Préface
de CLAUDINE HERZLICH
Il n'est facile ni de travailler ni d'écrire sur le thème du cancer. Il n'est pas non plus sans équivoques d'être anthropologue. Comment parvient-on à observer, tout en vivant avec eux, des individus ou des groupes autres (autres en quels sens et jusqu'à quel point ?) et à construire à leur propos un « savoir » ? Francine Saillant additionne donc les difficultés en abordant en anthropologue le problème du cancer. Elle le fait par une démarche riche et complexe qui combine des sources et des dispositifs d'observation divers : en analysant, dans un centre de traitement québécois, les menus incidents de la vie quotidienne aussi bien que les caractéristiques de l'aménagement des lieux ; au travers des multiples facettes des propos des malades et de ceux des soignants ; à partir enfin du discours des media qui, elle nous le montre, contribue lui aussi à façonner l'expérience du cancer dans une société moderne.
En tant qu'anthropologue, Francine Saillant place au coeur de sa démarche la « culture populaire » des québécois et le « savoir populaire » des malades à travers lequel se construit leur expérience de la maladie. De nombreux auteurs ont montré que ces notions ne sont ni simples ni évidentes mais il n'est pas dans mon propos de revenir sur ces débats. Je voudrais plutôt insister sur la difficulté qu'il y a toujours à ce que se fasse entendre la parole des malades. Le SIDA aujourd'hui en est un exemple : rarement la maladie a provoqué une telle explosion de discours de toutes sortes, néanmoins à quelques exceptions près la parole des malades est occultée.
Mais, faisant parler les cancéreux, Francine Saillant évite soigneusement l'erreur qu'il y a à couper et/ou à opposer « savoir populaire » et « médecine moderne », parole « profane », celle des malades, et discours « scientifique », celui des médecins et autres professionnels de la santé. Le centre médical qu'elle étudie est le lieu des techniques les plus sophistiquées en même temps qu'il est le « milieu de vie » des patients. De même, lorsqu'elle analyse les discours des soignés et ceux des soignants, elle nous en fait voir les discordances, les ruptures et les conflits mais elle en montre aussi les rencontres et même l'unité profonde, voire la collusion. Aussi, en dépit de l'acuité de son regard sur les terres arides du cancer, évite-t-elle tout jugement et surtout toute condamnation. En revanche, elle nous fait percevoir clairement de quelle façon l'expérience d'une maladie n'est jamais purement biologique et seulement individuelle, elle est construite socialement et symboliquement.
L'intérêt premier du livre de Francine Saillant est de nous montrer qu'aujourd'hui le cancéreux n'est plus conçu comme un individu identifié à une mort imminente mais comme un « survivant » possible espérant vivre et même guérir. Mais il est confronté à une incertitude extrême : celle de la maladie qui reste menaçante, celle de la médecine toujours incertaine de l'efficacité des traitements et de l'issue de chaque cas particulier. Dans cette situation difficile, les soignants mais aussi les media et la société toute entière tiennent à chaque maladie - au mépris parfois de la réalité - le langage de l' « espoir », du courage, de la lutte, de l'héroïsme même. La presse canadienne a célébré comme des héros culturels des individus ayant fait de leur mal l'occasion d'une lutte confinant à l'exploit. À ces discours venus des autres, le malade de son côté répond, aussi longtemps qu'il le peut, par l'idée du « moral » qu'il faut avoir et qui, pense-t-il, contribue à la survie. C'est dans cette dialectique de l'« espoir » et du « moral » remodelant l'image, pourtant toujours là, de la maladie dont on meurt que s'élabore aujourd'hui le sens de l'expérience du cancer.
Francine Saillant en analyse donc parfaitement l'ambivalence constitutive. Il ne faut pas entendre ici ce terme au sens psychologique car il concerne moins les personnes que les situations et les modèles interprétatifs qui en sont proposés. Le cancer est une maladie « comme les autres », puisqu'on peut lui survivre, mais elle manifeste toujours la présence de la mort ; quant au malade il est « comme tout le monde » mais il se doit de réagir comme un être exceptionnel. Une telle ambivalence est donc structurellement liée, autant qu'à la nature de la maladie, à l'état de la médecine aujourd'hui et aussi à notre culture et à nos valeurs qui suggèrent aux cancéreux d'être des malades héroïques.
Ce « sens du mal » ne va pas de soi. Il n'est pas donné a priori, inscrit dans l'expérience elle-même. Il correspond à une « construction sociale » faite de tactiques subtiles des différents acteurs, de messages complexes souvent implicites, de négociations, d'ajustements dont la précarité et l'ambiguïté sont le plus souvent la règle. Francine Saillant en met en évidence le caractère jusqu'à un certain point bénéfique. Grâce à eux le malade peut conserver, à ses propres yeux et à ceux des autres, une image positive et des relations satisfaisantes avec les soignants et avec sa famille. Au début de la maladie surtout, la rhétorique médicale de l'« espoir », corrélative du « moral » du cancéreux, vient même s'ajuster aux théories populaires des malades. Pour ceux-ci, leur maladie découle de l'ensemble des malheurs qui ont marqué leur vie. Conserver « l'espoir », garder le « moral », montrer sa force dans cette situation, c'est non seulement se donner des chances de résister à la maladie elle-même mais s'attaquer à sa racine existentielle, rompre l'enchaînement du malheur qui entraîne le malheur. Francine Saillant analyse parfaitement aussi la faille, la douloureuse rupture de cette attitude lorsque la maladie est passée de la phase « curative » à la phase « palliative ». S'il est évident qu'il n'y a, médicalement, plus d'espoir, garder le moral n'est guère possible. Le malade se retrouve alors dans une triste solitude, sans communication avec autrui, sans ressources face à une situation à laquelle, au sens strict, ni lui et ni les autres ne savent plus donner sens.
On l'aura compris : je pense que ce livre sur la maladie est donc aussi un livre sur la communication. Il nous fait comprendre que, dans le cas du cancer, celle-ci ne se résume pas au dilemme stéréotypé : dire ou non la vérité. Nous sommes sensibles à sa lecture au travail et l'indicible et à la pluralité des registres de la vérité. Il nous confronte aussi au double caractère de la démarche médicale : science mais aussi pratique qui, pour être opérante, se doit d'admettre le subjectif, le particulier, l'individuel et même l'aléa en interaction avec l'objectif et le général. Pour toutes ces raisons, le livre de Francine Saillant peut toucher de nombreux lecteurs : chercheurs et enseignants en Sciences Sociales auxquels il apporte un savoir, professionnels de la santé pour lesquels il constitue un remarquable miroir de leurs pratiques, nous tous enfin si nous voulons entendre la parole des malades.
Claudine Herzlich
CERMES - Centre de Recherche
Médecine Maladie et Sciences
Sociales (CNRS - INSERM - EHESS) Paris.
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