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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marcel Rioux, “Sociologie critique et création artistique.” Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. XVII, no 2, octobre 1985, p. 5-11. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal.

Marcel Rioux

sociologue (retraité de l’enseignement) de l'Université de Montréal

Sociologie critique
et création artistique
.

Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. XVII, no 2, octobre 1985, p. 5-11. Montréal : Les Presses de l'Université de Montréal.


« Une société qui cherche fiévreusement à renverser l'ordre établi ou à en instaurer un nouveau trouve dans le développement des techniques et des arts le moyen de dissocier ce qui reste de l'ordre ancien et d'en préfigurer un autre. »
PIERRE FRANCASTEL


J'imagine que l'on sera d'accord pour penser que la sociologie des productions dites culturelles vise d'abord et surtout à établir des liens entre ces productions symboliques et les variables dites sociales qui peuvent rendre compte de certains aspects de ces productions. Par exemple, Lucien Goldmann a montré que l'on pouvait expliquer certains traits des œuvres de Pascal et de Racine en établissant des homologies entre la position de classe de ces auteurs et leurs œuvres. Il soutient qu'il y a homologie entre les fractions de classe de la noblesse de robe, alors en régression par rapport à d'autres classes montantes, et leurs oeuvres qui expriment une vision pessimiste sur l'évolution de la société. Simone de Beauvoir a mis de l'avant les mêmes considérations en les généralisant pour dire que toute classe en régression désespère du sort de l'humanité parce qu'elle s'identifie à cette évolution ; après elle et son hégémonie, ce ne peut être que le chaos, puisque, selon cette classe, elle était à la pointe du progrès ; je suppose qu'il en va ainsi des dirigeants des États pour lesquels ceux qui menacent de les remplacer dans le gouvernement du monde ne peuvent être que des barbares qui ruineront irrémédiablement les acquis de la civilisation. Les considérations sur les liens entre œuvres et variables sociales font partie d'une discipline plus ambitieuse : la sociologie de la connaissance. C'est ainsi, en tout cas, que Georges Gurvitch, dans son œuvre programmatique, « Sociologie de la connaissance et cadres sociaux », voyait les relations entre les deux séries de phénomènes. Karl Mannheim, un autre auteur qui s'est intéressé à la sociologie de la connaissance, se rapproche de la position de Gurvitch, bien qu'il plaidât pour une classe d'intellectuels qui aurait été affranchie de toute attache sociale qui l'eût libérée de vues partisanes et qui l'eût détachée de sa position de classe. Ce point de vue a été abondamment critiqué et il n'est pas sûr que c'est dans cette voie qu'il faille s'orienter. En effet, cette neutralité professée des analyseurs est difficile à tenir et ce n'est que par quelque subterfuge qu'on la remplace par quelque jugement de valeur bien dissimulé. Pourquoi, par exemple, Gurvitch privilégie-t-il la Yougoslavie et l'autogestion, et Mannheim les intellectuels qu'il dit désincarnés ? Il s'agit, me [6] semble-t-il, de préférences qui existaient au départ de leurs études mais qu'ils ont essayé de camoufler sous un semblant de neutralité. Rien n'est moins évident que cette neutralité ! Faut-il voir là un sous-produit de l'académisme qui, à la fin du XIXe siècle avait tout envahi, même le marxisme, et pour lequel toute science, toute considération sur la nature en général, même celles sur l'homme et ses sociétés, devaient être établies sur le mode positif. C'est une vision aseptique de la réalité, tout jugement de valeur devant être banni. Il n'est pas sûr que l'on puisse se tenir longtemps dans ce credo. Par exemple, celui que l'on tient en grande estime dans les milieux d'obédience positive, Sir Karl Popper, a une vision beaucoup plus près de la nôtre sur la neutralité et les valeurs. Et c'est ici qu'il faut dire quelques mots de la notion de critique et la considérer par rapport à d'autres usages qui en sont faits. Ce qui ne nous éloigne pas de Popper puisqu'il qualifie sa position de « criticisme » assez voisin, dit-il, de celui de Kant. « Nous ne pouvons, dit Popper, enlever à l'homme de science sa partialité sans lui enlever du même coup son humanité. » Ce qui veut dire pour lui comme pour moi que l'homme est un être de passion et que qui veut faire l'ange fait la bête. Encore que l'ange a peut-être des passions aussi ! Popper qualifie de « naturalisme fourvoyé » cette prétention d'objectivité et de neutralité auxquelles aspirent certains praticiens des sciences de l'homme. L'une des premières caractéristiques d'une discipline critique c'est qu'elle ne vise ni à la neutralité ni à l'objectivité ; elle est, dès le départ, ou pour ou contre quelque chose ou pour ou contre quelqu'un. Ce qui ne veut pas dire que tous les emplois de la notion de critique soient identiques. Pour Popper qui dit se tenir assez près de Kant, sa notion de critique concerne la vérité logique ou formelle, c'est-à-dire la conformité de la pensée ou de la parole avec son objet, ce que les scholastiques appellent l'adéquation de l'intelligence avec la chose. La notion de critique utilisée ici suit, bien sûr, cette acception. Mais avec quelque chose de plus ! Essentiellement tournée vers le social-historique, la sociologie critique ne s'arrête pas à la critique rationnelle mais s'étend à la critique de l'existant (certains commentaires soutiennent que Kant allait jusque-là). Nous n'avons ni le goût ni la compétence de discuter cette interprétation de Kant, mais ce pourrait être là une première indication que nous ne nous éloignons pas trop d'une certaine tradition classique.

D'autres auteurs plus modernes utilisent aussi la notion de critique mais dans le sens que, se fondant dans quelque théorie ou programme politique, ils analysent l'écart qu'il y a justement entre la théorie et la pratique ; comme l'indique le titre même d'un excellent volume de Tom Bottomoore, Sociology and Social Criticism, cette démarche peut être appelée « critique sociale » dans la mesure où elle critique l'existant sans pour autant remettre en cause les fondements du social-historique sur lesquels s'appuient les sociétés analysées. On n'aurait pas tort de penser que c'est aussi l'essence de la démarche de Tocqueville et d'Aron. Ce qui pour nous ne veut pas dire qu'il faille les écarter ou les discréditer ; tant que les sociétés restent en l'état, ce sont là des démarches nécessaires.

Si les points de vue critiques dont nous venons de parler ne sont pas contraires au nôtre, nous voulons quand même les dépasser en nous fondant sur des concepts qui font une place plus large à l'avènement d'idées et de valeurs qui ont guidé l'humanité vers l'appropriation de sa propre nature. Toute une série de concepts sont liés à ce point de vue : ceux, entre autres, d'émancipation, d'utopie, de désir, de création et d'imaginaire social, toutes notions qui sont absentes ou presque des autres points de vue sur le social-historique.

Si, pour employer une expression de Habermas, l'intérêt de connaissance des points de vue positif et herméneutique est la description de l'existant et son interprétation, celui du point de vue critique est l'émancipation de l'humanité ; c'est ce concept d'émancipation qui sera le pivot de la suite de ces remarques. C'est pourquoi il faut s'expliquer plus avant sur sa signification. En première approximation, il apparaît que plusieurs philosophes ont employé ce concept ou un équivalent pour désigner un processus qui concerne l'individu ; l'emploi que nous en faisons ici est beaucoup plus social et collectif qu'individuel. D'autre part, peut-être faut-il être émancipé individuellement pour aspirer à s'émanciper collectivement ? Peut-être peut-on attaquer ce problème par un autre biais : on parlerait des facettes théorique et pratique de ce processus ? Pour nous l'émancipation ne doit pas se limiter à une théorie de la Terre Promise mais à la conquête de cette Terre.

Thomas McCarthy a écrit un livre extrêmement bien documenté, intitulé The Critical Theory of Jürgen Habermas. Au chapitre 2 (pp. 53-125), « Knowledge and Human Interests », il discute explicitement de « The Emancipatory Interest of Critical Theory ». Comme nous avons nous-même pris ce concept dans Habermas, il faut dire en quoi nous le suivons et en quoi nous nous en écartons et ce, en suivant l'interprétation qu'en donne McCarthy.

[7]

L'intérêt de connaissance qui fait aujourd'hui appel à l'émancipation, ne peut, dit Habermas, faire siennes les conceptions classiques car c'est une conception nouvelle. Pourquoi faut-il attendre que Habermas ait établi une théorie générale de la communication pour parachever sa théorie de l'émancipation ? C'est à partir de ce moment qu'il m'a toujours semblé qu'Habermas revenait à l'herméneutique et qu'il abandonnait le point de vue critique. C'est ce qu'il faut voir de plus près !

Il faut se rendre compte que la notion d'émancipation date de l'Antiquité grecque : « La vérité vous rendra libres » se rencontre dans plusieurs philosophies. Le « connais-toi toi-même » de l'Oracle de Delphes et de Socrate est la plus connue des invitations à l'émancipation. La liberté et la théorie munissent les humains contre les passions et le dogmatisme. On arrive ainsi à l'autonomie et à la responsabilité dans la conduite de sa vie quotidienne. Il faut aussi citer Montaigne :

La philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens quand elle a rendu à la raison la souveraine maistrise de nostre âme et l'authorité de tenir en bride nos appétits. Entre lesquels ceux qui jugent qu'il n'en y a point de plus violents que ceux que l'amour engendre, ont cela pour leur opinion, qu'ils tiennent au corps et à l'âme, et que tout l'homme en est possédé : en manière que la santé mesme en dépend, et est la médecine parfois contrainte de leur servir de maquerellage [1].

On voit, avec ces quelques exemples, que depuis l'Antiquité jusqu'à Montaigne, et le mouvement s'accentue jusqu'aux Lumières, que l'émancipation dont on parle, c'est celle qui libère des passions, des appétits, des dogmatismes au moyen de la raison et de la self-reflection. Le slogan des Lumières, dit McCarthy, c'est : « Ayez le courage de vous servir de votre raison ! » « La self-reflection, dit Habermas, est à la fois intuition et émancipation, compréhension et libération de la dépendance dogmatique. Le dogmatisme, que la raison défait analytiquement et pratiquement, est la fausse conscience : erreur et existence enchaînées [2]. On pourrait donner d'autres citations pour montrer que l'émancipation est affaire de raison et qu'elle rend des individus autonomes et restaure la « souveraine maistrise de notre âme et l'authorité de tenir en bride nos appétits. »

Si nous en restons là de l'acception d'émancipation - et quels que soient les ajouts et nuances qu'a apportés Habermas et qui ne semblent rien changer à l'acception héritée - on voit mai comment le point de vue dit critique pourrait s'aligner avec ceux dits positif et herméneutique qui sont des points de vue axés sur le social-historique et non seulement sur l'individuel. La description et l'interprétation qui sont les intérêts de connaissance des points de vue positif et herméneutique concernent l'univers socio-culturel et l'émancipation que vise le point de vue critique, devrait, elle aussi, concerner le social-historique. Les contraintes imposées aux individus et aux groupes résident dans la domination politique, l'exploitation économique et l'aliénation culturelle ; or, on ne peut attribuer ces contraintes aux seuls appétits et passions des individus mais à l'ensemble des relations dans une formation sociale donnée et non seulement, encore une fois, au langage biaisé ou à l'imperfection des communications entre les individus.

On pourrait peut-être alors parler d'émancipation individuelle, au sens de Montaigne, et d'émancipation sociale, au sens de Marx ; toutefois, ce dernier point de vue me semble nettement sous-développé. Et cela pour deux raisons : on peut abandonner le point de vue collectif pour retomber dans le point de vue individuel ; une société émancipée s'obtiendrait par l'addition d'individus émancipés, un peu comme dans le « Rassemblement moral » des décennies antérieures. L'autre raison - et c'est la plus commune - c'est qu'en restant fidèle au point de vue collectif, on s'arrête au volet proprement critique - qui est indispensable à l'émancipation mais n'en est que le côté négatif - pour rester aveugle quant au deuxième volet : la réalisation de l'émancipation par la création d'une nouvelle société et non seulement une nouvelle façon d'être vis-à-vis de soi-même et des autres. Pourquoi en va-t-il ainsi ? Peut-être est-ce la piètre estime dans laquelle ont été tenus les artistes, ces créateurs par excellence ?

Pour nous, l'émancipation sociale qu'ailleurs nous avons nommée « pratiques émancipatoires » [3] ne concerne pas d'abord les appétits et les passions individuelles, mais les contraintes qu'exercent sur des groupes des collectifs, des classes, voire des pays, sur certains autres pays, classes et groupes, dits dominants par rapport aux autres. Ce qui implique dans notre esprit deux moments différents : d'abord la critique des sociétés qui laissent s'instaurer domination, exploitation et aliénation, et ensuite l'étendue des pratiques émancipatoires, celles qui, dépassent les contradictions, [8] non seulement théorisées mais vécues par les individus et les groupes, instaurent des pratiques qui les rendent plus autonomes, plus responsables et plus libres par rapport aux dominants. On rapporte que Marx aurait dit à Feuerbach que la critique de la religion était terminée et qu'il fallait passer à la critique de l'économie politique, ce que Marx réalisa avec tout son génie ; un siècle plus tard, Jean Baudrillard plaida pour « une critique de l'économie politique du signe » et s'y adonna avec beaucoup de succès. Il faut noter que dans ces trois moments de la pensée on reste dans la critique de la société capitaliste et bourgeoise et que l'on fait très peu de cas du point de vue de l'émancipation, c'est-à-dire du dépassement des pratiques que la critique dénonce. Cela tient, dans plusieurs cas, au fait que l'on croyait généralement à l'identité de la théorie et de la pratique : les contradictions décelées et l'avenir annoncé, la réalité, c'est-à-dire les pratiques, devait s'y conformer. Ce qui dénote un déterminisme à saveur naturaliste. Dans d'autres cas, ce non-intérêt pour la création culturelle tient au fait que, pour plusieurs, la culture ou la superstructure était le reflet de ce qui se passait dans les régions dures de la réalité : l'économie et la technologie. Ce qui voulait dire en clair que l'initiative du changement appartenait en propre à l'infrastructure et que le reste suivait. C'est pourquoi on tenait en piètre estime tous les phénomènes culturels : imaginaire social, utopies, oeuvres artistiques, justement à cause de leur peu de réalité présumée.

Pourquoi ces attitudes ont-elles récemment changé ? Comment en est-on venu à tenir grand compte de ce qu'hier encore on négligeait ? Peut-être que les parades du capitalisme devant les changements économiques et technologiques et son adaptation aux nouvelles situations ont-elles incité bien des analystes et penseurs à chercher ailleurs que dans ladite infrastructure d'autres réponses à leurs questions. Peut-être aussi que tout bonnement s'est-on rendu compte qu'en période de transition, comme nous le sommes maintenant, les solutions ne sont pas automatiques et qu'il faut les imaginer, les créer et commencer à les mettre à l'épreuve ? C'est évidemment ici qu'interviennent les productions culturelles, au sens le plus large de ce terme. On voit donc qu'on privilégie tout ce qui est dépassement de la réalité, tout ce qui indique un possible, tout ce qui est au-delà du maintenant réalisable, tout ce qui se présente comme un instituant qui pourrait devenir un substitut de l'institué, de cet institué qui donne lieu aux contraintes dénoncées par la critique.

Si tant est que l'on s'accorde sur ce qui précède, on aura pressenti l'importance des oeuvres culturelles dans l'alimentation de l'imaginaire social, c'est-à-dire de ce qui, à un moment donné, apparaît comme désirable et souhaitable, vraisemblable et possible.

Je me rends bien compte de la difficulté de considérer les oeuvres culturelles comme pratiques émancipatoires. Il n'en va pas des oeuvres culturelles comme de l'émancipation individuelle où la volonté joue un rôle important, l'émancipation des passions et des appétits ainsi que l'avènement de la raison étant souhaités. Les oeuvres d'art ont toujours été jugées en elles-mêmes et non en fonction de l'émancipation à laquelle elles peuvent contribuer. Leur influence ne peut être qu'indirecte. C'est à un autre niveau que leur influence et leur impact sociaux interviennent. Comme le dit Clifford Geertz : « ... un artiste travaille avec des signes qui ont leur place dans des systèmes de signification qui s'étendent bien au-delà du métier qu'il pratique... [4] ». C'est donc dire que l'artiste - écrivain aussi bien que danseur - baigne dans un univers de signes, de significations et symboles qui sont ceux de sa société. Les anthropologues qui étudient ordinairement des sociétés dont la continuité leur est caractéristique autant que le changement l'est pour les nôtres s'intéressent à décrire ce va-et-vient entre l'artiste et sa société ; la plupart du temps, les intérêts de connaissance visent la description de l'existant et son interprétation ; mais dans ces cas on peut aussi trouver que les médiations entre les arts pratiqués et la réalité sociale sont plus nombreuses dans certains arts que dans d'autres. Geertz, qui commente l'ouvrage de Michael Baxandall : Painting and Experience in Fifteenth Century Italy, fait remarquer qu'entre l'artiste et son public existe un terrain d'entente et d'interprétation et que c'est la religion, élément très important de la culture romaine de l'époque ; il y a donc une certaine correspondance entre la peinture et la réalité sociale en particulier, certaines fractions de classe - les autres peintres et les classes clientes [5].

La sociologie critique telle qu'on l'entend ici fait siennes les considérations de Geertz mais, au-delà, elle pose d'autres questions. Les sociologues n'inventant rien, se posent des questions que d'autres se sont posées. C'est ainsi qu'il y a quelques décennies on parlait, en France et dans d'autres pays, d'avant-garde, c'est-à-dire d'artistes et de groupes d'artistes qui, par leurs pratiques et leurs manifestes annonçaient le début d'une nouvelle sensibilité, d'une nouvelle peinture, d'une [9] nouvelle littérature, en bref d'une nouvelle société. L'oeuvre de Blaise Cendrars, qui se situe dans ces années mouvementées, donne une bonne idée de ce qu'annonçaient les créateurs de cette époque. On voulait s'émanciper de certaines contraintes de la société, particulièrement de l'académisme, de la bourgeoisie et de que sais-je encore ? La notion de modernité fit alors son apparition ; beaucoup d'artistes, des romanciers aux danseurs, participèrent à cette explosion. Est-ce que quelqu'un qui se serait alors posé la question de savoir si ces nouvelles pratiques de tous ordres étaient des pratiques émancipatoires, au sens où nous l'entendons ici, je le crois. C'est ainsi qu'il faut considérer beaucoup de créations et de mouvements artistiques qui s'opposaient à la montée de la société capitaliste et bourgeoise. Dans son livre, les Contradictions culturelles du capitalisme, Daniel Bell voit poser, dès cette époque, les linéaments de ce qui s'est appelé « la révolution culturelle » des dernières décennies du XXe siècle. D'autre part, Georges Duby voit dans certains phénomènes du XIIe siècle les fondements de ce qui, six siècles plus tard, allait devenir les Lumières et la Révolution française. Aujourd'hui, les historiens et les analystes tiennent pour assurés les liens entre la réalité sociale d'une époque et certaines oeuvres culturelles qui en souhaitent et en annoncent le dépassement. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Existe-t-il des pratiques artistiques et plus largement culturelles qui peuvent être tenues pour émancipatoires ? Comment les définir et comment les repérer dans l'extrême variété de ce qui s'offre à nous ? En d'autres termes, peut-on discuter de créations artistiques autrement de ce qu'en dit Geertz ?

À un certain point, on parle partout de l'art en termes de métier - de progressions tonales, relation des ou de formes prosodiques. C'est particulièrement vrai en Occident où des sujets comme l'harmonie ou la composition picturale ont atteint le statut de « petites sciences » ; la tendance moderne vers le formalisme esthétique, représenté le mieux maintenant par le structuralisme et les variétés de « semiotics » qui veulent le suivre, n'est qu'une tentative pour généraliser ce point de vue d'une façon compréhensive et créer un langage technique qui puisse représenter les relations internes entre les mythes, les poèmes, les danses ou les mélodies dans des termes abstraits, transposables de l'un à l'autre [6].

Si ce type d'analyse est parfaitement valable, ce n'est évidemment pas celui de la sociologie critique, telle qu'entendue ici. Peut-être que ce dernier point n'est utilisable et valable que dans les sociétés occidentales et singulièrement quand elles sont en état de crise et en transition vers d'autres formes ? En bref, il s'agit de deux choses : de création artistique, au sens plein du terme et d'émancipation sociale, au sens de la conquête d'une plus grande autonomie et d'une plus grande responsabilité exercées par les groupes et les collectivités, surtout par rapport à l'État et aux grandes machines sociales. S'agit-il là de phénomènes qui n'ont aucun lien entre eux ou peuvent-ils être objet de recherche ?

Si l'on revient à Goldmann qui s'est engagé dans des analyses et recherches assez près des nôtres, peut-on affirmer avec lui que Pascal et Racine ayant, pour employer son expression, le maximum de conscience possible, ont su exprimer le changement de position qui allait être celui de la noblesse de robe dans la société française ? Si nous le suivons, ces auteurs auraient exprimé dans leurs oeuvres et avec le maximum de cohérence, les bouleversements sociaux qui allaient atteindre la société française et en changer la structure. Leur vision est pessimiste, car ils sont membres d'une classe en régression sociale. C'est là le genre de questions que se pose la sociologie critique au sujet d'œuvres qui se réalisent quelques centaines d'années après celles de Pascal et de Racine et dans des conditions profondément différentes.

Si, comme le dit Geertz dont nous avons rapporté l'opinion ci-dessus, les artistes et leurs œuvres naissent et vivent dans des systèmes de signification qui s'étendent bien au-delà du métier qu'ils pratiquent, nos contemporains, malgré qu'ils en aient, ne peuvent échapper à l'air du temps. Mais l'air du temps, en cette fin de vingtième siècle, est zébré de plusieurs déchirures et de plusieurs couleurs qui perturbent les météorologues. Et selon que l'on soit partisan du virage technologique, y voyant la libération de l'homme, ou qu'on y soit opposé, y voyant la continuation de la mainmise de la technique sur la société, on jugera différemment les œuvres culturelles. Les uns jugeront que les contraintes - domination, exploitation ou aliénation - seront atténuées, et, les autres, qu'elles seront accentuées. Et, c'est ici, bien sûr, que la sociologie critique, quittant ses tâches descriptives et interprétatives, se demande si nos sociétés occidentales ont réalisé les idéaux de la Grande Révolution ou si elles ne s'en sont pas dangereusement éloignées. Comme on le voit, il nous [10] semble qu'il vaut mieux prendre en compte les valeurs et les idéaux que les sociétés se sont fixés plutôt que ceux de quelque théoricien ou de quelque réformateur. C'est du décalage entre les promesses de la liberté et la réalité vécue que sont nés la plupart des mouvements critiques, y compris celui de l'École de Francfort.

Selon la période historique, le repérage des contradictions et les partis pris théoriques, on envisage le dépassement de l'institué, soit, entre autres moyens, par la révolution, l'amélioration de la société ou, récemment avec Habermas « la communication sans contrainte ». On s'est rendu compte, d'autre part, que dans une période de crise, telle celle que nous traversons, le dépassement est d'ordre culturel plutôt que structurel ; rien ne servirait de remplacer des groupes ou une classe par d'autres, si ces derniers professaient et vivaient les mêmes valeurs et qu'ils avaient, en somme, les mêmes idées sur la bonne vie et la bonne société. Ces dernières années, on a vu des régimes, qui promettaient mer et monde, se ranger dans le camp soviétique ou américain sans vraiment innover et créer une troisième voie carossable entre les deux géants. Cette situation ne tient pas seulement au fait de l'inexorable partition du monde en zones d'influence et de domination mais aussi parce que souvent on voulait faire du nouveau tout en gardant la culture héritée ; la Yougoslavie, par exemple, a donné espoir à plusieurs et il est trop tôt pour savoir si elle sortira définitivement de ses difficultés.

Quoi qu'il en soit, le terme si galvaudé de « révolution culturelle » nous oblige quand même à penser que c'est le type le plus radical qui soit car elle oblige à remettre en cause non seulement les places dans la société, mais les normes, les valeurs et les règles du jeu qui détermineront les places, c'est-à-dire la structure sociale. Ce type de révolution marque le passage d'une période historique à une autre et pourrait être qualifié de phénomène social total dans la mesure où il affecte non seulement les connaissances et les valeurs mais la sensibilité, ce que d'aucuns ont appelé l'air du temps.

Reste donc que nos sociétés sont profondément divisées quant aux finalités, aux idées et aux valeurs qui, selon les uns et les autres, devraient être promues et que les créateurs qui font partie à part entière des sociétés dans lesquelles ils œuvrent le sont tout autant que leurs concitoyens. Comme le dit Olivier Revaut d'Allones dans son livre, la Création artistique et les promesses de la liberté : « L'Art ne tire pas sa spécificité de son isolement mais de son insertion dans la totalité du réel [7]. » L'auteur dit encore que « l'on pourrait définir la création comme le fonctionnement révolutionnaire d'un dispositif traditionnel, comme une certaine façon de prendre les choses existantes, les idées reçues, les valeurs admises et par un choix entre les choses, les idées, les valeurs d'aboutir à un être nouveau et pourtant accessible, qui devient du coup étonnant, sinon scandaleux [8] ». L'art n'est jamais une création « ex nihilo », mais une transformation, un ré-arrangement de ce qui existe déjà.

Si l'art, comme d'autres pratiques émancipatoires, peut être libération des contraintes et des contradictions de la société, il faut essayer de repérer celles qui, à un moment donné, sont les plus lourdes et les plus exacerbées. Or, si l'on examine les écrits de ceux qui, à un titre ou l'autre, peuvent être considérés comme critiques, du sociologue au philosophe, d'Illich à Castoriadis, par exemple, on se rend compte que c'est l'hétéronomie et l'hétéro-gestion qui sont désignées comme l'état et le fonctionnement dont les femmes et les hommes devraient s'émanciper. Et c'est sur ce terrain que la création artistique a un rôle éminent à jouer. De sorte que toutes les actions, les novations et les créations qui visent l'autonomie et l'autogestion convergent vers un même but avec des moyens différents.

Revaut d'Aliones ne dit pas autrement :

... la création est une autogestion et à proprement parler l'autogestion elle-même. Celle-ci consiste en effet à traiter une situation qui est donnée d'une certaine manière pour atteindre des objectifs et réaliser des « désirs » qui sans doute donnés eux aussi mais donnés d'une autre manière. Que la création soit une faible étincelle dans une nuit profonde, et que l'autogestion ne soit peut-être qu'une utopie ne change rien ici à la rigueur de leurs concepts : l'une et l'autre consistent à utiliser un ensemble donné de cet ensemble et de ce donné. Les objets sont les moyens ; les fins, ce sont les sujets... [9]

[11]

Enfin l'auteur déclare qu'« on ne peut pour autant affirmer brutalement que la création soit la liberté. Tout au plus peut-on opposer création à travail comme s'opposent innovation et répétition, autogestion et hétérogestion [10]... »

Il me semble, enfin, que la création artistique, parce qu'elle fait apparaître quelque chose de nouveau dans le domaine où elle s'exerce, dans la mesure où elle donne une autre version du réel et du rêve, peut transformer l'imaginaire social et la sensibilité d'une époque. Ce sont là les deux principaux phénomènes qui marquent quelquefois un tournant historique et permettent de s'engager plus avant dans la création d'une nouvelle société ; c'est ce que Castoriadis appelle « l'institution imaginaire de la société ». Comme l'architecte qui possède dans sa tête le plan de l'oeuvre à faire, ainsi ceux qui militent pour un nouvel ordre des choses, des individus et des groupes, doivent avoir imaginé ce qu'il sera, du moins dans ses grandes lignes ; autrement, on est irrémédiablement entraîné dans la répétition de l'existant. Mais il faut rappeler que l'imaginaire social ne change pas sans que de nombreuses médiations qui font partie d'un long processus ne s'insèrent entre les oeuvres 'artistiques et la condition sociale.

Reprenant la fin du texte de Pierre Francastel, cité au tout début de ces remarques, « le moyen de dissocier ce qui reste de l'ordre ancien et d'en préfigurer un autre », il faut se demander comment, dans les analyses d'oeuvres artistiques et culturelles, on peut repérer ce qui meurt de ce qui veut naître. C'est relativement plus facile de le faire quand les analyses se font post factum car là on tient les deux bouts du processus : la nouvelle société et les oeuvres qui la préfiguraient. Comment aujourd'hui déceler dans « l'art qui se fait » celui qui préfigure une société plus autonome et plus autogestionnaire, pris qu'il est au milieu de celui qui emboîte le pas à la dérive technologique ?

Il m'apparaît que les oeuvres qui marquent une ou des ruptures par rapport à ce qui se fait et se fera en continuité avec ce qui se fait, représentent celles qui préfigurent le nouveau, celles de qui sortiront peut-être une nouvelle sensibilité et une nouvelle société.

Puisse André Breton avoir raison qui écrit : « L'œuvre d'art n'a de valeur que dans la mesure où elle frémit des réflexes de l'avenir [11]. »

RÉSUMÉ

Si l'on s'accorde que la sociologie critique s'occupe des « pratiques émancipatoires » et que l'art est éminemment émancipatoire, on se demande si l'on peut déceler en quoi certaines pratiques artistiques annoncent une nouvelle sensibilité et de proche en proche une nouvelle société.

SUMMARY

If it is agreed that critical sociology deals with oemancipatory practices-, and that art is eminently liberating, we may question whether we can detect in what ways certain artistic practices are the forerunner to a new sensibility and gradually to a new society.

RESUMEN

Si partimos de la base que la sociología crítica se ocupa de las « prácticas emancipadoras » y que el arte es eminentemente emancipador, nos preguntamos si podemos descubrir de que forma ciertas prácticas artísticas anuncian una nueva sensibilidad y poco a poco una nueva sociedad.



[1] Essais, Pléiade, p. 814.

[2] K.H.I., appendice, p. 314, cité par McCarthy.

[3] « Les pratiques émancipatoires en milieu populaire », IQRC, 1982.

[4] « Local knowledge », New York, Basic Books, 1983, p. 109.

[5] Geertz, C., ibid., pp. 102-103.

[6] Geertz, C., ibid., p. 95.

[7] Éditions Kfincksieck, Paris, p. 22, 1973.

[8] Ibid., p. 27.

[9] Ibid., p. 274.

[10] Ibid., pp. 275-276.

[11] Cité par O. Revaut d'Allones, ibid., p. 261.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 mars 2013 8:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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