Introduction

[...] l'homme vit dans plusieurs mondes, dont chacun a sa propre clé, l'homme ne pouvant passer d'un monde à l'autre sans cette clé, autrement dit sans changer d'intentionnalité et de mode correspondant d'appropriation de la réalité.

 

Le bilan dressé récemment par Richard Swedberg de la connaissance économique savante et, plus particulièrement, de ce qui pourrait être regroupé sous les termes de sociologie économique confirme la diversité actuelle des démarches, mais aussi l'étendue des remises en question des objets, des méthodes et des explications propres à ces divers savoirs sur l'économie. Le contexte actuel, où les frontières entre sociologie économique et sciences économiques semblent de plus en plus floues, serait propice, selon cet auteur, à l'intégration des acquis essentiellement empiriques de la première aux acquis théoriques des secondes, comme l'envisagent les nouvelles perspectives de l'« economic sociology » en voie de constitution (Swedberg 1987 : 127). 

Le résultat de recherches sur l'économie francophone au Québec nous mène vers une orientation fort différente, voire contraire à cette proposition. Il n'existe pas, selon nous, de voie synthèse, de troisième voie [1] entre la sociologie de l'économie et la science économique. Plus encore, l'un des problèmes majeurs qui marque le développement d'une sociologie de l'économie vient du fait qu'on a tenté de structurer cette discipline en procédant du savoir économique sans s'interroger sur sa constitution sociale. Le statut essentiellement empirique conféré aux travaux en sociologie économique témoignerait ainsi de l'absence de construction de l'économie comme objet sociologique (ibidem). La conjoncture du développement de la connaissance économique peut donc être analysée d'une autre façon, comme le soulignait récemment M. Rioux, celle de l'opposition entre les deux disciplines : 

On a souvent dit que la société capitaliste c'est l'avènement de l'économie ; c'est vrai de deux façons : dans la société réelle, l'économie devient la sphère privilégiée d'activité, s'autonomise et envahit toutes les autres ; au niveau du savoir, l'économie politique, ou mieux la science économique devient une science naturelle et devient le parangon pour le reste des sciences de l'homme [...] C'est cette double autonomisation que devra attaquer toute théorie et sociologie critiques.

 

La dominance des catégories de l'économique comme mode de représentation du social ont conduit de nombreux auteurs [2], tant anthropologues que sociologues, à critiquer l'économisme implicite des analyses du capital comme rapport social : que ce soit, à titre d'exemple, la distinction entre infrastructure et superstructure (Godelier 1966, 1974, 1984) ou plus généralement la détermination du développement et de la société par des facteurs économiques (Kosik 1978, Habermas 1985), la construction économique de la valeur et du capital (Denis 1980, Deleplace 1979, Henry 1976, Gorz 1988, Palloix 1977, De Vroey 1985, Aglietta et Orlean 1982) et les théories de la dépendance fondées sur cette conception économique de la valeur (Latouche 1986, Lipietz 1985).