Introduction
L'étude de l'espace thérapeutique sous-tend la question plus large de la responsabilité humaine face à la souffrance, à la maladie et à la mort. Par espace thérapeutique, nous entendons l'ensemble des groupes, ressources, pratiques, savoirs, représentations, et symboles dont dispose toute société pour faire face au problème de l'entretien de la vie et de son maintien dans un but implicite ou explicite de bien-être ou de santé. À quels groupes et catégories d'individus cette responsabilité incombe-t-elle et dans quelles circonstances ? Pour répondre à cette question, les anthropologues se sont fréquemment penchés sur trois domaines : les systèmes de médecine et les praticiens spécialistes (guérisseurs, chamanes, médecins) ; le recours des groupes domestiques aux spécialistes dans le contexte d'itinéraires thérapeutiques ; les dynamiques sociales et culturelles reliant les groupes domestiques aux divers spécialistes locaux ou cosmopolites dans un contexte de pluralisme et de métissage. Mais les anthropologues ont le plus souvent négligé la question du genre.
Dans la majorité des recherches, les pratiques profanes de soins sont abordées comme si le partage des responsabilités face à la mort et à la vie était équivalent pour tous les membres de la maisonnée. En fait, peu d'anthropologues ont considéré la part des femmes et des hommes dans l'itinéraire et dans l'espace thérapeutiques autrement que par des constats et des généralités [1]. Même les anthropologues féministes associées au domaine de la santé ont fait peu de cas de cette question.
Cela dit, aborder l'espace thérapeutique soulève plusieurs difficultés. Tout d'abord, il comprend aussi bien l'apport des spécialistes que de non-spécialistes ou de profanes. Il diffère en ce sens du système médical (réservé à la pratique d'une médecine donnée) et du système de santé (qui inclut l'ensemble des pratiques spécialisées associées aux pratiques médicales plurielles). Pour les profanes, membres des groupes domestiques [2], le recours à des soins non spécialisés est chose normale : il est habituellement le premier recours. Cette question a une portée considérable lorsqu'on reconnaît le postulat selon lequel dans toutes les sociétés, le recours premier des individus en situation de maladie commence dans les groupes domestiques, les femmes jouant dans ce contexte un rôle pivot [3]. L'espace thérapeutique n'est pas uniquement un lieu de conflits et de négociations entre des systèmes de médecine, ou encore un lieu de consommation de services. S'y tiennent aussi des rapports sociaux entre des groupes et en leur sein, rapports impliquant des responsabilités différentes, voire inégales, face à la vie et à la mort. Ainsi, maintes activités d'entretien de la vie au quotidien furent et sont toujours sous la responsabilité des femmes, dans la continuité de leurs rôles associés à la sphère reproductive [4] au sens large. Les femmes paraissent occuper une position de relais entre les univers domestique et extra-domestique (Graham 1985 ; McClain 1989). Présentes lorsque la maladie se manifeste au sein du groupe domestique, c'est un peu à elles que sont formulées les premières « demandes » de mieux-être, sinon de guérison, quand s'amorce la maladie. En cas d'impossibilité ou d'échec, ces demandes sont déplacées et reformulées ailleurs dans l'espace thérapeutique, dans la famille étendue, chez les voisins, chez les divers « spécialistes » (guérisseurs, médecins, prêtres). Par ailleurs, l'espace thérapeutique existe en fonction de politiques sociales, d'orientations sociosanitaires décidées par l'État, d'organisations et d'institutions que ce dernier privilégie, de schémas culturels et de traditions, de rapports sociaux. En même temps, il s'incarne dans la maisonnée, où se vivent et se croisent ces logiques et la plupart des expériences de maladie.
Le concept d'itinéraire thérapeutique (Janzen 1995) décrit concrètement la construction des choix thérapeutiques à partir des différents parcours que suivent les malades et leurs familles. Nous ne comptons pas percevoir les choix comme le recours à un ensemble de ressources possibles plus ou moins formalisées (mais tendant toutefois à l'être) dans un espace culturel donné qui articulerait le « biomédical » ou le « cosmopolite » et les « autres médecines » (entendre ici tous les spécialistes). Nous proposons que l'univers domestique soit conçu comme le lieu premier de l'itinéraire qui façonne les orientations subséquentes. Les femmes soignent au quotidien, certes, les réseaux féminins au sein des groupes domestiques également, mais elles accompagnent aussi les malades dans leur parcours, les enfants par exemple. Elles jouent de ce fait un rôle dans les choix et négociations, soit parce que les moyens dont elles disposent ont été épuisés, soit parce qu'elles jugent qu'il serait meilleur ou plus adéquat de consulter d'autres personnes qu'elles-mêmes. Elles sont donc susceptibles de servir de médiatrices entre les divers points de l'espace thérapeutique, que l'on pourrait concevoir comme un système de relais entre le domestique et l'extra-domestique. Nous posons ainsi comme hypothèse que si la responsabilité des soins au quotidien paraît « naturellement féminine », elle modèle de surcroît l'itinéraire thérapeutique et les divers mouvements des groupes domestiques au sein de l'espace thérapeutique. On peut supposer, par exemple, que plus l'État est minimal, plus les services publics sont limités, plus la responsabilité des groupes domestiques (et des femmes) est grande.
L'objectif plus large que nous poursuivons dans cet article est de mieux saisir, d'une part, l'univers domestique (pratiques, savoirs, itinéraires) comme catégorie essentielle pour l'étude de l'espace thérapeutique et, d'autre part, le domaine des soins mettant en scène le souci et la protection de l'autre dans la continuité de la vie quotidienne et au sein de l'itinéraire thérapeutique.
La première partie du texte présente la place des femmes dans les soins domestiques et leur rôle central dans le contexte des soins familiaux du Québec des années 1930-1960. Les femmes transmettent les soins, et les réseaux familiaux tiennent une place prépondérante. La deuxième partie propose une description des soins domestiques, de l'importance des remèdes dans cet univers et des transformations introduites par l'espace marchand. La troisième partie aborde les dimensions variées de l'itinéraire des femmes lorsque les soins domestiques sont insuffisants. Comme on le verra, c'est entre le soigneux, le docteur et Dieu que s'opèrent les choix, ce qui révèle comment cohabitent ou non les réalités domestiques et extra-domestiques dans l'espace thérapeutique, et comment se partagent les responsabilités de vie et de mort, déléguées parfois au monde de l'expertise ou du surnaturel. Pour finir, nous suggérons des pistes de recherche à propos des concepts d'itinéraire, d'embodiment, de localisme et de soins. Mais auparavant, voyons succinctement les questions de méthode.
[1] La situation est différente chez les historiens et les sociologues, plus nombreux à réfléchir sur cette question. Par ailleurs, la majorité des manuels américains et français ne font à peu près pas état de la question du genre dans l'espace thérapeutique (par exemple, Johnson et Sargent 1990 ; Lindenbaum et Lock 1993 ; Laplantine 1986 ; Benoist 1996, ainsi que les ouvrages de réflexion théorique des dernières années comme Good 1996 ou Kleinman 1995). Les ouvrages d'anthropologie de la santé qui tiennent compte du genre traitent surtout de la reproduction (Lock 1993 ; Martin 1992 ; Sargent 1996), malgré quelques exceptions (voir Desclaux 1996 ; Tremblay 1995). Curieusement, la littérature publiée sur le thème femme et développement international ne comprend pas d'études majeures sur cette question. On peut toutefois citer l'apport d'ouvrages comme ceux de McClain (1989) et Sheper-Hugues (1992) qui mettent en évidence certains aspects du travail de soins accompli par les femmes, notamment l'introduction de McClain (ibid.).
[2] Le groupe domestique renvoie au concept de Ségalen (1996), c'est-à-dire l'unité de résidence/ consommation. Il équivaut à household et maisonnée. Au Québec, les groupes domestiques étaient composés, avant les années 1960 et à la campagne surtout, de la famille élargie (père, mère, enfants, grands-parents et parfois collatéraux), mais déjà s'imposait la famille nucléaire. Nous utiliserons indifféremment les termes maisonnée et groupe domestique pour désigner le lieu des soins.
[3] Les analyses historiques sur les chasses aux sorcières aux XVe-XVIIe siècles montrent que les paysannes âgées, détentrices de savoirs sur les soins et la médecine, en étaient les principales victimes (Muchembled 1979). Dans les sociétés contemporaines, de nombreux écrits sur les femmes et le développement (Dagenais et Piché 1994 ; Labrecque 1994) mettent l'accent sur l'apport des femmes aux besoins essentiels (eau, nutrition), mais négligent d'insérer le travail de soins à ces activités. L'apport des femmes aux soins domestiques se révèle cependant dans le contexte du vieillissement des populations en Occident : les soins à domicile aux personnes âgées sont l'objet d'une attention particulière (Guberman, Maillé et Maheux 1991 ; Leseman et Martin 1993). La production familiale de la santé (Bungener 1987, Waissman 1991) et les soins aux enfants (Cresson 1991) ont aussi été étudiés. En anthropologie, on doit la meilleure contribution à McClain (1989) et en sociologie à Graham (1985).
[4] Nous utilisons le concept de reproduction dans le prolongement des réflexions féministes sur la question. Ce concept prend différents sens (Narotzky 1997) : reproduction sociale, reproduction de la force de travail, reproduction biologique. Nous retenons ici son usage empirique et descriptif des tâches associées à la reproduction biologique au sens large : tout travail effectué principalement par les femmes dans les groupes domestiques et visant l'entretien et le maintien de la vie, de la conception à la mort.
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