Bien qu’à première vue le développement international et le racisme puissent sembler incompatibles, il n’en est pourtant rien. C’est souvent au nom du développement que le racisme continue de justifier la domination et l’oppression des peuples et c’est dans le cadre du développement, y compris la coopération et l’aide internationales, que les peuples du tiers monde ont été et sont encore la cible principale de la discrimination et du racisme. Dans le passé le racisme et le colonialisme se sont nourris l’un de l’autre. Actuellement le racisme et l’impérialisme se nourrissent encore mutuellement, chacun se trouvant en quelque sorte au centre de notre culture politique et économique occidentale, chacun relevant d’une volonté de domination des peuples classés dans la catégorie des sous-développés, donc des inférieurs.
Si l’on recherchait l’origine des pratiques racistes et impérialistes actuelles on pourrait sans doute la trouver dans le courant scientifique du 19e siècle chez les anthropologues autant que chez les biologistes qui dichotomisait le monde en espèces supérieures et inférieures, en groupes évolués et arriérés, en sexes fort et faible. Ce scientisme s’est incarné dans les pratiques racistes du colonialisme et nous pouvons encore en constater les applications concrètes et les effets dans la situation d’apartheid et dans le sionisme.
Bien que ces formes de racisme soient les plus flagrantes et les plus brutales actuellement, les autres formes n’en sont pas moins dangereuses. Ainsi, l’aide au développement, en plus de camoufler des transactions économiques favorables au pays donateur, de [350] perpétuer l’inégalité du développement en liant les pays récipiendaires au contrôle étranger et d’assurer leur dépendance vis-à-vis d’une technologie qui n’est pas adaptée, perpétue du même coup l’idée de la supériorité occidentale sur ces peuples. On trouve là une des formes les plus pernicieuses du racisme, celle qui vise à présenter comme seuls valables et à imposer nos propres critères de développement, niant ainsi un droit fondamental des peuples, celui d’élaborer des modèles qui répondent réellement à leurs besoins, celui de s’autodéterminer. En ce sens l’aide, qu’elle soit unilatérale ou bilatérale, est utilisée comme une arme au service d’une idéologie raciste et elle sert à consolider les positions impérialistes dans le tiers monde.
Mais il n’entre pas dans le cadre de cet atelier de faire une analyse du rôle des politiques d’aide aux pays du tiers monde et du développement international. D’ailleurs, les interventions de l’organisme pour lequel j’ai travaillé, le Mouvement québécois pour combattre le racisme (M.Q.C.R.), ne sont absolument pas liées à la coopération et au développement internationaux aux sens économique et technique où on les entend généralement. Le M.Q.C.R. est, comme son nom l’indique, impliqué dans la lutte contre toute forme de discrimination raciale au Québec, bien sûr, mais il se sent aussi concerné par les questions internationales car parfois elles provoquent ou alimentent le racisme ici même. De plus l’apparition d’un tel mouvement se situe tout à fait dans le cadre général de l’éveil du Québec aux problèmes internationaux.
Au début de la décennie soixante-dix, plusieurs associations ont été créées et, suivies en cela par certaines organisations déjà existantes, elles ont pris des initiatives en vue de développer la solidarité avec les peuples en lutte pour la reconnaissance de leurs droits. Elles nous ont présenté alors des situations que les médias d’information taisaient ou déformaient. Puis en 1975, après quelques années de travail, a eu lieu une première réalisation conjointe rassemblant les groupes œuvrant sur l’Amérique latine, l’Afrique et le Moyen-Orient, soit la Conférence internationale de solidarité ouvrière, la CISO, dans laquelle les syndicats se sont aussi largement impliqués. Cette conférence, en plus d’avoir donné naissance au Centre international de solidarité ouvrière (CISO), a également apporté la stimulation nécessaire au développement d’un intérêt de plus en plus grand pour l’éducation du public. Des initiatives ont alors été prises par des organismes, dont SUCO, Carrefour international. Développement et paix, le CISO, et par plusieurs comités locaux, d’une part pour sensibiliser le public à l’exploitation dont sont victimes les peuples du tiers monde en resituant le phénomène dans le processus d’internationalisation du [351] capital et, d’autre part, pour lier les luttes de libération à la lutte contre cette exploitation.
Cette ouverture sur le monde ne pouvait déboucher que sur une prise de conscience que le phénomène de l’exploitation est intimement lié à une idéologie raciste. Cette idéologie sous-tend toute action allant à l’encontre des droits à la dignité, à l’égalité et à l’autodétermination des peuples et des personnes. C’est alors qu’en 1978 une vingtaine de groupes québécois se sont de nouveau réunis dans la préparation conjointe d’un colloque sur le racisme.
De ce colloque, il est ressorti clairement que les formes ponctuelles et locales du racisme sont nécessairement liées à la situation internationale. Il est apparu également qu’il fallait créer un organisme qui aurait comme objectif premier de dénoncer toute forme de racisme tant au Québec qu’ailleurs et surtout de conscientiser le public québécois sur les différents aspects que prend le racisme.
Le défi était et est encore d’envergure. Le problème est trop important et la lutte à mener trop grande pour être la tâche d’un seul groupe. C’est pourquoi le mouvement est constitué de plusieurs organisations : groupes populaires, syndicats, organismes de coopération et associations ethniques. C’est pourquoi aussi nous encourageons les groupes, membres ou non du mouvement, à poursuivre leurs propres actions contre le racisme dans leur champ d’intervention.
La première année de travail a été consacrée à l’élaboration d’un dossier général sur les manifestations du racisme au Québec. Il y avait tout d’abord lieu de situer le racisme dans le cadre global des rapports sociaux de production. C’est ainsi que la discrimination raciale apparaît comme clairement liée à l’exploitation dans le travail et, ainsi que je le disais au début, comme un des traits essentiels du développement impérialiste à l’échelle internationale.
Si les politiques de développement international représentent en fait des stratégies de contrôle sur la circulation et la pénétration du capital, on peut dire que les politiques d’immigration les prolongent en contrôlant la circulation des personnes. Les populations du tiers monde servent alors de réserve de main-d’œuvre dans laquelle on puise en période d’expansion économique. On peut le constater particulièrement dans les fluctuations des politiques d’immigration à l’échelle internationale ; dans le cas du Canada, on peut résumer l’orientation en quelques mots : contrôle de plus en plus direct et asservissement de l’immigration aux besoins des intérêts économiques et politiques de l’État canadien. Ainsi, la loi C-24, sous prétexte de modernisation et d’assouplissement, marque un net recul dans la reconnaissance et le respect des droits des immigrants.
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De ces premières constatations découlent inévitablement les autres et la discrimination sur une base raciale ou ethnique agit à tous les niveaux de la société et dans tous les secteurs.
Dans le domaine de l’éducation, pour ne nommer que celui-là, on ne peut offrir aux enfants d’une origine ethnique ou raciale qui n’est pas celle des manuels scolaires, qu’un modèle culturel et social profondément aliénant. Personne ne leur ressemble ou alors les textes et les dessins leur renvoient une image d’eux-mêmes tout à fait négative. Cela joue nécessairement de façon limitative sur leurs aspirations académiques et professionnelles. Cercle vicieux, puisque cela sera par la suite utilisé pour confirmer leur infériorité et reproduire le racisme.
On pourrait continuer ainsi pour les secteurs du logement, des mass-médias, du cinéma, de la publicité, etc. Partout transparaissent les préjugés racistes. Les secteurs d’intervention possibles sont donc multiples.
Mais un autre aspect encore de ce même racisme nous concerne également. C’est la situation que nous avons faite et que nous perpétuons vis-à-vis de ceux qui vivaient avant nous sur ce territoire, les peuples autochtones du Québec et du Canada. Du fait même d’une longue proximité, bien que nous ayons eu tendance à les éloigner le plus possible des centres urbains et industrialisés, nous nous sentons beaucoup plus vulnérables quand il s’agit de prendre position sur le statut des autochtones et sur la reconnaissance de leurs droits, car nous sommes directement impliqués dans les conséquences de nos prises de position.
Il a été relativement facile pour les organismes non gouvernementaux et pour les syndicats de prendre position contre l’apartheid de l’Afrique du Sud et de s’impliquer dans les activités de solidarité. Il leur a été beaucoup plus difficile de prendre position contre le sionisme. Le cheminement a été plus lent, les débats plus orageux, les analyses plus longues, mais les groupes se sont généralement prononcés contre, chacun y allant toutefois de ses nuances. Mais ce n’est que tout récemment que les groupes ont commencé à reconnaître que chez nous existe une loi sur les Indiens qui s’apparente à l’apartheid, que chez nous nous risquons de développer un problème comparable à celui que vivent les Palestiniens, que ce que nous nommons « réserves » s’appelle ailleurs « bantoustans » ou « camps de réfugiés ». Mais en général la situation problématique des peuples autochtones est maintenant reconnue. Il s’agit désormais de prendre position et plus précisément de reconnaître le droit de ces peuples à l’autodétermination.
Au seul Québec donc, les situations où le racisme se manifeste, clairement ou subtilement, sont nombreuses. Toutes doivent être [353] dénoncées, toutes méritent une attention spéciale et nécessitent des interventions à différents niveaux. Au niveau du public d’abord pour amener à la conscience de chacun et de chacune les préjugés racistes que nous traînons et qui sont nourris quotidiennement par les médias, le milieu de travail, etc. Au niveau gouvernemental ensuite car ce sont les gouvernements qui ont à leur disposition les moyens législatifs et économiques susceptibles d’agir sur les structures. Au niveau des médias d’information aussi, dont il n’est pas nécessaire de démontrer ici ni l’influence au plan de la transmission des idées, ni l’insuffisance et les biais idéologiques dans le traitement de l’information. Finalement au niveau des groupes, afin de provoquer de plus en plus d’actions concertées qui présenteraient un double avantage, d’abord celui d’une force de pression plus grande étant donné la représentativité accrue, ensuite l’économie des moyens.
L’intervention des organisations comme le mouvement est donc dominée par un seul souci : la transmission de l’information. C’est simple mais c’est pourtant la plus grande des difficultés. Comment faire en sorte que l’information transmise ne produise pas l’effet inverse de celui recherché ? Nous sommes nous-mêmes tombés dans ce travers à une ou deux reprises par l’utilisation de dessins qui, tout en dénonçant une forme de racisme, contenaient aussi des éléments racistes. Trouvons-nous vite une excuse et disons que c’est là la preuve que les préjugés et les stéréotypes racistes sont bien ancrés et qu’ils sont difficiles à déloger. Comment s’assurer aussi, sans tomber dans l’utilisation de clichés réducteurs, d’une information claire, précise, réaliste et accessible à tout le monde ? Certains documents, au demeurant très bien faits, semblent avoir été produits par et pour des experts et isolent donc les groupes de ce public que l’on veut rejoindre. On s’étonne ensuite de ne rejoindre toujours que le même groupe de personnes, qui constitue en fait le noyau restreint des initié-es. Il en va de même pour les colloques ou les conférences, que nous considérons, bien à tort, comme devant être des tribunes d’experts.
A ce sujet nous avons tenté une expérience qui s’est avérée des plus intéressantes. Pendant notre colloque annuel, consacré l’an dernier à la situation des peuples autochtones, les seuls intervenants furent les autochtones eux-mêmes. Nous sommes capables d’analyser la situation que les autochtones ou d’autres populations vivent, du moins c’est ce à quoi est censée nous préparer une formation en anthropologie. Mais ce sont eux les véritables experts qui, à partir du moment où ils ont pris conscience de leur situation d’exploitation et de domination, sont capables de nous transmettre qui ils sont, ce qu’ils font, comment ils entrevoient leur devenir et sur quelle base ils [354] entrevoient d’établir des relations. Il est donc important que la connaissance ne soit pas considérée comme le monopole des experts (peut-être pourrions-nous dire ici des universitaires). Cela ne veut cependant pas dire que les universitaires et leur institution ne devraient pas s’impliquer davantage aussi bien dans la transmission de l’information que dans la participation à des activités concrètes sur les problèmes sociaux, politiques ou autres.
Dans le travail d’information à faire, il nous faut aussi parler de l’utilisation des médias. Bien utiliser les médias représente un défi à relever. Car bien que le droit de réplique existe et que l’intervention directe auprès des journalistes soit possible, cela ne donne pas toujours les résultats escomptés. Ces résultats seront surtout fonction du problème que vous soulevez et de la façon dont vous le traitez. Votre réplique risque donc d’être publiée un mois après l’événement, ou encore vous constaterez qu’aucun journaliste n’a été affecté à votre conférence de presse ou qu’aucun ne participe à votre activité. De plus, pour pouvoir utiliser efficacement ces quelques possibilités qu’offrent les médias, il faudrait exercer une vigilance constante et presque faire du harcèlement auprès d’eux, ce que les ressources humaines des groupes ne permettent généralement pas.
Bien sûr des alternatives sont possibles, comme publier son propre journal ou bulletin et, occasionnellement, acheter un espace dans un quotidien. Ce sont là des solutions qui exigent que les militants d’un organisme développent d’autres habiletés, dont celles que nous mentionnions plus haut sur la présentation et l’accessibilité du contenu, mais aussi des habiletés à trouver un financement pour ces publications. Ce dernier point peut être partiellement réglé par le biais des subventions. Si elles viennent d’organismes indépendants cela ne pose généralement aucun problème. Mais comme le plus grand bailleur de fonds reste encore les gouvernements, leurs subventions ou plutôt le retrait de celles-ci risquent de devenir le moyen de pression qui sera utilisé pour contrôler certaines activités.
Voilà donc, entre autres, quelques difficultés ou contraintes avec lesquelles les groupes d’intervention ont à vivre et qui, bien que pouvant réduire l’efficacité de leur action, ne sont cependant pas dramatiques. Un aspect me semble devenir actuellement plus problématique : on peut constater depuis quelque temps un essoufflement de certains groupes d’intervention et un certain désintéressement du public pour les questions touchant le tiers monde. La multiplicité des problèmes Salvador, Guatemala, Afrique australe, Iran, Palestine, Haïti, Liban et plusieurs autres, sans oublier la question des autochtones ici et le fait que chacun [355] de ces problèmes ait donné lieu à un comité d’action et parfois même à plusieurs selon les différentes tendances politiques appuyées, sont sans doute à la base de ce ralentissement général. Actuellement je ne peux que constater le malaise, mais il est certain que des éléments de solution pourront être apportés si les groupes décident d’analyser ensemble cette situation.
En conclusion, il nous faut dire que les liens entre les actions de solidarité, les activités d’éducation des groupes de coopération et les interventions contre le racisme existent déjà mais sont à développer davantage. Tout comme sont à développer les implications et l’intervention publique des milieux universitaires sur les questions de racisme ou sur les grands problèmes internationaux, car l’abstention ne sera jamais synonyme d’impartialité et encore moins d’objectivité. Mais le fait de tenir cette année le colloque de l’ACSALF sur l’intervention sociale et d’avoir opté pour des interlocuteurs impliqués activement dans certaines organisations laisse présager une possible coopération.
Pour terminer, ajoutons que je crois que toutes les actions qui vont dans le sens d’une dénonciation du racisme dans tous ses aspects et où qu’il se manifeste ne peuvent que mener à une conception plus juste et surtout plus égalitaire des relations entre les peuples. Ce serait là sans doute le début d’un véritable développement international.
Lise Saint-Jean
Mouvement québécois pour combattre le racisme
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