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Introduction
- « Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. »
1. Les plus lointains voyages sont intérieurs. Des sables du Sahel aux étendues virginales de l'Arctique, c'est à lui-même que se trouve sans cesse renvoyé l'anthropologue par le regard des autres. Car l'anthropologie n'a point pour seul objet les sociétés différentes des nôtres. Elle est aussi, comme le reflux d'une vague, auto-analyse de l'observateur et de sa société. Deux projets simultanés définissent l'universalité de sa démarche. D'une part, étudier l'homme dans son intégralité, dans les architectures de son corps (anthropologie biologique, qui ordonne les variations des caractères biologiques de l'homme dans l'espace et dans le temps) comme dans celles qu'il a aménagées pour vivre en société, en exploitant les potentialités de son intellect et de son affectivité (anthropologie sociale et culturelle). Les lents processus de l'hominisation ont vu s'élaborer les premières expériences de vie sociale dans lesquelles nos ancêtres se sont donné des modèles de comportement et les moyens d'inciter à leur respect. Sauf dans le reflet trouble et lointain des sociétés animales, ou à travers l'étude des vestiges exhumés par les préhistoriens, nous devons nous résigner à ne presque rien connaître de ces temps où l'humanité s'inventa en société. Si l'anthropologie juridique trouve sa source factuelle dans les mutations biologiques qui ont engendré l'espèce humaine, elle ne peut souvent saisir que des manifestations achevées d'ensembles culturels dont la genèse, faute de documents exploitables, lui demeure celée. Elle se donne pour objet d'y étudier les discours, pratiques [p. 12] et représentations que chaque société considère comme essentiels à son fonctionnement et à sa reproduction.
Ainsi concrétisé par le tracé d'une première limite, le champ de l'anthropologie juridique n'en est pas moins immense, car sa définition obéit d'autre part au second impératif que s'est donné l'anthropologie : étudier l'homme dans sa diversité, dans tous les espaces chronologiques et géographiques, dans toutes les sociétés. Traditionnellement, l'histoire se penchait sur les sociétés du passé ; la sociologie et l'ethnologie sur celles du présent, divisées en sociétés de la modernité et de la tradition. Ces partages n'ont pas de nos jours disparu, mais ils perdent sans cesse de leur exclusivité. L'ampleur de la tâche les nécessite. Nous connaissons environ dix mille droits distincts. Même si nous n'avons de renseignements relativement précis que sur quelques centaines d'entre eux, l'impression première reste celle d'une exubérante diversité. L'espèce humaine est marquée par la variation culturelle, car pour se forger son identité, l'homme produit de la différence. On n'existe que par rapport à d'autres, repérés sur un continuum se déployant du semblable à l'étranger. Face à cette prolifération de systèmes sociaux et juridiques, l'anthropologie développe un effort classificatoire, préalable de la démarche comparative. Sur la nature et la finalité de la systématisation comparative, les courants de pensée sont eux-mêmes divers. Les culturalistes mettent l'accent sur la spécificité du système de valeurs propre à un groupe, les structuralistes s'efforcent de déterminer un ordre sous-jacent à la variabilité culturelle [1]. Que l'on doive trouver l'unité ou la pluralité derrière la variabilité, l'anthropologie sociale possède une vocation totalisante, même si le programme reste à l'heure actuelle loin d'être rempli : fondamentalement, elle n'est exclusive d'aucune société, présente ou passée, industrialisée ou « exotique ». Cependant, pour des raisons historiques, essentiellement dues aux colonisations et au grand partage opéré par A. Comte entre sociologie et ethnologie, l'anthropologie a d'abord pris pour objet d'étude les sociétés différentes [p. 13] de celles de l'Occident. Les enquêtes ethnographiques et les constructions théoriques opérées sur cette base portent essentiellement sur les sociétés dites « traditionnelles » [2]. Ce n'est que récemment que les sociétés occidentales ont fait l'objet d'études anthropologiques. C'est pourquoi la partie la plus importante de cet ouvrage portera sur l'ethnologie juridique des sociétés traditionnelles, mais sera cependant suivie d'une partie plus brève consacrée à l'anthropologie juridique des sociétés modernes, où nous mettrons en parallèle les premières et les secondes.
2. Issue de l'anthropologie sociale, l'anthropologie juridique n'en est pas moins distincte. Comme celle-ci, elle se donne pour objet de comprendre les règles de comportement des sociétés, mais en privilégie l'aspect juridique, tout en décrétant l'impossible insularité du droit : ce dernier n'est qu'un des éléments d'un système culturel et social global propre à chaque société, et diversement interprété et réalisé par chacun de ses sous-groupes. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, où se constituent les fondements de l'anthropologie actuelle, le droit et l'anthropologie semblaient devoir marcher d'un même pas : les grands anthropologues étaient presque tous des juristes ou avaient fait des études de droit. Mais à ces prémices devait succéder la désertification : l'anthropologie juridique, surtout en France, ne s'est développée que de façon occulte. La responsabilité en incombe essentiellement aux juristes et à leurs habitudes. Signalons d'abord leurs difficultés à définir leur propre discipline. Kant affirmait déjà : « Les juristes en sont toujours à définir leur concept de droit. ». Ces efforts n'ont pas cessé. Les définitions classiques il faut bien en donner aux étudiants attribuent une place déterminante à la sanction étatique, combinée en général, sur le plan moral, à la recherche de la Justice. Ces définitions ne sont pas fausses mais souffrent d'une grande insuffisance. Définir le droit par sa sanction revient à définir la santé par la maladie. Quant à la notion de Justice, celle-ci se révèle d'une plasticité déroutante selon les sociétés : il a existé un droit nazi et un droit stalinien, qui étaient certainement fondés sur des principes « justes » pour leurs législateurs, mais qui n'avaient que peu de chose à voir avec ceux des démocraties. Par ailleurs, ces définitions conduisent en général à l'adoption d'une attitude caractéristique de l'ethnocentrisme juridique occidental : l'identification du droit et de l'État.
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Ainsi conçue, la science du droit ne pouvait progresser qu'en laissant de côté les sociétés autrefois qualifiées de « primitives », sinon de « barbares » ou « sauvages ». Car s'il est malaisé pour les juristes de définir le droit propre à leurs sociétés, on conçoit aisément qu'ils ne se soient pas aventurés à le faire sinon par la négation pour celles différentes des leurs. L'existence de l'État leur fournissait heureusement un solide alibi, transformant leur ignorance en préjugé : le droit ne pouvait naître et s'épanouir qu'avec l'État avant que, pour les plus hardis d'entre eux, ils ne s'abîment en une commune disparition, lointain écho dans le futur de l'époque idyllique, celle de l'Âge d'Or, où n'existaient ni lois, ni contrainte [3]. Le syllogisme d'identification du droit à l'État repoussait ainsi dans les ténèbres de la primitivité ou, à la rigueur, du pré-droit, les sociétés « sans État ». Outre que, comme nous le verrons, le droit peut se passer de l'État, la notion d'État est, elle aussi, trop floue pour fonder une distinction de cette importance épistémologique : l'anthropologie politique actuelle montre suffisamment qu'au lieu de distinguer entre sociétés avec ou sans État, mieux vaut scruter un vaste spectre qui part des sociétés segmentaires dont la régulation provient d'un équilibre plus ou moins stable entre les groupes qui les constituent, jusqu'aux sociétés modernes dotées d'un appareil gouvernemental spécialisé et centralisé. On ne peut guère, enfin, passer sous silence un autre facteur souvent dénoncé, le conservatisme des juristes. Celui-ci a sans doute des racines sociologiques et historiques, mais il procède aussi de facteurs culturels : la révérence envers l'État, la valorisation de l'ordre et de la sécurité au détriment du conflit, conçu comme pathologique, ont conduit beaucoup d'entre eux à un double idéalisme. Celui de la norme, tout d'abord : toute société qui ne possède pas un corpus bien établi de [p. 15] normes n'aurait Pas de droit. Or, grâce aux analyses d'auteurs tels que M. Alliot et E. Le Roy, nous savons maintenant que beaucoup de sociétés traditionnelles obéissent moins à des normes explicites qu'à des modèles de comportement, dont la sanction n'est pas automatique. Elles sont cependant rien moins qu'anarchiques. Autre idéalisme, celui de l’isolement splendide du droit, qui l'a réduit à une technique : longtemps, celui-ci fut enseigné comme un corps de règles qui trouvaient en elles-mêmes les raisons et modalités de leur évolution. L'ouverture sur l'anthropologie aurait pu les ramener à plus de modestie, ne serait-ce qu'en raison de l'exigence du travail sur le terrain. Depuis Malinowski (1884-1942), l'anthropologie ne se pratique plus seulement dans le silence rassurant des bibliothèques : l'anthropologue doit, pour un temps, se plonger concrètement au sein de la société qu'il observe. Tel n'est pas vraiment le cas du juriste : on sait l'ignorance réciproque dans laquelle se tiennent en France théoriciens et praticiens. Or, prises isolément, ni la pratique ni la théorie ne suffisent à construire le réel. S'ils avaient observé plus concrètement leur propre société, sans doute les juristes français l'auraient-ils mieux comprise, et réalisé que les phénomènes juridiques sont infiniment plus riches que ce à quoi, trop souvent, ils les réduisent.
Mais les temps changent, la publication de ce manuel en est une preuve. Chez les juristes, les certitudes, peu à peu, cèdent aux interrogations, et ceux-ci se tournent vers des disciplines juridiques autrefois qualifiées d’« auxiliaires » (terme, dans la pratique, souvent synonyme d'« inutiles ») ou quasiment inconnues. L'anthropologie juridique appartient à ces dernières. Ce mouvement est trop récent (pas plus d'une décennie) pour qu'on puisse préjuger de son avenir. Son origine, en tout cas, est plus claire : crise des idéologies étatistes, inquiétude des juristes devant l'augmentation quantitative de la production des normes et la rapidité corrélative de leurs mutations, déclin de l'écrit dans nos systèmes de communication. Peut-être, au XXIe siècle, les histoires de l'anthropologie et du droit se seront-elles rapprochées. Mais à l'heure actuelle l'anthropologie juridique doit plus ses propres cheminements à l'évolution théorique de l'anthropologie sociale qu'à celle du droit des juristes : il ne sera que plus nécessaire, dans une première partie de cet ouvrage, d'étudier l'évolution de ses problématiques.
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3. Celui-ci sera donc divisé en trois parties : la prise en compte de l'altérité par l'anthropologie juridique occidentale ; l'étude des principaux mécanismes juridiques des sociétés traditionnelles, tels que nous les décrit l'ethnologie juridique ; les premières tentatives d'une anthropologie juridique généralisée, prenant en compte aussi bien les expériences des sociétés traditionnelles que celles des sociétés modernes.
Annoncer ce plan, c'est avouer que cet ouvrage ne peut que très imparfaitement tenir ses promesses. Il comporte en effet d'inévitables limitations.
La première est d'ordre matériel. Un manuel n'est point un traité. Bien des spécialistes resteront sans doute sur leur faim : nous avons dû nous contenter d'indiquer des pistes, et les bibliographies qui les élargiront.
La deuxième est de nature pédagogique. Cet ouvrage est destiné en premier lieu à des étudiants en droit, dont on peut supposer que rares sont ceux qui ont fait au préalable des études d'anthropologie : il a donc fallu simplifier, nous l'espérons, sans abus.
Les dernières sont d'ordre scientifique, et portent d'une part sur la localisation géographique des sociétés qui seront le plus souvent citées, d'autre part sur les questions qui demeureront en suspens, une fois ce livre fermé.
Le terme « traditionnel », dont nous préciserons plus loin la signification, est un vocable qui permet de regrouper de très nombreuses sociétés dans l'espace et le temps. Notre choix s'est porté sur celles d'Afrique noire, et sur les Inuit (autrefois appelés Esquimaux). Beaucoup d'autres en Amérique du Nord, en Indonésie et en Asie notamment auraient eu un titre égal à être citées, et ont d'ailleurs été étudiées par les anthropologues du droit. Mais il se trouve que, pour des raisons historiques, l'Afrique noire a donné lieu à de très nombreux travaux et constitue, en France, le champ principal de réflexion des auteurs. Les Inuit, quant à eux, peuple de chasseurs-collecteurs, ont été l'objet de nos propres recherches depuis une décennie, et sont donc le mieux accordés à nos compétences.
Astreint à certaines limites par un choix de terrains, cet ouvrage l'est aussi au niveau des curiosités qu'il s'efforce de satisfaire. Car l'anthropologie juridique pose parfois des questions qui sont pour le moment sans réponses décisives. Mais toute discipline ne peut progresser que sollicitée par l'aiguillon de ses incertitudes. C'est pourquoi, loin de [p. 17] limiter l'anthropologie juridique à l'étude de sociétés révolues ou broyées par l'Histoire, nous pensons que celle-ci constitue une discipline d'avenir, dont cet ouvrage a pour but de porter témoignage.
Nous désirons enfin remercier ceux qui ont bien voulu relire les épreuves de ce livre et nous faire bénéficier de leurs conseils, tout particulièrement le doyen J. Carbonnier.
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Pour aller plus loin
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4. PRINCIPAUX OUVRAGES D'ANTHROPOLOGIE SOCIALE. L'étudiant qui aborde l'anthropologie juridique devra d'abord acquérir des connaissances minimales en anthropologie sociale, et consultera quelques ouvrages introductifs à cette discipline, qui sont nombreux, et au sein desquels nous avons opéré la sélection suivante. On lira avec facilité le numéro du Magazine littéraire, 167 (déc. 1980), 8-31, consacré à l'Ethnologie, ainsi que : L'Anthropologie (Le Livre de Poche, « Encyclopédie du Monde actuel », 1977, 212 p.), petit lexique qui étudie les mots clefs de la discipline et donne une bibliographie de base. Le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du Droit, dir. A.-J. Arnaud (Paris, LGDJ, 1988, I, 486 p.), est un ouvrage d'une grande utilité, dans lequel l'étudiant trouvera la définition et l'analyse de nombreux termes utilisés en anthropologie juridique. On abordera ensuite des ouvrages plus développés : en premier lieu, J.-M. Auzias, L'Anthropologie contemporaine (Paris, PUF, 1976, 174 p.), remarquable pour sa clarté et son humanisme ; puis J. Guiart, Clefs pour l'ethnologie (Paris, Seghers, 1971) ; J. Copans et al., L'Anthropologie. Science des sociétés primitives (Paris, Denoël, 1971) ; J. Beattie, Introduction à l’anthropologie sociale (Paris, Payot, 1972, 318 p.) ; P. Mercier, Histoire de l'anthropologie (Paris, PUF, 1966) ; J. Poirier, Histoire de l'ethnologie (Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 1984, 128 p.) ; M. Duchet, Le partage des savoirs (Paris, La Découverte, 1985, 231 p.) ; J. Servier, Méthode de l'ethnologie (Paris, PUF coll. « Que sais-je ? », 1986, 128 p.), J. Cuisenier-M. Segalen, Ethnologie de la France (Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 1986, 128 p.) ; Handbook of Social and Cultural Anthropology (J. J. Honigmann ed., Chicago, Rand Mac Nally, 1973) est un manuel très complet ; enfin F. Laplantine, Clefs pour l'anthropologie (Paris, Seghers, 1987, 224 p.), donne l'aperçu synthétique le plus récent sur la discipline. Viennent ensuite les manuels proprement dits : sous la dir. de R. Cresswell, Éléments d'ethnologie (en 2 volumes) (Paris, A. Colin, 1975, 318 et 284 p.), où le juriste lira avec un intérêt particulier les contributions (tome 2) de M. Godelier (L’Économie) et R. Cresswell (La Parenté). Vient ensuite la somme de la collection « La Pléiade » : sous la dir. de J. Poirier, Ethnologie générale (Paris, Gallimard, 1968, 1908 p.), ouvrage de référence où l'on trouvera des chapitres de synthèse sur l'histoire de l'anthropologie et sur ses principales disciplines ; certains chapitres sont consacrés aux questions juridiques : M. Alliot, « L'acculturation juridique (1180-1246) », reste fondamental ; certaines thèses (notamment les développements sur la notion de sanction et sur le pré-droit) de J. Poirier, « Introduction à l'ethnologie de l'appareil juridique (l091-1110) », ont fait depuis la parution de l'ouvrage l'objet de controverses ; le texte d'H. Lévy Brühl, « L'Ethnologie juridique (1110-1179) », a vieilli sur bien des points. Ont été publiés postérieurement, toujours sous la dir. de J. Poirier : Ethnologie régionale 1 (ibid., 1972), consacré à l'Afrique et à l'Océanie ; Ethnologie régionale 2 (ibid., 1978), portant sur l'Asie, les Amériques et les Mascareignes (trois autres volumes sont à paraître : Ethnologie de l’Europe, Histoire des mœurs (en 2 vol.)
Il faut ensuite citer trois ouvrages à caractère d'essai, mais dont les thèmes sont assez généraux pour être cités ici : M. Abélès, Anthropologie et Marxisme (Paris, Complexe, 1976, 240 p.) ; M. Augé, [p. 18] Symbole, Fonction, Histoire : les interrogations de l'anthropologie (Paris, Hachette, 1979, 216 p.) ; et surtout : M. Godelier, L’Idéel et le Matériel, qui reprend de façon remarquable le débat sur les influences respectives de la pensée et des contraintes matérielles sur l'organisation sociale, et cite à l'appui de ses arguments des exemples pris aussi bien dans l'Antiquité classique que dans la littérature anthropologique, ce qui illustre bien la vocation totalisante de l'anthropologie.
Enfin, on pourra consulter avec profit des ouvrages plus anciens, tels que : E. Evans-Pritchard, Anthropologie sociale (Paris, Payot, 1951), R. Lowie, Histoire de l'ethnologie classique (Paris, Payot, 1937), qui arrête son exposé à la veille de la Deuxième Guerre mondiale ; M. Mauss, Manuel d'ethnographie (Paris, PUF, 1947), qui comporte un chapitre consacré à l'enquête juridique, dont la lecture est encore utile.
5. L'ANTHROPOLOGIE EN FRANCE. Quelques ouvrages font le point sur la situation de l'anthropologie en France : L'Anthropologie en France : situation actuelle et avenir (Paris, Ed. du CNRS, 1979, 568 p.) ; sous la dir. de M. Godelier, Les Sciences de l'homme et de la société en France (Paris, La Documentation française, 1982, 560 p.) ; et, pour l'état de la question le plus récent : sous la dir. de M. Guillaume, L’État des sciences sociales en France (Paris, La Découverte, 1986, 586 p.) ; et, surtout, remarquable par sa clarté et la façon dont sont posées les bonnes questions : « L'Anthropologie, état des lieux », numéro spécial de L’Homme, 97-98 (1986), 27-343.
6. OEUVRES ANTHROPOLOGIQUES LITTÉRAIRES ET CINÉMATOGRAPHIQUES. Parallèlement à ces lectures savantes, l'étudiant aura avantage à se tourner vers des œuvres plus littéraires qui constituent aussi une approche valable de ces questions. Sur les rapports entre littérature et anthropologie, cf. F. Laplantine, op. cit. supra, n° 4, 173-180 ; la collection « Terre humaine » (Plon, dir. par J. Malaurie) publie régulièrement des témoignages passionnants (parmi d'autres, on citera notamment : C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1973, 504 p.) sur les Indiens du Brésil central ; J. Malaurie, Les derniers rois de Thulé (1975, 578 p.), à propos des Inuit polaires du nord-ouest du Groënland. On pourra également lire un ouvrage plus difficile, mais qui révéla à beaucoup que la mythologie africaine n'avait rien à envier à celle des Grecs : M. Griaule, Dieu d'eau (Paris, Fayard, 1966, 222 p.). La littérature de fiction n'est par ailleurs nullement à dédaigner. On s'enrichira ainsi à lire le très beau livre de V. Segalen, Les Immémoriaux (Paris, Plon, 1982, 340 p.) qui narre dans un style superbe la colonisation de Tahiti à travers la déchéance de Terii, le « Chef au Grand-Parler » ; P. Laburthe-Tolra nous a donné récemment un très beau roman anthropologique, Le Tombeau du Soleil (Paris, O. Jakob-Le Seuil, 1986, 382 p.), sur les Bendzo du Cameroun ; Ahmadou Kourouma envisage d'un œil critique la décolonisation et les menaces qui pèsent sur les coutumes traditionnelles en racontant, dans Les Soleils des Indépendances (Paris, Le Seuil, 1970, 208 p.), l'histoire de Fama, prince malinkè de Côte-d'Ivoire, déchu de son rang ; N. Rouland, Les Lauriers de cendre (Arles, Actes Sud, 1984, 446 p.) et Soleils barbares (Arles, Actes Sud, 1987, 470 p.), a écrit des romans historiques portant sur la Rome antique et la période barbare. Un numéro spécial de L’Homme (à par., 1989) doit traiter des rapports entre anthropologie et littérature.
Les documents cinématographiques ne sont pas non plus à négliger (la télévision en diffuse parfois de fort intéressants). On consultera à ce sujet : J. Rouch, Le Film ethnographique, dans Ethnologie générale (op. cit. supra, n° 4) ; ainsi qu'une liste de films donnée dans Actes du VIe Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques, Paris, 30 juillet-6 août 1960, II (Paris, Musée de l'Homme, 1964), 655-657. Le fondateur du film ethnographique est Robert J. Flaherty, avec un film sur les Inuit du Canada, Nanook of the North (1921). Sur les Inuit, on citera également le très beau film de K. Rasmussen, Les Noces de Palu, également tourné au début de ce siècle. Pour l'Afrique, le film de J. Rouch, Moi un Noir (1958), est devenu un classique. On y ajoutera le très beau film de Souleymane Cissé, Yeelen (1987).
7. DIFFICULTÉS DE LA RECHERCHE DOCUMENTAIRE EN ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE. Après avoir assimilé les principales données de l'anthropologie sociale, l'étudiant pourra aborder l'anthropologie juridique... et rencontrer d'emblée certaines difficultés d'ordre matériel concernant la documentation. [p. 19] Celle-ci n'est pas rédigée principalement en français : l’anglais domine largement. L'étudiant désireux d'effectuer des travaux en anthropologie juridique devra rapidement lire cette langue couramment, tout en sachant que l'italien et l'allemand lui seront également utiles. Par ailleurs, cette documentation est disséminée au sein de nombreuses revues principalement étrangères, qu'il n'est pas toujours facile d'obtenir, surtout dans les universités de province : l'inter-prêt devra être fréquemment sollicité. La même remarque est malheureusement souvent valable au niveau des ouvrages. Notons de plus que l'anthropologie juridique est presque encore terra incognita dans les banques de données informatisées. Enfin, et cette dernière lacune n'est pas la moins grave, à l'heure où nous écrivons ces lignes, il n'existe aucun manuel ou traité récent, dans la littérature scientifique française ou étrangère, qui aborde de façon synthétique l'ensemble des questions touchant à cette discipline. Mais des instruments de recherche et d'étude existent. Nous citons les principaux dans les lignes qui suivent, réservant les textes d'intérêt plus particulier aux rubriques « Pour aller plus loin » qui compléteront chaque chapitre de cet ouvrage.
8. BIBLIOGRAPHIES D’ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE. Signalons tout d'abord quelques bibliographies. J. Gilissen, Bibliographie d'histoire du droit et d'ethnologie juridique, couvre un nombre élevé d'aires géographiques, et présente l'avantage d'être périodiquement remise à jour, alors que la plupart des bibliographies qui suivent datent de la fin des années soixante. Leur consultation est néanmoins indispensable : Ethnologie générale (op. cit. supra, n° 4), 1236-1246 (s'arrête en 1965) ; L. Nader-K. F. Koch-B. Cox, The Ethnography of Law : À Bibliographic Survey, Current Anthropology, 7-3 (1966), 267-294 (très abondante) ; S. Falk Moore, Law and Anthropology, Biennal Review of Anthropology (1969), 295-300 (s'arrête en 1967) ; L. Nader, The Anthropological Study of Law, American Anthropologist, 6-2 (1967), 26-32 ; L. Nader, B. Yngvesson, On Studying the Ethnography of Law and its Consequences, in Handbook of Social and Cultural Anthropology (J. J. Honigmann ed., Chicago, Rand McNally, 1973), 916-921 ; L. Pospisil, Anthropology of Law (New York, Harper and Row, 1971), 349-368 (de 1719 à 1969) ; N. Rouland, Horizons pour l'anthropologie juridique, RRJ, 2 (1984), 367-376. D'autres bibliographies concernent des thèmes spécifiques. Tout d'abord, les systèmes parentaux : R. Cresswell, La Parenté, in Éléments d'ethnologie, t. II (op. cit. supra, n° 4), Robin Fox, Anthropologie de la parenté (Paris, Gallimard, 1978) ; Histoire de la famille, sous la dir. d'A. Burguière et al., 2 vol. (Paris, A. Colin, 1986), qui comprend des bibliographies récentes et très bien présentées. Ensuite, les modes de règlement des conflits : P. H. Gulliver, Disputes and Négociations : A cross Cultural Perspective (New York, 1979), contient une excellente bibliographie ; S. Roberts, Order and Dispute. An Introduction to Legal Anthropology (Penguin Books, 1979), 2(Y7-211 ; J. Griffiths, The General Theory of Litigation. A First Step, Zeitschrift für Rechtssoziologie, 4-1 (1983), 198-201. Sur le pluralisme juridique, qui constitue la préoccupation majeure de l'anthropologie juridique actuelle : P. L. Van den Berghe, Pluralism, in Handbook of Social and Cultural Anthropology (op. cit. supra), 971-977.
Enfin, certaines bibliographies donnent des indications sur les travaux d'anthropologie juridique relatifs à des aires territoriales spécifiques. L'Afrique est abordée par : M. Lafond, Recueil de thèses africanistes (Droit et Science politique), 1967-1984 (Paris, Centre d'Études juridiques comparatives, Univ. Paris II, 1985). Les travaux de l'école hollandaise spécialisée dans l'étude du droit traditionnel indonésien (Adat Law School sont présentés de façon fort complète et très à jour par : J. Griffiths, Anthropology of Law in the Netherlands in the 1970s, Niewsbrief voor nederlandstalige rechtssoziologen, rechtsantropologen en rechispsychologen (NNR), 4 (1983). On trouvera également des bibliographies récentes sur certains pays asiatiques (d'autant plus précieuses que les études sur les droits traditionnels d'Asie sont à l'heure actuelle fort peu nombreuses) dans : M. Chiba, Asian Indigenous Law (London-New York, Routledge and Kegan Paul, 1996, 416 p.). Enfin, nous avons recensé les principaux travaux juridiques concernant les Inuit : N. Rouland, L'Ethnologie juridique des Inuit : approche bibliographique critique, Études Inuit, 2-1 (1978), 120-131. Comme on a pu le constater, ces diverses bibliographies sont souvent relativement anciennes. Le meilleur moyen pour le lecteur français d'être régulièrement tenu au courant des dernières parutions est de consulter les comptes rendus des revues d'anthropologie juridique cit. infra, n° 10.
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9. OUVRAGES DE SYNTHÈSE EN ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE. Viennent ensuite quelques ouvrages de synthèse. Citons tout d'abord le livre de R. Thurnwald, Werden, Wandel und Gestaltung des Rechtes im Lichte der Völkerforschung (Berlin und Leipzig, De Gruyter, 1934), aujourd'hui dépassé, mais qui représente, pour l'époque, une incontestable réussite. A. S. Diamond, L'Évolution de la loi et de l'ordre (Paris, Payot, 1954, 372 p.), souffre gravement de préjugés évolutionnistes (cet ouvrage a fait postérieurement l'objet d'une réédition, sous le titre de Primitive Law, Past and Present [London, Methuen and Co., 1971]. L'auteur maintient pour l'essentiel les analyses faites il y a trente-six ans la première édition (en anglais) date de 1935 sans pratiquement utiliser les travaux des néoévolutionnistes américains. Cf. le compte rendu de B. S. Jackson, The Law Quarterly Review, 88 [1972), 267-270). Plus actuels sont : E. Adanison-Hoebel, The Law of Primitive Man (Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1967, 358 p.) ; M. Gluckman, Politics, Law and Ritual in Tribal Society (Oxford, B. Blackwell, 1971, 340 p.) ; Leopold J. Pospisil, Anthropology of Law : A Comparative Theory of Law (New York, Harper and Row, 1971, 386 p.), The Ethnology of Law (New Haven, Conn., Human Relations Area Files, 1985, 136 p.) (version abrégée du précédent et remise à jour) ; F. Remotti, Temi di antropologia giuridica (Torino, Giappichelli, 1982, 204 p.), ainsi que G. Mondardini Morelli, Norme e controllo sociale. Introduzione anthrapologica allo studio delle norme (Sassari, Iniziative culturali, 1980, 170 p.), sont deux bons ouvrages d'introduction pour des étudiants ; R. David, Les grands systèmes de droit contemporains (Paris, Dalloz, 1974, 658 p.), qui consacre malheureusement fort peu de pages aux sociétés traditionnelles ; A.-J. Arnaud, L'Homme-Droit. Éléments pour une anthropologie juridique (à paraître). Il convient également de citer un ouvrage récent qui témoigne du dynamisme de l'école hollandaise : Anthropology of Law in the Netherlands, K. Von Benda-Beckman and F. Strijbosch ed. (Dordrecht, Foris Publications, 1986). Les travaux allemands sont d'orientation assez philosophique (E. J. Lampe, Rechtsanthropologie. Eine Strukturanalyse des Menschen im Recht [Berlin, Duncker und Humbolt, 1970, 384 p.] ; sous la dir. du même : Beiträge zur Rechtsanthropologie, Archiv für Rechts und sozialphilosophie, 22 [19851, 200 p.). On lira avec intérêt : R. Schott, Die Funktionen des Rechts in primitiven Gesellschaften, Jahrbuch für Rechissoziologie und Rechtstheorie (R. Lautmann, W. Maihofer, H. Schelsky), I (Bertelsrnan Universitätsverlag, 1970), 108-174. Citons aussi R. Vulcanescu, Ethnologie Juridica (Bucarest, 1970), portant sur l'ethnologie juridique de la Roumanie, et rédigé en roumain, ce qui rend l'ouvrage difficilement accessible. Enfin, signalons les remarquables recueils de la Société Jean Bodin pour l’Histoire comparative des Institutions, qui publie régulièrement des volumes thématiques (La Paix, la Preuve, La Femme, La Coutume, etc.) comportant presque toujours des chapitres consacrés aux aspects anthropologiques des sujets abordés.
10. REVUES D'ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE. Il existe également quelques revues d'anthropologie juridique auxquelles l'abonnement est quasi obligatoire pour tout chercheur dans cette discipline. Droit et Cultures est la principale revue française d'anthropologie juridique : publiée à l'Université de Paris X-Nanterre et dirigée par R. Verdier, elle paraît depuis 1981 et traite sans exclusive de thèmes intéressant aussi bien les historiens du droit que les ethnologues. On citera également le Bulletin de liaison de l’Association « Anthropologie et Juristique » (créé par l'équipe du Laboratoire d'Anthropologie juridique de Paris) ; nous assurons enfin régulièrement dans Droits des comptes rendus et chroniques d'anthropologie juridique. Il est également indispensable de suivre quelques revues à caractère international : le Journal of Legal Pluralism ; les différents numéros (Newsletters) de la Commission on Folk-Law and Legal Pluralism, organisme international créé en 1978 qui regroupe la majorité des anthropologues du droit dans le monde (adresse postale : Newsletter of the Commission on Folk-Law and Legal Pluralism, Institute of Folk-Law, Catholic University, Thomas Von Aquinostraat 6, Postbus 9049, 650OKK Nijmegen, Pays-Bas). Accessoirement, on notera que certaines revues publient de temps à autre des articles d'anthropologie juridique : Droit et Société (cf. particulièrement le n° 5 [1985], numéro spécial consacré à l'anthropologie juridique) ; Law and Society Review; American Anthropologist ; Zeitschrift für vergleichende Rechtswusenschaft.
11. CENTRES FRANÇAIS D'ENSEIGNEMENT ET DE RECHERCHE EN ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE. L'enseignement et la recherche (conduisant à la délivrance de diplômes nationaux de 3e cycle) en anthro-[p. 21] pologie juridique, en France, sont surtout développés à Paris et assurés par : le Laboratoire d'Anthropologie juridique de paris, dirigé par M. Alliot et E. Le Roy (adresse postale : Université de Paris I, Sorbonne, 14, rue Cujas, 75 Paris Cedex 05) ; et le Centre Droit et Cultures, dirigé par R. Verdier (adresse postale : Université de Paris X-Nanterre, 200, av. de la République, 92001 Nanterre Cedex). En province, on peut citer quelques rares initiatives : des enseignements d'ethnologie juridique ont été créés dans les Facultés de Droit de Nice et Toulouse (à l'initiative de J.-N. Lambert et J. Poumarède) ; nous assurons nous-mêmes à la Faculté de Droit d'Aix-en-Provence, où un poste de professeur d'anthropologie juridique a été créé en 1988, un enseignement de cette discipline dans divers DEA.
12. LES RETARDS DE LA SCIENCE DU DROIT. Sur le conservatisme des juristes, on lira les ouvrages critiques de : A.-J. Arnaud, Les juristes face à la société (du XIXe siècle à nos jours), Paris, PUF, 1975, 228 p. ; M. Miaille, Une Introduction critique au droit, Paris, Maspero, 1976, 388 p. Plus récemment, l'excellent ouvrage, Le Droit en procès, sous la dir. de J. Chevallier et D. Loschak (Paris, PUF, 1983, 230 p.), dénonce de façon très convaincante les illusions et les impasses auxquelles aboutissent les présentations classiques des caractères du droit. Dans le même sens : J. Lenoble, F. Ost, Le Droit occidental et ses présupposés épistémologiques (Bruxelles, Association internationale des juristes démocrates, Unesco, 1977). Certains ouvrages, de parution récente, témoignent d'un renouveau de la réflexion théorique sur le droit : C. Atias, Épistémologie juridique (Paris, PUF, coll. « Droit fondamental », 1985, 222 p.) ; du même auteur : Théorie contre arbitraire (Paris, PUF, 1987, 224 p.) G. Timsit, Thèmes et systèmes de droit (Paris, PUF, 1986, 206 p.).
L'identification du droit à l'État a parfois conduit les juristes et non des moindres à des erreurs grossières quant à la qualification des sociétés traditionnelles. Pour certains auteurs, celles-ci sont plus « animales » qu'humaines. Ainsi, R. Maspétiol note que chez les Inuit, à l'instar des Pygmées, Lembas et Lakas, « de telles structures [politiques élémentaires] ne paraissent pas supérieures à celle des sociétés animales constituant les groupements homogènes les plus évolués » (R. Maspétiol, La Société politique et le Droit, Paris, 1957, 3). P. Amselek se prononce dans le même sens : le phénomène juridique n'existe pas chez les Inuit qui, comme les sociétés animales, connaissent plutôt des mécanismes régulateurs, spontanés (cf. P. Amselek, Perspectives critiques d'une réflexion épistémologique sur la théorie du droit, thèse Droit Paris 1962, Paris, 1964, 174 et n. 172).
Outre que les données ethnographiques contredisent formellement ces assertions, il est aujourd'hui admis que si toute comparaison n'est pas impossible entre les sociétés humaines et animales, même les sociétés de chasseurs-collecteurs, qui sont les plus différentes de nos propres sociétés modernes, appartiennent à un passé si récent que l'écart existant entre elles et n'importe quel type de société animale est beaucoup plus important que celui qui les sépare de nous (en ce sens, cf. C. Lévi-Strauss, The Concept of Primitiveness, in Man the Hunter, Richard B. Lee and Irven De Vore ed., Chicago, Aldine Pub. Cy., 1975, 349-350). D'autres auteurs, comme G. Burdeau, postulent l'infirmité de l'intellect « primitif », incapable d'abstraire ; « ... ce serait une aberration que de prétendre trouver en lui [l'individu] les éléments, même rudimentaires, d'un acte d'intelligence à propos des destinées collectives... il ne peut être sujet du droit, car l'opinio necessitatis, qui est une des conditions de l'autorité du droit, ne peut exister que chez un homme capable de comprendre qu'il a à obéir à une règle ou à subir une contrainte... » (G. Burdeau, Traité de science politique, I : Le Pouvoir politique, Paris, 1966, 51 et n. 2). Une telle proposition repose sur des conceptions erronées : d'une part, le « primitif » est tout aussi capable de pensée abstraite que nous, mais il ne l'exerce pas forcément dans les mêmes domaines, de même que nos sociétés ont leurs propres zones de « pensée sauvage » ; d'autre part, contrairement à un vieux cliché, l'individu, dans les sociétés traditionnelles, n'est nullement l'esclave obtus de coutumes immuables.
13. LA NOTION D’ÉTAT EN ANTHROPOLOGIE. Le débat sur la liaison entre l'État et le droit sera un de nos principaux points de réflexion. L'étudiant devra au préalable clarifier et affiner ses idées sur le concept d'État en lisant quelques ouvrages qui montrent que sa définition est moins simple que ne le laissent supposer les critères classiques énumérés par les manuels de droit : O. Balandier, [p. 22] Anthropologie politique, Paris, PUF, 1978, 240 p. ; du même auteur : Anthropo-logiques, Paris, Librairie générale française, 1985, 320 p. ; Le Détour, Paris, Fayard, 1985, 266 p. ; P. Clastres, dans La Société contre l’État (Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, 186 p.), et Recherches d’Anthropologie politique (Paris, Le Seuil, 1980, 248 p.), expose ses thèses bien connues sur le rejet de l'État par les sociétés traditionnelles ; J.-W. Lapierre, dans Vivre sans État ? (Paris, Le Seuil, 1977, 376 p.), affirme contre la tendance dominante actuellement en anthropologie le rôle positif que joue l'État dans les processus adaptatifs au changement, et ses arguments ne sont pas de ceux que l'on peut rejeter facilement. Par ailleurs, il situe (ibid., 75-76) dans la partie terminale d'une échelle de neuf degrés de différenciation du pouvoir politique et de complexification dans l'organisation politique l'apparition de l'État, différente de celle de la distinction entre gouvernants et gouvernés, qui lui est antérieure : une telle échelle montre ce qu'a de rudimentaire la dichotomie brutale séparant sociétés « avec » ou « sans » État. I. de Heusch, « L'Inversion de la dette. Propos sur les royautés sacrées africaines », dans L’Esprit des lois sauvages, dir. : M. Abensour (Paris, Le Seuil, 1987), I, 1-59, insiste sur le fait que l'État naît d'un processus par lequel le pouvoir se sacralise en dehors des structures parentales.
[1] Il y a trente ans, C. Lévi-Strauss, fixait le programme propre à cette deuxième orientation : « Si, comme nous le croyons, l'activité inconsciente de l'esprit consiste à imposer des formes à un contenu, et si ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés [...] il faut et il suffit d'atteindre la structure inconsciente, sous-jacente à chaque institution ou à chaque coutume, pour obtenir un principe d'interprétation valide pour d'autres institutions et d'autres coutumes, à condition, naturellement, de pousser assez loin l'analyse » (C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974, p. 28 [où est repris un texte publié pour la première fois en 1949]).
[2] Pour les critères de définition de ce terme, cf. infra, 83.
[3] Dans les imaginaires de l'Âge d'Or, souvent le droit n'est pas né, ou a disparu, signe qu'il est qualifié négativement et lié à l'existence du mal et de l'imperfection. Citons, à titre d'exemple, deux auteurs aussi dissemblables qu'Ovide et Lénine ; « L'âge d'or naquit le premier, qui, sans répression, sans lois, pratiquait de lui-même la bonne foi et la vertu. On ignorait les châtiments et la crainte ; des écrits menaçants ne se lisaient point sur le bronze affiché en public ; la foule suppliante ne tremblait pas en présence de son juge ; un redresseur des torts était inutile à sa sécurité [...] La terre aussi, libre de redevances, sans être violée par le hoyau, ni blessée par la charrue, donnait tout d'elle-même... » (Ovide, Métamorphoses, I, 89-93, 101-102). « Les hommes s'habitueront graduellement à respecter les règles élémentaires de la vie en société connues depuis des siècles, répétées depuis des millénaires dans toutes les prescriptions à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l'État » (Lénine, L’État et la Révolution). (Sur le mythe romain de l'Âge d'Or, on lira avec un grand intérêt : P. Braun, Les tabous des « Feriae », L'Année sociologique [1959], 49-125.)
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