[423]
Convocations thérapeutiques du sacré
Quatrième partie : Soigner les représentations de la maladie
Chapitre 21.
“Modernité, religion, et responsabilité
en matière de santé chez les femmes
caboclas de l'Amazonie brésilienne.”
Francine Saillant, Chantal Audet, Vanessa Stasse
- Introduction [423]
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- Deux points de vue sur la responsabilité [425]
- Amazonie, modernité avancée et transformations sociales [426]
- L'espace religieux amazonien : transformations et permanences [427]
- L'espace thérapeutique amazonien : transformations et permanences [429]
- Pratiques et itinéraires thérapeutiques [431]
- Les actions sur les problèmes de santé [433]
- La vision de la responsabilité [434]
- Le statut du religieux dans les itinéraires et la responsabilité [436]
- Doute et brouillage des références [440]
- Médecine domestique et biomédecine [442]
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- Références bibliographiques [442]
Le SUS, système de santé universel, mis en place par l'État brésilien à partir de 1989 est en cours de régionalisation et de municipalisation, après avoir subi des coupures importantes, ce qui a, entre autres conséquences, de déléguer plus de responsabilités liées à la santé aux communautés locales, aux groupes domestiques en particulier, et en leur sein aux femmes. La société brésilienne, notamment celle des populations de caboclos [1] ou métis de l'Amazonie, considère traditionnellement les femmes comme responsables des soins au sein de la maisonnée, supposant une division sexuelle du travail domestique (Miranda-Alvarès et dos Santos, 1999). Délégation des responsabilités et intériorisation de cette dernière sont ici étroitement imbriquées (Saillant, 2000 ; 2001). Bien sûr, les femmes ne sont pas les seules actrices à se [424] mobiliser lorsque la maladie survient : elles peuvent en principe compter sur d'autres ressources qu'elles-mêmes, dont les autres membres des groupes domestiques, la médecine, les tradipraticiens et les divers cultes religieux (Laplantine, 1989). Elles se trouvent à la fois au cœur des responsabilités de la santé et aussi au croisement des divers lieux de l'espace thérapeutique [2] cosmopolite et local, lequel, au-delà du système mis en place par l'État brésilien, subit nombre de transformations sous les effets de la modernité amazonienne. Les écrits anthropologiques mettent en évidence depuis longtemps les phénomènes de métissage et de pluralisme au sein des itinéraires thérapeutiques, évoquant la façon dont les mondes locaux brésiliens adaptent les divers systèmes et les intègrent (Jacquemot, 1996). Plus rarement, exception faite de Sheper-Hugues (1992), essaie-t-on de saisir également ces itinéraires à partir du cadre culturel sociopolitique et moral, et de la manière dont s'incarnent les constructions de genre dans les responsabilités liées à la santé et à la maladie.
Dans ce chapitre, nous aborderons, selon le point de vue des femmes, la question de la responsabilité des soins de santé dans le contexte d'une région brésilienne riche quant à sa diversité religieuse et thérapeutique, l'Amazonie. Au total, soixante-sept entrevues ethnographiques (onze de groupe, cinquante-six individuelles) ont été effectuées, principalement auprès de femmes pour la plupart mères, d'âge et d'appartenance religieuse différents, de milieux pauvres de quartiers urbains de Belém (principalement Bengui) et de villages ruraux des environs (principalement Marudá), qui s'exprimèrent sur leurs pratiques de soins, leurs itinéraires thérapeutiques et leurs expériences de la responsabilité reliées à la santé et à la maladie. Les femmes ont été informatrices principales en raison de leurs responsabilités dans les soins. Quelques hommes furent aussi informateurs, comme divers thérapeutes, responsables locaux de centres de santé, animatrices de centres communautaires et leaders de mouvements de femmes.
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Deux points de vue sur la responsabilité
En anthropologie, la référence à la responsabilité nous replace dans une discussion plus large sur les formes que prennent les relations que diverses sociétés établissent entre malheur (par exemple la maladie) et imputations de malheur. C'est donc par l'insertion de la responsabilité dans les systèmes de pensée locaux et leur mise en perspective qu'il est possible d'étendre notre compréhension de ses significations variées. La responsabilité relève hypothétiquement des humains et d'autres entités, inscrites dans un ou plusieurs ordres religieux et thérapeutiques entrecroisés (Auger et Herzlich, 1984). La sorcellerie, dans de nombreuses sociétés, illustre typiquement les liens entre le malheur, notamment le malheur biologique qu'est la maladie, et la responsabilité d'humains et d'entités invisibles (Favret-Saada, 1985). Dans ces systèmes de pensée, les humains ne sont jamais seuls responsables de leur malheur.
L'anthropologie des genres et l'anthropologie féministe nous conduisent vers un autre ordre de considérations : le partage de la responsabilité du malheur et de la maladie différencié selon le sexe social. Les travaux conduits dans la double perspective de l'anthropologie médicale et de l'anthropologie féministe, comme ceux de Sheper-Hugues (1992), de Brettel et Sargent (1997), de Lock (1993), autorisent à un double déplacement. D'abord, comprendre la responsabilité du malheur et de la maladie dans un horizon élargi, celui de la responsabilité de la vie et de la mort, bref de la reproduction biologique et sociale et du travail qu'elle implique (Folbre, 1997). Ensuite, comprendre le travail de la reproduction dans le contexte des différences sociales qu'il suppose au sein des mondes locaux : hommes et femmes n'occupent pas les mêmes postures face à la vie et la mort, face à la préservation et au maintien de la santé ou face à la prise en charge du malade. Le travail de la reproduction ne se limite pas aux tâches matérielles (ex. : hygiène, alimentation). Il est aussi souci, préoccupations, pour le devenir d'un autre et prend alors un sens relationnel et moral. Il s'inscrit, d'abord et avant tout, au sein de l'espace domestique. On peut comprendre que la responsabilité face à la maladie (et la mort) mais aussi à la santé (et la vie, le salut) est le produit [426] d'une position occupée par un sujet, culturellement, socialement et historiquement situé, homme ou femme. Dans les sociétés peu sécularisées, la responsabilité pour la vie et la mort, pour la santé et la maladie peut également s'inscrire dans une cosmologie religieuse dans laquelle les entités surnaturelles joueront également un rôle clef.
Amazonie, modernité avancée
et transformations sociales
L'Amazonie est de plus en vue perçue de l'intérieur comme une terre de « modernisation » ouverte aux divers phénomènes de globalisation. Nombreux sont les auteurs brésiliens à analyser les changements environnementaux, sociaux et culturels suggérant la mutation rapide d'une société imaginée de l'extérieur comme le dernier vestige du « sauvage », que ce terme renvoie à la nature (le meio ambiant) ou à l'occupation de celle-ci par des hommes aux cultures « primitives » (culturas indigenas). L'Amazonie participe de la modernité avancée : ces images d'indigènes captant sur vidéo leurs « traditions » sont sur ce point éloquentes. L'Amazonie s'avère aussi terre de nostalgie d'un passé proche et lointain regretté déjà par Lévi-Strauss dans Tristes tropiques (1976), mais aussi évoquée dans ses photographies publiées sous le titre révélateur de Saudade do Brasil (1994).
Le changement en Amazonie brésilienne s'intensifie depuis les années 1990 : citons l'importance du phénomène migratoire de l'intérieur vers les villes (Garcia, Rivron et Bouvier, 2000) ; la place de certains mouvements sociaux branchés sur l'international, par exemple écologistes et féministes (Miranda-Alvarès et d'Incao, 1995) ; la pénétration de phénomènes apparemment exclusivement occidentaux, du New Age aux concerts rocks (Martins, 1999) ; mais aussi, les espaces thérapeutiques et religieux qui ouvrent, plus que jamais, la région aux religions mondiales et à la biomédecine (Laplantine, 1999). Le thérapeutique et le religieux ont été, traditionnellement, deux sphères étroitement associées au Brésil (cf. Bastide, 1995 ; Aubrée et Laplantine, 1990 ; Boyer-Araújo, 1993 ; Loyola, 1983 ; voir aussi Les cahiers du Brésil contemporain [1998] de même que de nombreuses études locales [Buchillet, 1991 ; Araújo, 1991 ; [427] Maús, 1990, 1995]). L'étude des changements dans l'un ou l'autre ne peut donc être abordée que comme un tout.
L'espace religieux amazonien :
transformations et permanences
L'espace religieux brésilien et amazonien se modifie progressivement : les religions, comme les néopentecôtismes s'introduisent, en lutte contre les entités des religions afro-brésiliennes, qui, elles, perdent du terrain, tandis que la religion catholique combat l'austérité des néopentecôtistes en se faisant plus festive et moins répressive.
Les néopentecôtismes, comme dans tout le Brésil, gagnent sans cesse du terrain en Amazonie (Laplantine, 1999 ; Boyer, 1997). À Bengui, baixada de Belémon, on peut compter une vingtaine de cultes néopentecôtistes différents, des plus locaux aux plus connus comme l'Église universelle du royaume de Dieu et l'Assemblée de Dieu. Les petits lieux de cultes néopentecôtistes, facilement confondus avec de simples maisons de briques des moradores (résidents), parsèment tout le territoire, à côté des Églises catholiques, moins nombreuses mais plus imposantes. Au centre de Belém, en plein quartier Nazare, fut aussi érigé l'un des richissimes temples caractéristiques de l'Universelle. Mais ce phénomène n'est pas qu'urbain, puisque des convertis de ces Églises circulent dans les igarapes (affluents) des fleuves, atteignant les populations riveraines les plus éloignées des villes et cherchant à les convertir. Ce néopentecôtisme est, à ce jour, plus présent dans les baixadas qu'il ne l'est dans les milieux ruraux.
Le catholicisme traditionnel, religion officielle au Brésil héritée de l'ère coloniale, dont la majorité des habitants se réclament tout en ne le pratiquant guère (environ 10% de pratiquants), se fait moins austère et se « réenchante ». Face au succès des néopentecôtismes, la religion catholique se doit de trouver des formes d'attraction qui sauront s'inscrire dans les sillons d'une tradition d'ouverture, tout en jouant sur les atouts et failles des compétiteurs. Des néopentecôtismes, comme celui du padre Marcello, on retiendra spectacles de foules, bruits, chants, un certain sensationnalisme, rejetant [428] toutefois la dramaturgie de la peur et la démonologie. Quoique rioca, ce phénomène gagne lentement les petites églises catholiques des baixadas du nord du pays. Ainsi, lors d'une réunion de conscientisation organisée par des féministes le 8 mars 1999, à Bengui, regroupant une vingtaine de femmes dans une école, on pouvait entendre les chants joyeux et bruyants venant d'une église catholique avoisinante, bondée à craquer, rumeur des fervents qui assistaient à la messe du samedi soir. Dans les milieux ruraux, tel Marudá, la pratique se modèle encore sur le passé, les fidèles se trouvant sans cesse rappelés à l'ordre par la radio locale tonitruant à toute heure ses messages et prières. Y a-t-il lieu de préciser que le plus haut lieu de pèlerinage catholique se trouve à Belém, autour du culte marial de Nossa Senhora de Nazare, figure religieuse emblématique des caboclos ?
Pour leur part, les terreiros (lieux de culte) umbandistes traditionnels sont toujours présents en ville comme en campagne, mais peu visibles et moins nombreux que les néopentecôtistes, mais aussi plus secrets du fait de l'ostracisme dont ils sont victimes par les néopentecôtistes. Pratiquer l'umbanda n'est pas chose publiquement avouée, et souvent, l'habitant d'une baixada se rendra au terreiro d'une baixada voisine pour ne pas être identifié. Habitants des baixadas et pères et mères de saints s'entendent pour dire que la pratique des religions afro-brésiliennes en Amazonie serait en baisse dans cette région où elle n'a jamais eu, de toutes manières, la prégnance historique qu'on lui attribue dans son berceau du Nordeste, et ce, bien qu'une part importante de la population de l'Amazonie côtière et du littoral soit, rappelons-le, originaire du Nordeste.
Ces changements dans la pratique religieuse en Amazonie brésilienne ne signifient pas que la population soit moins portée vers une certaine religiosité, ou encore à une certaine hybridation des pratiques, réinventant et relocalisant toute religion nouvellement implantée comme ce fut le cas pour le catholicisme, les religions africaines, le spiritisme ou le néopentecôtisme. Le Brésil demeure essentiellement pluraliste sur le plan religieux. La responsabilité des dieux et de Dieu face à la maladie peut, en ce sens, être théoriquement considérée comme participant de plusieurs univers ou [429] mondes religieux pour un même individu. Selon la pratique du moment, les attributions et les conséquences sont susceptibles de combiner de diverses manières l'un ou l'autre de ces mondes. Les explications que fournissent les diverses religions sont toutefois discutées et la croyance est facilement objet de doute publiquement. On se compare, on combine, on quitte et on revient vers les cultes sans problème au cours d'une vie ou dans un même groupe domestique. Aussi, les femmes, dans toutes ces religions, demeurent des actrices d'une grande importance, à la fois quant à leur nombre, quant au rôle qu'elles jouent dans les processus de conversion auxquels elles contribuent et quant au travail d'hybridation et d'invention de la ritualité. Les marques de leurs pratiques sont très présentes dans les maisonnées (sauf les pentecôtistes) : images de Nossa Senhora de Nazaré, des entités caboclas, autels domestiques, etc. Leur pouvoir n'est toutefois pas le même d'une religion à l'autre.
L'espace thérapeutique amazonien :
transformations et permanences
Si l'espace religieux est marqué par le pluralisme, l'hybridation et le changement en termes de pondération de la place relative occupée par les anciens cultes et les cultes en émergence, ce changement touche tout autant l'espace thérapeutique dont il est indissociable. Cet espace des soins fut déjà décrit à travers les divers systèmes de médecine qui ont depuis longtemps attiré l'attention des anthropologues (Laplantine, 1989). Guérisseurs héritiers du catholicisme populaire et des religions indigènes, mères et pères des saints, médecins, et maintenant pasteurs, se partagent un univers de thérapies variées qui tend peut-être lui aussi à se transformer en accord avec les religions qui leur servent de cadre moral et cosmologique.
Les changements principaux pourraient être ainsi résumés. D'abord, les tradipraticiens sont de moins en moins nombreux, surtout en milieu urbain. Leur authenticité et l'efficacité de leur pratique sont remises en question au point où cette dernière ne se transmet plus. Ensuite, les pasteurs [430] néopentecôtistes deviennent de plus en plus importants à l'image de la religion qu'ils représentent. Enfin, la biomédecine est la référence quasi universelle. Elle jouit d'un statut élevé dans les choix thérapeutiques et elle est désirée par tous, malgré sa relative inaccessibilité pour les plus démunis.
Les guérisseurs traditionnels, pajé, benzadeira, rezadeira ou parteira (sage-femme), tendent progressivement à disparaître : en milieu urbain, ils sont difficiles à trouver ; faisant partie du lot des pauvres, ils doivent facturer leurs services, contrevenant ainsi à la tradition du don. Ils sont, d'ailleurs, classés selon qu'ils exigent ou non des frais pour leurs services. S'ils en exigent, on les reléguera facilement dans le camp des non-authentiques et des voleurs. Ils sont généralement âgés et il n'existe plus, véritablement, de transmission de la pratique, d'où un problème de relève. En milieu rural, ils sont plus présents, bien que de façon variable d'une communauté à l'autre. Aussi, les jeunes, et en particulier les jeunes femmes, ne manifestent que peu d'intérêt pour la pratique. À Bengui et à Marudá, mais aussi dans d'autres milieux ruraux et urbains visités, les mães-do-santo (mères-de-saint) s'interrogent sur la moralité des pères des saints, les accusant d'alcoolisme ou d'homosexualité. En témoigne, à Marudá, cette histoire d'un guérisseur masculin (pajé) qui aurait assassiné l'une de ses clientes, histoire qui jette le discrédit sur la pratique et se trouve récupérée par les femmes guérisseuses pour affirmer leur différence et leur authenticité. Il est frappant de voir discutées publiquement les croyances envers l'efficacité des guérisseurs, leur authenticité, leur moralité. Ils sont jugés, comparés, et ceux qui résistent, peu nombreux, doivent combattre les préjugés pour continuer à exister.
Outre la place de moins en moins grande occupée par des guérisseurs dans l'espace thérapeutique, on observe un accroissement de l'espace occupé par les pasteurs néopentecôtistes qui offrent leurs cures de guérison hebdomadaires aux malades. Ces derniers sont vus comme des victimes du démon, mais d'un démon perçu comme introduit par une religion compétitrice, en particulier l’umbanda.
Mais, surplombant l'espace thérapeutique, se retrouve la biomédecine, référence pour tous, quelle que soit la relation [431] privilégiée qu'entretienne l'individu avec l'un ou l'autre des systèmes religieux. Cette médecine prend le pas sur les autres systèmes par la place qu'elle occupe dans les espoirs de guérison et les choix de thérapies à chacune des étapes des itinéraires de recherche d'aide. L'une des difficultés accompagnant la biomédecine, véhicule des valeurs et codes de la modernité, est sa non-accessibilité, entre autres conséquences des transformations du système public qui en est le véhicule. On pourrait imaginer dans ce contexte un désir populaire de retour aux approches locales et aux formes traditionnelles de recours thérapeutique. Or tel n'est pas le cas. Ces changements n'enlèvent rien au caractère pluraliste de cet espace de soins, ni à ses possibilités de combinaisons logiques et d'hybridations des systèmes explicatifs qu'ils proposent. Également, les femmes, fortement représentées dans la clientèle des divers thérapeutes, se retrouvent au cœur des processus de construction des itinéraires de soins et des choix des thérapies. Leur position en tant que responsables des soins dans la maisonnée leur confère un pouvoir particulier. Mais ces choix ne se font pas au hasard. À ce point de l'exposé, nous devons analyser de quelle manière les espaces religieux et thérapeutique, tels qu'ils existent et se transforment, influent sur l'expérience de la responsabilité face à la santé et à la maladie. Et surtout, de quelles façons les femmes composent avec les diverses formes potentielles de recours.
Pratiques et itinéraires thérapeutiques
Santé, pauvreté, environnement, violence, furent, dans l'ordre, les problèmes les plus fréquemment cités par une majorité de femmes. Violence et problèmes d'environnement sont plus spécifiquement urbains. Dans tous les milieux visités, santé et pauvreté seraient les problèmes numéro un qui affectent, du point de vue des femmes, leur qualité de vie et celle des groupes domestiques.
Les problèmes de santé sont exprimés de façon banalisante quand sont évoquées des maladies courantes (ex. : diarrhée, grippes, mal de tête). On invoque celles des adultes en général ou des enfants, et très peu celles des [432] femmes elles-mêmes. Mais on observe un contraste entre l'insistance placée sur le thème de la santé (problème numéro un) et les réalités décrites à travers des problèmes de santé mineurs. Ainsi, c'est davantage lorsque sont relatés des épisodes graves de maladie que ressortent les dilemmes qui posent les choix thérapeutiques et que s'opère la construction morale de la responsabilité.
Les problèmes de santé identifiés comme maladies spécifiques apparaissent surtout à travers les catégories biomédicales plutôt que celles, familières, qui sont issues du langage local. Rares sont les mentions de maladies formulées selon les systèmes thérapeutiques locaux : on note le sarampo (maladie de peau), le derrame (paralysie cérébrale), le mauolhado (mauvais œil), mais ce ne sont là que cas isolés. La biomédecine « impose » son langage de la maladie. Même si les femmes sont nettement plus nombreuses à consulter guérisseurs et médecins, et fréquentent en plus grand nombre les divers lieux cultuels, leur façon de nommer les problèmes s'appuie d'abord sur les références de la biomédecine, impliquant peu d'éléments des systèmes thérapeutiques et religieux locaux.
Une fois les problèmes de santé identifiés et nommés, on peut s'interroger sur les explications qui en sont données. Ce qui frappe, c'est la conscience sociale élargie que les femmes ont des problèmes, en établissant des liens entre absence de citoyenneté (milieu urbain), pauvreté (milieu rural) et santé. Les facteurs identifiés sont surtout externes aux individus, propres à l'organisation sociale, à l'environnement et aux politiques et sont donc peu centrés sur les femmes elles-mêmes (comme sujets). L'accent est mis sur le monde concret des relations sociales, rarement explicitement associé à un au-delà mettant en cause dieux et esprits. Il est donc face, d'une part, à l'importance des références de la biomédecine pour nommer les problèmes de santé et, d'autre part, face à la prégnance d'une vision citoyenne dans l'explication des problèmes lorsque pris comme un tout. Cette vision est portée par les divers mouvements sociaux qui caractérisent la modernité amazonienne, mais aussi par les diverses Ong qui participent d'une certaine forme de développement. Somos pobres (nous sommes pauvres), résument ici l'explication des femmes des problèmes [433] de santé. Les explications des problèmes ne sont donc pas construites à partir de référents des systèmes thérapeutiques et religieux locaux, mais à partir d'autres référents, ceux de discours et expériences insérés dans la société civile.
Les actions sur les problèmes de santé
Les actions privilégiées face aux problèmes de santé partent de la communauté et des non-spécialistes, de la maisonnée et des soins domestiques, plutôt que des spécialistes divers, tradipraticiens ou leaders religieux, sauf le médecin. Les femmes, surtout les mères de plus de trente ans (les autres se fiant à leurs mères ou aux femmes plus âgées), considèrent leur action propre comme un incontournable. Quels que soient les secteurs de soins mis à contribution, ce sont les soins domestiques qui mettent en branle l'agir thérapeutique, et commandent donc l'itinéraire thérapeutique ; à ces soins se greffent, au besoin, d'autres ressources et figures de soins, selon la ou les religions auxquelles on s'identifie, selon que l'on est d'un milieu rural ou urbain et selon la disponibilité des thérapeutes locaux. Les femmes se perçoivent comme actrices centrales au sein des itinéraires bien que la biomédecine demeure l'élément incontournable associé aux soins domestiques.
Discutons de ces actes thérapeutiques de type domestique ou extra-domestique. Ainsi, dans la maisonnée, ce sont avant tout les remèdes maison (remédios caseiros) qui sont les plus utilisés. Cette appellation regroupe tout ce que les femmes et le groupe domestique fabriquent et utilisent dans la maisonnée, principalement les remèdes à base de plantes et d'aliments. Les remèdes maison (mentionnés surtout par les informatrices de milieu rural) associent rarement des éléments surnaturels, sauf les « garrafadas » (plantes et cachaça bues lors de rituels umbandistes, conseillés par les guérisseurs) et les « banhos cheirosos » (bains de tête ou de corps à base de plantes aromatiques), les deux référant à l’umbanda afin d'en attirer les entités. Les remèdes de la pharmacie (boutica) sont utilisés en second lieu, tant en milieu rural qu'en milieu urbain. Toujours trop chers, on les mélange occasionnellement à ceux de fabrication domestique.
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Lorsqu'on n'utilise pas en premier lieu des remèdes tels qu'une plante, ou un aliment, ou un médicament, ce sont les éléments religieux qui interviennent, bien que rarement. Dans tous les milieux, on note le peu de références à Dieu, aux prières, à la foi, fait certes surprenant dans une société brésilienne portée sur la religiosité et comptant de nombreux cultes et thérapies associées.
Hors de la maisonnée, ce sont d'autres personnes que les femmes qui se retrouvent au cœur de l'action thérapeutique. Le rôle des femmes se limite alors à celui de relais dans l'interprétation du problème et dans la décision de consulter tel thérapeute ou leader spirituel. Elles n'initient pas nécessairement l'action thérapeutique. Hors du domestique, le médecin est de nouveau une figure clef, situation conforme avec le rôle prépondérant joué par la biomédecine dans les représentations de la maladie mais avec le fait que les appellations placent la maladie hors du religieux et du surnaturel.
Les médecins et les institutions biomédicales où ils pratiquent sont ainsi identifiés le plus souvent comme principal recours hors de la maisonnée (posto de saúde, pronto secorro, hospital, serviço ambulátorio, mais aussi farmacia). La religion apparaît en deuxième choix à travers les formes variées d'aide offertes par les Églises. En troisième lieu, interviennent les tradipraticiens, en milieu rural surtout, offrant la possibilité d'un choix souvent non disponible en milieu urbain. Ces tradipraticiens sont, dans l'ordre de fréquence de consultation : les benzadeiras, parteiras, et moins souvent les pajés et les mères ou pères-de-saint. Lorsque les femmes expliquent leurs choix thérapeutiques, par exemple l'importance des remèdes maison par rapport aux autres formes de recours, elles évoquent des motifs tels que l'absence ou le petit nombre de parteiras, l'accès difficile à des ressources coûteuses (traditionnelles ou biomédicales), ou encore leur identité (somos do Para).
La vision de la responsabilité
La maladie, en dehors du recours aux ressources à la médecine domestique, suppose des coûts socio-économiques : perdre du temps dans les files d'attente des postes de santé [435] (et des heures de travail), acheter des médicaments à la pharmacie, payer un tradipraticien, débourser pour un taxi pour se rendre à un poste ou un hôpital. Elle implique des inquiétudes (angoisse face à la détérioration de la condition du malade et les nouvelles conséquences, responsabilités morales et travail domestique accrus, sentiment d'impuissance et désespoir, sentiment de ne pas être une femme qui a su remplir son devoir). Leur incombe, aussi, la responsabilité de la gestion de la mort. N'oublions pas que les femmes sont responsables de la santé des leurs. Laissées à elles-mêmes le plus souvent pour assumer cette responsabilité (dans la maisonnée), et en dépit d'échanges nombreux au sein des réseaux féminins des proches (ressources, savoir, tâches), l'aide matérielle requise (argent, transport) manque, et les hommes, de qui est attendue cette aide, n'ont eux-mêmes pas les moyens, les capacités ou la volonté d'apporter leur contribution. En milieu rural, le modèle familial traditionnel et patriarcal prévaut et les femmes déclarent souvent, qu'au sein de la maisonnée, mari et épouse se partagent les responsabilités de la santé. Or la réalité est toute autre. En milieu urbain, la présence des hommes, plus sporadique, consacre les femmes comme les dernières responsables en dernier lieu, quand plus rien ne va et quand tous les moyens ont été épuisés.
Que font alors les femmes confrontées à la non-accessibilité des ressources médicales et aux limites de leurs actions ? Trois stratégies sont les plus souvent citées : d'abord, et de façon surprenante, chercher à rencontrer un médecin, malgré une accessibilité limitée ; ensuite recourir à des personnes connues de son entourage, le plus souvent des voisins qui prêteront par exemple de l'argent pour se rendre à un hôpital régional ou pour acheter des médicaments, ou encore à des personnes expérimentées à qui on demandera conseil, comme la parteira du village ; enfin recourir à la religion ou aux tradipraticiens. La religion n'intervient qu'à ce moment de façon plus explicite dans les itinéraires de soins : on va à l'église, on fait des prières aux saints ou à Dieu lui-même. Les tradipraticiens risquent d'être consultés le plus souvent dans ce contexte, surtout en milieu rural. Les émotions dans les cas d'impuissance (ne plus pouvoir faire soi-même les soins) vont de la tristesse à la douleur, en passant [436] par l'anxiété, la culpabilité et le malaise. Très rarement lit-on de la colère dans les émotions ressenties.
Lorsqu'on demande aux femmes qui devrait résoudre les problèmes dans la communauté, elles se réfèrent systématiquement aux ressources collectives et structurées que sont l'État (o governo), la préfecture et les personnes qui représentent ces ressources (les politiciens et le préfet). Mais lorsque la même question est adressée aux femmes pour les problèmes de la maisonnée, la réponse diffère : la plupart du temps, pour elles, c'est justement aux femmes elles-mêmes que cette responsabilité incombe, ou plus rarement, au couple (casal), et ce, à la ville comme à la campagne. Toutes non seulement jugent qu'elles doivent résoudre ces problèmes, mais se sentent effectivement responsables des problèmes. Cette subjectivation « genrée » de la responsabilité revient d'abord aux femmes, et leurs propos réfèrent soit à leur identité de genre (c'est à « la » femme que cela revient) ; à leur identité comme mère (je dois le faire parce que je suis mère, pour les enfants, pour les parents) ; ou par défaut d'autres personnes pouvant prendre le relais (plusieurs sont monoparentales).
Le statut du religieux
dans les itinéraires et la responsabilité
Lorsque les femmes s'expriment quant au rapport qu'elles établissent entre religion et santé, elles sont moins loquaces que quand elles relatent leurs difficultés d'accès au système officiel, ou quand elles évoquent les nombreuses herbes et recettes dont elles disposent ou connaissent pour les soins domestiques ou lorsqu'elles exposent leurs opinions sur un tradipraticien. La religion n'est peut-être pas vraiment vue comme un véritable « choix thérapeutique » (alors qu'on « choisit » le médecin ou un tradipraticien), quoiqu'elle contribue à façonner les itinéraires et soit perçue comme pouvant être source de guérisons. Lorsque les femmes s'expriment sur le pouvoir de guérison de la religion, surtout de la foi (au-dessus de toute religion), elles établissent des différences de degré quant à ce pouvoir : 1. comme pouvoir généralisé (la religion protège de tous les malheurs, la maladie entre [437] autres) ; 2. comme pouvoir circonstanciel (la religion guérit certains maux : les problèmes sociaux, comme la violence conjugale, la drogue des jeunes, etc.) ; 3. comme pouvoir en désespoir de cause (la religion guérit une maladie grave).
Le prêtre (padre ou pastor), rappelons-le, n'est jamais considéré comme un véritable guérisseur : c'est la foi et la relation à Dieu qui permettent la guérison, surtout chez les pentecôtistes qui pourtant, toutes les semaines, renvoient leurs fidèles aux cultes de guérison. Ce n'est pas le cas des mães-do-santo umbandistes, véritablement perçues comme guérisseuses.
L'appartenance à certaines religions contraint les choix faits au niveau des itinéraires de soins. Une femme s'identifiant au catholicisme fréquentera aisément les umbandistes de même que les autres tradipraticiens dont la pratique s'est partiellement élaborée sur la base de ces deux religions, et elle consultera sans problème le médecin. Ici, rien ne s'exclut vraiment : on ira au poste de santé pour faire vacciner ses enfants, on fréquentera les catholiques parce qu'on aime leurs églises blanches et proprettes, parce qu'on y distribue de la nourriture, que l'on s'y sent protégé. Mais certaines fréquenteront aussi le soir, comme à Bengui ou à Marudá, les lieux culturels umbandistes et la mãe-do-santo pratiquant aussi la pajélance, cherchant la résolution d'un problème conjugal. On aura recours aux saints guérisseurs et aux entités de l’umbanda, et les pouvoirs de la cabocla Marianna et de Nossa Senhora de Nazare pourront alors être invoqués et leurs esprits appellés. Les soins domestiques, en aval comme en amont, ponctuent ces recours et itinéraires. Tous les pouvoirs sont bons, ceux des femmes non spécialistes inclus ; ils se renforcent, s'entrecroisent et ne se contredisent aucunement.
La place des femmes dans les rituels liés à la religion populaire issue du catholicisme (ex. : benzadeira) ou de l’umbanda (mãe-do-santo) est prépondérante : comme tradipraticiennes et pratiquantes, elles dominent actuellement un peu partout en Amazonie caboclo (quoique leur nombre aille toujours en diminuant). On peut considérer l'espace thérapeutique et religieux comme un espace permettant l'expression du pouvoir féminin : pourvoir d'agir sur la vie, la maladie, la mort, d'agir sur les divinités et les entités en s'en faisant les [438] médiatrices, d'agir sur les nombreuses relations entre la nature et le sacré. Les moyens de guérison s'articulent au travail féminin (nourriture que l'on jette sur des nappes en dansant dans les fêtes umbandistes, plantes du quintal entretenu par les femmes servant de nourriture aux entités et de soins aux membres de la maisonnée). Dans cet univers, la référence aux soins domestiques entre en continuité avec le travail des tradipraticiens et les allers-retours sont nombreux et peu contradictoires. Par exemple, la pratique de l’umbanda, réprimée par les pentecôtistes, ne réprime pas le savoir des femmes hérité des générations antérieures, savoirs opérant une non-séparation entre nature et surnature, concret et symbolique. Ces savoirs sont utilisés par les femmes, parallèlement à ceux de la médecine. Quant aux médecins, leur degré de tolérance aux soins domestiques et aux tradipraticiens demeure élevé : la connaissance scientifique ne fait pas nécessairement d'un Brésilien un être « désenchanté ». Surtout, les moyens étant ce qu'ils sont, le médecin à lui seul ne peut vraiment contrôler ses sujets, quoiqu'il existe bel et bien des effets de médicalisation.
La différence est notable pour les femmes s'identifiant au pentecôtisme comparativement aux catholiques et umbandistes. Une faible place est accordée à leur propre pouvoir dans les soins domestiques : seuls Dieu et la foi peuvent être invoqués et donnent accès à la guérison. Ces femmes sont les moins informées quant aux soins domestiques, et sont fortement fidélisées à la biomédecine. La pratique religieuse exclusive pentecôtiste implique de ne fréquenter aucun autre lieu de culte (ce qui n'empêche pas la rétro-conversion).
La place des femmes dans les rituels n'est pas de pouvoir. Les pentecôtistes répriment plusieurs traits identitaires de la femme brésilienne : sensualité, danse, expression marquée du désir et du pouvoir d'attirer l'autre sexe, etc. Dans les lieux de culte, elles sont les servantes, derrière un pasteur costumé en veston-cravate, symbole masculin de réussite économique et de statut social élevé. Jamais elles n'officient, mais elles sont en plus grand nombre comme pratiquantes, et initient d'autres membres de la maisonnée. En se convertissant au pentecôtisme, plusieurs croient pouvoir résoudre [439] les problèmes conjugaux. Une fois converties, ces femmes se retrouvent en perte de pouvoir dans un espace réprimant leur identité, leur savoir et leur pouvoir. L'image de femmes soumises au regard du pasteur, prostrées devant lui, de celui qui ora em cima, avec en main le Livre et la Parole, extirpant de leur corps démons du sexe et de l’umbanda, parle d'elle-même. Elle contraste avec celle des corps exultants, tournoyant et occupant tout l'espace de la casa faite lieu de culte et de cure dans les terreiros umbandistes, où les entités côtoient la cuisine.
Le silence des femmes sur le religieux et le thérapeutique peut être compris de prime abord comme un pouvoir s'exerçant sur elles (et sur la population) par les milieux pentecôtistes, en croissance exponentielle en Amazonie. Le catholicisme s'accommodant d'une culture brésilienne infiniment métissée, l’umbanda a su intégrer la famille chrétienne à son panthéon. Or, les ennemis jurés du pentecôtisme sont justement le catholicisme et surtout l’umbanda. Cela explique pourquoi l’umbanda est de plus en plus secret (quoique omniprésent) derrière un pentecôtisme triomphant et menaçant.
Pour les femmes, le pentecôtisme représente une perte de pouvoir à plus d'un titre : identité, savoir, position sociale, etc. Mais le plus important est que le pentecôtisme renforce le pouvoir de la biomédecine, en reconnaissant le pouvoir du seul expert reconnu après Dieu, le médecin, par les interdits qu'il pose à ce qu'il croit être le mal incarné, en même temps qu'il s'approprie le pouvoir de guérir et d'interpréter la maladie, en considérant sa foi comme la seule pouvant ultimement guérir de tout mal. Pour les pentecôtistes la biomédecine est un moindre mal, parce que peu menaçante.
On fait donc face à deux formes d'itinéraires types tels que les façonnent les appartenances religieuses et à deux formes d'expérience de la responsabilité.
Le premier itinéraire, métissé, intègre polythéisme, biomédecine, pouvoir des femmes sur la vie et la mort, naturel et surnaturel, tradition et modernité. Les femmes sont ici responsables moralement et ressentent parfois douloureusement cette responsabilité morale, mais en même temps, leur savoir et pouvoir ne sont pas réprimés. Ce qui leur fait dire : Graças [440] a Deus, temos remédios caseiros, temos frutos da Amazônia, temos tudo.
L'autre itinéraire autorise un va-et-vient entre biomédecine et monothéisme protestant, exclut d'autres formes de recours, réprime le savoir/pouvoir des femmes elles-mêmes, entre autres celui de soigner : associé traditionnellement à la coopération avec les tradipraticiens, il menace. Ce qui est recherché c'est un abandon complet des femmes (et aussi des hommes) à la foi et à Dieu, sans autre forme d'intermédiaires. Les relations constantes entre naturel et surnaturel se voient oblitérées, et le passage vers la modernité renforcé. Déresponsabilisées, les femmes trouvent un maître et peut-être ressentent-elles leur responsabilité morale moins douloureusement. L'exemple d'une sage-femme catholique et umbandiste de Bengui est probant : à quatre-vingt-deux ans elle se convertit au pentecôtisme, fatiguée d'être sans cesse envahie par les entités, heureuse de s'abandonner à un seul Dieu, extérieur à elle, plutôt qu'à des entités qu'elle avait si bien su incorporer.
Ce portrait pourrait paraître rigide si l'on se rappelait que les itinéraires thérapeutiques sont tout de même susceptibles de varier selon plusieurs facteurs, dont par exemple, l'adhésion à la religion du moment, la gravité de la maladie, l'âge, le fait d'être mère ou non, mais aussi, et c'est là un aspect central, le type de maladie ou de malheur. Par exemple, les problèmes conjugaux et de drogue se retrouvent plus sûrement dans les lieux de culte que chez le médecin ou le guérisseur. Chacune de ces sources de variation mériterait exploration et approfondissement, ce que nous ne pouvons bien entendu nous permettre ici. Enfin, ce tableau ne peut être obtenu qu'en partant de l'expérience des femmes et non de l'exploration d'un lieu de culte ou de thérapie donné. N'en privilégiant aucun, chacun d'eux s'en trouve beaucoup plus facilement relativisé.
Doute et brouillage des références
On a souvent décrit le Brésil comme une société d'hybridation et de métissage sur le plan thérapeutique et religieux. La modernité amazonienne se développe en réactualisant cette tendance, dans un réarrangement qui laisse une plus [441] grande place aux religions mondiales sans pour autant conduire à un désenchâssement complet du local. Les références religieuses demeurent multiples et on les combine au cours d'une même trajectoire biographique ou d'un même événement. Ce qui frappe toutefois, c'est la discussion dont elles sont l'objet quant à leur véracité, leur authenticité, leurs bienfaits et effets, notamment sur la santé et la maladie. La croyance est objet de doute, comparée et discutée. Le doute s'avère parfois coûteux en termes de réprobation sociale (ex. : néopentecôtisme) mais il est présent, voire il inquiète.
Le doute est présent, certes, d'abord en raison des mutations internes des espaces thérapeutiques et religieux sous l'effet de la modernité (des croyances tombent en désuétude, d'autres réapparaissent), mais aussi en raison de l'apparition de références morales qui entrent en compétition avec les références religieuses elles-mêmes (pensons à l'industrie du développement [les Ong] qui introduisent d'autres valeurs de salut que celles de la religion). Le bien-être et le soulagement du malheur ne passent plus uniquement par l'adhésion à une ou plusieurs religions, et ces religions ne sont pas sans orienter les conduites. Des agents laïcs et les mouvements sociaux placent la résolution des problèmes au niveau politique et civil. Les femmes que nous avons rencontrées reflètent cette mise à distance des références religieuses et thérapeutiques sans les exclure, en particulier la foi en Dieu, transcendant toutes les religions. On place l'interprétation et l'agir quant à la maladie dans l'ici-bas plutôt que dans l'au-delà, dans l'ordre de la cité plutôt que dans l'ordre des dieux. L'un et l'autre ne s'excluent pas, rendant l'hybridation et le métissage encore plus intense puisque non seulement on relie dieux et entités de diverses origines, mais également pouvoirs divins et humains. L'ouverture de l'Amazonie aux religions mondiales et aux mouvements sociaux implique un brouillage et une recomposition des références morales, ce qui influe sur la compréhension et l'expérience de la responsabilité face au malheur biologique.
[442]
Médecine domestique et biomédecine
On a saisi combien les femmes perçoivent la place de leur savoir et de leurs ressources dans la résolution des problèmes de santé. Sans se voir elles-mêmes comme thérapeutes, elles ne peuvent s'exclure des choix thérapeutiques. Elles se reconnaissent comme agissantes lorsqu'il y a problème de santé dans la sphère domestique. Jamais elles ne remettent en question leur responsabilité, pas plus que leurs ressources malgré leurs limites. À leur action dans la sphère domestique se combine l'action de la biomédecine hors de la maisonnée. Faut-il là reconnaître une manifestation supplémentaire de la modernité amazonienne ? La réponse est oui. Biomédecine et médecine domestique ont en commun le fait qu'elles s'appuient sur des modèles d'interprétation et d'action peu sensibles aux références religieuses, affirmant plutôt le pragmatisme (ce qu'on a sous la main à la maison) et l'attrait pour un symbole de modernité (la technologie, si désuète et minimale soit-elle). Le plus important est que, contrairement aux références des systèmes thérapeutiques traditionnels et religieux, ces références ne sont pas mises en doute mais restent évidentes. Les visions de la responsabilité qu'elles impliquent supposent la supériorité de l'action humaine, la construction sociale et naturelle de la responsabilité, et la puissance d'une science localisant le mal dans le corps et dans l'ici-bas. On peut comprendre ainsi à quel point les femmes, dans un système thérapeutique modernisé dont l'accessibilité est cependant relative, voire artificielle, se sentent sans doute plus que jamais responsables de la santé et de la maladie des leurs.
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[1] Les populations caboclas sont composées d'individus qui seraient issus des métissages entre les autochtones et les descendants des colonisateurs portugais. L'identité cabocla n'est pas ethnique ; le terme même de caboclo désigne au moins deux niveaux : des humains qui ont « mélangé leur sang », et des entités des religions autochtones amazoniennes et des religions afro-brésiliennes (Saillant et Lois, 2001).
[2] Les travaux conduits au Québec francophone en 1930-1960 ont permis de jeter les bases de cette modélisation de l'itinéraire thérapeutique, plaçant les femmes et les domestiques au centre d'un système de relais.
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