Dans le septième volume du journal de Julien Green qu'il intitule Le Bel Aujourd'hui, on peut lire en page 189 : « Un jeune dominicain me cite cette phrase prononcée par l'abbé Pierre, à Montréal : Vous vous fabriquez des prêtres semblables à vous, de façon à être sûr que des pages entières de l'Évangile ne vous seront jamais prêchées ». Ce n'est pas seulement pour nourrir et étayer un certain anticléricalisme que je rapporte cette phrase ici ; elle me semble renfermer une vérité pour ainsi dire universelle. On peut évidemment se réjouir que l'abbé Pierre ait constaté si vite et si bien que le catholicisme canadien-français n'est pas tout le catholicisme et que par-ci, par-là nos curés en passent de bons bouts, comme le curé des Trois Messes basses de Daudet. Pour être juste, il faut quand même dire que plusieurs Canadiens s'en étaient déjà aperçus. Il n'est peut-être pas inutile que cette constatation soit reprise par un homme aussi éminent que l'abbé Pierre.
Une tendance
Il ne faudrait pas croire que les Canadiens français soient les seuls à se rendre coupables d'une telle mutilation. Toute institution, diffusée de société à société, a tendance à se particulariser, à prendre la forme des sociétés où elle s'incarne : le catholicisme espagnol a une tout autre résonance humaine, une tout autre signification que celles du catholicisme allemand. Cette particularisation n'est pas voulue, comme semble le croire l'abbé Pierre, mais s'explique par une espèce d'automatisme de conservation. Plus une société est homogène, plus elle est fermée, plus elle aura tendance à particulariser les institutions qu'elle emprunte à d'autres sociétés ou qui lui sont imposées de l'extérieur. C'est ainsi que l'Évangile que les missionnaires anglais prêchent aux aborigènes australiens devient, après quelque temps, bien différent de ce qu'il est en Angleterre. Comment s'opère cette transformation ? Il semble bien qu'en dernière instance il faut faire appel aux orientations culturelles de chaque société, c'est-à-dire à un ensemble de normes, de standards et de critères de sélection qui agissent comme des agents filtreurs vis-à-vis les institutions reçues de l'extérieur ; certains éléments sont acceptés, d'autres sont rejetés, d'autres sont réinterprétés.
Mon propos n'est pas d'essayer de montrer comment le catholicisme québécois s'est particularisé ni de trouver quelles sont les pages entières de l'Évangile qui, selon l'abbé Pierre, ne nous sont jamais prêchées. Je voudrais plutôt examiner d'une façon très sommaire une autre institution, la démocratie, qui, comme le catholicisme, s'est incarnée dans plusieurs sociétés et que nous avons aussi particularisée. Tout le monde semble d'accord pour dire que la démocratie ne représente pas tout à fait la même chose pour les Canadiens français que pour les autres Canadiens. Rien de bien surprenant à cela ! Il est bien évident que si nous nous sommes fabriqué des prêtres à notre taille, comme le dit l'abbé Pierre, nous nous sommes aussi créé des hommes politiques à notre image. Comment avons-nous particularisé l'idée et la pratique de la démocratie ? Ces différences ont-elles tendance à s'atténuer avec le temps ? À quoi attribuer ces différences ? La plupart de ceux qui se sont intéressés à cette question ont implicitement postulé que le type anglo-saxon est le seul type possible de démocratie. Il n'est pas sûr qu'il n'existe pas, à côté du type anglo-saxon de démocratie, un autre type qu'on pourrait appeler franco-russe et dont la plupart des caractéristiques diffèrent de celles du premier ; il n'est pas sûr non plus que la culture canadienne-française ne soit pas plus près du type franco-russe que du type anglo-saxon. Certains sociologues admettent l'existence de ce deuxième type mais rétorquent qu'ultimement le type anglo-saxon en viendra à s'implanter dans tous les pays. Quoi qu'il en soit de l'aspect général de cette question, disons, pour revenir au Canada français, que ces mêmes sociologues soutiennent que plus l'urbanisation sociologique du Québec se poursuivra, plus l'idée et la pratique de la démocratie anglo-saxonne auront tendance à se rapprocher de celles du reste du pays. Leur argument principal, c'est que l'exercice de la démocratie implique que les individus agissent comme individus et non pas d'abord comme membres d'un groupe, qu'ils soient assez sécularisés pour distinguer entre l'État et l'Église et qu'enfin leur comportement cesse d'être surtout traditionnel pour devenir plus rationnel. S'il est vrai que ces trois conditions qu'on donne comme des prérequis à l'exercice de la démocratie se confondent avec certains des processus qui semblent accompagner l'urbanisation des sociétés, il n'en reste pas moins que les cultures particulières imprègnent ces processus de leur style propre ; c'est à ce niveau que les orientations culturelles de chaque société modifient les institutions et leur fonctionnement.
Au Canada français
Qu'en est-il du Canada français ? Pierre Trudeau, dans son excellente étude "Some Obstacles to Democracy in Quebec", a analysé, du point de vue historique et sociologique, certains obstacles que rencontre la pratique de la démocratie dans le Québec. Je voudrais plutôt examiner ici comment la démocratie envisage le monde et la personne humaine et confronter ensuite ces postulats avec ceux de la culture canadienne-française. On peut, en effet, envisager la démocratie comme un système de gouvernement mais on peut l'examiner, d'un point de vue plus général, comme un ensemble d'idées sur l'homme et sa destinée. Or, l'idée centrale de la démocratie, c'est que rien n'est définitivement réglé, que l'homme peut changer le cours des événements, qu'il a les moyens d'agir sur l'histoire. Comme le dit Jeanne Hersch dans son Idéologies et réalité « la valeur fondamentale - de la démocratie - c'est celle, irréductible et insubordonnable, de la personne humaine - étant bien entendu que celle-ci n'est pas conçue comme un fait, une donnée positive, mais comme un centre de possibles, une liberté - autrement dit : sur le plan philosophique une nécessité intérieure imprévisible, et sur le plan politique, une indétermination à préserver ». Cette conception de la démocratie et de la liberté me semble en opposition avec une tendance de notre culture intellectuelle traditionnelle que j'appellerais déterministe et une orientation culturelle que j'appellerais fataliste. Les deux phénomènes agissent l'un sur l'autre et se renforcent mutuellement. Au centre de cette attitude déterministe et fataliste, on trouve l'idée que des principes et des forces immuables règlent la marche des événements et que les individus ne peuvent en changer le cours ; tout au plus peuvent-ils essayer de maintenir une espèce de statu quo. Dans ce système d'idées et d'attitudes, la personne humaine doit se conformer et se résigner à la situation qui lui est faite et qui est définie par les individus en autorité.
Un fatalisme
Je ne puis ici étayer ces affirmations ; tout au plus puis-je donner certaines indications sur la façon dont on pourrait les vérifier ou les infirmer. Pour ce qui est de la culture intellectuelle du Canada français, il me semble que l'enseignement de la religion, de la philosophie aristotélicienne et de l'histoire a contribué à renforcer par son déterminisme dogmatique le fatalisme de la culture paysanne du Canada français. Il y aurait lieu de se demander comment la situation politique du Canada français a influé sur la conception et l'enseignement de ces disciplines ; elles ont été mobilisées pour asseoir sur des principes fermes l'existence et les droits de la communauté nationale. L'élite traditionnelle a toujours considéré le Québec comme quelque chose d'immuable qui ne devait pas changer sous prétexte que tout changement ne pouvait se faire qu'au détriment de la collectivité. De ce point de vue-là, rien ne serait plus instructif que d'étudier la troisième partie du Rapport Tremblay, « La Province de Québec et le cas canadien-français ». Les trois ingrédients majeurs de la culture intellectuelle y sont savamment combinés : religion, philosophie et histoire forment la charpente de l'argumentation. Le passé détermine le présent et le présent l'avenir. Tout cela est surdéterminé par la vision très personnelle que les commissaires projettent sur les phénomènes sociologiques. « L'homme, disent-ils, objet de la culture, étant ordre et synthèse, la culture doit, elle aussi, être ordre et synthèse. » Tout Canadien reconnaîtra ce genre de déclaration qui a formé le suc de sa formation intellectuelle. Ou encore, cette autre-ci : « Par les connaissances, la culture tend à l'universel... elles sont au service du bien, de la vérité et de la beauté, au service de l'homme en quête de réponse à ses plus hautes aspirations... » Après avoir donné ces définitions, les rapporteurs décident que la culture canadienne-française est a) qualitative, b) spiritualiste, c) personnaliste, d) communautaire ; elle possède en plus a) le sens de l'ordre, b) le sens de la liberté, c) le sens du progrès. Tout cela est inféré d'on ne sait trop quoi mais qui n'a aucun rapport avec la réalité. Tout cela, disent les rapporteurs, forme la « conception de l'ordre, de la liberté et du progrès » des Canadiens français. Quel ordre, quelle liberté, quel progrès ? Personne ne le sait. Tout ce que l'on sait c'est que cette conception s'opposait, par exemple aux syndicats ouvriers. « Tout, au contraire, dans leur tradition, les écartait d'un mouvement dont la pensée impératrice était, à ce moment-là, étrangère à leur philosophie générale de l'existence. » Tout comme la philosophie générale de l'existence de M. Duplessis n'admettait pas que ses collègues prissent la parole en Chambre. Pour les rapporteurs, les individus comptent peu ; ce sont les institutions qui les préoccupent. Comme ils le disent encore, ce pauvre « vieux cadre juridique n'est plus ajusté à une situation qui s'est elle-même créée et imposée sous l'inspiration d'une pensée étrangère, voire hostile à celle dont le Canada français procède lui-même ». Les commissaires ne sont pas loin de croire que c'est pour jouer un sale tour à notre bon « vieux cadre juridique » que de méchants étrangers ont industrialisé le continent nord-américain. Ils s'inquiètent du cadre sans regarder le tableau. C'est un autre exemple de notre amour désordonné des beaux cadres. Ce chapitre mériterait une étude approfondie ; je crois qu'on y découvrirait un parfait exemple de ce déterminisme dogmatique qui caractérise la culture intellectuelle traditionnelle du Canada français.
Univers statique
Quant à cet ensemble de normes, de standards, de postulats qui forment les conceptions et les valeurs fondamentales d'une société et que nous avons appelées orientations culturelles, il semble bien qu'au Canada français elles soient assez près de la culture intellectuelle, du point de vue qui nous occupe ici. Aucune étude systématique d'ensemble n'a été faite là-dessus ; en nous fondant sur certaines enquêtes plus générales, on peut émettre une hypothèse : le Canadien français conçoit la nature, le milieu humain et l'individu comme des phénomènes qui font partie d'un univers statique. Dans ce monde fermé, chacun accepte la place qui lui est impartie et les événements avec résignation et fatalisme. Les proverbes et les dictons du genre de « ce qui devait arriver arrive », « quand on est né pour un petit pain », « c'était écrit », « il faut prendre son mal en patience », « tout finit par s'arranger », abondent dans la langue populaire. Dans un tel système, le changement s'explique surtout et se justifie par la chance, le merveilleux et le miracle ; l'action de l'homme sur la nature et son milieu est très restreinte et ne dépasse pas certaines limites fixées par la tradition. Dans ce milieu, il ne s'agit pas tant d'agir sur le milieu que d'essayer de prévoir comment les événements se dérouleront. On envisage la politique un peu comme la température : les prévisions électorales forment le gros des activités politiques du grand nombre.
Je ne sais pas ce que l'abbé Pierre dirait de la vie politique des Canadiens français. Il semble bien que nous faisons subir à la démocratie le même sort qu'aux pages de l'Évangile dont il parle. Le sûr c'est qu'il ne faut pas compter sur les successeurs et les continuateurs de M. Duplessis pour changer ce climat politique : il leur est trop favorable.