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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Rocher, “Légitimité et contradiction de la recherche en sciences sociales.” In Vingt-cinq ans de syndicalisme universitaire. Éléments d’histoire et enjeux actuels, pp. 137-150. Recueil préparé à l’occasion du 25e anniversaire du SPUQ par Georges Leroux et André Vidricaire. Montréal : SPUQ, 1996, 205 pp. Collection: “Analyses et discussions”, cahier no 5. [MM. Georges Leroux, André Vidricaire et Louis Gill nous ont confirmé respectivement les 18 et 19 mai 2024, leur autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[137]

Vingt-cinq ans de syndicalisme universitaire.
Éléments d’histoire et enjeux actuels.

Légitimité et contradiction
de la recherche
en sciences sociales
.” *

Par M. Guy ROCHER

Département de sociologie et Centre de recherche en droit public
Université de Montréal

Trois précisions me paraissent d'abord nécessaires. Le titre de cette présentation porte sur “la recherche en sciences sociales”. Je ne parlerai pas donc de la recherche dans les autres sciences, ni dans les sciences qu'on appelle “humaines” ou qui s'appellent en anglais Humanities. Dans le monde universitaire anglo-saxon — qui est le nôtre, on ne peut le nier — ces dernières comprennent la philosophie, les lettres, les beaux-arts, la musique, mais aussi l'histoire et parfois même une partie de la psychologie. Soit dit en passant, je n'ai jamais compris pourquoi l'histoire était comptée parmi les sciences humaines et non dans les sciences sociales ; il me semble que c'est une erreur de perspective. Je vais donc parler exclusivement de la recherche dans les sciences sociales : sociologie, science politique, économie, anthropologie, éducation, démographie, service social, etc. C'est ce que je connais le moins mal.

Deuxième remarque : il me paraît important de rappeler, bien que ce soit une évidence, que nos universités canadiennes, y compris nos universités québécoises, ont adopté le modèle nord-américain qui, à la différence du modèle européen, veut que la recherche soit intégrée dans la structure universitaire et dans la vie universitaire. La recherche n'est pas détachée de l'université pour appartenir à un CNRS, comme en France, ou à une académie comme dans les pays d'Europe centrale. Entre ces deux grands modèles de l'intégration et de la non-intégration de la [138] recherche dans la vie universitaire, nous avons adopté celui de l'intégration. Au Québec, nous avons cependant failli, à un certain moment, virer vers le modèle européen, lorsqu'à été créé l'INRS à la fin des années 1960, mais finalement, l'INRS a été beaucoup plus intégré dans la vie universitaire que ce n'est le cas du CNRS français ou des académies en Europe. Cette option est très importante parce qu'elle conditionne tellement de choses de nos vies de professeurs et de la vie de nos universités. Il était donc essentiel de le rappeler, puisque c'est le contexte institutionnel des réflexions qui suivent.

Troisième remarque préliminaire : quand on parle de la recherche en sciences sociales, il faut se rappeler qu'il existe plusieurs types possibles de recherche. On pense d'abord à la recherche solitaire, celle du chercheur qui a élaboré seul son projet, le réalise lui-même, sans subvention et sans étudiant. Un deuxième type est représenté par l'universitaire qui fait sa recherche sans subvention, qui est solitaire dans le sens qu'il n'appartient pas à une équipe, à un groupe, mais qui travaille avec un ou des étudiants qui soit sont boursiers, soit travaillent pour leur maîtrise ou leur doctorat sous sa direction et dans le cadre de son projet de recherche. Et puis, troisièmement, arrive celui ou celle qui fait de la recherche subventionnée — c'est souvent à ce type qu'on se réfère, mais je tenais à rappeler les deux autres parce que je veux aussi en parler. La recherche subventionnée peut, à son tour, être soit individuelle, dans le cas du chercheur qui a une subvention personnelle, qui travaille à son projet, avec ou sans étudiant, avec ou sans assistant de recherche, soit collective, lorsque le chercheur appartient à un centre de recherche, par exemple, ou fait partie d'un groupe ou de plusieurs groupes, ou d'un réseau plus ou moins étendu de chercheurs.

J'en arrive maintenant au thème de cette présentation, que je vais diviser en trois parties. Dans la première, je vais parler de la légitimité et du rôle de la recherche dans les sciences sociales ; dans la deuxième, des difficultés que l'on rencontre dans la réalisation de cette mission, pour terminer sur quelques suggestions, dans une dernière partie.

[139]

Les fondements de la légitimité
et du rôle de la recherche sociale


Je vois cinq raisons sur lesquelles on peut fonder la légitimité et le rôle de la recherche dans les sciences sociales. La première serait la qualité de l'enseignement. À mon sens, c'est là que l'université nord-américaine a une certaine valeur, une sorte de qualité d'être, qui a sa source dans le fait qu'enseignement et recherche sont liés dans nos vies de professeurs, nous obligeant à maintenir notre enseignement à la fine pointe du savoir dans nos disciplines. D'être engagé dans l'activité de la recherche, que ce soit individuelle ou collective, nous force à nous tenir à jour, à ne pas nous laisser déphaser. C'est en tout cas la motivation que l'on invoque, c'est l'idéal mis de l'avant dans l'université moderne. Par ailleurs, je le reconnais d'emblée, il y a des professeurs qui peuvent se tenir plus à jour dans leur discipline sans faire de recherche. Je pense néanmoins que l'on peut généralement constater un effet bonifiant pour l'enseignement quand le professeur est engagé dans une forme de recherche qui l'oblige à être au courant de la littérature la plus récente, des développements de pointe en méthodologie, ou encore qui le branche sur les réseaux les plus actifs dans sa discipline. Et pas seulement aux deuxième et troisième cycles, dans la mesure où ces effets valent également pour notre enseignement du premier cycle. À nos étudiants de premier cycle, nous enseignons trop souvent la science acquise, pas assez la science qui se meut, la science qui est en mouvement. Avec la conséquence que nous donnons à nos étudiants du premier cycle l'impression que la science a définitivement acquis un certain nombre de conclusions, de vérités qui ne peuvent plus être remises en question. L'on est tenté de ne présenter que les valeurs sûres dans sa discipline et de ne pas trop inquiéter les étudiants avec ce qui est discuté ou avec ce qui est en train d'émerger. C'est donner une bien mauvaise idée du monde de la connaissance. Surtout maintenant, avec les réseaux d'information sur lesquels nos étudiants sont branchés, si nous en restons là, nous assisterons à un déphasage rapide entre notre enseignement du premier cycle, tel que nous l'avons conçu jusqu'à présent, avec ses fausses sécurités, et la mentalité des étudiants qui sera de plus en plus différente par suite de leur arrimage sur tous les réseaux internationaux.

[140]

Une deuxième raison s'impose pour légitimer la recherche : la formation des étudiants des deuxième et troisième cycles. La pertinence est ici plus évidente que dans le cas du premier cycle : la recherche joue un rôle essentiel lorsque nous travaillons avec des étudiants de deuxième et troisième cycles pour les bien encadrer. Pour bien diriger un étudiant à la maîtrise et plus encore au doctorat, il faut être soi-même sensibilisé aux difficultés de la recherche en même temps qu'aux défis que toute recherche pose. Un étudiant engagé dans une thèse de doctorat vit sur la corde raide, il risque toujours de se casser le cou, comme on peut soi- même se casser le cou dans tout projet de recherche. L'encadrement d'étudiants avancés exige donc chez le professeur une empathie à la fois intellectuelle et quasiment morale, je dirais aussi affective, pour partager les hauts et les bas que vivent des étudiants de deuxième et troisième cycles. Cette empathie est enrichie si on est soi-même dans le bain de la recherche.

Troisième raison, d'un autre ordre, mais non sans rapport avec les deux précédentes : le rayonnement de nos universités dans la communauté universitaire nationale et internationale. Nos universités ne peuvent plus n'être que locales, elles ne sont plus l'université d'un quartier, ni d'une ville, ni d'une région, même si malheureusement c'est encore un peu trop souvent le cas. En principe, nos universités se veulent de plus en plus rayonnantes et c'est sur nous que repose cette responsabilité. Ce ne sont pas nos recteurs et vice-recteurs qui ont la vraie responsabilité du rayonnement de nos universités, même s'ils voyagent beaucoup plus que nous en général ! La renommée la plus solide de nos institutions universitaires repose sur les femmes et les hommes de science, de savoir, sur leurs recherches et la diffusion de leurs recherches. Or, ce rayonnement est important, non pas tant pour l'institution elle-même à laquelle nous appartenons, mais surtout pour nos étudiants, pour les motiver, aussi parfois pour les faire admettre dans une autre université. Et j'ose encore ajouter pour notre fierté nationale !

La quatrième raison est foncièrement sociale : c'est la contribution à la connaissance de notre société. C'est précisément le propre des sciences sociales d'avoir un côté local en même temps qu'un côté universalisant. Au Québec en particulier, la recherche sociale a apporté, et c'est une de ses missions, une connaissance assez approfondie d'un certain nombre de [141] dimensions de nos institutions et de notre vie collective : enseignement, structures urbaines, économie, vie rurale, immigration, santé, classes et stratification sociales, etc. Cela fait partie de notre mission de professeurs de sciences sociales. Et cette mission ne doit pas qu'être un patrimoine du passé : elle devra se poursuivre dans l'avenir, car il faudra continuer à comprendre et faire comprendre l'évolution d'un Québec qui n'a pas fini de changer.

Finalement, une dernière raison : cette connaissance de la société a besoin d'être marquée par un caractère critique. Critique dans le sens d'une analyse qui ne se laisse pas envoûter par l'idéologie existante ou par le point de vue de ceux qui veulent ou disent exprimer la définition dominante d'une société, mais qui est plutôt inspirée par le questionnement, sinon la contestation des valeurs qui ont cours, ou des hiérarchies qui sont établies, ou des réseaux de communication qui sont faussés, etc. La faculté critique de nos sciences sociales, on en a souvent parlé, on ne l'a pas toujours exercée d'une manière aussi active qu'on l'a prétendu. Mais enfin, elle fait partie, ou doit faire partie, de notre attitude d'esprit dans la recherche en sciences sociales. Je dirais d'ailleurs aussi que ce n'est pas seulement à l'endroit de la réalité étudiée que l'analyse critique doit s'exercer, mais à l'endroit même de ce sur quoi la discipline repose, c'est-à-dire à l'endroit des méthodologies et des concepts que l'on utilise, qui ont besoin à certains moments d'être remis en question et critiqués, et même à l'endroit des bases théoriques sur lesquelles chaque discipline continue à s'appuyer.

Les contradictions à surmonter

Voilà donc les cinq raisons qui ont, me semble-t-il une certaine vertu légitimante pour les sciences sociales dans la vie universitaire, telle que nous la connaissons. Mais la réalisation de cette mission rencontre un certain nombre de difficultés, sur lesquelles je voudrais maintenant insister, parce qu'elles me paraissent majeures. Ces difficultés vont certes devenir grandissantes et risquent d'avoir de graves conséquences pour l'avenir de notre société et la vie de nos universités. Je parlerai de ces difficultés en termes de contradictions entre certaines options qui paraissent divergentes ou même opposées.

[142]

Une première contradiction saute aux yeux : c'est celle que nous connaissons déjà, et que nous connaîtrons de plus en plus, entre le financement réduit de la recherche, d'un côté, et, de l'autre, l'obligation accrue pour les professeurs de faire de la recherche, et pas seulement de la recherche libre, non subventionnée, mais de la recherche subventionnée. Il faut donc évoquer d'abord cette réduction du financement. Le financement de la recherche en sciences sociales n'a pas augmenté au cours des quinze dernières années ; il est resté stable, ce qui veut dire qu'il a diminué étant donné que, pendant que la masse monétaire restait stable, le nombre de professeurs désireux de faire de la recherche augmentait, parmi les jeunes en particulier. Avec la conséquence que la masse d'argent disponible pour la recherche est de plus en plus l'objet d'une concurrence folle. Au surplus, dans nos universités, le nombre des professeurs de sciences humaines et de sciences sociales — ici j'inclus les sciences humaines — a monté en flèche ; ils forment maintenant la majorité. C'est donc eux qui ont le plus souffert de la réduction des fonds de recherche, en comparaison des collègues en santé, par exemple, qui pourtant se considèrent de plus en plus sous-financés, non sans raison d'ailleurs.

Or, au même moment, l'exigence de la recherche subventionnée s'impose de plus en plus dans les dossiers des professeurs. Il m'est arrivé de participer au processus d'agrégation ou de titularisation de collègues de différents départements de sciences sociales. On constate tout à coup que la candidature rencontre une vive opposition parce que le ou la collègue n'a pas fait assez de recherches subventionnées. L'idée que la recherche dans les sciences sociales puisse être très bonne sans être subventionnée est parfois bien difficile à expliquer et à justifier à des collègues, bien intentionnés, certes, mais qui sont d'une autre culture scientifique que la nôtre. L'exigence de la recherche subventionnée est encore plus cruelle pour les jeunes professeurs. On exige maintenant pour l'embauche d'un jeune professeur, que le candidat soit déjà engagé dans de la recherche subventionnée, qu'il soit même déjà subventionné avant d'être embauché.

On assiste donc à des exigences de plus en plus grandes et lourdes, qui deviennent énormes et même exagérées dans le cas des jeunes professeurs. Avant même d'entrer dans un poste de [143] professeur, le jeune candidat ou la jeune candidat doit prouver qu'il ou elle a déjà obtenu des subventions de recherche, qu'il ou elle pourra aller en chercher d'autres. Évidemment, dans le climat de concurrence actuelle (on voit 50 candidat(e)s se présenter pour un même poste), il faut trouver des critères, il faut en imaginer, il faut pouvoir dire qu'on engage selon des règles claires et précises. L'exigence de la recherche subventionnée est en train de devenir un critère incontournable.

Voilà donc une première contradiction, dramatique pour nous tous, plus encore pour les jeunes professeurs. Nous avons à l'endroit de ces derniers des exigences auxquelles nous n'aurions probablement pas nous-mêmes pu répondre, si on nous les avait imposées lorsque nous avons fait notre entrée à l'université. Et c'est nous qui les imposons maintenant, rendant ainsi la vie universitaire de plus en plus dure, de plus en plus difficile, surtout pour nos jeunes collègues.

La deuxième contradiction apparaîtra de plus en plus comme une conséquence de la première. D'un côté, nous faisons de la recherche en disant qu'elle sert à la formation de jeunes chercheurs. D'un autre côté, force est de constater que le marché du travail pour les jeunes chercheurs s'est pratiquement fermé, surtout en sciences sociales. D'où ce dilemme moral terrible qui consiste à travailler avec des étudiants à qui on doit dire : “Si tu veux faire de la recherche, tâche d'avoir un poste de professeur, pas dans un cégep, à l'université autant que possible, et dans ton domaine autant que possible, parce qu'il n'y a pratiquement pas de carrière de chercheur dans les sciences sociales en-dehors de cela, ou si peu”. Nos universités ont été très réticentes à reconnaître le statut de chercheur parmi les professeurs. Et maintenant, avec les subventions de recherche, on ne nous accorde plus de fonds pour des assistants ou agents ou auxiliaires de recherche, c'est-à-dire des jeunes chercheurs engagés plein temps à la recherche avec nous. Au lieu de cela, on dit aux chercheurs : “c'est à vous de faire la recherche, pas à des assistants. Et si vous voulez un peu d'argent, c'est pour des étudiants”. Ce poste d'assistant de recherche représentait un certain statut de chercheur dans l'université. Un statut de chercheur prolétaire, il faut le dire, parce que c'était un statut essentiellement précaire, mais à tout le moins il existait. Même celui-là est en train de disparaître. Je me vois donc [144] personnellement rempli de scrupules de m'employer à la formation de jeunes chercheurs dans des conditions où je ne peux absolument pas les assurer d'une carrière dans ce domaine.

Troisième contradiction, celle que l'on peut observer entre la recherche fondamentale, que l'on dit vouloir faire et continuer à vouloir faire dans l'université et, d'un autre côté, les exigences de ce qui s'appelle maintenant les priorités, les “priorités nationales” mises de l'avant par les agences subventionnaires. Si on veut être subventionné, même pour une recherche individuelle et plus encore pour une recherche de groupe ou un centre de recherche, il faut faire la preuve que notre recherche a une pertinence sociale et que cette pertinence relève des priorités nationales qui ont été définies par un gouvernement, une administration publique, une agence subventionnaire, etc.

La recherche en sciences sociales n'a pas été marquée par un excès de recherche fondamentale. Elle a été plutôt orientée par la motivation de mieux connaître notre société, peut-être par notre militantisme à certain moment, nos convictions, notre interprétation ou notre lecture des besoins de la société québécoise ou canadienne. La recherche fondamentale n'a donc pas occupé une grande place. Je dirais même que la recherche théorique et fondamentale est le parent pauvre de la recherche sociale au Québec. Au moment où les priorités nationales pèsent de plus en plus sur les orientations de la recherche, tant à Québec qu'à Ottawa, la recherche fondamentale risque donc d'être encore plus sacrifiée. Avec la conséquence qu'un des rôles essentiels de l'université sera gravement négligé. Car s'il y a un lieu où la recherche fondamentale en sciences sociales peut fleurir, où les chercheurs en sciences sociales peuvent apporter une certaine contribution à la recherche théorique, c'est bien le milieu universitaire, qui demeure à peu près le seul lieu où cela est possible. Si l'université ne peut plus remplir cette fonction, il en résultera la perte d'une énorme richesse, et ce sera aussi une cause de stérilité pour l'avenir. Un des facteurs d'espoir que l'on peut entretenir pour la recherche sociale dans l'avenir, c'est l'équilibre que l'on maintiendra entre la recherche fondamentale et des recherches appliquées ou orientées. C'est sur la base de cet équilibre que les chercheurs et les professeurs pourront continuer à être motivés et guidés vers des avenues audacieuses, différentes de celles d'aujourd'hui.

[145]

Finalement, quatrième contradiction, le conflit entre la nouvelle mode du partenariat, que l'on nous impose, et les exigences de la liberté universitaire et de la recherche critique. Nous sommes appelés à vivre avec le partenariat longtemps encore, quand on voit comment la crise des fonds publics affecte la recherche. Pour prendre le relais des fonds publics, on demande maintenant aux chercheurs de se trouver des partenaires. Des partenaires soit dans le secteur privé, en allant frapper à la porte de grandes entreprises, soit dans le secteur public, en faisant appel, par exemple, à un ministère ou à un organisme public (municipalité, commission scolaire, société d'état), pour compléter la subvention du CRSH ou du Fonds FCAR. Tout partenariat de recherche peut engendrer des problèmes éthiques pour le chercheur. Mais le partenariat en sciences sociales pose des problèmes particuliers : entre autres, il entraîne des contraintes sinon des obstacles à la liberté de publier. Et pas seulement lorsque le contrat est passé avec un partenaire privé, mais également avec un partenaire public. Par exemple, le chercheur ne pourra publier que lorsque le sous-ministre aura accepté son texte. Je le sais d'expérience, j'ai vécu pendant un certain temps dans ce monde de la fonction publique : rien ne sort d'un ministère s'il n'a pas eu l'étampe du sous-ministre et même parfois du ministre. Autrement on pourrait accuser le ministère d'avoir un plan qui n'est pas le sien, ou une pensée qui n'est pas orthodoxe, qui n'est pas politically correct, etc. Or, obtenir la signature du sous-ministre pour un gros manuscrit de 300 pages, ça peut prendre bien du temps. Déjà, avoir la signature d'un sous-ministre pour une lettre de trois paragraphes peut parfois être bien long ! Et puis, surtout, on peut être appelé, pour avoir la signature du sous-ministre, à modifier le manuscrit, à en éliminer une partie, à en développer une autre. C'est la liberté de publier, c'est du même coup la liberté critique du chercheur qui est remise en cause. Sans compter qu'en accordant sa subvention ou son contrat, le partenaire privé ou public peut donner des commandes d'orientation qui sont de nature à biaiser d'une manière ou de l'autre le plan de la recherche, parfois même imposer au départ les conclusions souhaitées.

Déjà, les organismes subventionnaires, par les contraintes croissantes qu'ils imposent, nous obligent à différentes formes d'acrobatie intellectuelle — sinon éthique — pour répondre à [146] leurs priorités ou à leurs exigences. Il faut, par exemple, infléchir le sens d'un projet pour qu'il paraisse mieux répondre à telle ou telle priorité nationale, à telle pertinence sociale. Il est aussi parfois préférable d'omettre dans la liste des étudiant(e)s dont nous avons dirigé les travaux celui ou celle qui a mis trop de temps — même pour une raison valable — à terminer sa maîtrise ou son doctorat. Mieux vaut aussi oublier dans ses publications celles qui seront perçues comme de la vulgarisation, indignes d'un grand chercheur. Si l'on en est rendu là avec les organismes subventionnaires, à quoi peut-on encore s'attendre dans des négociations avec des partenaires privés ou publics ?

Tout cela me paraît de plus en plus difficile, éthiquement parlant, pour le chercheur, en particulier pour la sauvegarde de valeurs essentielles de notre vie universitaire, notamment la liberté du chercheur, son droit de publier librement les résultats de ses travaux et celui d'exercer pleinement son analyse critique. Depuis le temps où j'ai commencé à faire de la recherche, il y a 40 ans, la liberté du chercheur a connu de sérieuses restrictions. J'ai assisté à l'élaboration de règles et à la mise en place de balises et d'exigences toujours plus nombreuses et contraignantes.

Que faire ?

Que faire ? dirait Lénine. Je pense qu'il y a un certain nombre de choses à faire et qui s'imposent. Premièrement, dans les sciences sociales, il ne faudrait pas qu'on continue à se laisser dominer par le modèle de la recherche qui prévaut dans les sciences naturelles et physiques. C'est le modèle le plus fort, celui qui nous est constamment imposé, mais il faut savoir à la fois s'en inspirer et s'en dégager. Par exemple, en ce qui concerne les publications. Dans les sciences sociales, il est tout à fait normal qu'un chercheur publie un ou plusieurs articles de vulgarisation dans des revues sans prétention scientifique, pour faire connaître à un large public les conclusions de ses projets de recherche, et qu'il puisse citer ces articles dans son curriculum vitae et dans sa liste de publications. Cela fait partie de notre dette à l'endroit de la société dans laquelle et pour laquelle nous travaillons.


Même chose pour la durée des études de nos étudiants. Il peut être normal, dans nos disciplines, qu'un étudiant de maîtrise [147] prenne plus de deux ans pour faire son mémoire. Faire un bon mémoire de maîtrise dans nos disciplines peut sans doute se réussir en deux ans dans certains cas, et peut exiger plus de temps dans d'autres, selon le sujet et aussi selon l'étudiant. Dans nos disciplines, le “mûrissement” d'une recherche ne connaît pas une durée égale pour tous les sujets abordés. Mais au lieu de la souplesse, nous nous sommes fait imposer des règles générales concernant la durée des études de nos étudiants qui conditionnent leur travail, la qualité de leur travail et la qualité du nôtre du même coup.

Même chose encore pour la notion d'excellence. Parmi les innovations les plus récentes, celle-ci est devenue le thème majeur de notre vie universitaire. La notion d'excellence a besoin elle aussi d'être pensée par nous, dans les termes de nos sciences sociales. Par exemple, que veut dire l'excellence, quand il s'agit des publications dites internationales ? Dans nos disciplines, les publications dites internationales ne sont pas nécessairement la même chose qu'en santé ou en sciences physiques et naturelles. Ce qu'on appelle des publications internationales, ce sont généralement des publications américaines. Si, en sociologie, on a publié dans l'American Journal of Sociology ou dans l'American Sociological Review, on prétend qu'on a publié dans une revue internationale. Or, on n'a qu'à regarder la liste des auteurs qui ont publié dans ces revues depuis 30 ans et les comités de rédaction qui ont dirigé ces revues, il n'y a eu que des Américains à les diriger et bien peu de non-Américains à y publier. Alors, est-ce vraiment publier plus internationalement dans une revue américaine que dans Sociologie et sociétés de l'Université de Montréal ou dans les Cahiers de recherche sociologique de l'UQAM ?

Une autre chose à faire, me semble-t-il, c'est de ne pas jouer complètement le jeu des organismes subventionnaires, auquel on peut être appelé à participer, soit comme membre de jury, soit comme membre des conseils d'administration, soit comme membre des comités consultatifs que ces conseils forment. Par exemple, un certain nombre de projets de recherche ne sont pas subventionnés par nos organismes subventionnaires parce que ceux-ci n'ont pas les fonds suffisants pour subventionner tous les projets qui mériteraient de l'être. Au lieu de reconnaître qu'on refuse la subvention par manque de fonds, on invente des raisons [148] dites scientifiques. On va dire que la méthodologie n'était pas assez bonne, ou que l'auteur aurait dû mentionner trois ou quatre ouvrages de plus dans sa bibliographie, etc. On culpabilise ainsi inutilement le chercheur, on le diminue en lui disant qu'il n'est pas un assez bon chercheur, alors que la vraie raison réside dans la pénurie de fonds.

Revenons au partenariat qui doit aussi être pensé sous des formes particulières aux sciences sociales. Par exemple, le partenariat qu'on invoque devrait se développer sous la forme en particulier d'un ensemble de bourses pour nos étudiants de 2 e et 3e cycles dans nos universités. La différence entre les universités américaines et les nôtres, c'est que, dans un grand nombre d'universités américaines, les étudiants sont majoritairement subventionnés par un assistantship ou une bourse, etc. Les frais d'inscription sont très élevés dans les universités américaines, mais en même temps, les étudiants bénéficient de bourses très considérables et très nombreuses, ce qui n'est pas le cas chez nous. Il ne suffit pas de faire des souscriptions pour construire des buildings, il faut aussi en faire pour de grands programmes de bourses. Les universités américaines ne sont pas allées chercher l'argent des bourses dans les administrations publiques, elles sont allées le chercher chez leurs anciens, par exemple. Dans les sciences sociales, au Québec, nous n'avons pas suffisamment entretenu de rapports avec nos anciens, nous n'avons pas développé avec eux un partenariat axé sur la recherche. Nos anciens ont quitté l'institution, nous les avons oubliés. Pour ma part, la seule institution qui ne m'a jamais oublié, qui n'a jamais perdu ma trace, c'est Harvard University. Je reçois en moyenne une fois par semaine des journaux, des avis ou de l'information venant de Harvard. Je le cite volontiers comme exemple d'une communication soutenue entre un Alma Mater et ses anciens, pour souligner combien nous avons été ici négligents à cet égard. Ce n'est peut-être pas en sciences sociales qu'on trouve le plus grand nombre d'anciens étudiants millionnaires, je le reconnais, mais ce n'est pas seulement sur les millionnaires non plus qu'Harvard compte pour réussir ses campagnes à peu près permanentes de souscriptions ; chaque petit chèque du modeste sociologue ou de l'anthropologue est reçu avec le même enthousiasme !

[149]

Conclusion

Finalement, je termine sur un point qui me paraît d'une grande importance : il faudrait raviver un certain militantisme dans notre milieu universitaire, qui s'est un peu trop assoupi. Nos syndicats de professeurs ont aujourd'hui plus que jamais de lourdes responsabilités dans la vie intellectuelle du milieu universitaire. Cela fait partie du mandat syndical de voir à hausser constamment et selon les besoins diversifiés des disciplines, la qualité de l'enseignement et de la recherche dans l'intérêt de nos étudiants et dans l'intérêt de la qualité du travail intellectuel que nous faisons avec eux.

Le syndicalisme des professeur(e)s a aujourd'hui plus que jamais la responsabilité de mobiliser nos forces, pas seulement celles du syndicat, mais les forces de toute la communauté universitaire. En ce moment, le milieu universitaire est plus que jamais retombé dans notre défaut commun, l'individualisme. Chacun dans son cours, chacun dans ses travaux, chacun dans son alvéole. Or, nous sommes entrés dans une crise très grave et pour longtemps. C'est l'heure de sonner les cloches ! Il ne faut pas laisser la solution de la crise entre les seules mains de nos administrateurs, ni même de nos chefs syndicaux. Ce n'est pas seulement la direction du syndicat, c'est la base, c'est nous tous qui avons besoin d'être secoués. Nous nous fions trop à l'intelligence de nos administrateurs et au militantisme de nos dirigeants syndicaux. Il faut sortir de ces illusions !

Mais pas par n'importe quelle sorte de militantisme. Un militantisme d'imagination, c'est ce qu'il nous faudra. Nous serons dans les prochaines années en grande demande d'imagination, pour penser les structures et la vie universitaire dans un contexte nouveau et mouvant de globalisation, d'exigences accrues, de ressources restreintes ou nouvelles, d'un corps enseignant qui, de plus en plus vieux qu'il est devenu, sera bientôt de plus en plus jeune. Je nous souhaite, et à ceux qui viendront, toute l'imagination créatrice qui sera nécessaire pour renouveler très profondément l'institution universitaire et assurer à la fois sa continuité et son évolution.

[150]



* Transcription (révisée) d'une conférence prononcée à l'invitation du Syndicat des professeurs et professeures de l'Université du Québec à Montréal, le 15 novembre 1995. Le ton et le style demeurent ceux d'une présentation verbale.



Retour au texte de l'auteur: Guy Rocher, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le mardi 21 mai 2024 7:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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