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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Francine Saillant, “Identité, invisibilité sociale, altérité. Expérience et théorie anthropologique au coeur des pratiques soignantes”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 24, no 1, 2000, pp. 155-171. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle accordée par l’auteure de diffuser tous ses travaux le 4 novembre 2005.]

Francine Saillant

anthropologue à École des sciences infirmières et chercheure au Centre de re-cherche sur les services communautaires Université Laval. 

Identité, invisibilité sociale, altérité.
Expérience et théorie
anthropologique au coeur
des pratiques soignantes
”. [1] 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 24, no 1, 2000, pp. 155-171. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval.

 

Introduction
 
Postmodernisme, théorie critique, science, poétique
 
Des pratiques soignantes à l'anthropologie des soins
 
Du soi aux soins
Archéologie / anthropologie des soins
Des soins vers l'Autre
 
Conclusion
 
Références
 
Résumé / Abstract

 

Introduction

 

Depuis plusieurs années, je suis impliquée dans l'analyse anthropologique des pratiques soignantes : d'abord autour des pratiques de soin comme formes thérapeutiques, dans des contextes variés, au Québec, en France, au Brésil - travail qui fut associé au départ à l'anthropologie médicale mais qui s'en détache sur plusieurs points, comme on s'en apercevra ; ensuite autour des soins comme pratiques d'accompagnement d'individus faisant l'expérience de la fragilité ou de la transition, pratiques rejoignant les modalités socioculturelles du lien social (entre les humains, entre les groupes, entre les ordres de réalité). Ce travail interroge la quête de reconnaissance (et d'identité) des porteurs de ces pratiques d'accompagnement, qu'on a déjà qualifiés de « passeurs ». Pour certains, les soignantes [2] notamment, les pratiques de soin sont vécues comme invisibles socialement et font souffrance (Carpentier-Roy 1991). Mais du même coup, elle impriment à la condition humaine sa condition d'humanité, par l'inscription, au sein même de la pratique, de l'altérité, condition théorique (phénoménologique) d'incorporation de l'identité de soignante, d'accompagnante. Et cette situation n'est pas réductible à la dyade soignant/soigné, elle la dépasse, et de loin. 

En anthropologie on discute de plus en plus des identités : multiples, fragmentées, meurtrières, postmodernes, transnationales, transgender, etc. On questionne le concept d'identité dans ses aspects idéologiques : fixer l'identité serait contraire à l'esprit de métissage qui paraît caractériser le monde dans lequel nous vivons (Laplantine 1999). On discute aussi dans le postmodernisme de la construction de l'Autre (Kilani 1989, 1994 ; Marcus et Fischer 1999) et de sa déconstruction par l'anthropologie (Dickens et Fontana 1994 ; Waugh 1992). Un thème me parait mis en veilleuse cependant, celui, plus humaniste peut-être, plus risque aussi, de la rencontre de l'Autre, là où l'un et l'autre coexistent, se révèlent sans s'enfermer dans une identité exempte de reconnaissance et de réciprocité. 

Les pratiques d'accompagnement sont justement des pratiques de rencontre de l'autre dans le monde du transitoire et de l'inachevé (conditions de fragilité, d'apprentissage, de maladies, de passages à vivre) et inscrites dans l'expérience du « liminal » (Turner 1990), dans le « ni l'un ni l'autre ». Cet univers de conditions et de pratiques révèle une part importante des réalités qui coexistent à l'ombre de la production et du marché, des rationalités politiques, techno-scientifiques, ou institutionnelles, mais aussi des modèles identitaires qui se définissent par exclusion des autres identités, par exemple ethniques ou sexuelles ; pratiques miroirs de réalités diffuses et multiformes, dont la finalité plus ou moins consciente est d'aider à vivre, à surmonter l'insurmontable, à dépasser les barrières apparentes de la vie, du vivant. Car il faut bien, pour que société se fasse et S'édifie, apprendre à marcher, à dire et à faire, apprendre à apprendre, apprendre à accepter qu'on ne peut tout faire tout seul et sans le recours à un autre, apprendre à relier par les mots, les signes, les symboles, par les gestes, les divers ordres du réel, incluant ce qu'il en est d'appartenir à un groupe. Reconnaître la part du lien dans la construction du social. Le lien signifie ici qu'il y a partout des êtres qui en accompagnent d'autres, pour « passer au travers ». Dans l'aide et les soins se tissent diverses formes de relation, lesquelles sous-tendent des formes variées de lien, essentiels à la constitution primaire du social (Gagnon, Saillant et al. 2000). Le monde de la production parle des choses que l'on fabrique avec des outils. Le monde de la gestion évoque l'ordre que l'on impose aux choses et aux personnes. La reproduction biologique et sociale crée les moyens de produire de la vie pour produire des choses et des personnes. Le monde des accompagnantes n'est ni du premier monde ni du deuxième monde : il relie, dans le « ni l'un ni l'autre », il crée du courant entre la vie, les choses et les personnes ; il connecte plutôt qu'il n'ordonne et cela à travers les relations et les liens. 

Je veux, dans ce texte, rendre compte, bien humblement, des questions qui ont traversé mon parcours d'anthropologue, depuis une quinzaine d'années, en les ramenant d'abord sur le plan général, à certains des débats contemporains en anthropologie, et en les situant ensuite dans le cadre de ma pratique professionnelle et académique. Ce faisant, je compte explorer ce troisième terme, évoqué ci-dessus, de l'anthropologie comme pratique de la rencontre de l'Autre, en m'inspirant des apprentissages effectués « au cœur des pratiques soignantes ».

 

Postmodernisme, théorie critique,
science, poétique

 

Nous faisons tous en quelque sorte cette expérience étrange de dire à d'autres : je suis anthropologue, je fais de la recherche. Et en pensant peut-être sans le dire à haute voix : je produis de l'immatériel, des connaissances, des faits incertains et contestables, j'interprète et je prends parti sans traduire ou légiférer, j'écoute sans être psychologue ou psychanalyste, j'aide à passer des frontières, mais je n'ai pas de clefs pour toutes ces portes qui se ferment trop souvent devant vous, j'observe, mais je m'accommode mal de la seule observation, car je dois trouver des mots justes, oui, justes pour rigueur ou pour justice, pour dire ce que je vois et ressens ; ce qu'on me dit et ressent, je suis philosophe de la brousse et de l'hyperurbanité, je décrypte des graffitis et de l'art rupestre, témoin des souffrances ultimes ou des plus cruelles inégalités, de la naissance à la mort, scribe des virtualités du quotidien, et je traverse les niveaux du réel comme les chèvres disparaissent dans les crans de brumes des montagnes les plus hautes et défient les cimes, en pays théorique, mais reviennent boire dans la vallée, comme un mystère toujours renouvelé, les sabots bien au sol, sans blessures apparentes, en pays empirique. Je suis témoin et acteur ou actrice du monde, dans le monde. 

Les anthropologues ont maintenant de la difficulté à se considérer en tant que scientifiques, au sens de la vieille science « moderne » (pensons aux débats ouverts par la nouvelle ethnographie postmoderniste), mais aussi à être poètes (on hésite à réduire l'anthropologie aux cultural studies et aux études littéraires). Par ailleurs, parce qu'ils défendent et traduisent la parole de sans voix, ils veulent que leur voix soit un signe pour l'Autre et cherchent à dire du vrai, c'est-à-dire du crédible et du plausible. Parce que la science comporte des dangers pour ses utilisateurs parmi les détenteurs du pouvoir, ils voudraient adopter des tactiques particulières pour mieux créer des alliances et mieux situer leur voix parmi les sans voix, sans confusion ; en occupant une telle posture, la poésie est sans avenir pour eux, elle n'a pas de crédibilité, elle a de la saveur, c'est autre chose. Mais ils veulent aussi que leurs textes soient sensibles, empreints des qualités trouvées chez l'Autre, qu'ils ne trahissent ni la science ni le sens commun, et ils aiment parfois que tout cela soit beau, suivant ainsi les chemins de la nouvelle écriture ethnographique. Beau pour laisser monter non pas la poésie, mais celle de la poétique du monde, de ses chants. Car au fond tout le monde chante, les Sem terras du Brésil, les sans papiers de Paris ; on chantait aussi à Sarajevo. Le chant du monde, c'est un peu son murmure, ses qualités sensibles, ce qui émane parfois du non-sens, de l'indicible, de la fête, mais c'est aussi ce qui succède aux événements que sont les traumatismes collectifs lorsque les humains recherchent à s'élever après que tout paraît s'être écroulé. 

Comme anthropologues nous nous chargeons d'une tâche, comme citoyen ou citoyenne du monde : dire du réel sur des personnes et sur le monde, avec des mots qui sont de la science et du sens commun, et développer des représentations crédibles, mais pas toujours acceptées ou acceptables, de ce que l'on prend pour le réel, dont nous sommes si convaincus qu'il est construit et conflictuel. Car nous avons été constructivistes avant la lettre, à cause du relativisme. Et nous sommes critiques par essence, à cause des origines des sciences sociales. Nous sommes parfois des humanistes qui rappellent l'humanité et l'inhumanité des choses devant les machines monstrueuses qui se créent maintenant au cœur des virtualités économiques, politiques, corporelles, communicationnelles ; nous sommes aussi des nihilistes qui regardons d'un œil sceptique trop de croyance, trop de vérité, voire trop de science, incluant la nôtre. Car dorénavant, nous scrutons notre science à la loupe comme peut-être aucune autre science ne l'a fait à ce jour, réfléchissant simultanément aux conditions de production et de réception de nos connaissances. Foucault a ouvert la voie à la compréhension de cette création des sciences humaines comme discours fini sur la catégorie « homme ». Mais la réflexivité, celle d'un Foucault (1969) ou encore celle d'un Giddens (1986, 1990), d'un Bourdieu (1980) ou d'un Marcus (1999), a quelque chose de fascinant, mais aussi d'un peu inhibant, car on ne peut tout prévoir ; quelque chose échappe toujours à « cette conscience réfléchissante », et les effets de miroir ont ceci de risqué : la circularité du discours et l'abîme postmoderniste. 

Plusieurs anthropologues au cours de ces dernières années ont suivi les chemins du postmodernisme, séduisant parce qu'il rend possible le retrait du monde ; moins pour l'observer comme cherchait à le faire une certaine anthropologie scientiste, mais davantage parce qu'on pourrait peut-être ne pas pouvoir le changer. Peut-être est-ce vrai qu'on ne peut changer tout par la raison d'une science unique. Il semble que nous ayons créé l'Autre, l'invention par excellence de l'Occident, et la production des connaissances en anthropologie parait piégée à plusieurs : puisque nous aurions historiquement déformé la réalité et trahi les populations que nous croyions comprendre et même défendre, à quoi bon dorénavant prétendre connaître l'Autre ? Et c'est là, dans ce creuset, que s'élabore la nouvelle écriture ethnographique, par les chemins d'une poétique (et d'une politique) de l'ethnographie. L'anthropologie qui emprunte ce chemin ouvert par Marcus fascine et déroute, mais elle nous interroge sur notre science, sur sa capacité à demeurer scientifique, à prétendre à la science, c'est-à-dire d'abord à une connaissance générale. Une connaissance générale ne passe peut-être pas par l'idée un peu périmée de généralisation comme le voudrait l'épistémologie de l'empiricisme logique. 

Cette connaissance générale passerait dorénavant par l'acceptation d'une réconciliation entre le singulier et pluriel, le local et le global ; ne pourrait-on pas se demander à quelles conditions maintenant la connaissance (et non la science moderniste héritée de la rationalité des Lumières) est maintenant possible et comment cette connaissance peut contribuer à la quête d'une vie meilleure (non équivalente pour autant au « progrès »), en transcendant les catégories du particulier et de l'universel (plutôt qu'en se refermant sur l'une ou l'autre de ces catégories) ? Sans doute que devant les sociologues, les psychologues, les politologues, les démographes, une nouvelle ethnographie qui se restreindrait au local et au singulier apparaîtrait comme un refus de la science au sens d'une connaissance générale sur le monde, aussi noble que soit l'idée de refuser de trahir l'Autre par le choix d'un discours esthétique, phénoménologique ou déconstructiviste. Toutefois, ne risquons-nous pas de bâillonner l'anthropologie en rendant impossible toute parole sur l'Autre sous prétexte que nous le créons (les psychologues ne font pas autrement en créant l'esprit, les psychanalystes l'inconscient, la médecine le corps) ? Ne risquons-nous pas de l'exclure de toute communication (Habermas 1989) ? L'Autre peut-il exister hors du langage et de la représentation, de la parole qui le constitue ? 

Certains, comme Baré (1999), critiquent sévèrement le postmodernisme, car il réduirait trop le projet de l'anthropologie. D'autres choisissent de repenser les fondements de la connaissance et rendent « inquiétantes » les prétentions à la généralisation (Latour 1995) ou tout simplement obsolètes (Hastrup 1995). Mais ce qui est plus difficile, en ce moment, c'est justement cette position extrême qui conduit à renoncer au projet même de l'anthropologie, c'est-à-dire à une connaissance générale sur le genre humain dans sa diversité, en privilégiant le particularisme culturel : pour les plus radicaux, en effet, seul l'Autre, en fin de compte, serait autorisé à parler de lui-même et sur lui-même. Les autres représentants des sciences sociales ne se chargeront-ils pas de la chose si nous renonçons à cela et est-ce bien ce que nous voulons en refusant paradoxalement le caractère dialogique de l'être humain ? 

Depuis que nos affirmons que notre « science » est réflexive, avec ceux qui nous ont habitués aux expressions variées du constructivisme, de Piaget (1972) à Bourdieu (1980) en passant par les féminismes contemporains (par exemple voir certains travaux sur le corps, dont Alison et Bordo 1989), nous savons que nos connaissances sont utilisées et réinterprétées dans les méandres des bureaucraties et des pouvoirs internationaux, mais aussi chez les interprètes des populations étudiées, les leaders, les activistes, les gardiens de mémoire. Notre science est au programme « du conflit des interprétations » (Ricœur 1974), notre science est un discours comme un autre, prise à l'écheveau de l'herméneutique, comme nous le rappellent Habermas (1987) ou Taylor (1994, 1998) qui franchissent les chemins de la réconciliation par les propositions qu'ils émettent autour des thèmes de la reconnaissance et de la communication, unifiant le singulier et le général. Mais l'anthropologie ne résiste pas à se penser comme un discours différent au cœur de la différence, un discours pas tout à fait comme les autres, parce que doté d'une autorité particulière (mais contestée) : dire du vrai, du plus vrai, de l'apparemment plus vrai, et dans des conditions uniques par rapport aux autres sciences. Et n'est-ce pas ce que voudrait la nouvelle ethnographie : signifier du vrai à partir du plus singulier qui soit ? 

En reconnaissant la réflexivité de la connaissance, nous avons créé de toutes pièces une position dangereuse et risquée pour nous, car non seulement nous nous méfions de ce que nous disons sur l'Autre, les autres, mais nous nous méfions de ce que notre parole soit phagocytée par d'autres qui s'intéressent aux mêmes personnes que nous. En produisant une connaissance à la fois générale et singulière sur des groupes particuliers dont nous nous faisons les interprètes : femmes, pèlerins, autochtones, jeunes, guérisseurs, gens du théâtre, gens des communautés culturelles, gens du soi, nous participerions à des formes de contrôle variées de ces groupes par l'intermédiaire des diverses fonctions de surveillance liées à divers appareils. Alors pourquoi chercher ? Peu importe que l'anthropologie soit d'abord et avant tout une science, dont les conditions d'énonciation sont toujours en procès, puisque notre parole pourrait être piégée par des formes de plus en plus subtiles de pouvoirs invisibles, mais dont les effets sont certains. L'ampleur des phénomènes liés à la mondialisation conforte d'ailleurs cette représentation d'une action étouffée. Constructivistes et critiques : deux mots qui dominent les paradigmes que nous retenons. Préférons les risques de l'échange plutôt que les pièges d'une anthropologie close sur elle-même ; la réflexivité n'est pas que possibilité de récupération, mais aussi terrain pour l'ouverture et le dialogue critique en relation avec d'autres discours possibles que celui de l'anthropologie, qu'ils soient politiques, épistémologiques, ou issus du monde civil, ou encore déployés à partir d'autres postures ou avec d'autres interlocuteurs que les anthropologues eux-mêmes. 

Maintenant que le projet de l'unité du genre humain en anthropologie est peut-être mis en veilleuse, ne paraît-il pas très idéologique ou douteux devant ce que certains croient voir apparaître sous le processus d'uniformisation des cultures et du vivant ? Nous sommes actuellement plus préoccupés de diversité et de justice, sous la menace d'une uniformisation totalisante, que « d'unité du genre humain » comme le voyaient encore les Leach (1980) et Lévi-Strauss (1983), et c'est sans doute là notre tâche la plus urgente. Au-delà de cette urgence et malgré elle, le sentiment d'impuissance nous envahit parfois : comme chercheurs, nous avons le pouvoir des constructions théoriques, des méthodes et des mots justes, mais parce nous ne sommes pas toujours impliqués dans les processus décisionnels sous-tendus par nos recherches, l'implication dans ces processus ne garantissant rien d'ailleurs, nous sommes souvent déçus des résultats concrets de nos recherches, lorsque nous espérons « des résultats ». Qu'avons-nous donc fait et à qui et à quoi a servi toute cette connaissance qui trop souvent se présente comme du déjà vu pour les informateurs et les informatrices ? Je trouve parfois inquiétante cette situation, qui peut être démobilisante, étouffante, et improductive. Surtout si l'anthropologue travaille de façon isolée, sans alliés pour la construction d'un savoir commun autour de causes communes, il ne peut aller nulle part. Sauf, bien sûr, dans le quelque part de la glose académique, trop endogame. Le repli tribal et l'isolement auto-référentiel comportent également des dangers. Les difficultés et les défis de l'anthropologie d'aujourd'hui, que je nomme, exagérément j'en conviens, « l'esthétisme postmoderniste » ou « la paranoïa critique », ne se résolvent pas dans le nombrilisme disciplinaire ni dans le sauvetage à tout prix des images de nous-mêmes héritées du passé. Pour cela, nous devons poursuivre ce projet « constructiviste-critique », mais en développant des postures d'ouverture et d'alliances. 

D'abord, ouverture à l'Autre et aux risques que cela suppose, à la parole sur l'Autre issue du dialogue, mais aussi ouverture sur les autres disciplines, en restant singulier mais en évitant le repli disciplinaire et son imaginaire hégémonique, en proposant le regard de l'anthropologie aux autres disciplines et sur leurs objets mais en acceptant que certaines questions, issues d'autres disciplines, puissent nous concerner en tant qu'anthropologues ; ouverture sur l'interdisciplinarité ensuite, mais sur une interdisciplinarité ancrée, créative, liée à des projets, des paradigmes et des luttes de commune convergence, contraire à une idéologie interdisciplinaire réduite à une somme imbuvable et impraticable de disciplines, où nous devenons les représentants d'une variable, en général « la culture », variable dont nous nous occupons savamment à émietter les fondements jusqu'à nous demander d'ailleurs si elle demeure pertinente (Ortner 1997) ; ouverture à des positions pratiques variées, encore hors des sentiers battus, en développant l'anthropologie aussi bien dans le monde académique qu'à l'extérieur ; et enfin, ouvertures et alliances vers les groupes avec lesquels nous travaillons, ce qui se fait déjà, mais peut-être en évitant le partenariat programmé, si en vogue maintenant. Et surtout reconnaissance de la filiation. Nous créons en milieu universitaire des descendants qui occuperont rarement, dans les conditions actuelles tout au moins, les postes des « maîtres » : leur reconnaissance demeure, pour la diffusion de l'anthropologie, une formidable prise d'air sur le futur de la discipline. Sans eux et elles, où allons-nous ? Où irons-nous ? Que deviendrons-nous ? 

Car l'anthropologue d'aujourd'hui et de demain, l'héritier de cette anthropologie classique en crise, travaille dans des contextes variés, on le sait, et son premier travail est de savoir lier son savoir en dialogue avec d'autres disciplines et professions. Et c'est difficile, provocant, délicat, décourageant, emballant et risque : risques de dilution, de déception, de sentiment d'incompétence ou de survalorisation hautaine (la tentation hégémonique en anthropologie) que beaucoup interprètent mal. Nous sommes plus souvent minoritaires : que je sache, le seul endroit où les anthropologues sont majoritaires reste les départements d'anthropologie dans les universités et, à l'intérieur de ces départements, la diversité est la règle. C'est la pluralité qui est notre sort, et c'est à nous de reconstruire les bases des ouvertures à créer après nous être affairés à les déconstruire. Le pluralisme par l'objet même de l'anthropologie. Le pluralisme par l'ouverture qui se dessine dans les rapports de plus en plus nombreux - et obligés - avec les autres disciplines, professions, champs de recherche. Le pluralisme qui inscrit l'anthropologie indigène et ses intellectuels dans le projet nouveau de la discipline. Le pluralisme est le produit d'une lecture à plusieurs voix de nos textes par les informateurs devenus commentateurs. 

La métaphore souvent utilisée pour parler de notre discipline est celle de l'interprète : nous devons penser à devenir non seulement les interprètes des expériences locales dont nous nous rapprochons, ce que nous faisons quand nous procédons à la rédaction d'une ethnographie, mais aussi les interprètes de nos théories dans les univers professionnels et de recherche auxquels nous nous destinons. Après une phase intensément unidisciplinaire, dans le contexte de la formation, notre travail devient très souvent, en milieu de pratique, celui du culture broker... théorique ; pardonnez l'imperfection de l'image. 

Et c'est un peu de cela que j'aimerais aussi parler maintenant. En présentant d'abord mes excuses, car je passe par des chemins autobiographiques, ceux de l'expérience, sans m'y restreindre pour autant.

 

Des pratiques soignantes
à l'anthropologie des soins

 

Du soi aux soins

 

L'anthropologie est venue à moi comme une question et une possibilité lors d'une expérience vécue en hôpital psychiatrique, alors que, il y a maintenant plus de 25 ans, j'étais infirmière. Un jeune homme écoute Super Tramp, groupe rock à la mode de l'époque, entend des voix ; les voix intérieures sont bibliques et racontent ceci : si tu as péché par ton œil, crève-le. Le jeune homme, il a 17 ans, crève son oeil, entre à l'hôpital psychiatrique de force, entend toujours des voix. Je suis soignante de ce jeune homme. Un jour que je ne suis pas en service, il fuit l'hôpital, et fidèle à ses voix, crève le deuxième oeil. Un aveugle est né. Il revient de force à l'hôpital. Des voix que je n'entends pas continuent de s'élever. Nous parlons ensemble de Super Tramp et de la Bible. Il est interdit de parents, mère froide, père absent, dit-on. Il reçoit une électrothérapie ; je me crois sans pouvoir face à une pratique que je condamne. Est-ce cela soigner, accompagner ? Je me pose les questions qu'on se pose en anthropologie : qu'est-ce que le pouvoir des experts ? qu'est-ce que l'Autre ? qu'est-ce que le moi ? y a-t-il des frontières au moi ? comment cette relation, entre lui et moi, existe-t-elle ? a-t-elle un sens ? qu'est-ce que la réalité ? qu'est-ce que l'imaginaire ? qu'est-ce que Dieu et comment s'adresse-t-il aux humains ? quelle est la part de l'écriture dans l'imaginaire ? Je suis à jamais marquée par la réalité de la réalité. La souffrance est sans larmes et sans regard. J'écris un premier poème publié autour de l'histoire de ce jeune homme, de cet Autre, de ce cri, et je quitte en partie cet hôpital pour le chemin de l'anthropologie, suffisamment large et indéfinie (je le pense alors) pour laisser place à de vastes questions qui prennent bien sûr une vie pour y répondre. 

Durant plusieurs années, j'ai été ensuite formée pour devenir une anthropologue dite de la santé ou « médicale ». Je n'ai pas pris pour autant le chemin de l'anthropologie qualifiée d'exotique. J'ai d'abord travaillé chez moi, à Québec, sur le Québec, et l'Autre s'est incarné à travers les expériences de la souffrance, de la maladie, par le diagnostic créateur d'identité, d'exclusion, de stigmatisation, de mort sociale. La dépression, la psychose, le cancer, la vieillesse, la perte de l'autonomie, la fragilité, l'obésité ont été autant de points d'intérêts pour tenter de comprendre l'être humain dans sa diversité, et de saisir la diversité à partir du familier, du proche, de l'ordinaire, du quotidien du plus simple, de là où justement, la diversité est trop souvent imperceptible et insaisissable, si facile à nier. Dans les années 1980, alors professeure d'anthropologie dans une école universitaire d'infirmières, je me trouvais au cœur de toutes ces questions qui sont celles des anthropologues travaillant en marge des canons de l'académie, les Plus nombreux : être anthropologue hors de la tribu et questionner puis déconstruire pour et avec d'Autres les ontologies de toutes sortes, incluant celles sur lesquelles s'élaborent les certitudes professionnelles, mais aussi celles de l'exploitation et des misères humaines ; être anthropologue avec ceci de particulier que l'on paraît a moitié dans la science et à moitié dans ce bas monde, un peu vulgaire du haut de la docte assemblée ; mais aussi, être anthropologue en un lieu où vous serez quelqu'un qui représentera cette science, ce discours, et se faire demander, par ceux qui imaginent l'anthropologie comme « un joli discours sur la culture » : qu'est-ce que l'anthropologie ? J'ai refusé tout cela à la fois, tout en prenant au sérieux les questions qui me furent adressées. 

Entre ces deux eaux, dans le « ni l'un ni l'autre » (de l'académie, de la « pratique »), trop sensible à la position de médiatrice (comme femme, on l'est toujours un peu...), je commence à tenter de répondre à la question suivante : qu'est-ce que je fais et comment la science que je connais un peu ferait-elle sens dans ce milieu ? Qu'est-ce qu'être anthropologue dans ce lieu de l'accompagnement de l'Autre ? Serais-je moi-même devenue une autre, exclue symboliquement par un discours auto-référentiel sur l'anthropologie savante, pourtant « ouverte sur le monde » ? Étais-je plutôt devenue une autre pour le milieu d'accueil, celui des sciences dites « infirmières » [3], cherchant une composante culturelle dans une construction systémique du monde, où l'être humain se représente comme un être bio-psycho-socio-culturel ? Ou encore, étais-je devenue une composante dans une construction du monde que je n'avais pas choisie, devant représenter la culture, comme ailleurs des anthropologues représentent de l'exotique, une tribu, un passé lointain, une excentricité divertissante et inutile ? 

Au-delà de ces postures imposées ou créées, je devais de toutes façons enseigner l'anthropologie, faire de l'anthropologie, être anthropologue. A trop donner dans « l'existentiel réflexif », on ne fait plus rien. Je choisis l'action par la recherche et elle sera anthropologique, malgré tous les doutes. Douter et risquer en chemin. 

J'amorce alors un travail sur l'anthropologie des soins. Pas seulement pour me cantonner à rappeler la « composante culturelle » de la santé (comme un facteur parmi d'autres), ce pourquoi j'étais prévue par l'institution d'accueil, mais penser les soins comme un ensemble de pratiques relationnelles sous-tendu par des formes diversifiées de lien social, porteur d'identité et d'altérité, en me préoccupant de cette souffrance produite par l'expérience d'invisibilité sociale des soignantes, souffrance que l'on me témoigne de diverses manières. Souffrance de la non-reconnaissance face à une identité problématique, souffrance sociale produite par des politiques privilégiant l'administration des choses et des personnes plutôt que le travail de médiation que représente l'accompagnement. Et puisque les femmes dominent en nombre ce secteur, penser les soins sous l'angle des rapports de genre et ainsi articuler à ces rapports le lien social, l'identité, tout cela dans le contexte de l'espace thérapeutique. 

J'ai été longtemps fascinée par une observation d'Edgar Morin (1976) : sur le plan de l'évolution, les traces laissées par les rituels funéraires des premiers humains sont parmi les premiers signes de ce que l'on pouvait interpréter comme « de l'humanité ». Ceux qui créèrent des rituels funéraires pensèrent que l'Autre mort était encore humain et qu'il méritait attention et soins, d'où le rituel ; et la pensée de la mort introduit la pensée de l'existence de l'Autre possible, du double de soi, du soi dédoublé. Naissance de la représentation, du symbole dans le contexte d'un lien créé entre deux ordres d'existence que l'on cherche à réunir. Mais aussi, trace de la préoccupation pour l'Autre, qui deviendra la trame de ma position d'anthropologue, et de ma position théorique en anthropologie. J'ai bien dit préoccupation pour l'Autre, au sens de Lévinas (1983), et non pas construction/ déconstruction de l'Autre, à la suite de Derrida (1979). Rencontre au lieu de mise à distance. Car dans les pratiques d'accompagnement, le thème de la rencontre, du visage proche qui bouleverse et laisse poindre le lien et la responsabilité, est l'élément qui articule, scinde, les rapports entre identité et altérité. 

Dans la première phase de mes travaux autour des pratiques soignantes, je suis passée, influencée en cela par Foucault, par un chemin que je qualifierais d'archéologique. Par un travail sur l'étymologie, le sens commun et les divers concepts propres à l'univers des pratiques soignantes ; par un travail ethnohistorique, herméneutique et comparatif sur les pratiques soignantes familiales en France et au Québec ; par l'écoute et l'observation de diverses pratiques d'accompagnement et de soin - non professionnelles et pluriprofessionnelles -, par un rapprochement des préoccupations de certaines féministes anglo-saxonnes (Wood 1994 ; Finch et Groves 1983 ; Tronto 1989) qui développent l'analyse du caregiving (donner les soins) dans le contexte néolibéral, en critiquant la délégation des responsabilités de soins (vie-mort) de l'État à la « communauté » (femmes, familles) et en contribuant à situer les soins dans le contexte de la théorie de la reproduction. Elles mettent en évidence les maquillages du collectivisme sous l'idéologie du « tout à la communauté ». Je définis alors provisoirement les soins comme un ensemble de pratiques d'accompagnement du corps-esprit dans les situations de fragilité et dans une relation d'interdépendance. Pratiques concrètes, techniques, symboliques, enracinées dans la mémoire et le monde local. Surgit alors une nouvelle question : comment penser la dépendance aujourd'hui ? Pourquoi fait-elle problème alors que nous vivons au règne du tout autonome, du sujet qui s'autodétermine et se construit, de l'individualisme et de la fragmentation ? Toute société fait face à la dépendance, mais la dépendance devient le fantôme qui hante le fantasme d'immortalité de la modernité avancée. Comme la mort, elle demeure pourtant, à ce jour, incontournable à moins que le jeu du cyborg ne gagne la quête d'éradication de toute maladie et de toute différence. Permettons-nous d'en douter.

 

Archéologie/anthropologie des soins

 

Dans cette veine, j'ai ainsi voulu développer cette archéologie des soins : découvrir et reconnaître les pratiques de soin (ou d'entretien de la vie, comme les nomme Collière [1985]) des familles québécoises avant les programmes d'assurances universelles qui, comme ailleurs dans les pays industrialisés, ont fait de la santé un droit et une richesse collective (assurance-maladie et l'assurance-hospitalisation). Je suis partie d'une hypothèse : en anthropologie, on insiste sur les rituels publics et codés. J'ai voulu comprendre les micro-rituels qui s'élaborent au quotidien au sein des groupes domestiques, menés par les femmes surtout. 

Au cours d'un long travail, parfois en collaboration avec Loux (voir entre autres Loux 1997 ; Saillant 1997), j'ai parcouru un univers de petits fils rouges enroulés au poignet pour éviter que le mal n'embrase le corps, de fils d'araignée enfouis dans une plaie pour tisser le sang séché de la blessure, de plantes et de gestes de transmission de chaleur illustrant le souci de l'Autre et le travail de la reproduction. J'ai rencontré aussi un monde de correspondances hérité de la pensée prémoderne qu'avait décrit Foucault dans les Mots et les Choses, monde de petits riens foisonnants qui ne se laissent pas décoder si facilement, mais qui sont autant de manières de parler de la recherche de cohésion, de lien, de sens, dans les circonstances les plus ordinaires et les plus difficiles de la vie, allant cette fois-ci au-delà de la recherche de mise en ordre entre les niveaux du réel (naturel/ surnaturel) ou entre les groupes sociaux, mais entre les parties du corps elles-mêmes et leurs liens avec l'environnement. 

Ces questions sont devenues d'autres ouvertures pour réfléchir sur le symbolique, sur le corps, sur le lien social, sur la reproduction, les rapports de genre, le don, sur l'Autre et le souci de l'Autre au sens de Lévinas. Mais peut-être le plus important a-t-il moins été d'expliciter cet univers symbolique que de situer son lieu d'ancrage et sa position particulière dans l'itinéraire thérapeutique. Et de là, passer au plan proprement anthropologique, en comprenant que les femmes, au sein des groupes domestiques, élaborent des pratiques et des univers symboliques qui sont des soins au quotidien, au sens de l'entretien de la vie et de la continuité du travail de la reproduction, et qu'elles donnent les premières réponses qui influent en quelque sorte sur l'itinéraire thérapeutique (Saillant 1999a).

 

Des soins vers l'Autre

 

Dans les sillons de ce cheminement, j'ai cherché à développer une anthropologie qui ferait comprendre les pratiques de soin comme relation, comme construit culturel, mais d'abord et avant tout comme formes de lien social, comme ensemble de comportements ritualisés et gestes porteurs de symboles, faisant voir que donner des soins c'est fabriquer du lien quand le lien social est rompu ou risque de l'être. Une anthropologie des soins n'est rien d'autre qu'une anthropologie de la relation et des formes de lien qu'elle sous-tend. Mais les pratiques de soin ne sauraient être désenchassées des rapports sociaux dont elles sont également le produit ou qui en freinent l'expression : rapports profanes/experts, rapports de genre, rapports des administrateurs aux populations fragiles que l'on surveille (la prévention, par exemple). Une telle approche des pratiques de soin se distancie de la médecine et de l'anthropologie que l'on pourrait qualifier de médicale. 

Je suis devenue moi-même accompagnatrice de soignantes dans un milieu comme le Québec, dont les pratiques vont de l'accompagnement quotidien de proches, adultes ou enfants, à travers des soins familiaux ou communautaires, à d'autres pratiques, moins courantes mais très révélatrices. Ainsi, celles qui guident l'âme des morts du chevet du malade vers la morgue, pensant qu'à la morgue il y a des soins à donner, des soins qui n'ont pas suffi à l'être-là ; celles de soignantes serrant très fort dans leurs bras des sidéens, à une époque ou une majorité d'intervenants craignaient l'infection, affirmant qu'on ne peut laisser ainsi des gens « sans contact », « sans lien », que « ce n'est pas humain », que « ce n'est pas cela soigner » ; pratiques de soignantes assistant au service funéraire d'un être qu'elles ont soigné après une longue agonie pour rencontrer la famille et les endeuillés ; celles d'autres soignantes qui créent du rituel là où il n'y en pas. 

Ainsi, dans une maison québécoise de soins palliatifs, on a fabriqué un linceul de lin, objet chargé symboliquement, pour rappeler la tradition ancienne du vêtement de lin, et on couvre de ce linceul le corps de l'être qui vient de perdre la vie, laissé seul pour une heure, pour éviter le vide des soins entre la fin de l'agonie et la morgue, pour éviter le vide des liens (que l'on tisse, comme le linceul le fut) entre le mourant et sa généalogie ascendante et descendante. Au fil des pratiques, apparaît non pas la relation d'une dyade soignant/soigné, mais la création réactivée et continuelle du lien recherché qui vient en quelque sorte poursuivre le travail féminin de maintien de la vie et de la reproduction, creuset entre la vie fragile, inachevée, non-lieu identitaire, espace des tensions vie/mort, et la production, le monde des objets matériels et virtuels. Par le type de relations de soin que l'on privilégie, on crée un type de lien caractéristique de l'accompagnement, une catégorie peu explicitée dans la théorie anthropologique. 

Dans d'autres milieux qu'au Québec, prenons le Brésil, ces pratiques de soin sont multiples et polysémiques, recouvrant aussi plusieurs niveaux du réel. Par exemple, Teresa, Mère des Saints (Mãe dos Santos) dans la religion Umbandiste de Belém (Amazonie), chaque lundi soir, fait venir les esprits caboclos en « travaillant » et dialoguant avec eux, accompagnée de ses fils et filles spirituels ; elle est aussi grand-mère, mère, épouse d'un homme qui « a perdu l'esprit », aidante de ses petits enfants qui vivent chez elle avec deux de ses filles, mais aussi de personnes extrêmement démunies dans la baixada (bidonville) où elle exerce. Pour les plus pauvres, elle fait des courses, donne de la nourriture, ou encore des conseils aux jeunes mères sans exiger d'argent en retour (naõ cobre), elle bénit leurs enfants (benzar) et prie (rezar) pour eux. Elle n'est pas que l'officiante d'un rituel public que de nombreux anthropologues ont décrit. Elle est « celle qui aide », donne et accompagne, entre le privé et le public, lie le sacré et le profane, le travail symbolique et l'aide communautaire, enchevêtrant sa propre vie comme sujet féminin désigné dans l'aide et les soins domestiques et celle des autres, ses voisins mais aussi ses filles et fils spirituels venus des autres baixadas pour la consulter. 

Les relations de soin, nombreuses et se cumulant parfois, expriment le type de lien recherché : désir de proximité, d'inclusion et de connexion, par une pratique constante de l'attention à l'Autre, dans l'ici-bas et l'au-delà [4]. La tension vie/mort, cette passion de vie qui anime ces personnes, surtout des femmes et ce n'est pas un hasard, et qui ont en commun de dire : « si nous ne le faisons pas, personne d'autre ne le fera », traduit un principe de responsabilité, une éthique du « souci dans la quotidienneté ». Cette phrase, nous l'avons retrouvée au cœur des baixadas brésiliennes et chez les femmes québécoises dites « aidantes naturelles » [5], et finalement, chez toutes celles qui travaillent au jour le jour à faire du lien et du sens là où bien d'autres n'en voient plus. Il faut alors se questionner sur la part des femmes dans les soins (Saillant 1991, 1992, 1999a), sur les liens qu'elles entretiennent avec la vie et la mort, liens qu'elles cherchent à créer et à entretenir, au-delà de la vie de l'enfant qu'elles ont ou n'ont pas. Les femmes soignantes ne sont pas dans ce contexte d'uniques objets de l'échange ou de l'aliénation, elles sont les sujets actifs de liens recréés sans cesse, entre les divers ordres de réalité (vie-mort, matériel-spirituel), entre les divers groupes (du domestique et de la comnunitas). Le problème d'invisibilité dont elles sont toutefois l'objet comme médiatrices, dans le lieu du « ni l'un ni l'autre », tout comme les hommes qui occupent structurellement cette position, se manifeste dans le langage (le caractère informe de l'expression « soins de santé », le caractère trop codifié de la notion de soins professionnels), dans les institutions (classements hiérarchiques entre les professions) et surtout par la gratuité attendue du travail informel et familial de soins qui, avouons-le, permet d'éponger une partie du déficit-santé des gouvernements actuels et fait les choux gras des politiques néolibérales en santé. 

Je l'ai déjà dit ailleurs, le travail de soin est au système de santé ce que le travail domestique est à l'économie marchande (Saillant 1991, 1992) : essentiel mais invisible, omniprésent mais sans valeur marchande. D'ailleurs, la valeur marchande qu'on lui attribuerait ne serait peut-être pas équitable. Car justement, l'identité de soignante c'est celle de l'identité à l'Autre. Les soins sont avant tout une pratique relationnelle, qui ne se déploie que dans une relation, une relation sociale qui transporte avec elle des formes de lien créatrices d'identité entre deux individus ou entre des groupes d'individus, et c'est dans cette rencontre qu'une part de l'invisibilité sociale se construit. J'avancerai ici que toutes les pratiques d'accompagnement participent un peu à ce jeu du lien identitaire où l'identité ne peut que passer par cet espace relationnel (transitionnel ?) et sous-tendre une forme d'invisibilité. La relation de soin crée par sa structure un tiers (le plus que l'un et l'autre, c'est-à-dire l'un, l'autre et la relation porteuse de lien) et, sans ce tiers, elle n'opère pas. Elle ne peut qu'être invisible, difficilement saisissable, parce que fugitive, marquée par le temps de la rencontre. Sans commencement ni fin, parce qu'inscrite dans la circularité de ce qui doit vivre et peut-être, être donné. Et cette question du don et de la circulation du don dans les soins est complexe, difficile à appréhender, et se doit d'être approfondie. Particulièrement quand le don n'est pas d'ordre matériel, mais renvoie au temps, à la vie elle-même ou au sacré. 

Il s'agit donc d'une identité paradoxale, où le sujet, pour apparaître, se nommer, exister, occupe cette posture du souci, de la préoccupation pour le fragile, ancrée dans l'éthique de l'altérité. Les observations faites autour des soignantes ultimes, celles qui ont la responsabilité dernière de personnes proches sont toutes concluantes à ce sujet. Imaginons les soins palliatifs, les camps de réfugiés après une guerre, les soins aux enfants dans les situations de famine ou le cas de la réunion de trois guérisseuses brésiliennes (une bénisseuse, une sage-femme, une mère des saints) associant exceptionnellement leurs dons pour aider une femme atteinte du cancer a « passer », a mourir. Il faut se demander comment les femmes se retrouvent si fréquemment dans la posture de soignantes ultimes (la dernière personne responsable pour l'Autre, parfois en ayant un lien de parenté avec un soigné mais parfois non), se donnant par les soins comme sujets sans qu'il n'y ait obligatoirement, pour elles, échange ou contre-don. La réponse se trouve peut-être dans ce qu'elles trouvent en créant du lien, là où les soignés ne peuvent plus en créer : parce qu'il n'y a plus personne d'autre pour cette personne soignée, parce que la condition physique ou psychologique ne permet pas de formuler une demande, ou pour d'autres raisons. Il faut donc relier la personne soignée au monde, à d'autres mondes et avec d'autres vivants, maintenant ainsi une chaîne de vie associant soignants et soignés. Ouvre-t-on alors sur des généalogies imaginaires, c'est-à-dire sur une forme de ré-engendrement créé par la situation de soins ? Permettons-nous de le penser. 

 

Conclusion

 

Durant toutes ces années passées à faire de l'anthropologie dans un ailleurs et en contexte de pluralisme théorique, j'ai cherché à rendre visibles les soins comme ensemble de pratiques essentielles à la reproduction et plus récemment comme formes de lien social (Saillant et Gagnon 1999), mais qui tendent, malgré leur caractère essentiel et leur importance, dans une société portée sur la fragmentation, le virtuel, la rupture, à être balayées du champ social ou sous-estimées (Gagnon, Saillant et al. 2000). Mon travail d'anthropologue s'est à ce jour développé dans la quête d'identité, de visibilité, de reconnaissance d'un groupe social : celui des soignants et soignantes, professionnels et non professionnels, d'ici ou d'ailleurs, qui cherchent un chemin et une place en tant que réparateurs d'existence. 

L'anthropologie s'est ainsi nommée concrètement, pour moi, dans un tel contexte, à partir d'une pratique et d'une posture inconfortable, dans une forme d'interdisciplinarité radicale, entre le scientifique et le professionnel, entre le monde universitaire et la société civile, comme un discours sur l'Autre, sur l'Autre chez soi qui prend soin de l'Autre, à travers un lien ; la réverbération de ce lien, j'aurais envie de dire sa réflexivité, m'a orientée vers la compréhension de la quête de ceux et celles qui sont avec d'autres, des fabricants d'humanité. Et peut-être m'a-t-elle incitée à rejeter la dérive postmoderniste dans sa version parfois cynique, tout en acceptant son risque d'écriture et son intertextualité science-poésie, mais en rejetant aussi la paranoïa critique, inhibitrice. Pour un nouvel humanisme en anthropologie ? Peut-être. 

Pablo Neruda, poète et diplomate, intitulait l'un des plus grands poèmes épiques contemporains Le chant général. Car ce monde n'est pas qu'un monde de stratégies et de positions de surveillance, pas plus qu'il n'est un ensemble infini d'identités impénétrables dont on ne peut rien dire ; il est aussi expression de chants, de voix, de gestes, d'existences, de liens, de solidarités. Dans la diversité, il y a encore ce fait indéniable de chercher à créer quelque chose qui nous serait commun, parce que sans cette condition du commun, il n'y a plus de condition humaine. C'est justement la condition du commun que nous cherchons, sous toutes ses formes, sous toutes ses expressions, les plus dures et les plus belles.

 

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RÉSUMÉ/ABSTRACT

 Identité, invisibilité sociale, altérité

Expérience et théorie anthropologique
au cœur des pratiques soignantes

 

L'article propose une analyse de certaines versions des théories postmoderniste et critique en anthropologie, en ramenant les perspectives futures de la discipline à l'idée de rencontre de l'Autre, plutôt qu'à celles de construction et déconstruction. L'analyse des pratiques de soin et d'accompagnement dans différents contextes sert de référent et de source d'inspiration pour alimenter une telle perspective, dans la mesure où elle offre une vision du rapport à l'Autre à laquelle l'anthropologie de demain pourrait puiser pour construire de nouveaux chemins paradigmatiques, en réconciliant science et humanisme. 

Mots clés : Saillant, genre, soins, postmodernisme, anthropologie critique, Québec, Brésil

 

Identity, Social, Alterity :
Experience and Anthropological Theory
within Caring Practices

 

This article puts forward an analysis of chosen versions of the postmodernist and critical trends in anthropology. Its main concern is to shift from the construction-deconstruction paradigm, to the Other's gaze. The analysis of caring practices in different contexts is used as a reference and inspiration to construct such a perspective ; those practices open up a vision of the relation to the Other, which the anthropology of tomorrow could elaborate new paradigmatic forms from, reconciliating science and humanism. 

Mots clés : Saillant, gender, caring, postmodernism, critical anthropology, Quebec, Brazil 

 

Francine Saillant

Département d'anthropologie
Université Laval
Sainte-Foy (Québec) GIK 7P4
Canada
[email protected]


[1]    Une première version de ce texte a été présentée dans le cadre d'une allocution de fermeture à un colloque étudiant tenu au Département d'anthropologie de l'Université Lavai en novembre 1998. Ce texte a ensuite été de nombreuses fois remanié et présenté dans le contexte de séminaires et conférences dans trois universités : Lyon (France), São Paulo, Rio De Janeiro (Brésil) au cours de l'année 1999 (Saillant 1999b et c). Plusieurs collègues anthropologues ont eu l'occasion de le commenter abondamment. Je les remercie tous et toutes.

[2]    Dans la mesure où il s'agit essentiellement de femmes, la forme féminine sera utilisée tout au long du texte.

[3]    En Amérique du Nord et dans les pays d'influence anglo-saxonne, la profession d'infirmière, qui donne accès aux études doctorales (États-Unis, Australie, Angleterre, Canada), se pense comme une science ; de nombreux débats sont en cours sur cette question, laquelle dépasse le cadre de cet article.

[4]    Il est clair que ces trois termes, proximité, inclusion, connexion, paraissent évacuer des dimensions du travail de ces guérisseuses qui sont tout aussi importantes : compétition entre les diverses religions, pratiques de sorcellerie, excluantes par définition. Il n'est pas question d'amoindrir ces dimensions de leur pratique, mais plutôt de mettre l'accent sur celles qui les mettent en correspondance avec les autres manifestations du travail de soin dans la société en général, dans les maisonnées par exemple.

[5]    Cette expression d'« aidantes naturelles » est contestée par les mouvements féministes, en ce qu'elle contribuerait à une forme d'enbrigadement des femmes dans le travail de soin, naturalisé. Nous l'utilisons parce que c'est ainsi qu'on les désigne, ce qui est révélateur sur le plan idéologique, mais nous partageons la distance critique qu'imposent de nombreuses femmes à celle-ci.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 31 mai 2008 19:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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