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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

LA RÉVOLUTION TRANQUILLE, RUPTURE OU TOURNANT ?” (1998)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques ROUILLARD “LA RÉVOLUTION TRANQUILLE, RUPTURE OU TOURNANT ?” Un article publié dans la revue Journal of Canadian Studies/Revue d’études canadiennes, vol. 32, 4 (hiver 1998), pp. 23-51. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 décembre 2006 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

La Révolution tranquille a donné lieu à un foisonnement de travaux qui sont de la plume non pas tant d'historiens que de spécialistes de sciences humaines. Ils ont interprété cet événement et le comprennent souvent encore comme une rupture dans l'évolution du Québec. Leur explication s'est largement répandue au point de faire partie intégrante maintenant de la mémoire collective des Québécois et elle colore aussi grandement l’opinion que les Canadiens anglais se font de l’histoire du Québec.

Cet événement, qui débute avec l'élection du gouvernement libéral en 1960 et les réformes qu'il met de l'avant jusqu'en 1966, marque, selon cette interprétation, la fin de la «grande noirceur», la conclusion d'un long moyen âge et l'entrée des francophones dans l'ère moderne. «Le Québec faisait peau neuve, écrit Fernande Saint-Martin, accueillant après des siècles de retard la philosophie des Lumières...» [1]. L'image qui ressort du Québec d'avant la Révolution tranquille, c'est celle d'une société conservatrice, essentiellement rurale où l'Église catholique avait une influence déterminante. Cette société engourdie, qui traditionnellement, soutient-on, ne réagissait que pour des motifs nationalistes, se serait réveillée brutalement au début des années 1960 pour adopter un système de valeurs et des orientations mieux en accord avec le monde moderne.

 

Cette interprétation de l'histoire du Québec commence à être articulée au milieu des années 1950 par un groupe d'intellectuels qui luttent pour une transformation de la société québécoise [2]. Déçus du conservatisme ambiant, ils se proposent de sortir le Québec de sa léthargie pour lui faire adopter des valeurs mieux en accord avec une société industrialisée et urbanisée. Ils développent la thèse du «retard» du Québec francophone par rapport aux autres sociétés nord-américaines et la nécessité de se transformer pour accéder à un développement dit "normal". Leur projet se réalise finalement avec l'élection du gouvernement Lesage en 1960 et les politiques qu'il met en œuvre. L'action gouvernementale de 1960 à 1966 permet finalement la modernisation tellement attendue du Québec. La Révolution tranquille confirme donc la lecture que se font ces intellectuels de l'histoire du Québec.

 

Les premiers artisans de cette interprétation sont surtout des sociologues (la discipline commence alors à s'institutionnaliser) qui s'interrogent sur le sens à donner au passé récent du Québec [3]. On y trouve les figures de Jean-Charles Falardeau, Fernand Dumont, Marcel Rioux, Jacques Dofny et Hubert Guindon [4]. Ils subissent alors l'influence de sociologues américains de l'École de Chicago qui adhèrent à la théorie du passage de la société traditionnelle à la société moderne. Deux d'entre eux, Horace Milner dans les années 1930 et Everett C. Hughes dans la décennie suivante, viendront étudier la société québécoise en appliquant ce modèle d'explication. Les historiens pour leur part s'intéressent peu à l'histoire du 20e siècle dans les années 1950 et 1960; ils ont tendance à faire porter leurs recherches sur des périodes plus lointaines [5]. Ce qui ne veut pas dire que leurs écrits ne soient pas influencés par l'interprétation qui se dégage des travaux sociologiques et des débats qui animent la société. Mais toujours est-il que la représentation qui fait de la Révolution tranquille le point de départ du Québec moderne s'impose graduellement comme explication dominante dans les années 1960. On la retrouve relayée dans la population par les médias d'information et les manuels d'histoire.

 

Cette construction du passé va être remise en cause à mesure que les historiens vont faire porter leur recherche sur le 20e siècle québécois. Cette période est devenue un objet d'étude privilégié pour la jeune génération d'historiens à partir du début des années 1970. Les travaux de plusieurs d'entre eux, qui se fondent cette fois sur une recherche approfondie, vont permettre d'apporter un nouvel éclairage à l'histoire du Québec contemporain [6]. La Révolution tranquille apparaît moins comme une rupture pour la société francophone que comme un moment d'accélération de son évolution. Le processus d'industrialisation et son corollaire l'urbanisation auraient touché de façon significative la population francophone depuis le milieu du 19e siècle. Loin d'être une société où régnerait l'unanimité sociale, le Québec apparaît divisé par des classes sociales aux intérêts divergents. Comme les autres sociétés industrialisées, il serait en conséquence traversé depuis longtemps par des conflits sociaux. Il en découle que le clergé catholique n'occuperait pas alors une place aussi prépondérante dans le champ social; son pouvoir serait contrebalancé par d'autres forces sociales. Quant au paysage idéologique, il apparaît beaucoup plus diversifié, nullement réductible au seul conservatisme clérical.

 

Cette vision de l'histoire du Québec est assez largement acceptée par les historiens du Québec contemporain tant francophones qu’anglophones [7], mais elle ne constitue pas l'explication la plus couramment acceptée parmi les praticiens des sciences sociales au Québec (encore moins à l'étranger) lorsqu'ils se penchent sur l'histoire du Québec [8]. En outre, l'interprétation traditionnelle de cette histoire continue encore d'imprégner largement la mémoire collective des Québécois [9]. Enfin, récemment, certains historiens réprouvent ou critiquent les tendances récentes de l’historiographie québécoise.

 

Ainsi, en 1990, Fernand Ouellet sent le besoin de démontrer que la Révolution tranquille constitue un tournant majeur pour les Québécois francophones, un événement «à l’origine de profondes ruptures avec le passé» qui représente «leur entrée dans la modernité» [10]. Reprenant la thèse des artisans de la Révolution tranquille qui mettent en relief le retard du Québec jusqu’aux années 1950 et 1960, il met en relief le développement industriel plus rapide de l’Ontario, la lenteur des francophones à s’urbaniser et à participer au processus d’industrialisation et la forte influence qu’exerce le pourvoir clérical sur la société francophone. À son avis, les historiens qui interprètent la modernisation du Québec comme une lente évolution depuis le19e siècle sont animés par des motifs nationalistes, désireux de «justifier la croyance selon laquelle l’indépendance du Québec sera l’aboutissement nécessaire de ce cheminement vers la modernité» [11].

 

Dans un article qui a fait du bruit, Ronald Rudin taxe la jeune génération d’historiens québécois de «révisonnisme», animés par le désir de chercher dans le passé les racines d’une société Anormale», moderne, vibrante et pluraliste [12]. Il leur reproche d’insister trop lourdement sur les éléments de ressemblance de la société québécoise avec le reste de l’Amérique du Nord et de négliger les traits qui la distinguent, notamment son conservatisme. Ce groupe d’historiens auraient tendance à gommer les conflits ethniques, à exagérer l’urbanité des francophones, à minimiser l’influence de l’Église catholique et à amplifier le rôle de l’État québécois. Reprenant presque l’interpréta­tion de Fernand Ouellet, il voit un effort de la part de ces historiens «to produce a self-image that was appropriate for a people who were trying to convince both themselves and others that they were able to make it in the world» [13].

 

Dans le sillage de l’article de Rudin, il y a celui de Jocelyn Létourneau qui analyse avec brio les transformations que subit la production historique au Québec [14]. À la version de l’histoire où les Québécois francophones sont présentés comme des sujets «vaincus, humiliés et démoralisés (l’Ancien Canadien français)» succéderait une interprétation qui en feraient des êtres «accomplis, entreprenants et ambitieux (le Nouveau Québécois)». Cette nouvelle construction du passé serait le fruit non pas de l’avancement des connaissances historiques, mais d’une «transformation identitaire assez profonde du Sujet québécois» qui a fait germer «un nouveau mode d’actualisation de la matière du passé» [15]. Les historiens québécois voudraient donc se renvoyer une autre image, plus positive, de leur société.

 

Comme nous l’avons déjà noté, il est vrai que de nombreux travaux historiques récents présentent une image différente du passé québécois. Nous n’avons pas la naïveté de croire que leur lecture de l’histoire est complètement détachée des préoccupations de la société présente. Cependant, elle nous apparaît beaucoup plus le résultat d’une recherche mieux documentée sur le Québec contemporain. C’est ce que nous voulons démontrer ici à travers l’analyse de la place de la Révolution tranquille dans cette histoire. Cet événement, qui est au cœur du débat qui partage les interprétations historiques, nous apparaît davantage un tournant qu'une rupture dans l'évolution du Québec. Nous le démontrons en nous référant à des indices fondamentaux de mutations dans la société moderne et industrielle: le développement manufacturier, l’urbanisation, l’émergence d’une bourgeoisie d’affaires et d’une classe ouvrière, et l’affirmation d’une conception libérale de l’organisation sociale.


[1]     Fernande Saint-Martin, "Les nouveaux intellectuels", dans Robert Comeau (dir.), Jean Lesage et l'éveil d'une nation, Montréal, PUQ, 1989, p. 255.

[2]     Jocelyn Létourneau montre bien la construction historique à laquelle cette intelligentsia s'est adonnée ("Le Québec moderne", un chapitre du grand récit collectif des Québécois", Revue française de science politique, 42, 5 (octobre 1992), p. 765-785; "La production historienne courante portant sur le Québec et les rapports avec la construction des figures identitaires d'une communauté communicationnelle", Recherches sociographiques, 36, 1 (1995), pp. 9-17).

[3]     Marcel Fournier et Gilles Houde, "La sociologie québécoise et son objet: problématique et débats", Sociologie et sociétés, 12, 2, 1980, p. 29. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] Il est significatif que Jean-Charles Falardeau, alors étudiant à l'École des sciences sociales de l'université Laval, se sente frustré de ne pas avoir été mis en contact avec l'histoire récente du Québec et du Canada. Devenu professeur en 1943, il s'emploiera dans ses travaux à faire le pont entre le "passé idéalisé" de l'abbé Groulx et "l'énigmatique avenir" (J.-C. Falardeau, "Itinéraires sociologiques", Recherches sociographiques, 15, 2-3 (mai-déc. 1974), pp. 219-220). [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4]     Signalons parmi les principaux textes qui reflètent cette interprétation: J.-C. Falardeau, "Les Canadiens français et leur idéologie", dans Mason Wade (dir.), La dualité canadienne. Essais sur les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais - Canadian Dualism. Studies of French-English Canadian Relations, Québec/Toronto, PUL/UTP, 1960, p. 20-38; Jean-Charles Falardeau, "Des élites traditionnelles aux élites nouvelles", Recherches sociographiques, 7, 1-2 (janv.-août 1966), pp. 131-145; Fernand Dumont, "La représentation idéologique des classes au Canada français", Recherches sociographiques, janv.-avril 1965, pp. 9-22; Jacques Dofny et Marcel Rioux, "Les classes sociales au Canada français", Revue française de sociologie, III, 3 (juillet-sept. 1962), pp. 290-300; Hubert Guindon, "The Social Evolution of Quebec Reconsidered", Canadian Journal of Economics and Political Science, 26 (nov. 1960), pp. 533-551. La génération de sociologues qui suit abondera dans le même sens. Le collectif dirigé par Pierre Elliott Trudeau, La grève de l'amiante (Montréal, Cité libre, 1956), est important comme véhicule de diffusion de cette vision de l'histoire du Canada français. Pour un bon survol de la sociologie québécoise à ce propos, voir Marcel Fournier et Gilles Houde, "La sociologie québécoise et son objet: problématique et débats"' Sociologie et sociétés, XII, 2, 1980, pp. 21-43; et Gilles Bourque, "Société traditionnelle, société politique et sociologie québécoise, 1945-1980", Cahiers de recherche sociologique, 20, 1993, pp. 45-82.

[5]     Les analyses de contenu de la Revue d’histoire de l’Amérique française, de loin la principale revue où publient les historiens francophones, montrent que seulement 14% des articles publiés avant 1972 portent sur les années postérieures à la Confédération contre presque 50% pour les articles publiés de 1972 à 1992 (Ronald Rudin, Making History in Twentieth-Century Quebec, Toronto, University of Toronto Press, 1997, p. 184; Fernand Harvey et Paul-André Linteau, «L’évolution de l’historiographie dans la «Revue d’histoire de l’Amérique française», 1947-1972", Revue d’histoire de l’Amérique française, 26, 2 (septembre 1972), pp. 163-183; Jean-Paul Coupal, ALes dix dernières années de la Revue d’histoire de l’Amérique française, 1972-1981", ibid., 36, 4 (mars 1983), pp. 553-567. Il y a des exceptions à la tendance à négliger l’histoire récente dont celle, importante, de Robert Rumilly qui entreprend sa monumentale Histoire de la province de Québec dans les années 1940. Dans cette étude fouillée, l'auteur montre que le Québec s'industrialise depuis la fin du XIXe siècle et que les élites politiques sont loin d'être à la remorque des ecclésiastiques. Il semble bien cependant que l'ampleur de l'étude (41 volumes) et les orientations idéologiques de l'auteur (nationalisme de droite) n'ont pas permis à son oeuvre d'avoir une influence notable sur la perception de l'histoire du Québec. Voir Pierre Trépanier, "Histoire de la province de Québec, de Robert Rumilly", Dictionnaire des Oeuvres littéraires du Québec, tome III, Montréal, Fides, 1982, pp. 457-466.

[6]     Il serait trop long d'énumérer, ne serait-ce que succinctement, les travaux qui se situent dans ce courant. On se référera aux prochaines notes de ce texte pour en identifier quelques uns.

[7]     Il y a des exceptions, notamment celle de Gérard Bouchard, un historien important de sa génération, qui se situerait entre les deux tendances. Quoiqu’il note des changements sociaux importants dans la population rurale depuis le début du siècle et qu’il veuille mettre en relief les similitudes de développement rural entre le Québec et le reste de l’Amérique du Nord, il croit néanmoins que les élites clérico-petites-bourgeoises partagent un même nationalisme conservateur tourné vers le passé, la vie rurale et le discours de la survivance. Le monolithisme idéologique de ces élites ne commencerait à s'effriter qu’avec la Deuxième Guerre. Dans un article récent, il reprend la critique de Rudin voulant que l’historiographie récente veuille «amputer» la société québécoise «de tout ce qui la faisait paraître en retard sur ses voisines» («L’habitant canadien-français, version saguenayenne: un caillou dans l’identité québécoise», Bulletin d’histoire politique, vol. 5, no 3 (été 1997), p. 22). Voir aussi : A Une nation, deux cultures», dans Gérard Bouchard avec la collaboration de Serge Courville, La construction d'une culture. Le Québec et l'Amérique française, Québec, Presses de l'Université Laval, 1993, p. 11-24; Gérard Bouchard et Yvan Lamonde, Québécois et Américains. La culture québécoise aux XIXe et XXe siècles, Montréal, Fides, 1995, pp. 22-48; Gérard Bouchard, Quelques arpents d’Amérique. Population, économie, famille au Saguenay 1838-1971, Montréal, Boréal, 1996, p. 388, 471-475). Dans un recueil cité ci-haut, un autre historien, Jean-Claude Robert, affirme Aqu’avant 1950, la ville n’a jamais joué un rôle important dans la construction de l’identité québécoise, les valeurs traditionnelles associées à la société rurale étant postulées sans questionnement et se retrouvent presque partout» (AÀ la recherche d’une culture urbaine québécoise», dans La construction..., p. 200).

[8]     Au hasard, par exemple, le dernier recueil de textes de Alain G. Gagnon, Québec: État et société, en comprend deux qui font un court rappel historique, ceux de Louis Balthazar et Charles Taylor. Ils évoquent la forte emprise de l'idéologie de la survivance sur la société francophone et son refus des valeurs libérales jusqu'à la Deuxième Guerre (Montréal, Québec/Amérique, 1994, pp. 26-28, 61).

[9]     C'est cette vision de l'histoire du Québec qui ressort des enquêtes menées par Jocelyn Létourneau auprès des étudiants en histoire de l'université Laval ("La production historienne...", op. cit., pp. 30-33).

[10]   Fernand Ouellet, "La Révolution tranquille, tournant révolutionnaire?", dans Thomas S. Axworthy et Pierre Elliott Trudeau, Les années Trudeau, Montréal, Editions du Jour, 1990, pp. 333-362.

[11]   Ibid., p. 334.

[12]   Ronald Rudin, "Revisionism and the Search for a Normal Society: A Critique of Recent Quebec Historical Writing", The Canadian Historical Review, 73, 1 (1992), p. 30-61. Cet article de Rudin a été traduit (Bulletin d’histoire politique, vol. 3, 2 (hiver 1995), p. 9-42) et a fait l'objet d'un débat: "Y a-t-il une nouvelle histoire du Québec?", dans le Bulletin d'histoire politique, vol. 4, no 2 (hiver 1995), p. 7-74). Rudin reprend sa thèse dans un chapitre de son volume : Making History in Twentieth-Century Quebec, Toronto, University of Toronto Press, 1997, pp. 171-218.

[13]   Ibid., p. 60.

[14]   "La production historienne..., op. cit,, p. 9-45).

[15]   Ibid., p. 11-12.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 23 janvier 2007 12:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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