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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Multiplication des élites et changement social au Canada français (1968) Introduction
Une édition électronique réalisée à partir du texte de Guy Rocher, Multiplication des élites et changement social au Canada français . Un article publié dans la Revue de lInstitut de sociologie, no 1, 1968, pp. 79-94. Bruxelles: Université libre de Bruxelles. [Autorisation formelle réitérée par M. Guy Rocher, le 15 mars 2004, de diffuser cet article et plusieurs autres publications].
Introduction
L'étude des élites permet de mieux comprendre et prévoir le changement social.
Trois classes d'élites ont eu une action et une influence particulièrement significatives au Québec durant ces dernières années : les élites d'experts (grands commis, élites d'affaires), les élites idéologiques (traditionnelles: clergé, hommes politiques, journalistes; nouvelles : universitaires, étudiants, ouvriers) et les élites symboliques (artistes de la radio et de la télévision, chanteurs populaires).
Les élites idéologiques ont connu la plus grande différenciation, phénomène normal en une période de changements rapides. Mais l'autonomie des élites canadiennes-françaises de l'avenir demeure problématique, comme demeure problématique l'autonomie du Québec au sein du continent nord-américain.
Dans l'analyse sociologique des processus de changement social à l'intérieur d'une société donnée, l'étude des élites fournit au chercheur un point de vue, un angle de vision privilégié. Elle lui permet de s'installer au cur même de la transformation en cours, de regarder la société et son environnement avec les yeux de ceux qui participent le plus activement à son évolution; les raisons du changement peuvent alors lui apparaître avec plus de clarté, de même que les hésitations, les déchirements et les conflits qui l'accompagnent; le chercheur peut enfin espérer prédire avec une plus grande probabilité le cours prochain des événements et de l'évolution.
Dans une perspective authentiquement dynamique et évolutive, les thèmes dominants de la pensée des élites deviennent particulièrement significatifs. La perception que ces élites ont d'elles-mêmes et de leur position dans l'organisation sociale, la définition qu'elles donnent de leur société, de son passé, de son avenir et de son mouvement, l'interprétation qu'elles fournissent de leur propre action et le sens qu'elles lui donnent, apportent au chercheur les éléments d'explication des changements en cours et peuvent le guider dans la prévision des transformations à venir. Mais cette plongée en profondeur dans l'univers des représentations, des valeurs, des idéologies d'une élite n'est révélatrice qu'en autant qu'on peut aussi situer cette élite dans la structure de la société dont elle fait partie, déterminer sa place par rapport à d'autres élites, préciser les groupes ou les milieux sur lesquels elle s'appuie ou qu'elle cherche à exprimer ou à définir. L'analyse d'une élite prend sa pleine valeur dans le cadre d'une analyse structurelle globale. La sociologie contemporaine compte encore trop peu d'études de ce genre, peut-être parce qu'elle commence à peine à retrouver une certaine sensibilité à l'évolution historique qui a pourtant marqué ses origines de Saint-Simon à Durkheim. C'est d'ailleurs à des auteurs plus particulièrement préoccupés de la dynamique sociale que l'on doit quelques récentes analyses des élites. Ce fut le cas de C. Wright Mills qui a été en ce domaine un initiateur avec ses deux études, l'une sur les élites au pouvoir aux États-Unis et l'autre sur les chefs syndicalistes américains (1). De même, dans leur interprétation du phénomène de l'industrialisation moderne, les auteurs Kerr, Dunlop, Harbison et Myers introduisent dès le début le rôle de ce qu'ils appellent «les élites industrialisantes» («industrializing elites»), c'est-à-dire les principaux types d'élites qui jusqu'ici ont activement contribué au progrès de l'industrialisation dans différents contextes économiques et socio-culturels (2). Plus récemment, Eisenstadt a indiqué l'importance d'une étude des «élites novatrices» dans la perspective d'un retour de la sociologie moderne à l'inspiration première des grandes théories évolutionnistes du XIXe siècle (3). Il ne s'agit cependant pas d'un thème nouveau. Max Weber avait déjà bien senti l'importance de la fonction charismatique dans l'évolution historique (4), le charisme étant précisément une des bases sur les. quelles :s'appuie l'action d'élites novatrices, surtout en période de changement rapide. Mais c'est sans doute Pareto qui a donné au terme et à la nation d'élite droit de cité en sociologie, notamment par sa théorie de la circulation des élites à laquelle il attribue des fonctions de premier plan dans l'équilibre social et dans les révolutions (5). De son côté, Gaetano Mosca est allé si loin qu'il a construit une théorie complète de l'histoire sur la base des différentes élites dirigeantes (6). À ce propos, C. Wright Mills a bien souligné que l'étude des élites ne constitue pas en elle-même, contrairement à ce que croyait Mosca, une interprétation historique globale; elle ne suppose pas nécessairement que toute l'histoire résulte de l'action de certaines élites, ni que le processus de décision des élites suive un cours plutôt qu'un autre (7). La prise de décision n'est qu'une des fonctions possibles des élites, de même que son influence sur le cours de l'histoire. Il s'agit en réalité plutôt de dégager la variété des élites et la diversité de leurs fonctions, dans les différents contextes où elles peuvent apparaître. C'est là une oeuvre qui est encore à réaliser. On ne peut cependant manquer de souligner la contribution à l'étude des élites qu'apportent les recherches d'histoire économique inspirées par Schumpeter sur «l'entrepreneur» comme agent actif d'innovation, de change-ment et de développement économique, aussi bien que comme agent de résistance et d'opposition au changement (8). Et de façon plus générale, les études récentes, en nombre croissant, sur les rapports entre le développement économique d'une part, les structures sociales et la culture d'autre part, notamment dans les pays en voie de développement, conduisent presque inévitablement à une analyse de l'influence des élites et des conflits qui les tiraillent (9). Les pays en voie de développement fournissent en effet un laboratoire extraordinaire à l'étude du rôle de diverses élites: élites politiques, économiques, bureaucratiques, idéologiques et à l'analyse des rapports entre les élites anciennes et les élites nouvelles. Les transformations en cours dans ces pays et le rythme de ces transformations favorisent l'apparition de nouvelles élites, avec tous les conflits qui peuvent résulter de la superposition d'élites de différentes origines et de tendances idéologiques plus ou moins opposées. En ce qui concerne le Canada français, notre connaissance des élites ne va guère loin encore. L'étude la plus connue est assurément celle de John Porter, qui porte sur la place de certaines élites canadiennes-françaises au sein des élites canadiennes (10); cette étude révèle la faible participation canadienne-française aux différentes sphères du pouvoir au Canada. Récemment, Guy Bourassa a publié les résultats d'une étude particulièrement intéressante et significative, inspirée des recherches de Robert A. Dahl et de ses disciples ; l'auteur décrit l'évolution des élites politiques qui se sont succédé au pouvoir municipal à Montréal depuis un siècle, les situant à la fois dans le contexte démographique et ethnique de la ville et dans celui de la stratification sociale (11). Ce ne sont là cependant que les premiers coups de sonde, dans l'analyse d'un sujet encore vierge et pourtant déjà prometteur.
Notes (1) C. Wright MILLS : The Power Elite, New York, Oxford University Press, Inc., 1956, The New Men of Power: America's Labor Leaders, New York, Harcourt Brace, 1948. (2) C. KERR, J.T. DUNLOP, F. HARBISON, C.A. MYERS : Industrialism and Industrial Man, 2e édition, New York, Oxford University Press, 1964, chapitre 2. (3) S.N. EISENSTADT : « Social change, differentiation and evolution », American Sociological Review, 29, 2 (juin 1964), pp. 375-386. (4) Max WEBER, en particulier : The Sociology of Religion (trad. par E. Fischoff de Wirtschaft und Gesellschaft), Beacon Press, 1963. (5) Vilfredo PARETO : Traité de Sociologie générale, Paris, Payot, 1919, vol. II, pp. 1293-1305. On trouve la même notion dans l'étude de Marie KOLABINSKA: La circulation des élites en France, Lausanne, Librairie F. Rouge & Cie, 1912, pp. 5-17. (6) Gaetano MOSCA : Elementi di scienza politica, 2e édition, Turin, Fratelli Bocca Editori, 1923. (7) C. Wright MILLS : The Power Elite, chap. 1. (8) Citons ici, à titre d'exemple de ce type de recherche historique, l'étude particulièrement intéressante du Research Center in Entrepreneurial History de l'Université Harvard: Change and the Entrepreneur : Postulates and Patterns for Entrepreneurial History, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1949. Pour une vue d'ensemble, il faut consulter notamment l'article de J.E. SACOYER: «Entrepreneurial Studies: Perspectives and Directives, 1945-1958», dans The Business History Review (Hiver, 1958), pp. 439-443. (9) Voir en particulier le symposium édité par Bert F. HOSELITZ et Wilbert MOORE : Industrialisation et société, UNESCO, Mouton, 1963, et Henri JANNE: «Relations dynamiques des élites traditionnelles et des élites nouvelles dans les pays en voie de développement», dans les Actes du cinquième congrès mondial de sociologie, Association internationale de Sociologie, 1964, vol. III, pp. 283-294. (10) John PORTER : The Vertical Mosaic : An analysis of Social Class and Power in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1965. (11) Guy BOURASSA : « Les élites politiques de Montréal: de l'aristocratie à la démocratie », dans la Revue Canadienne d'Économique et de Science politique, XXXI, no 1, février 1965, pp. 35-51.
Dernière mise à jour de cette page le Samedi 15 mai 2004 18:41 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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