Jacques Rouillard
“Les colonnes du temple néolibéral
ébranlées”.
Un article publié dans le journal LE DEVOIR, 3 octobre 2008, page A9 idées. [Texte intégral de l’article proposé au journal.]
Les médias rappellent que la crise financière qui secoue les États-Unis est la plus importante depuis le choc causé par la Grande Dépression des années 1930. Dans les deux cas, l’État est appelé à la rescousse pour remettre à flot un système économique qui bat de l’aile. Et comme dans les années 1930, la crise touche actuellement les institutions bancaires qui sont au cœur du système économique états-unien. Et voilà que l’État, dont l’administration Bush voulait marginaliser le rôle, se voit obligé d’injecter des sommes gigantesques à même les taxes et les impôts des citoyens dont la grande majorité n’ont pas profité de la bulle financière et de la croissance économique depuis plus de trente ans. La loi du marché, qui voudrait que les institutions fautives paient pour les pots cassés, ne peut plus s’appliquer compte tenu du gigantisme de ces firmes et des répercussions économiques considérables qu’entrainerait leur faillite. Et s’applique plus que jamais l’adage voulant que les entreprises privées récoltent les profits et que les pouvoirs publics se débrouillent avec les pots cassés.
Le parallèle le plus intéressant de cette crise avec celle des années 1930 vient de ce que le gouvernement américain, depuis l’administration de Ronald Reagan au début des années 1980, a voulu rompre avec les politiques économiques mises en place dans le sillage du New Deal. À partir de 1933, l’administration du président Franklin D. Roosevelt a adopté des lois régulant sévèrement le fonctionnement des institutions bancaires et monétaires. Le sentiment populaire rendait largement responsable les trusts et les monopoles de la crise économique.
D’autre part, cette administration avait diagnostiqué que la crise résultait de la faiblesse de la demande de biens et qu’il fallait relancer la consommation en redonnant du travail aux chômeurs grâce à des travaux publics, des mesures d’assistance sociale et en facilitant la syndicalisation des travailleurs (Wagner Act). La négociation collective permettrait de renforcer la capacité des salariés d’obtenir des hausses de salaire et une diminution de leurs heures de travail. On pensait ainsi redonner du pouvoir d’achat aux consommateurs qui seraient mieux en mesure de jouir des fruits de la production industrielle. C’est un revirement majeur des politiques économiques du gouvernement qui estimait, jusque là, que les lois du marché, même en situation de crise, rétabliraient l’équilibre économique.
La mise en place des politiques tracées par le New Deal a permis aux États-Unis de sortir de la récession et de connaître une prospérité inégalée au cours des 40 années qui vont suivre. Les salaires réels moyens des travailleurs viennent bien près de doubler, leurs heures de travail se replient, les avantages sociaux se font plus généreux et un filet de protection sociale commence à être mis en place. Les salariés peuvent ainsi profiter de la croissance de l’économie et commencer à participer dans les années 1950 à la société de consommation (auto, maison, appareils électriques).
Mais ces années glorieuses pour les salariés vont prendre fin au début des années 1980 avec la «révolution capitaliste» de Ronald Reagan qui, pour mettre fin à l’inflation qui fait rage, tourne la page au New Deal pour effectuer un retour au libéralisme classique d’antan. Ce courant de pensée, qui est porté par le patronat, mise largement, pour réguler le développement économique, sur le libre jeu des forces du marché et repousse l’interventionnisme étatique. Comme le disait Reagan, « L’État n’est pas la solution à nos problèmes, en fait l’État est le problème ». Quatre principes cardinaux animent ce néolibéralisme : la déréglementation, la privatisation, la libéralisation des marchés et l’allégement de la fiscalité. Pour assurer la croissance, l’objectif de l’État n’est plus de stimuler la demande comme on le faisait depuis les années 1930, mais de soutenir l’offre de biens en privilégiant des politiques favorables aux entrepreneurs, aux entreprises et aux détenteurs de capitaux. Et les administrations qui vont suivre aux États-Unis s’appliqueront à appliquer ces principes.
Au chapitre de la déréglementation, elles ont éliminé des lois importantes touchant le secteur financier, refusé de les moderniser ou simplement négligé d’agir. À ce propos, le New York Times révélait récemment que plusieurs lois régissant les marchés financiers et datant du New Deal ont été démantelées, notamment entre 1995 et 2000 (Editorial, « Don’t Blame the New Deal », 28 sept. 2008). Mais il est d’autres conséquences de la déréglementation et du laxisme à appliquer les lois du travail, dont on ne fait pas état, mais dont les conséquences pèsent lourdement sur les épaules de la majorité de la population, celle qui tire son revenu d’un salaire. Elle explique sa grogne actuelle envers le sauvetage d’institutions dirigées par des financiers qui ont encaissé des revenus faramineux.
Malgré une hausse de la productivité et de la richesse de la société états-unienne, les travailleurs salariés n’en ont pas vu la couleur depuis plus de trente ans. En effet, quand on tient compte de l’inflation, leur salaire hebdomadaire réel moyen n’a pas augmenté depuis la fin des années 1970. Pour joindre les deux bouts, il leur a fallu de plus en plus deux revenus par ménage et un allongement de la semaine de travail qui est passée de 38,8 heures en 1978 à 39,6 en 2004. Les travailleurs états-uniens sont ainsi parvenus à travailler, en moyenne, davantage d’heures que ceux de tous les pays industrialisés. En outre, depuis qu’on détient des statistiques, il n’y a jamais eu une aussi longue période où le pouvoir d’achat des salariés soit demeuré stagnant. Il en est résulté une inégalité des revenus supérieure aux États-Unis à celle de tous les pays industrialisés, écart qui s’est particulièrement accentué depuis les années 1980 (Lawrence Mishel et al., The State of Working America, 2008-2009.
Au haut de l’échelle des revenus, il y a évidemment la direction des grandes entreprises (Chief Executive Officer), pas seulement dans le domaine financier, qui touchent une rétribution indécente. Alors que leur rémunération annuelle moyenne dépassait de 35 fois celle du salarié moyen en 1978, elle a fait un bond important au cours des dernières années atteignant 275 fois. C’est ainsi qu’en 2007, ces «happy few» touchent en une journée ce qu’un travailleur typique met une année à recevoir (The State of Working America).
Même si leur salaire demeure stagnant, de nombreux travailleurs ont continué à consommer, mais en s’endettant de plus en plus pour maintenir leur niveau de vie. Ils sont vivement sollicités de mille façons par les institutions financières, les commerces et la publicité qui invitent à acheter maintenant et à payer plus tard. Le maintien de très bas taux d’intérêt a facilité l’endettement des ménages qui a doublé depuis 30 ans; il atteignait 127% de leur revenu disponible en 2005 (Monthly Review, mai 2006). Beaucoup de ces ménages ne peuvent joindre les deux bouts lorsque les taux d’intérêt se portent à la hausse. C’est ce qui est arrivé pour les prêts hypothécaires, premier poste d’endettement des ménages, engendrant la crise financière que nous connaissons. Mais il est d’autres sources d’endettement, prêt auto et cartes de crédit, où les institutions financières n’ont pas montré plus de prudence. La hausse des taux d’intérêt annoncée risque encore une fois de mettre à mal les ménages et les institutions financières.
La crise met à nu les ratés d’une croissance économique basée sur les principes néolibéraux. En effet, la déréglementation et la libéralisation des marchés n’ont pas eu seulement pour effet que de révéler le disfonctionnement des institutions financières. Elles illustrent aussi les conséquences d’une croissance de la consommation résultant plus de l’endettement des ménages que d’une hausse de leur revenu réel. Le candidat à la présidence Barak Obama a bien raison de dire que le système n’a pas fonctionné et que «l’essentiel en économie doit se mesurer à savoir si la classe moyenne a tiré oui ou non une juste part de la croissance économique» (« It hasn’t worked, and I think that the fundamentals of the economy have to be measured by whether or not the middle class is getting a fair share. »). Et manifestement, la classe moyenne n’a pas tiré profit de la prospérité des dernières décennies.
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