vie politique est fluctuante : la veille du jour où je prononçais cet exposé, Harriet Miers dut annoncer son retrait sous la pression des chrétiens conservateurs qui estimaient que malgré sa conversion du catholicisme à l’évangélisme, on ne pouvait savoir comment elle interprèterait les grandes affaires que les moralistes veulent régler (avortement, prière…). Pour les calmer Bush nomma alors un de leurs candidats, Samuel Alito, un catholique conservateur [15] qui fut confirmé par le Sénat sans grand débat.
La prochaine bataille annoncée est celle de la constitutionnalité ou non des formules « In God We Trust », et « One Nation Under God », déjà attaquées dans plusieurs États, notamment en Caroline du Nord et en Californie où à la mi-septembre un juge fédéral a déclaré la récitation du serment d’allégeance au drapeau anticonstitutionnelle afin de contrer la position de la Cour Suprême en 2004 dans l’affaire Elk Grove United School District v. Newdow. La Cour Suprême avait en effet cassé l’arrêt de la 9th Circuit court qui avait estimé fondée la plainte de Newdow, selon laquelle la récitation du Pledge violait le principe de séparation entre la religion et l’État, mais elle le fit en décrétant que comme Newdow était divorcé et n’avait pas la garde légale de sa fille, il ne pouvait attaquer en justice en son nom. Un remake de Dred Scott, toute proportion gardée. Stevens qui rédigea la majority opinion avait alors décrété : « We conclude that Newdow lacks standing and therefore reverse the Court of Appeals’ decision. »
La seule chose dont on soit sûr, c’est que les guerres politiques et juridiques autour de la séparation entre la religion et l’État vont se poursuivre encore pendant très longtemps aux États-Unis.
RÉFÉRENCES
Anon. « Roberts, Supreme Court may Allow Religious Use of Hallucinogen ». Bloomberg, November 1, 2005.
Davis, Derek H. et Matthew McMearty. Éditorial. « America’s ‘Forsaken Roots’ : The Use and Abuse of Founders’ Quotations ». Journal of Church and State (Vol. 47, n°3, Summer 2005, p.449-472).
Finke, Roger and Rodney Stark. The Churching of America, 1776-1990 : Winners and Losers In Our Religious Economy. New Brunswick, NJ : Rutgers University Press, 1992.
Gunn, Jeremy. “Under God but Not the Scarf: The Founding Myths of Religious Freedom in the United States and Laïcité in France”. Journal of Church and State 46:7 (2004). (Texte utilisé : celui du manuscrit).
Journal of Church and State. Dawson Institute. Waco, TX : Baylor University.
Lane, Charles. « Court Split Over Commandments : Justices Forbid Copies on Walls of Courthouses but Allow Monuments ». Washington Post, Tuesday, June 28, 2005; A01.
Richley, A. James. Religion in American Public Life. Washington, D.C. : The Brookings Institution, 1985.
Helen E. Veit, et al. eds., Creating the Bill of Rights, 3738 (1991).
Rigal-Cellard, Bernadette. "The Peyote Way Church of God : Native Americans v. New Religions v. the Law. European Review of Native American Studies (Frankfurt). 9:1, 1995, 35-43. Disponible sur <http://classiques.uqac.ca/>
Wood, James E., Jr, E. Bruce Thompson, Robert T. Miller. Church and State in Scripture History and Constitutional Law. Waco, TX : Baylor University Press, 1958. (reprint)
Wedeking, Jim, "Quaker State, Pennsylvania's Guide to reducing the friction for Religious Outsiders under the Establishement Clause", Working Paper Series, Sidley Austin Brown & Wool LLP, Washington DC, Juillet 2005.
Les deux arrêts :
McCREARY COUNTY, KENTUCKY, et al. v. AMERICAN CIVIL LIBERTIES UNION OF KENTUCKY et al. certiorari to the united states court of appeals for the sixth circuit. No. 03-1693. Argued March 2, 2005--Decided June 27, 2005
THOMAS VAN ORDEN, PETITIONER v. RICK PERRY, in his official capacity as GOVERNOR OF TEXAS and CHAIRMAN, STATE PRESERVATION BOARD, et al. on writ of certiorari to the united states court of appeals for the fifth circuit. No. 03-1500. Argued March 2, 2005--Decided June 27, 2005.
[1] « Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercice thereof ». Il est à noter que, contrairement à l’opinion répandue qui voudrait voir dans la place qu’occupe cet amendement la primauté de la liberté religieuse et d’expression dans la genèse de la Nation, il n’est le premier que parce que les deux qui le précédaient dans la première version du Bill of Rights n’ont pas été ratifiés (Helen E. Veit, et al. eds., Creating the Bill of Rights, 3738, 1991).
[2] Tels que souvent Breyer, O’Connor et Ginsburg actuellement, ou autrefois Earl Warren ou William O. Douglas. Ce dernier battit un certain nombre de records : plus grand nombre d’opinions, dont le plus grand nombre d’opinions dissidentes, plus long mandat : 36 ans (Rehnquist s’en approche car il y servit 34 ans).
[3] La note 11 de l’opinion de Scalia en cite cinq majeurs.
[4] Arrêt qui sera renversé en 1976 afin de laisser les États choisir ou non la peine de mort.
[5] Toutes les citations proviennent du texte des arrêts publiés par Findlaw : <http://caselaw.lp.findlaw.com/printer_friendly.pl> La pagination de McCreary correspond au texte en police de 14, celle de Van Orden à un texte de police 12.
[6] L’ensemble rappelle l’agencement d’un tableau (Photothèque des musées de la Ville de Paris) de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, réalisé postérieurement à la Déclaration, probablement en 1791 ou 1792. Le décor comprend les fers brisés, le triangle maçonnique de l'égalité, la pique et le bonnet phrygien. Il est visible sur < http://www.aidh.org/Biblio/Text_fondat/FR_02.htm>.
[7] Il s’agit d’un club, comme il y en a tant aux Etats-Unis, qui fait du bénévolat et notamment aide les jeunes ou leur offre un lieu d’échanges. Il fait aussi fabriquer le monument des Dix Commandements en grande quantité et on peut voir le modèle d’août 2005 sur : < http ://www.foe.com/tencommandments/monolith.jpg.>
[8] Parmi les exemples que donne Souter, il y en a un qui touche au débat actuel en France sur l’ouverture des magasins le dimanche. Se référant à McGowan v. Maryland (1961), le juge explique que lorsque le gouvernement maintient les lois qui obligent la fermeture le dimanche, il ne promeut pas la religion car la plupart des employés prendraient de toute façon cette journée pour se reposer. En revanche, si le gouvernement justifiait cela en disant explicitement que c’est pour permettre aux Américains d’honorer le Christ, alors il violerait la Constitution.
On se souviendra qu’il a toujours débat en France à propos du trop grand nombre d’heures d’enseignement ou des cours le mercredi, journée remplaçant le jeudi institué par les lois de Jules Ferry comme jour de congé, non pas pour que les élèves se reposent, mais pour qu’ils puissent étudier le catéchisme. Les Églises arguent que cela vide encore plus les cours d’instruction religieuse et que l’État ne respecte pas son engagement.
[9] En outre, s’ils estiment qu’un arrêt précédent contredit cette intention des Fondateurs, ils le renverseront sans remords.
[10] Pour une mise au point sur ce sujet voir l’éditorial du Journal of Church and State par Derek H. Davis et Matthew McMearty : « America’s ‘Forsaken Roots’ : The Use and Abuse of Founders’ Quotations » (Vol. 47, n°3, Summer 2005, p.449-472). Il est intéressant de savoir que le Dawson Institute qui publie cette revue scientifique milite pour la stricte séparation entre les religions et le politique depuis la Mecque des baptistes du Sud, l’Université Baylor à Waco au Texas, celle à laquelle Bush, dont le ranch est tout proche, offrirait ses archives pour ouvrir sa future bibliothèque présidentielle. On voit ainsi que les Southern Baptists n’approuvent pas tous l’usage que fait ce président de la rhétorique religieuse, alors qu’on a tendance à les classer sans discernement parmi ses partisans les plus acharnés.
[11] Le taux de pratique religieuse et d’adhésion à une Église n’a cessé depuis d’augmenter : 1776 : 17%, 1850 : 34%, 1860 : 37%, 1870 : 35%, 1890 : 45%, 1906 : 51%, 1916 : 53%, 1926 : 56%, 1952 : 59%, 1980 : 62%. Roger Finke and Rodney Stark. The Churching of America, 1776-1990 : Winners and Losers In Our Religious Economy. New Brunswick, NJ : Rutgers University Press, 1992. p.24-26. Charte des taux d’adhésion religieuse p.16.
[12] Voir sa lettre à S. Miller (Jan. 23, 1808).
[13] Il précise notamment que les deux clauses (anti-establishment et free exercice) sont parfois antinomiques, puisque pour qu’il y ait libre exercice total, il faut que l’État intervienne par exemple dans l’armée ou les prisons afin de fournir des aumôniers aux prisonniers de diverses confessions.
[14] On connaît sa position sur l’épineux problème de la liberté religieuse depuis le 1er novembre 2005 : avec une majorité de juges, il a déclaré que l’utilisation d’un thé hallucinogénique (le hoasca) par une petite Église du Nouveau-Mexique était parfaitement constitutionnelle, contrairement à ce que l’administration Bush affirmait. Scalia argumenta dans le même sens que lui (« Roberts, Supreme Court may Allow Religious Use of Hallucinogen ». Bloomberg, November 1, 2005). Voir mon travail sur Peyote Way Church of God.
[15] Cette nomination a mis un terme à la domination de la Cour par les protestants et en fait une chapelle en majorité catholique : Souter et Stevens sont protestants, Ginsburg et Breyer sont juifs, et il y a déjà quatre catholiques : Scalia, Thomas, Kennedy, et Roberts. Les deux derniers nommés (Roberts et Alito) sont donc des catholiques, et Miers l’avait aussi été. On voit ainsi se confirmer ce que j’appelle la catholicisation des États-Unis. La communauté catholique connaît aujourd’hui les mêmes clivages politiques et moraux que les autres et le rapprochement des catholiques conservateurs avec la Droite chrétienne, évangélique et républicaine, est bien connu. La présence de nombreux catholiques à la Cour ne signifie donc pas du tout une libéralisation des arrêts, on l’a déjà vu avec Scalia et Thomas qui sont les juges plus conservateurs, et Kennedy qui l’est très souvent.
Se pose aussi l’intéressante question à verser aux débats de ces journées : pourquoi aux États-Unis la religion des autorités gouvernementales est-elle toujours mentionnée et commentée, alors que chez nous elle ne l’est pas ? Ou plutôt ne l’était pas jusqu’à la nomination assez récente d’un préfet que l’on a volontairement qualifié en haut lieu de musulman.
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