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Préface
De sondage en sondage, quels que soient la catégorie ou l'âge des gens interrogés, la réponse tombe, régulière, massive, comme un pied de nez à tous ceux qui prédisent ou redoutent sa fin : la famille, à l'aube du siècle nouveau, se voit plébiscitée, placée en tête de toutes les « valeurs ». Avec un score tellement écrasant que, pour nuancer le résultat, on distille un soupçon de doute : les personnes sondées, sous le mot « famille », mettent-elles vraiment le même contenu ? Une telle unanimité ne naît-elle pas forcément d'un malentendu ? Certains, par leur réponse, valoriseraient la famille comme institution, socle intangible de la société ; d'autres, au contraire, en feraient le cocon chaleureux et très privé, à peine partagé par quelques proches, de leur bonheur et de leur intime liberté. Les premiers pourraient être classés comme conservateurs voire traditionalistes ; les seconds comme modernes. Inconcevable, donc, qu'ils puissent se retrouver d'accord ! Il y a forcément anguille sous roche...
Le monde a changé : chacun, sans être grand clerc, peut en faire le constat. La durée de la vie s'est allongée considérablement, [6] ouvrant aux couples qui s'engagent dans une vie commune la perspective de longues années à partager ; la place des femmes dans la société s'est affirmée, changeant fondamentalement les rapports entre les sexes : elles font des études, travaillent à l'extérieur du foyer, gagnant ainsi leur autonomie financière et leur indépendance. De plus en plus, aussi, elles maîtrisent leur fécondité. Et la science biomédicale propose des solutions nouvelles pour permettre à des couples inféconds d'avoir des enfants. Les hommes également ont changé, désireux de vivre autrement leur paternité, soucieux d'un meilleur équilibre entre les temps professionnel et familial. Comment imaginer que la famille pouvait sortir indemne de telles évolutions ?
Indemne, non. Résistante, oui. Y a-t-il donc une idée immuable de la famille, qui traverserait les siècles, les frontières... et les idéologies ? Telle est l'interrogation, en tout cas, que veut soulever cet ouvrage. Et plutôt que de rechercher puis proposer une réponse unique, il fut demandé à quatre experts de puiser dans leur champ de spécialité et d'études leur définition particulière. En croisant ainsi des approches et des regards diversifiés l'un ne se présente-t-il pas comme agnostique et volontiers contestataire, tandis qu'un autre propose de réinventer la famille à la lumière de la subversion évangélique ? , il serait possible de repérer les lignes de convergence et d'en déduire une certaine représentation « objective » de la famille. Puis d'imaginer, à partir des permanences ainsi constatées, les contours d'un futur des familles.
Deux juristes, Françoise Dekeuwer-Défossez et Norbert Rouland, qui complète son propos d'une approche ethnologique, Philippe Jeammet, psychiatre, et Albert Donval, psychosociologue et éthicien, se sont prêtés au jeu. La première s'est située au cœur de l'actualité juridique, articulant son propos sur les évolutions les plus récentes de la société française où s'entrechoquent le droit, les mœurs et la famille. Le deuxième nous invite à une plongée dans le temps et dans d'autres civilisations pour mieux analyser la [7] situation présente. Philippe Jeammet rappelle comment se construit un enfant, puis un adolescent, à l'intérieur du cercle familial. Quant à Albert Donval, il présente la famille comme lieu unique d'expérimentation des relations humaines.
Leurs tableaux sont contrastés, certes, mais chacun à sa manière convie le lecteur à décentrer son regard. La famille dite « nucléaire », telle que beaucoup d'entre nous se la représentent dans leur imaginaire, est relativement récente et géographiquement circonscrite : un couple, librement marié, ayant un ou plusieurs enfants, habitant sous le même toit, décidé à vivre ensemble jusqu'à la mort, pour le meilleur et pour le pire. Il suffit d'explorer d'autres siècles et d'autres contrées pour rencontrer des systèmes différents la polygamie, par exemple , ou aujourd'hui, dans le monde occidental, le divorce puis le remariage, qui permettent l'avènement de familles dites recomposées. Françoise Dekeuwer-Défossez rappelle ainsi que le modèle du couple sans divorce n'a existé que durant quelques siècles dans l'Europe catholique. Variable importante, aussi, la dimension de la famille élargie, selon les cultures et les époques (aujourd'hui coexistent au sein d'une même famille quatre, voire cinq générations !).
De ce constat, l'on peut déduire la plasticité de la famille. Premier postulat : la famille n'est pas figée ; elle est vivante, adaptable ; elle se réinvente sans cesse. Des traits néanmoins subsistent d'âge en âge, de civilisation en civilisation. Invariants sur lesquels peut être risquée une définition. La famille, quoi que l'on en pense, demeure une « institution ». Par son rôle de transmission de savoirs, de savoir-faire, de valeurs, parce qu'elle participe grandement à la construction des personnes, elle influe sur la société dans laquelle elle s'inscrit. Y compris, si l'on s'en réfère aux travaux d'Emmanuel Todd cités par Norbert Rouland, sur son organisation politique. Surtout, la famille joue un rôle unique d'expérimentation des différences, entre les sexes et les âges, qui permet au jeune, ensuite, d'affronter le monde extérieur, l'autre, l'étranger. Selon le mot [8] d'Albert Donval, en effet, « la famille n'est pas une fin en soi ». Elle n'a jamais comme but que de préparer les nouvelles générations à la quitter pour qu'à leur tour, elles fondent un foyer.
Cette « institution »-là, pourtant, n'est pas hostile à l'individu, elle n'agit pas contre lui. Bien au contraire, puisque, désormais, elle se construit sur le mode égalitaire : entre l'homme et la femme, entre les adultes et les enfants dont les droits sont de plus en plus reconnus.
Dans un mouvement parallèle, alors que beaucoup jugent que la création d'une famille ne regarde qu'eux ce qui explique notamment une certaine désaffection à l'égard du mariage , le droit ne se désintéresse pas de la famille, au contraire. Plus de liberté, plus d'égalité, plus d'électivité : tels sont les maîtres mots sur lesquels se bâtit une union aujourd'hui. Paradoxalement, cette liberté revendiquée exige que soient dressées des barrières juridiques pour éviter qu'en cas de rupture les plus faibles se trouvent pénalisés. La loi s'insinue donc toujours entre les conjoints, mais aussi entre les parents et les enfants.
Autre constante : de tout temps, la famille a exercé une fonction sociale, plus ou moins affirmée selon le contexte de l'époque. Ce fut particulièrement vrai dans les sociétés rurales et dans des temps où l'État n'existait pas : la famille assurait des devoirs d'assistance et de solidarité, notamment à l'égard des plus faibles de ses membres, les enfants comme les vieillards. Cela continue d'être, dans un moment de l'histoire où l'on s'éloigne du tout-État, où l'on s'en défie même. La famille, du coup, retrouve sa fonction protectrice. On l'a vu, en France, quand le chômage fut à son apogée. Malgré le nombre de personnes touchées, la société n'a pas « explosé » : la famille a servi d'amortisseur. Les jeunes, notamment, dont l'entrée dans le monde du travail se faisait, et se fait encore, sous le signe de la précarité, ont pu pour la plupart compter sur le soutien de leurs parents et grands-parents.
Autre notation partagée par chacun des auteurs de cet ouvrage, une famille, d'évidence, entrecroise deux liens : une relation conju-[9] gale et une relation de filiation. Actuellement, si le lien conjugal se fragilise, le lien de filiation se trouve renforcé, au moins dans les principes, et réaffirmé dans toutes les évolutions du droit. Le couple peut se séparer ; la fonction parentale, elle, est indissoluble. On ne divorce pas de ses enfants, redit-on à l'envi. Même si, dans les faits, bien des pères se voient, volontairement ou non, écartés de leur rôle auprès de leur enfant. La famille, comme lieu où s'établit la filiation : la définition se précise.
À partir de ce socle commun, les interprétations peuvent différer. Ainsi, pour beaucoup, aujourd'hui, c'est « l'enfant qui fait la famille ». En effet, souvent, le mariage n'est plus l'acte fondateur : le nombre de naissances hors mariage ne cesse d'augmenter. Et la venue d'un enfant n'entraîne plus automatiquement la décision de se marier. Mais Albert Donval, lui, prend cette affirmation à contre-pied. Pour lui, le destin des enfants étant de quitter la famille, le couple doit préexister à leur naissance et durer au-delà, l'homme et la femme recréant à chaque étape de leur vie de nouvelles manières d'être ensemble.
Autre contradiction soulevée : des revendications paradoxales se font jour dans les mentalités comme dans les textes de loi. On met désormais l'accent sur le côté « électif » de la famille : quand un couple n'est pas marié, il appartient à chacun des parents de reconnaître son enfant par une démarche concrète. Philippe Jeammet, par exemple, insiste sur le fait que c'est celui qui élève, qui nourrit, qui éduque qui est le parent ; et nombreux sont ceux qui réclament un statut pour le beau-parent à côté du parent biologique. Mais dans le même temps, s'affirme le désir de tout connaître de son origine, vérité rendue possible par les progrès de la génétique et, de plus en plus, facilité par la loi (reconnaissance ou désaveu de paternité, adoucissement de l'anonymat dans le cas d'un accouchement sous X... En revanche, subsiste le secret pour la procréation médicalement assistée avec don de sperme). Choix du cœur, revendique-t-on. Droit du sang, vérité du gène, clame-t-on [10] d'un même élan. Au risque de voir certains jeunes changer au fil de la vie sentimentale de leur mère de père, de nom, de frère et de sœur.
En effet, derrière le détachement scientifique de l'expert, apparaissent des convictions, et parfois des interrogations. Non qu'ils veuillent « moraliser » leur propos ou imposer quelque norme que ce soit mais, invités à esquisser l'avenir de la famille, ils laissent entrevoir leurs souhaits. Ainsi Françoise Dekeuwer-Défossez s'avoue inquiète de certains coups portés aux liens de filiation, au nom d'un « droit à l'enfant » dont elle se demande s'il est raisonnable de le satisfaire à tout prix. N'est-il pas dangereux de malmener ce lien qui, justement, se doit d'être d'autant plus solide que les liens conjugaux sont, eux, fragilisés ? Et de souhaiter que soient conciliés le droit à une certaine transparence biologique et la nécessaire stabilité de la filiation, qu'on ne puisse indéfiniment la remettre en question. Norbert Rouland, en se défendant d'une vision conservatrice de la famille, invite à étudier les couples qui durent, et qui sont majoritaires, à analyser ce qui construit leur amour et l'inscrit dans la durée, sans lassitude ni hypocrisie. Ce qui, en somme, leur permet de créer des « liens de qualité », selon les mots de Philippe Jeammet : l'enfant, se sentant aimé, peut s'aimer et aimer à son tour. Le psychiatre souhaite pour chaque jeune un « lien continu, fiable, sûr et sécurisant » qui se rencontre dans la famille classique, où les deux parents sont présents. Mais cette relation « secure », puisqu'il préfère le terme anglo-saxon, peut exister (peut-être avec plus de risques, dit-il) dans d'autres modèles de famille.
La famille, qui a su vivre tant de métamorphoses, a forcément un futur. Quel en sera le visage ? Nul ne le sait. Mais la famille a d'autant plus d'avenir que la mondialisation qui affecte aujourd'hui l'économie comme les communications, représente pour beaucoup de gens un facteur d'inquiétude. Directement confronté [11] à l'immensité du monde, chacun est tenté de se replier sur le sûr, le connu, le plus proche. On le constate avec le renouveau et l'affirmation des identités régionales. C'est le risque « clanique » appliqué à la famille. Peut-être devra-t-on bientôt déplorer ce succès familial « par défaut » ? Car il faut savoir sortir de la famille pour regarder le monde, l'affronter et le transformer. C'est d'ailleurs la mission première des parents que de préparer leurs enfants à ce départ vers le grand large. Qu'est-ce donc que la famille ? Un paradoxe, vous dis-je. Il lui faut à la fois durer et se laisser quitter. Tour à tour refuge et tremplin, apparaître solide comme un port d'attache et animé comme un lieu de passage. Rôle double et périlleux qui nécessite continuité et constante créativité, attachement et détachement. On pourrait dire de ses lignes de force qu'elles constituent le fond, la toile du tableau familial. Ensuite, comme avec les couleurs d'une palette de peinture, par les relations nouées entre eux et avec les autres, parents et enfants composent une œuvre toujours nouvelle et toujours unique. Indémodable.
Dominique Quinio
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