Guy Rocher
sociologue, professeur émérite, Université de Montréal
La réplique. Charte de la laïcité.
“Quelques suites
d’un mémoire sur la laïcité.
Le principe de «l’égalité des droits»
entre les «clientèles» devra
s’appliquer plus que jamais.”
Un article publié dans le journal LE DEVOIR, Montréal, édition du jeudi, 30 janvier 2014, page A7idées.
Georges Leroux et Jocelyn Maclure, d’une part (Le Devoir, 23 janvier), et Lucien Bouchard, d’autre part (La Presse, 28 janvier), ont pris la peine d’exprimer, selon des registres différents, certains désaccords avec ma position sur le projet de laïcité pour le Québec d’aujourd’hui et de demain.
Rien d’étonnant à cela. Le projet de préciser la laïcité de l’État et des institutions publiques est en effet de nature, comme on le constate aisément, à être perçu dans des perspectives variées et selon des analyses divergentes. Cela témoigne de l’importance de cette initiative pour l’avenir de la société québécoise. Il faut donc prendre acte de nos divergences, et continuer la discussion.
Le déclencheur
« Lorsque M. Rocher affirme que les droits des employés ont présentement priorité sur ceux des “clientèles”, il est difficile de ne pas conclure qu’il soutient implicitement que les usagers ont un droit fondamental à ne pas être exposés à l’appartenance religieuse d’autrui. Les usagers des services publics ont le droit d’être traités de façon professionnelle et impartiale, et de ne pas être harangués » Georges Leroux et Jocelyn Maclure, « Poursuivre sur le chemin de la laïcité équilibrée », Le Devoir, 23 janvier 2014.
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Le droit et les droits
D’emblée, je constate chez mes collègues philosophes Leroux et Maclure l’importance que prend dans leur discours la notion de « droit ». Elle apparaît sous la forme de « l’égalité des droits », « les droits des usagers et ceux des employés », « les droits individuels », « les droits des citoyens » et finalement « les droits fondamentaux ».
Ils mettent même sous ma plume une formule qui n’est pas de moi : « M. Rocher affirme que les droits des employés ont maintenant priorité sur ceux des clientèles. » Que mes collègues relisent mon mémoire à la Commission parlementaire : le terme « droit » n’y apparaît pas une seule fois.
Précisément parce que j’ai enseigné pendant plus de trente ans dans une faculté de droit, je me méfie de l’abus et des abus du terme « droit », à cause des sens divers qu’il peut avoir, de sa polysémie, comme on le constate dans le texte de mes collègues philosophes.
Un constat sociologique
Ma conception de la nécessaire neutralité de l’État moderne me vient d’un constat empirique aujourd’hui banal, mais combien bouleversant en 1960 : le pluralisme religieux croissant chez les citoyens québécois. Un pluralisme dû à la fois à une évolution religieuse et à l’immigration. La déconfessionnalisation des institutions publiques, notamment dans l’enseignement, fut la réponse nécessaire à cette réalité sociologique.
Ce ne fut pas une réponse inspirée par une logique abstraite, mais plutôt par une logique politique, sociale, et j’ajoute morale. Nous avons mis en place un système d’éducation qui, de bas en haut, respecte par sa neutralité toutes les convictions de ce que j’appelle les « clientèles ». Ce qui n’était pas le cas avant 1960, et qui, j’espère, nous inspirera pour l’avenir.
Cette manière d’aborder la neutralité religieuse des institutions publiques s’applique tout particulièrement au système d’enseignement à tous les niveaux. Qu’on le veuille ou non, on y vit dans des rapports foncièrement inégaux entre enseignants et élèves (et parents), entre professeurs et étudiants. Le respect de ces clientèles, de leurs convictions comme de leur intelligence, prime tout.
Il me semble bien avoir compris que, pendant les quelque soixante années où j’ai enseigné à l’université, je participais à un très large consensus selon lequel nous n’affichions jamais nos convictions religieuses et politiques dans les salles de cours et dans nos relations avec les étudiant(e)s.
Les apparences
C’est donc dire, contrairement à ce que croient Leroux et Maclure, et d’autres, que les « apparences » sont importantes. Les hommes en soutane (blanche, brune, noire) qui m’ont enseigné les sciences sociales dans les années 1940 n’en perdaient pas pour autant leur légitimité scientifique. Mais leurs costumes témoignaient sans aucune équivoque, par leur « apparence », que nous étions dans une université catholique, tenue à être respectueuse de la doctrine de l’Église catholique.
Peut-être faut-il avoir assisté au passage de la soutane à l’habit civil (avec col romain) chez ces mêmes hommes pour comprendre combien les « apparences » comptent, pour ceux qui portent le costume et pour tous les autres de leur entourage.
L’avenir
Mon mémoire présenté à la Commission parlementaire s’inspirait du passé et du présent, surtout pour parler de l’avenir. C’est ainsi, m’a-t-il semblé, que les députés qui m’ont entendu et questionné l’ont compris.
Puisque le point de départ de notre réflexion collective sur la neutralité fut le constat du pluralisme, nous pouvons sans doute affirmer que celui-ci continuera, et qu’il est bien probable que nous assisterons à une diversification religieuse encore plus marquée. Le principe de « l’égalité des droits » entre les « clientèles » devra donc s’appliquer plus que jamais.
Et je ne me crois pas en contradiction avec ma position, en tant que sociologue, en proposant que l’on accepte que ceux et celles qui portent déjà des signes ostentatoires de leurs convictions religieuses continuent à le faire tant qu’ils et elles sont à l’emploi des institutions publiques. Il s’agit là d’une question de justice pour ces institutions qui les ont employé(e)s et surtout pour ces personnes elles-mêmes.
La charte de la laïcité est pour demain, et non pour hier.
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