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Norbert ROULAND [1948-]
Docteur en droit, en science politique et en anthropologie juridique
Professeur de droit à la Faculté de Droit d'Aix-en-Provence
“L'ethnologie juridique des Inuit :
approche bibliographique critique.”
Un article publié dans la revue Études Inuit/Studies, vol. 2, no 1, 1978, pp. 120-131. Québec : département d'anthropologie, Université Laval.
L'ethnologie juridique des Inuit est à l'image de l'Arctique : un vaste territoire qui n'est guère que très partiellement occupé et exploité, et dont certains chercheurs encore très isolés commencent à pressentir les richesses. Les difficultés de la recherche en la matière sont d'ailleurs liées à celles inhérentes à la situation générale de l'ethnologie juridique, dont le statut épistémologique n'est pas encore assez reconnu et défini par les juristes ni (à un moindre degré) par les ethnologues. C'est pourquoi nous consacrerons les lignes qui suivent à un double tour d'horizon de la bibliographie portant sur ce sujet. Tout d'abord - et de façon nécessairement brève et liminaire - nous donnerons quelques indications sur les ouvrages d'ethnologie juridique générale. Puis, nous consacrerons l'essentiel de nos remarques aux ouvrages et articles traitant spécifiquement de l'ethnologie juridique des Inuit.
Ethnologie juridique générale
On trouvera un bon état des questions sur la situation de l'ethnologie juridique - à la fois au niveau des concepts, des directions de recherche, et de l'histoire de l'enseignement - dans deux articles de Jean Poirier : "Situation actuelle et programme de travail de l'ethnologie juridique", dans Revue Internationale des Sciences Sociales, XXII (1970), no 3 : 509-527 ; "L'ethnologie juridique" dans Revue de L'Enseignement Supérieur, (1965) 3 : 25-37. Après ce premier contact, le chercheur aura intérêt à consulter dans le volume de la collection La Pléiade, Ethnologie générale, sous la direction de J. Poirier, "Introduction à l'ethnologie de l'appareil juridique" (p. 1091-1111) ; M. Lévy-Bruhl, "L'ethnologie juridique" (p. 1111-1180) ; M. Alliot, "L'acculturation juridique" (p. 1180-1247). On pourra également se référer aux documents imprimés ou polycopiés émanant du Centre d'Études Juridiques Comparatives, dirigé par E. Le Roy (Sorbonne, Paris I), qui est surtout orienté vers l'ethnologie juridique africaine. Après cette investigation préliminaire, le chercheur se heurtera inévitablement au problème de la définition globale du concept de droit. Il aura alors intérêt à consulter : H. Kantorowicz, The Definition of Law (Cambridge University Press 1958) et P. Amselek, Perspectives critiques d'une réflexion épistémologique sur la [121] théorie du droit : essai de phénoménologie juridique (Thèse de droit, Paris 1962), qui constituent à notre sens les deux ouvrages les plus synthétiques et les plus profonds sur la question. Accessoirement, on pourra lire : J. Carbonnier, Sociologie Juridique (Paris 1972 : 29-39, 110-178) ; L.J. Pospisil, "The Nature of Law", dans Transactions of the New York Academy of Sciences, Ser. II, Vol 18, (June 1956), no 8 : 746-755 ; P.J. Bohannan, "Anthropology and the Law", dans Horizons of Anthropology, Sol Tax ed., G. Allen and Unwin Ltd, Chicago, 1964 : 191-199.
Abordant maintenant le sujet des répertoires bibliographiques, nous citerons en tout premier lieu : L. Nader, K.F. Koch, B. Cox, "The Ethnography of Law : a Bibliographie Survey", dans Current Anthropology, June 1966 : 267-294, qui donne une liste des ouvrages et articles d'ethnologie juridique en les classant par grandes régions géographiques. Toutes les contributions en matière d'ethnologie juridique des Inuit sont loin d'être citées, car tout dépend de l'interprétation - extensive ou restrictive - qu'on donne du terme de droit, et car, d'autre part, cette bibliographie remonte à une dizaine d'années. Néanmoins, le chercheur y trouvera regroupés de nombreux renseignements utiles. On consultera également les bibliographies des ouvrages cités supra, tout particulièrement celles du volume de La Pléiade consacré à l'Ethnologie générale. Enfin, nous citerons les données bibliographiques que nous avons nous-mêmes rassemblées dans Approche du phénomène juridique dans les sociétés traditionnelles et introduction à l'étude du droit esquimau à la lumière des données comparatives fournies par les droits archaïques de l'Antiquité occidentale (polycopié de conférences prononcées en 1975 au Centre d'Études Arctiques, École des Hautes Études en Sciences sociales, sous la direction de J. Malaurie).
Ethnologie juridique des Inuit
Les difficultés pratiques de consultation en la matière sont grandes en raison du relatif et injuste effacement dans lequel sont encore tenues l'ethnologie juridique et l'esquimaulogie. De plus, exception faite des articles déjà anciens et sur bien des points insatisfaisants de H. König sur lesquels nous reviendrons, il n'existe actuellement aucun ouvrage de synthèse sur le droit inuit traditionnel. Le chercheur devra donc dépouiller systématiquement toutes les grandes collections d'ethnographie arctique, et consulter les ouvrages de synthèse sur l'anthropologie juridique inuit.
Il n'existe pratiquement pas de synthèse bibliographique en la matière. G. Van Den Steenhoven a entrepris l'élaboration d'une bibliographie d'ethnologie juridique des Inuit, qui est à ce jour encore à paraître dans la collection Introduction bibliographique à l'histoire du droit et à l'ethnologie juridique, sous la direction de J. Gilissen, Éditions de l'Institut de Sociologie, Université de Bruxelles, fascicule F. 30.
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Le chercheur devra donc commencer par consulter avec un soin tout particulier les rares manuels d'anthropologie juridique générale qui consacrent parfois quelques développements aux populations inuit. Nous citerons tout d'abord A.S. Diamond, L'évolution de la loi et de l'ordre, Paris, Payot, 1954, récemment réédité sans que le texte ait subi d'importantes mises à jour, sous le titre de : Primitive Law, Past and Present, London, 1971. L'auteur parle peu des Inuit (p. 74-82, principalement) et son étude est régie par des principes évolutionnistes aujourd'hui dépassés. On y trouve également de nombreux jugements de valeur non dépourvus d'ethnocentrisme. Enfin, A.S. Diamond cite souvent des données chiffrées dont la précision et la généralité laissent rêveur et rendent inquiet le lecteur qui se demande comment l'auteur a pu arriver à des résultats arithmétiques si exacts... Il paraît par exemple bien téméraire d'affirmer que chez les Inuit c'est seulement dans un cinquième des cas que l'autorité est exercée par des chefs ou des conseils d'anciens (p. 76).
On lira avec sans doute beaucoup plus de profit le grand livre maintenant classique de E. Adamson-Hoebel, The Law of Primitive Man - A Study in Comparative Legal Dynamics, Cambridge, Harvard University Press, 1967. L'auteur tente de définir la notion de droit dans les sociétés archaïques (p. 18-28), et revient au vieux critère de la sanction. Nous avons ailleurs dit avec quelle réserve il fallait à notre sens considérer cette définition (N. Rouland, Approche du phénomène juridique…, op. cit. : 32-35). L'ouvrage est néanmoins dans son ensemble très attachant. L'auteur consacre un chapitre au droit inuit, qu'il qualifie peut-être trop rapidement de "Rudimentary Law in a Primitive Anarchy" (p. 67). L'auteur, que gêne visiblement le manque de structures institutionnelles formalisées dans le monde inuit, hésite à qualifier de règles de droit les règles de conduite sociale fondamentales de ces sociétés. Néanmoins, il donne une liste de ces normes, qu'il réduit à neuf postulats et leurs corollaires (p. 69-70). Il les commente en citant pour chaque principe d'assez abondants exemples concrets. Mais il ne s'agit là que d'une introduction à l'ethnologie juridique des Inuit, qu'il faut lire avant de dépouiller les grandes collections ethnographiques arctiques. Le tableau n'est en effet pas exhaustif et le monde inuit y est abordé dans une optique générale sans que l'on puisse parler d'interprétation nouvelle. E. Adamson-Hoebel se borne à présenter un très rapide résumé : on trouverait sans peine de nombreuses sociétés inuit où certains principes sont appliqués à des degrés très variables, ou même inexistants. L'auteur n'envisage donc le cas inuit qu'à titre d'illustration d'un discours très général.
On trouvera une approche plus systématique du phénomène juridique et politique dans le livre de Max Gluckman, Politics, Law and Ritual in tribal Society, Oxford, B. Blackwell, ed., 1971. On pouvait en effet reprocher à E. Adamson-Hoebel de citer plusieurs exemples de droits archaïques sans chercher à les englober dans un système structurel très défini. Tel n'est pas le cas de M. Gluckman, qui adopte une approche thématique, centrée sur les notions inhérentes à l'organisation politique. Néanmoins, l'auteur évoque les [123] problèmes d'anthropologie spécifiquement juridique : les droits de propriété, qu'il lie très strictement et fort judicieusement aux données économiques (p. 936-980), la notion et la fonction de la règle juridique en tant que forme du contrôle social. C'est donc en fonction de la préoccupation principale de l'auteur - l'organisation et la forme du pouvoir politique - que sont abordées les questions juridiques. Le monde inuit, étant donné cette méthode thématique, ne fait donc pas l'objet d'une étude spécifique : il est là encore cité à titre d'exemple à l'occasion de certaines démonstrations (p. 76, 86, 117, 190, 303-310).
Après s'être fait une idée très générale et sans doute imprécise de l'ethnologie juridique et des manifestations de la règle de droit dans le monde inuit, le chercheur pénétrera plus résolument dans cet univers inuit proprement dit. Cette approche pourra se faire en deux stades :
Le chercheur devra d'abord se faire une idée personnelle des données juridiques du monde inuit : l'historien dirait qu'il faut avant tout recourir aux textes. Or les textes de l'ethnologue, ce sont les observations ethnographiques, malheureusement plus facilement subjectives, puisque rapportées par un tiers qui les fait passer à travers ses prismes culturels et subjectifs. Néanmoins, en dehors d'une éventuelle possibilité d'enquête sur le terrain, ces données sont précieuses, même si elles sont parfois contradictoires. C'est peut-être à partir d'une apparente contradiction que le chercheur pourra employer toute son ingéniosité et parvenir à l'explication juste. Le chercheur pourra dépouiller ces données juridiques en recourant à deux types d'instruments : les rares ouvrages de synthèse sur la civilisation inuit et les collections d'ethnographies inuit.
a) Ouvrages de synthèse : le plus important est celui d'Edward Moffat Weyer The Eskimos, their Environnement and Folkways, Archon Books, 1969, dont la première publication eut lieu en 1932. C'est dire que l'ouvrage est déjà ancien, et souffre donc de certaines lacunes. L'auteur a entrepris son étude dans un esprit purement compilatoire, ce qui est certainement le défaut principal de l'ouvrage. L'auteur abordant toutes les données - culturelles, matérielles, intellectuelles, organisation socio-politique, économie, droit - et l'ensemble des populations inuit, on ne s'étonnera pas de l'absence d'esprit de synthèse et, éventuellement, de la mention de certaines inexactitudes. Il reste que cet ouvrage fourmille d'exemples concrets qui, pris dans le domaine socio-juridique, sont autant de données sur lesquelles le chercheur pourra par la suite travailler. L'ethno-juriste étudiera tout particulièrement certains passages : 173-202 (droit de propriété), 208-222 (organisation socio-politique), 367-380 (tabous).
On pourra lire beaucoup plus rapidement de Kaj Birket-Smith, Moeurs et coutumes des Eskimos, Paris, Payot, 1955, qui est écrit dans un style plus libre et plus vivant, mais est beaucoup moins précis que l'ouvrage de Weyer. Il n'y a guère que dans le chapitre consacré à "la communauté" (p. 166-187) que le lecteur trouvera quelques données juridiques. En dépit de cette rareté, [124] la lecture du livre de Birket-Smith nous paraît obligatoire : mieux que de nombreux récits de voyage, elle fait entrer le lecteur dans le monde du "vécu" inuit, et donne à celui qui n'a jamais été en contact personnel et physique avec ces populations l'impression - (ou l'illusion) - de mieux les connaître. Dans le même esprit, on pourra aussi lire le livre de cet autre grand explorateur de l'Arctique : Peter Freuchen, Book of the Eskimos, Greenwich, Favrett publ., 1961. Enfin, on réservera une place particulière à l'étude récente de J. Malaurie, Les civilisations esquimaudes, Essais d'anthropogéographie (manuscrit déposé au Centre d'Études Arctiques, Paris) qui est un des très rares ouvrages à dessiner une "carte" anthropologique du monde inuit. L'auteur isole certains groupes de sociétés inuit qu'il caractérise et oppose. Son approche est globale, mais le juriste y trouvera des données indispensables à son investigation, notamment sur le plan de l'organisation socio-politique. À titre complémentaire, on pourra lire, du même auteur : "Spécificité des sociétés esquimaudes", dans Bulletin de la Société royale de Géographie d’Anvers, LXXV, 1-2 (1963) : 9-14.
b) Collections ethnographiques : nous nous bornerons à citer ici les plus importantes pour notre sujet, et que nous avons personnellement utilisées avec le plus de profit dans nos recherches d'ethnologie juridique : K. Birket-Smith : Ethnography of the Egedesminde district (Meddelelser om Gronland, LXVI, Copenhague, 1924) ; "Ethnographical Collections from the North-West Passage", Report of the 5th Thule Expedition, VI-2, Copenhague, 1945 ; The Chugach Eskimo, Copenhague, 1953 ; K. Rasmussen Report on the II Thule Expedition, M.O.G., LXV, Copenhague, 1928 ; "Intellectual Culture of Iglulik Eskimos", Report of the 5th Thule Expedition, VII-I, Copenhague, 1929 ; Du Groënland au Pacifique, Paris, 1929 ; "Observations on the intellectual Culture of the Caribou Eskimos", Report of the 5th Thule Expedition, VII-2, Copenhague, 1930 ; "The Netsilik Eskimos-Social Life and Spiritual Culture", Report of the 5th Thule Expedition, VIII : 1-2, Copenhague, 1930 ; "Intellectual Culture of the Copper Eskimos", Report of the 5th Thule Expedition, IX, Copenhague, 1932 ; Posthumous Notes on the Life and Doings of the East Greenlanders in Olden Times, M.O.G. : 109-110, Copenhague, 1938 ; "The Alaskan Eskimos", Report of the 5th Thule Expedition, X-3, Copenhague, 1952 ; M.P. Steenby Contributions to the Ethnology and Anthropogeography of the Polar Eskimos, M.O.G. : 253-405, XXXIV, Copenhague, 1910 ; E. Holtved : Contributions to the Polar Eskimo Ethnology, M.O.G. : 182, 2, Copenhague, 1967 ; D. Jenness Report on the Canadian Arctic Expedition, XII : The Life of the Copper Eskimos, Ottawa, 1922.
Parallèlement, le chercheur consultera les ouvrages de synthèse plus récents sur une population déterminée, par exemple : A. Balikci : The Netsilik Eskimo New York, 1970 ; N.A. Chance : The Eskimo of North-Alaska, Holt, Rinehart and Winston 1966 ; J. Gabus : Vie et coutume des Eskimaux Caribou, London, 1969 ; M. Lantis : The Social Culture of the Nunivak [125] Eskimo, Transactions of the American Philosophical Society, N.S. XXXV-3, 1946 ; W.M. Oswalt : Alaskan Eskimos, San Francisco, 1967 ; J. Malaurie : Les derniers rois de Thulé, Paris, Plon, 197 5.
Après ces lectures le chercheur pourra enfin aborder avec un oeil suffisamment critique les rares études consacrées spécifiquement à l'ethnologie juridique des Inuit, qu'il nous faut maintenant citer et brièvement commenter.
Travaux spécifiques
d'ethnologie juridique des Inuit
Le seul travail de synthèse sur l'ethnologie juridique des Inuit consiste dans une série d'articles d'un juriste allemand au début de ce siècle, Herbert König : "Der Rechtsbruch und sein Ausgleich bei den Eskimo", dans Anthropos, XVIII-XIX, 1923-24 : 484-515 ; 771-792 ; XX, 1925 : 276-315 ; "Das Recht der Polarvölker", dans Anthropos, XXII, 5-6 1927 : 689-746 ; 87-143 ; 621-664.
Quels que soient les défauts de ces travaux sur lesquels nous allons revenir dans les lignes qui suivent, leur lecture est au plus haut point indispensable. En effet, le lecteur y trouvera une mine de données et d'observations toujours précisément datées et localisées : il n'est pas exagéré de dire que nous disposons là d'une sorte de corpus de droit inuit.
La première partie de ces articles de H. König, consacrée au droit pénal, est sans doute la meilleure : l'auteur étudie exclusivement les Inuit, ce qui donne à son propos une unité qui fait souvent défaut à son grand article (cité en second) sur le droit des peuples polaires, où les Inuit ne sont qu'une population parmi tant d'autres. L'auteur étudie plusieurs types de procédures juridiques - c'est-à-dire réglées - mises en oeuvre dans le monde inuit pour répondre aux infractions pénales : la vengeance sanglante y occupe la place la plus importante (p. 507-514,771-792) ; le duel (p. 276-298) dont König détaille les formes (coups de poing, luttes, chants) ; on notera une intéressante analyse de la nature juridique de ces duels (p. 287-290) auxquels König dénie à juste titre tout caractère ordalique. Puis viennent les compensations pécuniaires, attestées seulement en Alaska (p. 299). Enfin, König étudie la juridiction pénale domestique (p. 300-302) et les cas d'atteinte grave à l'ordre public qui peuvent provoquer une réaction du groupe en tant que tel (p. 302-312) qui décide, sous des modalités différentes, de l'élimination du perturbateur.
Le travail d'H. König sur le droit des peuples polaires est beaucoup plus composite, parce que procédant d'une ambition certainement trop vaste : l'auteur se propose en effet d'étudier dans toutes les matières du droit l'ensemble des coutumes et comportements juridiques de tous les peuples [126] habitant dans les zones arctiques, et même certaines régions nordiques. Les données réunies par König concernent ainsi les Italmes, Tchouktches, Koriaks, Youkaguires, Toungouses, Yakoutes, Dolgans, Ostjakes, Samoyèdes, Aléoutes, Konjagues, Lapons... et Inuit. Elles ont trait aux secteurs juridiques suivants (avant lesquels König étudie, de surcroît, les problèmes du structure sociale) : droit international, droit pénal, mariage, propriété, relations de dépendance personnelle, héritage. Le tout en 156 pages ! On comprendra des lors qu'un tel travail ne puisse être qu'un catalogue. Scrupuleusement dressé, il est vrai, ce qui contraste avec certains travaux anthropologiques plus récents où le logos l'emporte par trop sur les données objectives. Cependant, il faut bien constater que l'ouvrage a un caractère beaucoup plus ethnographique qu'anthropologique. L'ethnologie juridique ne peut en effet borner son ambition à dresser un catalogue des coutumes, même si ce premier stade est évidemment éminemment nécessaire. Il faut aussi tenter de définir la notion et le domaine de la norme juridique dans une société donnée, son champ d'application, ses processus de formation et les facteurs extra-juridiques et juridiques qui y concourent, la perception psychologique qu'en ont ceux auxquels elle s'applique, son rôle dans le contrôle social, sa fonction politique. Sinon le droit demeurera ce qu'il a été jusqu'à maintenant : un ensemble de techniques "...manipulées et étudiées dans l'éprouvette aseptisée des juristes comme des phénomènes autonomes et par conséquent intelligibles par eux-mêmes et pour eux-mêmes" (L.R. Ménager, Histoire de la propriété, Cours professé à la Faculté de Droit d'Aix-en-Provence 1972 :1). Pour sortir d'une telle ornière, il faut donc soigneusement étudier les déterminants socio-économiques de la règle de droit et sa fonction politique, ce qui amène à constater sa relativité et sa dépendance vis-à-vis du milieu matériel et culturel qui la secrète.
Dans le cas du monde inuit, caractérisé par la rigueur de son environnement, une telle approche devrait être particulièrement féconde. Or, elle fait presque totalement défaut au travail de König. Cette lacune en amène une autre, non moins importante : le paysage juridique des sociétés esquimaudes est à leur image, c'est-à-dire divers. On sait que les conditions économiques varient largement du détroit de Bering à la côte est du Groenland. Un premier travail consisterait donc à dresser une typologie relativement générale de ces sociétés inuit en prenant comme critère la rareté ou la relative abondance des ressources (sans négliger l'éventuelle influence des cultures indiennes, notamment pour les régions alaskiennes). On disposerait donc déjà d'une typologie anthropologique. Après quoi, il faudrait s'atteler à l'immense tâche qui consisterait à dresser une typologie des coutumes juridiques. Ce travail ne peut être le fruit que d'une recherche collective, car il dépasse évidemment les forces d'un chercheur isolé. Après quoi, on pourrait comparer les deux typologies et constater leurs éventuels parallélismes... ou divergences. À défaut d'un travail exhaustif comme celui-là, on peut imaginer de prendre quelques "populations-témoins", situées dans des contextes socio-économiques différents, et d'observer à quel point cette différence de l'environnement culturel réagit sur la spécificité de leurs systèmes juridiques. Le procédé [127] est plus arbitraire, car il repose sur une sélection de cas, mais il présente l'avantage, s'il est employé honnêtement, d'être plus rapide que le précédent. L'historien des sociétés dites à histoire "ouverte" sait combien la règle de droit, dans ses élaborations, contenu et fonction, est sensible aux déterminants économiques et politiques. Il est très probable que des sociétés classées comme "closes" - avec sans doute un abus terminologique - y sont également très sensibles.
Il serait intéressant de vérifier cette hypothèse. C'est donc dire que, pour nous, l'ethnologie juridique des Inuit ne peut être menée sérieusement que si elle est différentielle et comparative : à strictement parler, il n'y a pas un droit, mais des droits inuit, même si on peut à la rigueur formuler des postulats généraux, dont les conditions d'application sont vite très variables suivant les sociétés considérées. Prenons l'exemple du droit de propriété : König l'étudie en prenant comme fil conducteur la liste de ses objets : maison, bateau (p. 622-623), sol (p. 623-624), ou celle des modes d'appropriation : chasse (p. 628-639), achat-échange (p. 641-643), donation (p. 644), legs-succession (p. 645-655). Une telle typologie se condamne à demeurer très abstraite, coupée de la réalité de la vie sociale. Disons à la décharge de H. König qu'une telle optique a été jusqu'à date très récente l'opinio communis : "Malgré les velléités ou les affirmations contraires, l'histoire de la propriété n'a guère été conçue jusqu'ici comme une analyse abstraite des modes susceptibles d'entrer dans la dépendance plus ou moins absolue de l'homme (...). C'est donc d'une technologie qu'il s'agit et, comme la plupart des sciences dites exactes, elle n'a pas besoin d'être définie par une topique, et à peine plus par une date (...). Repliée sur elle-même, l'histoire purement thématique de la propriété est de même ordre que l'histoire biographique, "une histoire faible qui ne contient pas en elle-même sa propre intelligibilité, laquelle lui vient seulement quand on la transporte en bloc au sein d'une histoire plus forte qu'elle" (L.R. Ménager, op. cit., 1).
À notre sens, elle ne peut être significative que si on l'intègre a un système culturel, au sens large du terme. On pourrait ainsi étudier d'abord séparément le droit de propriété dans une société béringienne, caractérisée par une riche économie baleinière ; puis dans une société pauvre, comme celle des Inuit Caribou, ou d'Ammassalik (côte est du Groenland). On s'apercevrait alors que dans le premier cas, le droit de propriété est défini de façon beaucoup plus individualiste et souveraine que dans les deux autres : le sol peut être loué, légué ; l'individu peut apposer des marques de propriété personnelle et privative sur certains objets ; la capitalisation temporaire est tolérée dans une certaine mesure, etc. Sur ces questions, cf. N. Rouland, "Le droit de propriété traditionnel des Esquimaux et son intégration aux systèmes juridiques occidentaux ; problème d'acculturation juridique", Communication présentée au XLIIe Congrès International des Américanistes, 2-9 sept. 1976, à paraître dans les Actes du Congrès, V, Paris, 1978.
On explique en général ces différences par l'influence des cultures indiennes. Sans rejeter cette donnée, nous pensons que l'influence du niveau des [128] richesses est au moins aussi déterminante : leur relative abondance permet une privatisation du droit de propriété personnelle plus poussée qu'ailleurs, ainsi qu'une certaine accumulation. Alors que dans d'autres régions, la rareté des ressources interdit de tels procédés, auxquels l'unité du groupe ne survivrait pas. Nous ne prétendons évidemment pas par cet exemple justifier toute une théorie, mais seulement indiquer une orientation méthodologique. Connaître et classer les règles de droit est indispensable. Si on conçoit le droit comme un art, on peut s'en arrêter la. Mais l'anthropologue et l'historien du droit sont obligés, par la nature de leur discipline, à y voir plus : une science. C'est dire que la règle de droit n'est qu'un miroir, parfois déformant : l'image qu'elle reflète doit être décryptée, et non pas acceptée pour elle-même. La règle juridique n'est qu'un élément de l'horizon culturel, et le détail d'un tableau n'est compris que par rapport à son ensemble.
Telles sont donc les insuffisances du travail d'H. König, qui n'est cependant pas inutile, mais manque d'intelligibilité profonde. Encore l'excuse de son antériorité doit-elle jouer pour beaucoup dans son appréciation.
Plus proches de nous, nous trouvons les travaux de Geert Van Den Steenhoven : Legal Concepts among the Netsilik Eskimos of Pelly Bay (N.W.T.), Ottawa, Northern Coordination and Research Center, no 3 ; Leadership and Law among the Eskimos of the Keewatin District (N.W.T.), Rijswijk, 1962 ; Caribou Eskimo Legal Concept (paper presented at the 32nd International Congress of Americanists in Copenhagen, republished in Northern Coordination and Research Center, 1959, no 3, 1-7 ; "Trouble et maintien de l'ordre dans la vie traditionnelle des Esquimaux", Revue internationale de criminologie et de police technique, 1968, 14sq ; "The Eskimos" dans Recueils de la société Jean Bodin pour l'histoire comparative des institutions, T. XXIII-I : Gouvernés et gouvernants, Bruxelles, 1969 : 339-355.
Les quatre premiers textes ont un caractère monographique, alors que le dernier se veut être une synthèse. L'auteur use d'une bonne technique : au lieu de partir de pré-supposés idéologiques formalisés dans des "principes de droit inuit", il agit comme un juriste de pays de common law, faisant avant tout une analyse jurisprudentielle. Il nous présente donc dans ses divers ouvrages une série de cas concrets (Legal Concepts : 19-28, 34-36, 39-40, 42-48, 50-55 ; Leadership and Law : 103-112), qu'il analyse et à partir desquels il s'efforce de dégager certains principes. Malheureusement, l'ensemble de l'oeuvre pèche par une conception fondamentale du droit beaucoup trop ethnocentriste : pour G. Van Den Steenhoven, le droit ne peut être défini que par le recours à des critères formels, et à la notion de sanction (Leadership and Law : 100-103) ; il ne peut y avoir règle juridique qu'en fonction de la présence de trois éléments : régularité, coercition physique, exercice de l'autorité par un agent de la société (ibid.) ; le droit ne peut pas être défini par des critères fonctionnels (Caribou Eskimo Legal Concepts : 1-3). Il s'agit là de conceptions très influencées par la forme que revêt [129] le phénomène juridique - institutionnalisé, formalisé - dans nos sociétés occidentales : les transposer au sein de populations archaïques telles que les sociétés inuit ne peut conduire qu'à l'impasse.
Nous avons d'ailleurs essayé de montrer à quelles exigences répondait la définition de la règle de droit et de sa sanction dans ces sociétés (cf. N. Rouland, Approche du phénomène juridique, op. cit., 1, no 2 : 2-2, 22-45, 66-68 ; La sanction du droit chez certaines populations esquimaudes ; problèmes théoriques et modes d'intervention de la communauté dans les procédures de règlement des conflits, Aix-en-Provence, 1976. Rappelons seulement qu'à notre sens elle ne peut se définir que par l'emploi conjoint d'une série de critères, qu'elle se manifeste selon des processus beaucoup plus informels que dans nos sociétés occidentales. En bref, il faut accepter un certain dépaysement juridique qui va de pair avec la spécificité des sociétés traditionnelles, sinon, on aboutira vite à l'idée que ces populations "n'ont pas de droit", alors qu'il s'agit là d'une contre-vérité flagrante : ubi societas, ibi ius. C'est d'ailleurs le résultat auquel parvient G. Van Den Steenhoven : pour lui ni les Inuit Caribou, ni les Netsilik n'ont de règles de droit (Legal Concepts : 62) car le même fait n'engendre pas toujours la même réaction de la part de l'individu ou de la communauté, et peut même n'être suivi d'aucune réaction (Caribou Eskimo Legal Concepts : 3-7). Cette absence de régularité ou de sanction fait que pour l'auteur nous sommes là en présence de règles sociales, mais non juridiques (Leadership and Law : 112). Pour nous, c'est là le symptôme d'une certaine étroitesse de vues : la règle juridique se manifeste dans ces sociétés très peu formelles par d'autres voies que chez nous, et avant de conclure à son inexistence, encore faut-il tenter de la cerner à l'aide de critères adéquats. On s'apercevra alors que même au sein de populations très "archaïques", comme les Inuit Caribou, il y a bien droit, même si l'autorité est masquée, si la régularité est plus une intention qu'un fait, si la sanction est souvent plus psychologique que physique.
On voit donc que jusqu'ici les travaux d'ethnologie juridique des Inuit sont loin d'être exempts de défauts ou lacunes. Fort heureusement on peut faire l'éloge d'un travail de Leopold Pospisil, "Law and Societal Structure among the Nunamiut Eskimo", dans Explorations in Cultural Anthropology, New York, 1964. L'auteur en effet, évite les pièges dans lesquels sont tombés H. König et G. Van Den Steenhoven : L. Pospisil noue étroitement la structure juridique à la structure sociale. Il distingue plusieurs groupes sociaux à l'intérieur de la société Nunamiut : famille nucléaire, famille étendue, bande, faction de bande (p. 410-417). À chacun de ces niveaux sociaux correspond un système juridique qui a ses autorités, matières, sanctions spécifiques. Il y a donc un pluralisme (p. 424-426), qui n'est pas sans rappeler à l'historien du droit la pluralité du droit médiéval. Le droit est donc bien ici lié au contexte socio-économique et politique qui le détermine. L'auteur a également de la notion de droit une conception large, adaptée à ce type de société, et dépourvue de l'ethnocentrisme qu'on pouvait reprocher à G. Van Den Steenhoven (voir notamment de L. Pospisil : "The Nature of Law", [130] Transactions of the New York Academy of Sciences, Ser. II, Vol. 18, no 8 : 747-755, 1956). C'est donc, à notre sens, la meilleure contribution en la matière, qui mérite pleinement la qualification d'anthropologie juridique.
Enfin, après lecture de cette série d'oeuvres importantes, même si certaines sont imparfaites, le chercheur pourra consulter certains travaux plus particuliers, mais qui appartiennent toujours au secteur de l'ethnologie juridique des Inuit :
- - l'article célèbre de M. Mauss, "Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos", extrait de L'Année sociologique, 1905 : 39-132, très beau texte, mais dont on peut aujourd'hui contester l'orientation générale (cf. N. Rouland, Approche du phénomène juridique op. cit., 53-54).
- - N.H.H. Graburn, "Eskimo Law in Light of Self - and Group -Interest", dans Law and Society Review, IV-I, 1969 : 45-60, très général et criticable sur de nombreux points (on est étonné de lire p. 47, que dans les sociétés inuit, l'individu fait passer son avantage personnel avant tout...), notamment par la trop grande importance que donne l'auteur aux comportements de compétition, en négligeant les pratiques communautaires et d'entraide sociale.
On signalera deux excellentes monographies : J. Rousseau, L'adoption chez les Esquimaux Tununermiut, Centre d'Études Nordiques de l'Université Laval, no 28, Québec, 1970 ; B. Saladin d'Anglure. L'organisation sociale traditionnelle des Esquimaux de Kangiqsujuaq (Nouveau-Québec), Centre d'Études Nordiques de l'Université Laval, no 17, Québec, 1967. Un important ouvrage sur le mariage esquimau : Rolf Kjellstrom, Eskimo Marriage (thèse Uppsala, 1973 ; Lund 1973). On regrettera que l'auteur n'ait consacré que très peu de pages (215-218) à l'esquisse d'une différenciation régionale des différentes formes du mariage inuit. On pourrait en partie reprendre les critiques formulées plus haut à l'égard de H. König.
Signalons aussi la réédition du livre de J. Malaurie, Les derniers Rois de Thulé, (op. cit.) à laquelle l'auteur a ajouté de nombreux développements. Certains chapitres et passages (p. 85-95, 147-159, 168-188, 208-214, 231-243, 487-507) seront très instructifs pour l'ethno-juriste.
Enfin que le lecteur nous pardonne de rappeler nos quelques contributions en la matière, non citées précédemment : La sanction du droit chez certaines populations esquimaudes : problèmes théoriques et modes d'intervention de la communauté dans les problèmes de règlement des conflits, Aix-en-Provence, 1976 ; Chants esquimaux traduits et commentés, Aix-en-Provence, 1976 ; Le statut juridique des Inuit du Nouveau-Québec et la Convention de la baie James, Québec, 1978. Avec ce dernier ouvrage est abordé le problème du droit contemporain applicable aux Inuit et de leurs revendications territoriales. Il s'agit là d'une matière considérable qui pourrait faire l'objet d'une autre bibliographie.
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Pour conclure ce bref tour d'horizon, on constatera donc qu'en matière d'ethnologie juridique des Inuit, presque tout reste à faire : non seulement cette discipline ne voit son statut épistémologique reconnu qu'avec difficultés (ne parlons pas de la quasi-absence de son enseignement dans les universités, et plus particulièrement dans les facultés de droit, hormis quelques très rares exceptions...), mais les études qui lui ont été consacrées spécifiquement dans le secteur arctique sont, comme on l'a vu, rares et lacunaires. A ce niveau l'Arctique a encore besoin d'être découvert ; souhaitons que ces terres vierges commencent bientôt à être défrichées.
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