Guy Rocher,
“Les recherches
sur les occupations
et la stratification sociale”.
Guy Rocher, “Les recherches sur les occupations et la stratification sociale”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 3, no 1-2, 1962, pp. 173-184. Québec: Les Presses de l'Université Laval.
- Introduction
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- I. L'évolution historique du travail
- II. Répartition des groupes ethniques dans la structure occupationnelle
- III. Stratification et mobilité sociales
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- Conclusion
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- Commentaire de M. Émile Gosselin, département de science politique, Université Laval.
Introduction
Le titre même de cette communication indique dès le départ deux lacunes majeures des recherches sociologiques sur le Canada français. Il est en effet bien symbolique que l'on doive traiter comme un même sujet les études sur les milieux de travail et l'analyse de la stratification sociale. Ceci indique combien nous avons encore peu développé ces deux domaines de recherche. Nous croyons pourtant qu'une connaissance plus précise de la division de notre société en classes et en strates sociales apporterait l'armature centrale à presque toutes nos recherches sociographiques. Il est frappant de constater, en parcourant notre littérature sociologique, combien nos chercheurs déplorent souvent cette lacune. L'appartenance à une strate ou à une classe sociale constitue en effet une des variables les plus communément utilisées en recherche sociologique. Le fait que l'on ne puisse s'appuyer sur un ensemble de travaux dans ce domaine impose donc toujours de sérieuses limitations à nos recherches.
De même, dans une société industrielle et technologique qui vient tout juste de succéder à une société de type agricole et artisanal, les milieux de travail sont des objets d'étude privilégiés pour le sociologue. L'évolution globale des occupations, les transformations des conditions de travail dans un grand nombre d'emplois, l'adaptation à de nouveaux modes et à de nouveaux milieux de travail, la mobilité professionnelle, voila autant de problèmes qui se présentent dans l'usine, dans l'entreprise commerciale, dans le bureau, dans l'école ou l'université, etc. C'est dans ces cadres en évolution que se façonne une partie de la culture et de la mentalité de la population. Les traditions marxiste et durkheimienne à la fois nous ont appris à ne pas minimiser - sinon à privilégier - l'impact de l'infrastructure de la division du travail sur l'ensemble socio-culturel.
C'est donc sous le signe de cette double lacune que se situe le présent exposé. Ceci n'est cependant pas dit pour diminuer l'importance des travaux déjà faits. Les jalons posés prennent au contraire une plus grande valeur du fait qu'ils indiquent une première orientation pour les recherches que l'on peut espérer dans un avenir prochain.
En analysant ces travaux, il m'a semblé qu'on pouvait les regrouper sous trois thèmes principaux : l'évolution historique de la structure occupationnelle, la répartition des groupes ethniques dans les différentes catégories d'emplois et les études de stratification et de mobilité sociales. Ce sont ces trois thèmes que je me propose de présenter successivement.
1. L'évolution historique du travail
Il nous manque une étude historique du travail au Canada, comme il en a été publie une récemment en France. [1] Ce sera sans doute une oeuvre de longue haleine, qui nécessitera au préalable des études plus locales et couvrant des secteurs restreints. On trouve un exemple d'une telle étude restreinte dans La grève de l'amiante [2] en ce qui concerne ce type d'industrie, bien que j'aurais aimé la voir développée de façon beaucoup plus considérable. On peut en effet se demander si l'histoire du syndicalisme de l'amiante de Fernand Dumont n'aurait pas été enrichie si elle avait pu se situer dans le contexte de l'évolution technologique esquissée par Jean Gérin-Lajoie.
L'étude historique d'ensemble la plus importante dans ce domaine de travail est celle de François-Albert Angers et Patrick Allen, Évolution de la structure des emplois au Canada. Cette étude est entièrement basée sur un dépouillement minutieux de tous les renseignements sur les occupations contenus dans les recensements canadiens de 1665 à 1941. De cette analyse, les auteurs dégagent trois grandes périodes de transformations de l'emploi en fonction des changements technologiques et économiques. La première s'étend de 1760 à 1851. Elle est marquée par le développement de petites entreprises industrielles de type artisanal pour répondre à la commercialisation des besoins qui concurrence de plus en plus la production domestique. Pour cette période, la nomenclature utilisée par le recenseur paraît correspondre « à une étape où la division du travail n'existe pas encore, où le fabricant ou faiseur fait lui-même en entier l'objet qui le caractérise ». [3] Les fabricants peuvent travailler isolement ou dans de petites fabriques ou boutiques dans lesquelles l'employeur travaille lui-même avec quelques salariés ou apprentis.
La deuxième période, allant de 1851 à 1891, en est une de transition où l'entreprise artisanale continue à se multiplier en même temps que se développe la petite entreprise de type plus nettement capitaliste et manufacturier. L'employeur tend à se distinguer de plus en plus du personnel ouvrier, à être un patron capitaliste, et la petite manufacture se peuple d'ouvriers sans métiers - les anciens journaliers généraux - qui occupent maintenant des emplois définis. Ce nouveau type d'ouvriers de manufacture représentait 15% des personnes engagées dans les emplois manufacturiers en 1891, comparativement à 5% en 1881. [4] C'est la première apparition d'une nouvelle classe ouvrière en croissance, dans le cadre d'une industrie encore très largement artisanale. Le recenseur de 1891 est d'ailleurs frappé par la spécialisation considérable des entreprises durant la dernière décennie, par exemple la confiserie qui se distingue maintenant de la boulangerie. Il vaut la peine de rapporter ici un texte prophétique de ce recenseur cité par Angers et Allen :
- « Le mouvement tendant à spécialiser ou séparer les industries, explique en grande partie l'augmentation considérable dans le nombre des établissements industriels durant la dernière décade. Il n'y a aucun doute que ces petites industries ont augmenté considérablement durant les dix années en question. Il en a surgi dans tout le pays. Elles ont pris racine, et l'avenir dira si elles ont suivi ici la règle suivie par elles dans d'autres pays, en se développant en établissements plus considérables. Comme trait de la vie industrielle du peuple canadien, cette révélation du recensement mérite d'être mentionnée. C'est un fait important qui ne devrait pas être ignoré. Il est enregistré dans les archives du recensement, afin que plus tard, quand le développement en de grandes industries se sera accompli, le peuple canadien puisse jeter un regard en arrière sur la période des « petites et faibles choses », et montrer de quels humbles commencements la vie industrielle du pays est sortie. » [5]
Nous sommes de ceux à qui il est précisément donné aujourd'hui de « jeter un regard en arrière sur la période des petites et faibles choses ». Ce recenseur prophétique avait vraiment le sentiment de vivre une période marquante de l'histoire industrielle canadienne. De fait, Angers et Allen considèrent cette date de 1891 comme constituant « le point de rupture entre les exigences de la vieille tradition et celles de la révolution industrielle ». [6] C'est à ce moment que, selon eux, la révolution industrielle s'inscrit dans les archives de nos recensements et que s'ouvre une troisième période de transformations industrielles allant de 1891 à 1941. Cette période portera plus particulièrement les traits suivants : l° les métiers de type artisanal qui avaient été en expansion dans les périodes précédentes, connaissent maintenant un « déclassement général », c'est-à-dire un ralentissement ou même une nette diminution quand il ne s'agit pas d'une quasi-disparition ; 2° l'ouvrier industriel devient de plus en plus dominant, sa figure se précise en se diversifiant. De décennie en décennie, il est intéressant de voir les recenseurs successifs aux prises avec des problèmes de définition et de catégorisation toujours plus complexes ; 3° une nouvelle classe de travailleurs apparaît, celle des contremaîtres, symboles du passage de la petite à la grande entreprise industrielle mécanisée ; 4° les cadres de l'entreprise homogène éclatent, les métiers et les emplois industriels se diffusent dans tous les secteurs d'activité économique. C'est alors que commence à apparaître dans nos recensements la distinction entre la classification des industries et la classification des occupations, cette dernière recoupant la première ; 5° enfin, se développe une nouvelle classe d'employés, les collets-blancs du commerce, de la finance, des bureaux et les employés des services, indice des transformations à la fois de la structure économique et du niveau de vie.
Cette étude d'Angers et Allen a été complétée par Patrick Allen d'après des renseignements fournis par le recensement de 1951. L'auteur conclut que « les tendances générales mises en relief dans l'étude (d'Angers et Allen) s'affirment avec plus de netteté encore de 1941 à 1951 ». [7] Il faut espérer que des analyses aussi bien amorcées seront continuées à la lumière du dernier recensement. Peut-être y lira-t-on la transition vers une quatrième période et pourra-t-on verser au dossier une autre envolée prophétique !
La troisième période dégagée par Angers et Allen a été analysée plus en détail par Larkin et Allen dans une publication intitulée Tendances occupationnelles au Canada [8] et dans un article plus récent de Patrick Allen dans L'Actualité économique. [9] S'inspirant du cadre d'analyse developpé par Jean Fourastié, ces auteurs retrouvent dans l'évolution des occupations pour l'ensemble du Canada de 1891 à 1951 les mêmes mouvements que Fourastié avait décelés dans d'autres pays industrialises : dégonflement du secteur primaire, stabilisation du secteur secondaire et croissance du secteur tertiaire. Entre les provinces canadiennes, cependant, s'affirment des différences très nettes. Pour 1951, Allen a pu les regrouper en trois classes, selon l'importance proportionnelle des trois secteurs : les groupes T - S - P, T - P - S, et P - T - S. C'est dans le premier que se situe le Québec avec 45% de sa main-d’œuvre dans les occupations tertiaires et 41% dans les industries tertiaires, 28% dans les occupations secondaires et 38% dans les industries secondaires, 23% dans les occupations primaires et 19% dans les industries primaires.
Si l'on veut maintenant tirer une conclusion de ce que l'on peut espérer être les premiers jalons d'une histoire générale du travail, disons que ces études ne portent pas sur le Canada français comme tel. Ou peut-être plus exactement devrait-on dire qu'elles situent l'évolution du travail au Canada français dans le contexte de la société globale canadienne. Sans doute des études plus minutieuses découvriront-elles des caractéristiques locales de ce mouvement, dues à la fois aux structures occupationnelles traditionnelles déjà existantes et au mode d'industrialisation propre à notre région. Des recherches historiques, du genre de celle d'André Labarrère sur les enseignants, [10] constitueront des étapes essentielles dans cette démarche. Mais toute étude d'ensemble sur l'histoire du travail au Canada français devra se faire en fonction du contexte non seulement canadien, mais nord-américain et même occidental.
2. Répartition des groupes ethniques
dans la structure occupationnelle
Si l'on passe maintenant de ces études de caractère historique aux recherches plus proprement sociologiques qui ont été menées depuis une vingtaine d'années sur le travail au Canada français, on doit immédiatement faire une double constatation. La première, c'est qu'elles ont été très largement dominées par un thème majeur, celui de la distribution différentielle des groupes ethniques dans la structure des emplois. En second lieu, ce sont surtout les sociologues anglophones, particulièrement ceux de l'Université McGill, qui ont développée ce thème et l'ont abondamment illustre. Ce second fait est d'autant plus paradoxal que toutes ces recherches ont montre l'une après l'autre la position privilégiée de la population anglophone dans le Québec et le statut défavorisé des Canadiens français. D'un strict point de vue politique, nos collègues de langue anglaise n'avaient sûrement aucun intérêt à établir une telle preuve !
C'est sans doute le nom d'Everett Hughes qu'il faut ici mentionner au point de départ de ces recherches. Son étude a Cantonville [11] a été la première a mettre en lumière l'impact de l'industrialisation massive sur les relations ethniques dans le monde du travail. Hughes a montré comment les Canadiens français étaient comprimées aux échelons inférieurs de l'entreprise industrielle et, surtout, combien les entrepreneurs et les cadres supérieurs américains ou anglais étaient profondément conscients de ce clivage et savaient le rationaliser.
La monographie de Hughes a ouvert la voie à toute une série d'études plus globales, particulièrement sous forme de thèses de maîtrise à l'Université McGill. Ici, sans doute, faut-il associer à celui de Hughes les noms de C. A. Dawson et d'Oswald Hall, l'intérêt de Hall pour la sociologie des occupations ayant déjà été éveillé à l'Université de Chicago où il avait fait sa thèse de doctorat sur la pratique médicale. [12] Dawson et Hall ont servi de mentors à plusieurs des jeunes chercheurs de McGill. Il faudrait ici mentionner les thèses de W. J. Roy [13] et de S. Jamieson [14] deux travaux de pionniers sur la distribution des Canadiens français et des Canadiens d'expression anglaise dans différents secteurs du travail ; puis celles de Rex Lucas sur les aspirations professionnelles des élèves de high school [15] dans une ville bi-ethnique de l'Ontario et de Frank Jones sur les travailleurs dans l'industrie de l'acier de construction. [16] Plus récemment, D. L. C. Rennie a continué les grandes études de Roy et Jamieson sur la base des renseignements contenus dans les recensements de 1931, 1941 et 1951 touchant la répartition des groupes ethniques dans la structure des emplois pour la ville de Montréal. [17] Enfin, Bernard Blishen a fait de même pour l'ensemble du Canada, en utilisant les données du recensement de 1951. [18] Utilisant comme critères le revenu moyen et le nombre d'années de scolarité, Blishen a construit une échelle occupationnelle de sept classes et il a ensuite reporté les principaux groupes ethniques canadiens dans ces sept classes. Ses conclusions méritent d'être citées :
- « Les Britanniques, avec 49.0%, sont sous-représentés dans les deux classes inférieures et généralement sur-représentes dans les autres classes plus élevées. Les Français, qui représentent 27.5%, sont sur-représentés dans les deux classes inférieures et généralement sous-représentés dans les classes supérieures. En d'autres fermes, la proportion des Britanniques s'accroît de façon générale quand on passe des classes inférieures aux classes supérieures tandis que c'est l'inverse pour les Français. Le groupe juif suit le même mouvement que les Britanniques tandis que les Canadiens d'autres origines suivent le modèle français. »
Il est en effet remarquable, si l'on analyse de près le tableau de Blishen, que les Français soient représentes dans les sept classes à peu près exactement de la même façon que les Italiens et les Polonais et même légèrement moins bien que les Scandinaves et les Allemands.
Dans la même veine, il faudrait mentionner les études de John Porter sur l'élite économique et l'élite politique au Canada. Sur 202 hauts fonctionnaires du gouvernement canadien, 27 seulement, soit 13.40/0, sont Canadiens français. Parmi les 700 personnes constituant une élite et un pouvoir économique, Porter n'a identifié que 51 Canadiens français, soit 6.7%. [19]
Revenons au paradoxe mentionné plus haut. Devant de telles conclusions, n'est-il pas étonnant que nous n'ayions pas encore mentionné un seul nom de sociologue canadien-français ? Faut-il davantage s'étonner de l'absence de sens politique des sociologues - qu'ils soient français ou anglais - ou admirer plutôt leur impartiale objectivité? Pourtant, un sociologue canadien-français s'est d'une certaine façon intéressé à ce problème. Jacques Brazeau, dans sa thèse de doctorat et un article récent, a mis en lumière les problèmes psycho-sociologiques des recrues canadiennes-françaises dans l'aviation canadienne, celle-ci étant définie comme une organisation essentiellement anglaise. [20]
Dans son étude comparative des hommes d'affaires de langue française et de langue anglaise du Québec, Norman Taylor a décrit avec une grande richesse d'illustrations les différences de mentalité qui séparent ces deux types d'industriels. Son étude met en évidence la timidité, le besoin de sécurité des hommes d'affaires canadiens-français, leur sens familial, l'importance qu'ils accordent aux relations de type primaire. [21] Je suis prêt à accorder une grande valeur descriptive à l'étude de Taylor, mais je crois que, pour être valable et ne pas tourner à la tautologie, cette « mentalité » doit s'expliquer dans le contexte global décrit dans les études précédentes. Je crois qu'en particulier la thèse de doctorat de Jacques Brazeau fournirait des indications précieuses sur une mentalité qui, plus que le résultat ou le reflet d'une structure sociale du Canada français, serait plutôt un ensemble d'attitudes de repli, de recroquevillement en face d'un univers linguistique et culturel étranger, partiellement impénétrable et peut-être perçu par surcroît comme menaçant ou méprisant.
On peut dire, en conclusion de cette section, que toutes ces études débouchent ou peuvent déboucher sur une analyse des classes sociales au Canada. À l'occasion d'un colloque récent tenu à l'Université Carleton, John Porter et à sa suite Marcel Rioux et Jacques Dofny, s'appuyant sur les études que je viens de résumer, ont cru pouvoir parler du Canada français comme d'une « classe ethnique » dans le système de classes de la société globale canadienne. [22] Comme le disait Porter, le groupe français et le groupe britannique ont sans doute chacun leur Système de classes ; mais ces deux groupes sont en même temps imprègnes dans un réseau de relations économiques et politiques dans lequel les Canadiens français font figure d'une classe ethnique défavorisée au même titre que les autres groupes ethniques de Néo-Canadiens, à l'exception des Juifs. Cette notion de classe ethnique s'intégrant dans le système de classes de la société globale canadienne apportera-t-elle plus de lumière que de confusion? J'avoue mon hésitation à l'utiliser étant donné les réseaux de communication existants - et qu'il ne faut pas minimiser - entre les groupes ethniques à différents niveaux de classe sociale ou de strate : dans la classe ouvrière par le syndicalisme, dans la classe professionnelle et d'affaires par les associations volontaires ou professionnelles de différents ordres. Dans quelle mesure en effet peut-on dire que l'ensemble du Canada français se pense lui-même en tant que classe ethnique, comme on peut dire des ouvriers de certains pays qu'ils se pensent en tant que classe ouvrière ? Par exemple, le syndicalisme canadien, même canadien-français, ne va-t-il pas à l'encontre d'une telle représentation collective ? Je serais porté à croire qu'il faut plutôt penser en termes d'un double système de classes, s'imprégnant l'un dans l'autre à certains niveaux, mais relativement autonomes l'un par rapport à l'autre. Que la représentation proportionnelle de la population ne soit pas la même aux différents paliers dans les deux systèmes ne fait pas que l'un des deux doive être conçu comme une classe ethnique, au sens où l'on parle de classe sociale.
3. Stratification et mobilité sociales
Nous sentons cependant ici combien nous sommes hésitants à poursuivre cette discussion du fait de l'absence de recherches assez importantes sur nos classes sociales et notre stratification sociale. Comment en effet parler de classes sociales ou de strates sociales au Canada français dans l'état actuel de nos connaissances? Comme je le disais au début de cet expose, c'est là, à mon sens, une lacune majeure et très grave dans nos recherches sociographiques sur le Canada français.
La question a cependant été abordée sous différents angles. Dans des « Réflexions sur nos classes sociales », Jean-Charles Falardeau proposait il y a quelques années l'hypothèse d'une double échelle d'évaluation sociale. [23] La première, qui aurait été élaborée dans notre milieu et en refléterait les valeurs traditionnelles dominantes, serait constituée par les jugements populaires sur les occupations ou les groupes d'occupations, d'après leur niveau de fortune et l'instruction requise. La seconde, plutôt nord-américaine d'origine et plus ou moins surajoutée à la première, serait fondée sur une appréciation du succès économique d'après le chiffre de la fortune. Mal intégrées l'une à l'autre, ces deux échelles seraient en conflit dans la conscience collective, conflit plus ou moins aigu selon les milieux et selon les moments de la vie des personnes.
On peut dire que cette hypothèse d'un conflit dans l'évaluation sociale, tout à fait plausible, dans ces termes ou dans d'autres, n'a été ni confirmée ni infirmée par les études subséquentes. Il aurait fallu pour cela étudier la stratification sociale dans son aspect subjectif, sonder la conscience de classe et en cerner les fondements. Une telle entreprise reste encore au programme des recherches futures.
Une étude récente apporte cependant certains renseignements dans ce sens. Dans le cadre de l'enquête sur la persévérance scolaire sous la direction d'Arthur Tremblay et Pierre Bélanger, on a cherché à construire une échelle de stratification sociale afin de mesurer l'influence qu'aurait l'appartenance à une strate sociale sur la persévérance et les aspirations scolaires. Les auteurs de cette recherche ont utilisé cinq critères pour construire leur index de stratification : l'occupation du père, son degré de scolarité, la scolarité de la mère, le nombre de pièces par personne et la nature des biens mobiliers. Dans une communication aux journées d'étude de l'Association d'éducation du Québec sur « Les aspirations scolaires et la stratification sociale », Claude Gousse a montré que l'analyse factorielle de ces cinq variables a dégagé trois facteurs : le premier est constitué par l'occupation et la scolarité du père, le second par le nombre de pièces par personne, le troisième par la scolarité de la mère et les biens mobiliers. [24] Ces résultats laissent un peu rêveur. En particulier, comment expliquer ce troisième facteur, surtout que, comme dit Gousse, les deux variables sont reliées en sens oppose, l'acquisition des biens étant inversement proportionnelle à la scolarité de la mère. Nous nous serions plutôt attendu à voir les variables portant sur le nombre de pièces par personne et la possession des biens mobiliers se regrouper pour constituer un facteur définissant la position économique de la famille. D'ailleurs, les auteurs ont comparé leurs résultats avec ceux obtenus aux États-Unis par Joseph A. Kahl et James A. Davis dans une recherche utilisant des techniques statistiques assez semblables. [25] Or, l'étude américaine avait précisément permis de dégager assez nettement d'une part le facteur de l'occupation et de la scolarité et d'autre part le facteur de la fortune. Les auteurs de l'étude de l'A.É.Q. paraissent avoir été surtout frappes par la similarité entre l'échelle américaine et l'échelle du Canada français. Je me demande si les différences ne méritent pas autant d'attention que les similarités indéniables. Peut-être retrouverions-nous ici ce conflit posé en hypothèse par Falardeau concernant en particulier la place des symboles de fortune dans la stratification sociale. On peut, en effet, se demander si cette étude n'indique pas au Canada français une attitude moins claire, moins ferme à ce sujet que celle révélée pour les États-Unis par l'étude de Kahl et Davis.
L'étude des occupations et de la stratification a cependant été abordée dans une autre perspective, celle de la mobilité professionnelle et sociale. De Jocas et moi avons tenté une analyse assez globale du phénomène en comparant les occupations des pères et des fils a environ vingt années de distance à partir d'un échantillon provincial. [26] Les quatre principales conclusions qui se sont dégagées de cette étude sont les suivantes. Tout d'abord, c'est de l'occupation de la ferme à l'occupation urbaine que le passage se fait le plus souvent. Seulement un fils de cultivateur sur quatre est demeuré cultivateur au moment de son mariage. Mais ce qui est plus grave, c'est que la majorité de ceux qui ont quitté la ferme se retrouvent dans des occupations de manœuvres et d'ouvriers non spécialisés. L'impréparation du jeune cultivateur à effectuer le passage au marché du travail industriel s'avère ici dans tout ce qu'elle a de dramatique. En second lieu, cette étude a montré que la mobilité ascendante se faisait par paliers successifs : le fils de cultivateur qui change d'occupation devient ouvrier non spécialisé ; le fils d'ouvrier non spécialisé a des chances plus grandes de devenir ouvrier spécialisé ; le fils d'ouvrier spécialisé peut devenir petit collet-blanc et le fils de petit collet-blanc peut devenir professionnel ou gérant. En troisième lieu, ce mouvement d'ascension par paliers paraît assez comparable à ce qui avait déjà été observé aux États-Unis, notamment par Nathalie Rogoff, [27] avec cependant moins de flexibilité ici. En particulier, les fils de cultivateurs américains se repartissent plus également dans les différentes strates d'occupations et les fils d'ouvriers américains ont plus de chances de devenir collets-blancs qu'au Canada français. Enfin, quatrièmement, une certaine mobilité descendante est nettement observable dans les classes supérieures d'occupations, un fils de professionnel ou de semi-professionnel ouvrier pouvant assez souvent être ouvrier spécialisé ou même non spécialisé.
Dans cette même ligne, une étude monographique plus limitée, mais poussée beaucoup plus en profondeur fut réalisée par Gérald Fortin, Émile Gosselin, Marc-Adélard Tremblay et Louis-M. Tremblay sur le travailleur en foret. [28] Dans une série d'articles, ces auteurs ont étudié un des aspects du passage de l'occupation agricole à une occupation qui prend de plus en plus un caractère industriel, l'occupation de bûcheron. Cette étude, replacée dans le contexte du milieu agricole particulier ou se recrutent généralement les bûcherons, a mis en lumière la relation entre le travail en forêt et la pratique ou la non-pratique de l'agriculture, la mobilité professionnelle inter- et intra-génération dans ces milieux et les stress psychologiques attachés à ce genre de travail et aux conditions dans lesquelles il se pratique. Plus peut-être encore qu'une étude de mobilité professionnelle (car elle est plus large que cela), on peut considérer cette recherche comme un premier jalon de sociologie industrielle chez nous. Et il est heureux qu'elle ait été faite dans une perspective plus nettement sociologique et structurelle que dans la tradition américaine des human relations.
Je voudrais mentionner, pour terminer, une autre étude que l'on pourrait classer dans le même courant, bien qu'elle ait porté sur une occupation qui se situe à l'autre extrême de l'échelle sociale : il s'agit de la thèse de maîtrise de Jacques Brazeau sur la pratique médicale [29]. Brazeau a en effet analysé les différents types de pratiques médicales chez les Canadiens français de Montréal. Comme il le dit lui-même, c'est en tant que constituant une élite professionnelle et sociale que Brazeau considéré le médecin et qu'il analyse les voies d'accès à cette profession. De ce point de vue, sa recherche constitue la contribution la plus remarquable à l'analyse des élites canadiennes-françaises, en même temps d'ailleurs que l'analyse la plus fouillée d'une occupation en termes de rôle social.
Conclusion
Au terme de cette vue à vol d'oiseau de certains travaux de recherche dans le secteur des occupations et de la stratification sociale - nous espérons n'avoir pas omis d'étude importante - il nous semble que nous pourrions faire quelques suggestions pour guider les recherches futures.
En premier lieu, il est évident qu'il nous manque une sociologie des classes sociales du Canada français. Nous avons déjà souligné cette lacune. Les études dans ce domaine seront extrêmement difficiles à faire à cause de la rapide évolution en cours et à venir. Nous formulons en effet l'hypothèse que le Canada français du XIXe siècle a vécu, en matière de classe sociale, dans une mentalité du type féodal, c'est-à-dire que l'on reconnaissait et acceptait une hiérarchie établie, relativement stable et définitive. C'est cette mentalité qu'est venue bouleverser l'industrialisation en modifiant à la fois l'état de fait et l'état des esprits. De nouvelles catégories sociales sont apparues et ont proliféré (en particulier les ouvriers industriels et les employés collets-blancs) et de nouvelles valeurs se sont imposées. Le Canada français n'a jamais participé au credo américain de la société sans classe. Il a plutôt vu le système de stratification qu'il acceptait se modifier profondément sans pouvoir en retrouver un autre aussi cohérent dans la nouvelle société industrielle. J'avoue ici être particulièrement fasciné par l'hypothèse du conflit de valeurs et de conscience avancée par Jean-Charles Falardeau. Mais de nouveaux éléments entrent aujourd'hui en ligne de compte, dont le principal me paraît être la généralisation d'un niveau plus élevé d'instruction. Ce que l'on peut appeler la démocratisation de l'enseignement, en élargissant l'accès aux études supérieures et en imposant pratiquement la scolarité secondaire à l'ensemble de la population, me paraît apporter une révolution sociale plus profonde encore en développant de nouvelles aspirations, en ouvrant à tous le principal canal de mobilité qu'est l'éducation et en modifiant les lignes de clivage social.
Dans ce contexte de transformation rapide, il me semble que l'étude des élites (élite syndicale, élite rurale, élite technicienne, élite professionnelle) constituera un point stratégique de saisie des aspirations, des prises de conscience, des définitions collectives, en même temps qu'un palier d'analyse des structures en évolution. C'est dans et par ces élites que seront définis les nouvelles images et les nouveaux symboles de classe de la société future. À travers ces élites, peut-être obtiendrons-nous une meilleure perception de la conscience de classe, si elle existe chez nous, que par une approche trop globale et qui risquerait finalement la confusion.
En second lieu, je souhaite des études plus nombreuses des milieux de travail, soit à partir d'occupations individuelles soit à partir de secteurs d'activités industrielles. Si la sociologie ne veut pas perdre contact avec le monde qui s'élabore rapidement autour de nous, elle doit plonger à fond dans l'analyse des transformations qui s'opèrent dans ces milieux. L'étude des travailleurs de la forêt illustre bien l'apport de ce genre de recherche à une connaissance plus profonde des processus d'organisation autant que de désorganisation sociale.
Enfin, en troisième lieu, étant donne les conséquences prévisibles de la démocratisation de l'enseignement dont je viens de parler, il me semble que les études de mobilité professionnelle verticale et horizontale prendront une importance considérable. Elles permettront de suivre de plus près les changements de structure et de mentalité apportés par ce nouveau canal de mobilité et d'en mesurer la portée.
Guy ROCHER
Département de sociologie,
Université de Montréal.
Commentaire
Émile GOSSELIN
Département de science politique, Université Laval
Je voudrais féliciter monsieur Guy Rocher pour son exposé franc, dépouillé d'artifice et honnête. S'abstenant de vouloir tout dire, a assombri, peut-être à dessein, le bilan des recherches sur les occupations et la stratification sociale. Monsieur Rocher s'est surtout attaché à démontrer les lacunes de la recherche en certains domaines, parfois même son absence totale. Il nous indique plusieurs thèmes à explorer en vue d'approfondir nos connaissances sur les occupations et la stratification sociale.
Je tomberai immédiatement d'accord avec l'auteur sur la nécessité, d'abord, de vérifier l'hypothèse d'une discordance entre une double échelle de valeurs, celle dont parle Jean-Charles Falardeau et, ensuite, de situer le conflit qui en résulterait, au plan de la conscience collective et à celui de la conscience individuelle. Cette recherche devrait, à mon avis, porter sur le fait même de la discordance, sur ses origines et ses effets.
Il serait particulièrement intéressant de tracer en premier lieu un parallèle entre l'étude de Léon Gérin, Le type économique et social des Canadiens [30] qui pourrait constituer un point de départ, et les travaux de Horace Miner, St. Denis, A French-Canadian Parish, [31] et ceux de Everett C. Hughes sur « Cantonville ». Il faudrait ensuite comparer les travaux de Gérald Fortin sur les « Attitudes à l'égard des occupations dans une paroisse agricole » [32] avec les études sur les problèmes socio-économiques des travailleurs en forêt, [33] pour aboutir finalement aux analyses poursuivies dans les milieux acadiens français ou mixtes, en Nouvelle-Écosse, par Marc-Adélard Tremblay, principalement, études auxquelles j'ai apporté quelque contribution. [34]
À la suite d'études comparées de divers milieux, nous pourrions nous poser la question suivante : y a-t-il des constantes dans les réactions du Canadien français à l'endroit des changements technologiques ou socio-économiques rapides? Cette double échelle de valeurs, dont parle Jean-Charles Falardeau, est-elle propre à notre milieu? Ou bien, une étude comparative de comportements de minorités nous ferait-elle aboutir à la constatation que, dans de mêmes circonstances, les minorités tendent à posséder des échelles doubles de valeurs et à se comporter de la même façon?
Monsieur Rocher déplore à juste titre l'absence d'une histoire du travail au Canada. Ce qu'il y a d'aussi déplorable, et peut-être plus encore au stade présent des recherches, c'est que les travaux épars qui ont été effectués sur divers aspects du travail n'aient pas été colligés et annotés de façon à ce que l'on puisse s'y retrouver facilement. Certains progrès ont été accomplis en vue d'une recherche dans le domaine du syndicalisme et de la main-d’œuvre par l'abbé Gérard Dion, Roger Chartier et leurs collègues du Département des relations industrielles et par d'autres collègues de la Faculté des sciences sociales de Laval qui, je le crois, méritent une juste place dans une anthologie sur le monde du travail.
Je déplorerai surtout le fait que les travaux d'histoire économique ne soient pas suffisamment à jour pour nous indiquer comment les diverses régions économiques du pays ont évolué. Il nous faudrait mieux connaître les liens d'interdépendance qui se sont créés entre les régions du pays et, plus particulièrement en ce qui nous concerne, la place qui a été faite au Québec dans le développement de nos ressources matérielles et humaines. Que connaissons-nous des conséquences que ces transformations ont entraînées au plan des industries, des occupations et des institutions de la province? Les Essais sur le Québec contemporain constituaient une heureuse initiative dans cette direction.
Peut-on tout expliquer au Québec par le fait de notre appartenance à tel groupe ethnique plutôt qu'à tel autre? Possédons-nous des caractéristiques dont nous aurions seuls le monopole et qui expliqueraient à la fois nos gains et nos reculs? Qu'il y ait des conflits de valeurs, soit ! Nous ne sommes pas les seuls à les subir. Tous les pays en voie de transformations rapides, toutes les régions affectées par ces transformations et qui en subissent les contrecoups, font face à des problèmes sensiblement les mêmes. Je verrais ici un grand avantage à entreprendre une étude de milieux culturellement divers et une analyse comparative de leurs comportements organisés ou désorganisés lors de ces transformations.
Même si monsieur Rocher s'excuse d'avoir à traiter dans la même étude de milieux de travail et de stratification sociale, je crois qu'il s'agit là d'une honnête et fort heureuse faute. Je voudrais l'avoir commise personnellement. En effet, traiter séparément d'échelles d'occupations, de stratifications sociales, d'échelles de valeurs dans un milieu pluraliste où les choix dans les domaines économiques et sociaux au niveau des régions et des individus sont loin d'être cohérents et parfois contradictoires, m'apparaît une tâche extrêmement difficile, sinon impossible. Il nous faudrait, en conséquence pousser parallèlement trois types d'analyses qui convergeraient vers le but même de l'étude que propose le conférencier.
La première analyse qui s'impose doit porter sur la demande de travail, c'est-à-dire sur la répartition régionale de divers types d'industries, époque par époque. Cette étude devrait comporter un examen des mécanismes économiques et politiques qui ont entraîné les transformations au niveau de la demande. Ainsi, nous posséderions, à la fois, tant le tableau et la structure des industries et des occupations qu'une interprétation économique valable des transformations de la demande, donc de diverses échelles d'occupations selon les régions.
Une deuxième démarche devrait analyser les valeurs dominantes et les institutions sociales qui ont facilité ou retardé l'adaptation sociale, collective ou individuelle, à chaque phase ou époque de l'évolution économique.
En troisième lieu, il faudrait procéder à, une étude comparée des comportements de divers groupes sociaux ou ethniques au sein de contextes industriels semblables et même identiques. Il y aurait grand avantage à faire précéder une telle étude de monographies portant sur des milieux déterminés Avant de procéder à de telles études, sociologues et économistes auraient grand intérêt à fouiller certains travaux préparés à la demande la Commission Gordon, particulièrement l'étude à laquelle a collaboré Yves Dubé, directeur du Département d'économique de Laval, sur L'habitation et le capital social. [35] Soulignons de façon toute spéciale l'analyse préparée par la Division de la recherche économique du Ministère du travail à Ottawa, portant sur la main-d'œuvre professionnelle et spécialisée au Canada. Cette étude, présentée au Comité spécial du Sénat sur l'emploi et la main-d'œuvre, était accompagnée de travaux remarquables dont ceux de F. T. Denton [36] et W. R. Dymond. [37]
Il y a trois études qui m'apparaissent tout a fait pertinentes au sujet que nous traitons et qui, encore aujourd'hui, peuvent nous fournir nombre d'hypothèses, même si elles ont été faites au cours de la crise économique de 1930.
Je voudrais mentionner tout particulièrement des travaux de pionniers : les deux ouvrages de L. C. Marsh, Canadians In and Out of Work [38] et Employment Research, [39] et le volume de George V. Haythorne, Land and Labour. [40] Dans Employment Research, on trouve l'un des premiers jalons valables d'une recherche en sociologie industrielle entreprise dans un milieu québécois. Déjà dans ce travail, où il est question de la répartition de la main-d'œuvre montréalaise par occupation, industrie et groupe ethnique et où l'on compare le Canada, le Québec et l'Ontario selon divers facteurs, une analyse qui me paraît des plus justes est faite de la facilité ou de la relative difficulté de divers milieux de travail à s'adapter à la demande d'emplois. Premièrement, remarque l'auteur, il y a le problème des influences institutionnelles et autres qui facilitent l'adaptation sociale et économique. En deuxième lieu, il y a le problème de la polyvalence de la main-d'œuvre. Un transfert de population signifie une réadaptation au niveau des conditions de travail, du rang social, des exigences requises. C'est à ce moment que vont jouer l'expérience culturelle, linguistique, pratique, la tradition reçue, etc. Une question fort pertinente se pose : l'immigration offre-t-elle à l'industrie canadienne une main-d'œuvre mieux préparée sur le plan psychologique, mental, technique et possédant une meilleure expérience que les candidats aux emplois que nous formons nous-mêmes dans nos divers types d'écoles?
Je voudrais terminer par une vue prophétique que je puise dans une citation de L. C. Marsh, qui indique bien la relation ou, mieux, cette absence relative de relation entre emploi, rang social et groupe ethnique :
- « Il n'y a pas d'image plus complexe que celle qui reflète la présence de divers groupes ethniques et raciaux au sein des divers secteurs d'une structure occupationnelle déterminée. À première vue, la recherche d'un lien semble contraire à toute logique. Des différences de classes existent au sein de tous les groupes ethniques et raciaux. Par exemple, chaque groupe ethnique d'immigrants se retrouve aux divers niveaux de l'échelle des occupations, et ainsi de suite. Par contre, certains groupes raciaux montrent des préférences ou prédispositions professionnelles ; d'autre part, on peut démontrer une prédominance ou une absence de certains groupes ethniques dans certaines classes sociales et, du moins superficiellement, l'on peut en faire une caractéristique de ces mêmes classes sociales. Mais, l'appartenance ethnique, en tant que telle, est-elle le facteur déterminant? Il est facile de confondre les différences ethniques et les divers facteurs économiques propres à chaque milieu et qui se sont avérés des facteurs de conditionnement autrement plus puissants que l'appartenance à un groupe ethnique déterminé. À quoi servent des préférences pour certaines occupations, si les possibilités d'accéder à ces occupations n'existent pas ? Les prédispositions de l'intelligence ou des tempéraments requièrent, à tout le moins, quelque entraînement ou tradition de métier. L'on doit donc continuellement interpréter par le recours à d'autres facteurs le rôle que joue la race ou la nationalité. Au sein de chaque groupe ethnique, il faut reconnaître des branches diverses. ... Appartenir à un même pays d'origine n'entraîne pas des chances égales d'emploi pour tous - par exemple, pour les Canadiens d'origine rurale ou urbaine. La tradition rurale de nombre de Canadiens français les place devant les mêmes difficultés, sur le plan des occupations, que nombre d'immigrants « étrangers » ... D'une façon quelconque, les couches sociales et les caractéristiques sociales sont importées, même si le processus de leur assimilation dans un nouveau pays peut varier considérablement.
- « Ce qui détermine la représentation des divers lieux d'origine aux divers paliers occupationnels ne peut s'expliquer par le facteur ethnique uniquement. Les facteurs culturels, éducatifs et économiques ont également leur importance. »
L'auteur poursuit en affirmant que certains groupes dominent parce qu'ils se sont implantes les premiers. D'autres, moins actifs, ont suivi la loi du moindre effort :
- « Dans plusieurs secteurs d'occupation, l'affinité de race n'est pas la cause première de supériorité, mais on l'invoque et on la met à profit en vue de défendre certaines chapelles économiques contre toute intrusion... D'autre part, certains groupes économiquement minoritaires se sont réfugiés dans la petite entreprise pour mieux se protéger. » [41]
Et l'auteur de conclure :
- « L'étude de l'établissement successif et des caractéristiques des groupes ethniques constituera une variable essentielle dans toute planification sociale au Canada et cela, pour des années à venir ; mais l'étude de ces groupes différents devra être faite parce qu'elle complique le problème des inégalités sur le plan des occupations et non pour nous faire oublier les facteurs déterminants de ces inégalités ». [42]
[1] Histoire générale du travail, sous la direction de Louis-Henri PARIAS, Paris, Nouvelle Librairie de France, 4 vols.
[2] En collaboration, sous la direction de Pierre-Elliott TRUDEAU, La grève de l'amiante, Montréal, Éditions de Cité Libre, 1953. Voir en particulier le chapitre II, « Histoire financière de l'industrie de l'amiante », par Jean GÉRIN-LAJOIE.
[3] François-Albert ANGERS et P. ALLEN, Évolution de la structure des emplois au Canada, Montréal, Service de documentation économique, École des Hautes Études Commerciales, 1954, 15.
[5] Recensement de 1881, vol. III, cité par ANGERS et ALLEN, ibid., 23.
[7] Patrick ALLEN, « La structure des emplois au Canada, 1941-1951 », L'Actualité économique, XXXII, 2, 329.
[8] William LARKIN et Patrick ALLEN, Tendances occupationnelles au Canada, Montréal, Service de documentation économique, École des Hautes Études Commerciales, 1951.
[9] Patrick ALLEN, « Tendances récentes des occupations au Canada », L'Actualité économique, XXXII, 1, 27-65.
[10] André LABARRÈRE-PAULÉ, Lee instituteurs et institutrices laïcs catholiques au Canada français, 1835-1900, thèse de doctorat, Université Laval, 1961,1, 234 p.
[11] Everett C. HUGHES, French Canada in Transition, Chicago, University of Chicago Press, 1943.
[12] Oswald HALL, The Informal Organization of Medical Practice in an American City, Unpublished Ph. D. thesis, Chicago University, 1944.
[13] W. J. Roy, The French-English Division of Labor in the Province of Quebec, Unpublished M. A. thesis, McGill University, 1935.
[14] S. JAMIESON, French and English in the Institutional Structure of the Province of Quebec, Unpublisbed M. A. thesis, McGill University, 1938.
[15] Rex A. LUCAS, Occupational Orientation of High School Entrants in a Bi-Ethnic Railroad Town, Unpublished M. A. thesis, McGill University, 1950.
[16] Frank E. JONES, Work Organization in the Structural Steel Industry: A Study of Industrial Orqanization and of Ethnic Relations Among Structural Steel Workers, Unpublished M. A. thesis, McGill University, 1950.
[17] D. L. C. RENNIE, The Ethnic Division of Labour in Montreal from 1931-1951, Unpublished M.A. thesis, McGill University, 1953.
[18] Bernard R. BLISHEN, « The Construction and Use of an Occupational Class Scale », The Canadian Journal of Economics and Political Science, 24, 4, November 1958, 519-531.
[19] John PORTER, « The Economic Elite and the Social Structure in Canada », The Canadian Journal of Economics and Political Science, 25, 3, August 1957, 376-394 et « Higher Public Servants and the Bureaucratic Elite in Canada », ibid., 24, 4, November 1958, 483-501.
[20] Jacques BRAZEAU, The Training of French-Canadian Ground Crew Personnel in the Royal Canadian Air Force (1953-1957), Unpublished Ph. D. thesis, Chicago University, 1961 ; aussi « Language Différences and Occupational Experience », The Canadian Journal of Economics and Political Science, 24, 4, November 1958, 532-540.
[21] Norman W. TAYLOR, A Study of French Canadians as Industrial Entrepreneurs, Unpublished Ph. D. thesis, Yale University, 1957; « French Canadians as Industrial Entrepreneurs », Journal of Political Economy, LXVIII, 1, February 1960, 37-52 ; « L'industriel canadien-français et son milieu », Recherches sociographiques, II, 2, avril-juin 1961, 123-150.
[22] John PORTER, « Class in Canadian Social Structure », texte manuscrit ; Jacques DOFNY et Marcel Rioux, « Les classes sociales au Canada français », Revue française de sociologie, III, 3, juillet-septembre 1962.
[23] Jean-Charles FALARDEAU, « Réflexions sur nos classes sociales », Nouvelle revue canadienne, 1, 3, 1-9.
[24] Claude GOUSSE, « Aspirations scolaires et stratification sociale », communication présentée à la session d'étude de l'Association d'éducation du Québec, décembre 1961 (texte polycopié).
[25] Joseph A. KAHL and James A. DAVIS, « A Comparison of Indexes of Socio-economic Status », American Sociological Review, 20, 3, June 1955, 317-325.
[26] Yves DE JOCAS et Guy ROCHER, « Inter-generation Occupational Mobility in the Province of Quebec », The Canadian Journal of Economics and Political Science, 25, 1, February 1957, 57-68.
[27] Nathalie ROGOFF, Recent Trends in Occupational Mobility, Glencoe, Ill., Free Press, 1952.
[28] Gérald FORTIN et Émile GOSSELIN, « La professionalisation du travail en foret », Recherches sociographiques, 1, 1, janvier-mars 1960, 33-60 ; Marc-Adélard TREMBLAY, « Les tensions psychologiques chez le bûcheron ; quelques éléments d'explication », ibid., I, 1, janvier-mars 1960,61-89 ; Gérald FORTIN et Louis-Marie TREMBLAY, « Les changements d'occupations dans une paroisse agricole », ibid., 1, 4, octobre-décembre 1960, 467-495.
[29] Jacques BRAZEAU, The French Canadian Doctor in Montreal: A Study of Careers in a Profession, Unpublished M.A. thesis, McGill University, 1961.
[30] Montréal, Éditions de l'A.C.F., 1938.
[31] University of Chicago Press, 1939.
[32] Rechercher rociographiquei, II, 1, janvier-mars 1961, 35-54.
[33] Études poursuivies par Émile Gosselin, Gérald Fortin, Marc-Adélard Tremblay et Charles Lemelin, professeurs à l'Université Laval. Voir : Gérald FORTIN et Émile GOSSELIN, « La professionalisation du travail en forêt », Recherches sociographiques, 1, 1, janvier-mars 1960, 33-60 et Marc-Adélard TREMBLAY, « Les tensions psychologiques chez le bûcheron : quelques éléments d'explication », ibid., 61-89.
[34] Voir, en particulier : C. C. HUGHES, Marc-Adélard TREMBLAY, R. N. RAPOPORT, and A. H. LEIGHTON, People of Cove and Woodlot : Communities from the Viewpoint of Social Psychiatry, New-York, Basie Books, Inc., 1960 ; Émile GOSSELIN et Marc-Adélard TREMBLAY, « Loomervale : un cas de désintégration sociale », Recherches sociographiques, 1, 3, juillet-septembre 1960, 309-342.
[35] Yves DUBÉ, J. E. HOWES et D. L. McQUEEN, L'habitation et le capital social, Ottawa, Commission royale d'enquête sur les perspectives économiques du Canada, 1957.
[36] Comité spécial du Sénat sur l'emploi et la main-d'œuvre, Ottawa, 30 novembre 1960.
[37] Comité spécial du Sénat sur l'emploi et la main-d'œuvre, Ottawa, ler février 1961.
[38] Oxford University Press, 1940.
[39] Oxford University Press, 1935.
[40] Oxford University Press, 1941.
[41] L. C. MARSH, Canadians In and Out of Work, op. cit., pp. 161-162.
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