Céline Saint-Pierre
“La place des femmes sur le marché du travail
à moyen et à long terme”.
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Roger Tessier et Yvan Tellier, Historique et prospective du changement planifié, 2e partie, chapitre 7, pp. 253-266. Québec : Les Presses de l'Université du Québec, 1990, 311 pp. Collection : Changement planifié et développement des organisations. Tome I.
Ma réflexion est centrée sur le travail dans la société industrielle développée, mais je me réfère principalement au contexte canadien et québécois. Je discuterai plus particulièrement du travail des femmes et de la place qu'elles occupent sur le marché du travail afin de dégager certaines tendances observées actuellement. Ces tendances vont dans le sens d'une présence accrue des femmes sur le marché du travail, présence qui continuera à prendre de l'ampleur. On prévoit par exemple que celles-ci formeraient en 1993 plus de 45% de la main-d'œuvre, concentrée essentiellement dans le secteur des services. Cet accroissement était déjà perceptible au cours des années 60 et les chiffres disponibles pour la période de 1961 à 1986 démontrent une augmentation continue, tant au Canada qu'au Québec. En 1961, au Québec, 27,1% de la population active totale était composée d'effectifs féminins. En 1986, ce taux monte à 41,6%. De tels chiffres doivent aussi être confrontés à la présence des hommes sur le marché du travail, ce qu'on oublie souvent de faire. En 1961, les hommes québécois comptent pour 72,9% de la main-d'œuvre active mais en 1986, ils ne comptent plus que pour 58,4%. Il y a donc une diminution constante du nombre d'hommes dans la population active totale parallèlement à une croissance continue de la présence des femmes. Ce sont là des orientations qui continueront de se développer dans les années 90. Il est difficile, cependant, de voir exactement ce qui se passera dans la répartition sexuelle des emplois et des responsabilités au-delà des 20 prochaines années.
La diminution quantitative des hommes sur le marché du travail semble attribuable surtout à l'introduction, à la fin des années 50 et dans les années 60, de nouvelles technologies -l'automatisation principalement - et à de nouvelles formes de rationalisation de l'organisation du travail dans la production agricole et manufacturière. C'est là qu'on y retrouve une grande concentration de la main-d'œuvre masculine tandis que les nouveaux emplois, créés surtout dans le secteur tertiaire, sont occupés en bonne partie par des femmes. Maintenant, on peut se demander pourquoi la pénétration de l'automatisation et des nouvelles techniques de bureautique n'a pas autant affecté l'emploi dans le secteur et les activités tertiaires au cours des années 80. En effet, aucune diminution sensible des effectifs en emploi n'y est notée entre 1981 et 1986, période d'implantation intensive du traitement de texte et du micro-ordinateur ; aucun accroissement important non plus, cependant. Ces nouvelles technologies auraient en fait permis une croissance du volume de la production sans pour autant conduire à la création d'emplois correspondante.
Il faut souligner que, dans les années 80, la pénétration des technologies nouvelles s'est effectuée un peu plus lentement que prévu, principalement pour des raisons de coût, d'inadéquation des matériaux et à cause d'un manque de planification et de prévision de la part des entreprises également. Nous sommes actuellement dans un tournant où ce qui était prévu entre 1980 et 1985 risque de se produire entre 1990 et 1992, à savoir une prépondérance de ces technologies nouvelles dans plusieurs autres fonctions de production -notamment dans le travail administratif, le travail des ingénieurs, des concepteurs, des architectes, des comptables, etc. - mais surtout un usage maximal de ces outils, ce qui ne fut pas le cas jusqu'à maintenant, l'utilisation des appareils étant plutôt partielle. Le secteur tertiaire comme créateur d'emplois sera inévitablement remis en question. N'oublions pas que dans les années 70 et 80, les emplois continuèrent d'être créés essentiellement dans ce secteur. Il faudra désormais s'attendre à une certaine stagnation de cette création d'emplois. Le secteur tertiaire continue à se développer par la diversification de ses activités et la création d'entreprises, mais ce mouvement ne s'accompagnera pas nécessairement d'une création significative d'emplois.
Une autre caractéristique importante à souligner concerne la division sexuelle du travail entre les secteurs. Cette tendance existe et ne semble pas vouloir s'estomper dans les années 90. Les femmes se retrouvent actuellement dans les mêmes types d'emplois qu'elles occupèrent dans les années 60 et 70, c'est-à-dire le travail administratif, la vente au détail, les services aux individus tels que les soins infirmiers, le service social et personnel. Il y a peu de déblocage à ce niveau-là si ce n'est une certaine pénétration des femmes dans les secteurs non traditionnels mais aussi à des niveaux hiérarchiques supérieurs, par exemple à des postes de cadre intermédiaire et de cadre supérieur, dans le travail administratif principalement. La présence des femmes devient plus visible dans les postes de responsabilité et elle ira en s'accentuant. Les statistiques démontrent par ailleurs que l'augmentation des effectifs féminins se fait sentir principalement dans les postes administratifs, dans le secteur des finances et dans tout ce qui concerne les affaires immobilières.
Les statuts d'emplois représentent aussi une caractéristique importante de la spécificité du travail des femmes. Le marché du travail est caractérisé actuellement par une économie dite duale qui continuera d'être marquante dans les années 90. On parle d'une économie qui s'articule en quelque sorte autour de deux marchés du travail. Nous avons, d'une part, un marché primaire, constitué d'emplois réguliers, assez bien rémunérés, qui sont protégés et syndiqués. Ce sont traditionnellement des emplois occupés en majorité par des hommes, dans le secteur manufacturier en particulier, mais aussi par des hommes et des femmes dans les fonctions publiques fédérale et provinciale, par exemple. D'autre part, il existe un marché secondaire fait d'emplois plutôt précaires dans lequel se retrouvent majoritairement des femmes. Une grande partie des nouveaux emplois créés prennent cette forme. Ils sont caractérisés par du travail à temps partiel, à la pige, occasionnel, non syndiqué. Les activités tertiaires permettent plus facilement ces formes d'emplois. Les postes peuvent davantage se subdiviser et faire appel à une main-d'œuvre en rotation (le problème actuel des infirmières illustre bien la situation). Les femmes augmentent donc leurs effectifs sur le marché du travail, mais dans des conditions souvent Peu avantageuses. C'est dans ce sens que nous parlons d'une segmentation sexuelle des statuts d'emploi.
Le même phénomène est observé dans les échelles de salaires. Les écarts de salaire entre les hommes et les femmes restent importants même si des mesures sont prises pour corriger la situation. Ils sont attribuables encore une fois au fait que les femmes sont cantonnées massivement dans les échelons subalternes, les emplois moins payés, moins qualifiés, demandant moins de formation. Les femmes récoltent ainsi, par une sorte d'effet systémique, une masse salariale beaucoup plus faible que celle des hommes.
Les écarts de salaire existent aussi entre hommes et femmes pour des emplois équivalents ou comparables. Les chiffres indiquent, à l'heure actuelle, un écart général de l'ordre de 34,5%. Les revendications des groupes de femmes insistent beaucoup présentement sur la correction de ces écarts salariaux, de même que sur l'accès de femmes à des emplois plus qualifiés, qui requièrent plus de responsabilités, de manière à corriger ce qu'on appelle la pauvreté au féminin. Mais ces revendications et l'orientation du débat créent beaucoup de remous même à l'intérieur des syndicats où il n'est pas facile de faire admettre cette revendication comme une priorité de négociation. Ce débat se situe au niveau des idéologies qui véhiculent une représentation du travail et de sa valeur nettement différenciée entre les hommes et les femmes. Or les femmes ne considèrent plus leur travail comme un appoint pour compléter le salaire d'un conjoint ni comme des moments sporadiques entre les maternités.
Nous constatons par ailleurs que beaucoup de femmes retardent la naissance du premier enfant pour terminer des études ou s'assurer d'un poste dans lequel elles obtiendront une certaine stabilité, une régularité de statut leur permettant d'être en mesure d'obtenir un congé de maternité et une garantie de retour au travail dans le poste qu'elles occupaient. Il y a donc une planification des maternités en fonction d'un projet de travail alors qu'auparavant, à l'inverse, les femmes travaillaient en attendant d'avoir leur premier enfant et se retiraient du marché du travail soit définitivement, soit pour une vingtaine d'années. Les naissances et les désirs. de procréation s'ajustent à une présence plus stable sur le marché du travail. Les femmes doivent consolider cette place et, en même temps, se concevoir en tant qu'individus financièrement indépendants et ne plus être reliées à une structure familiale définissant leur besoin économique de travailler. De tels changements s'accompagnent d'une fragilisation de la place des hommes sur le marché du travail. L'enjeu devient la restructuration de ce marché et la création d'emplois.
Le travail constitue un objectif très important pour les jeunes femmes. Il est vrai que nous constatons une certaine ambivalence chez les jeunes en général face au travail ; du côté des filles, le projet de carrière, de vie au travail prend un sens très différent de celui des garçons, car ce n'est pas en soi un principe acquis idéologiquement et structurellement. Structurellement, par contre, la place occupée traditionnellement par les hommes est ébranlée. Le chômage sévit dans le secteur manufacturier à cause de l'automatisation, mais surtout à cause de la fragilité de notre économie canadienne qui conduit à plusieurs fermetures d'usines et licenciements. Il ne faut plus avoir en tête un Canada très fort économiquement ; nous prenons actuellement un net recul dans la hiérarchie des pays industrialisés. Récemment avait lieu une conférence du Conseil du développement économique et social du Canada et la question principale posée à une centaine d'intervenants concernait justement l'avenir du travail au Canada. Or les réponses font état de perspectives extrêmement pessimistes sur la capacité du Canada de relever les défis de la compétition internationale et de maintenir sa place dans les économies industrielles fortes. Il est difficile de préciser toutes les causes de cette fragilisation économique, mais la compétition avec le Japon et avec l'économie du Pacifique joue un rôle déterminant. Comment le Canada va-t-il se resituer dans cette optique ? La situation n'apparaît pas très claire. Il faut tenir compte d'une main-d'œuvre peu formée pour s'adapter àdes changements rapides, tenir compte aussi du manque de planification économique et du fait que plusieurs de nos dirigeants d'entreprises conservent une vision du développement économique très près de celle du XIXe siècle, c'est-à-dire du chacun pour soi et de la rentabilité à n'importe quel prix et à court terme. Nous devons désormais planifier de façon plus globale et surtout, responsabiliser les entreprises par rapport à la société, les inciter à s'engager dans un investissement culturel, économique et politique. L'absence de prise de responsabilité réelle à ce niveau rend les prévisions difficiles en matière de capacité de création d'emplois et d'investissement dans la formation de la main-d'œuvre. Cette formation devrait se faire de manière continue et les exigences, évaluées et mises à jour régulièrement. Les entreprises assumant peu leur rôle dans ce sens, les individus doivent porter eux-mêmes la responsabilité de se former sans disposer de beaucoup d'informations quant aux outils pour s'orienter dans ce processus.
Il y a donc une forme de désespoir très présente chez les gens qui ne savent pas comment se resituer sur le marché du travail advenant la perte éventuelle de leur emploi. Les hommes travaillant à temps plein vivent particulièrement cette angoisse de devoir envisager une nouvelle trajectoire fondée souvent sur du travail à temps partiel, une forme d'emploi qui ne correspond pas à leur façon de concevoir le travail et leur vie propre. Les femmes, qui ont toujours eu à assumer une fragilité, une précarisation de leur situation en emploi, semblent quant à elles intérioriser plus facilement une situation d'emploi prenant la forme d'un travail à temps partiel. Elles le conçoivent cependant de façon temporaire, en cherchant à accéder à un travail à temps plein. Présentement, on le sait, la majorité des femmes n'optent pas volontairement pour un travail à temps partiel.
Dans leur rapport au travail, les femmes semblent porter, à l'heure actuelle, des enjeux similaires à ceux des hommes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais les portent-elles de manière différente ? Le fait qu'elles constituent une catégorie socio-historique distincte offre la possibilité d'entrevoir la définition de nouvelles orientations de société. Elles pourraient être amenées à questionner la finalité de la production, les manières de produire, le rapport entre le travail et la vie familiale, le travail et la vie individuelle, la place du travail dans un projet de vie, etc. Mais ce questionnement demeure en bonne partie encore très diffus et souvent timide. L'enjeu que représente l'accès au marché du travail étant pour l'instant trop exigeant, il mobilise les énergies des femmes à la fois dans leur vie personnelle et dans leur vie familiale, les obligeant à gérer tout en même temps. Le questionnement fondamental sur la société industrielle et sur ses objectifs de développement s'affirmera sans doute lorsque leur situation sera consolidée. Il faut aussi envisager qu'il ne se fasse pas non plus de façon radicale.
Mais cette gestion multiple des lieux de vie fait ressortir des exigences individuelles qui n'étaient pas soulevées auparavant dans les débats menés par les hommes sur les conditions de travail. Les questions de congés de maternité, de disponibilité reconnue, d'absences pour s'occuper des enfants et gérer la vie familiale furent absentes des débats dans les syndicats, sauf lorsque les femmes en firent des questions de principe. Elles tiennent maintenant une place plus importante dans les stratégies et les négociations de plusieurs syndicats. Même chose pour le temps partiel qui est inévitable pour une majorité de travailleuses. Dans ce cas, il ne s'agit pas de tenter d'abolir le travail à temps partiel, mais plutôt d'exiger des conditions décentes pour ceux et celles qui l'exercent. Toutes les réalités que vivent les femmes en s'intégrant au marché du travail font surgir de nouvelles questions autour desquelles s'élabore finalement une réflexion spécifique, une manière de penser le travail. Elle apparaît encore liée essentiellement aux conditions de travail, mais elle oblige aussi à une vision plus large du rapport entre la vie au travail et la vie hors du travail.
La vie hors du travail n'apparaît d'ailleurs pas nécessairement comme une vie de loisir, comme on semblait l'annoncer pour l'an 2000, même si le nombre d'heures de travail diminue. Beaucoup de gens ayant une semaine de 35 à40 heures de travail s'engagent dans des projets d'étude. La vie hors du travail devient occupée par des activités conçues souvent comme des moyens de revoir sa trajectoire de vie. Ces stratégies de recyclage caractérisent en fait beaucoup plus la démarche des femmes que celle des hommes. Le nombre de femmes aux études, quel que soit leur âge, s'accroît continuellement : 50% des étudiants de l'École des Hautes Études Commerciales et des facultés de gestion sont des femmes. Du côté des hommes, surtout chez les travailleurs d'usine, le sentiment de rejet lié à une perte d'emploi semble plus paralysant et les incite à vivre la situation davantage par le retrait que par le recyclage pour se resituer sur le marché du travail.
Si l'on revient à la différence qui existe entre la vision des hommes et celle des femmes, en ce qui concerne le rapport entre la vie au travail et la vie privée, nous constatons par ailleurs comment les femmes s'organisent dans leur travail et leur carrière pour mieux répondre aux contraintes de leur vie familiale. Ainsi, une enquête faite auprès de jeunes médecins confirmait une présence majoritaire des femmes dans les CLSC à cause, justement, de la possibilité d'avoir des horaires réguliers (de 9 à 5) plus compatibles avec la vie familiale. La baisse du taux de natalité semble inévitable si l'on examine les conditions de travail et d'accès à un emploi qui annulent pour beaucoup de femmes les possibilités de donner naissance à un enfant. Le fait que certaines lois gouvernementales ne soient pas appliquées, que le marché du travail et l'organisation du travail ne soient pas adaptés aux contraintes de la vie familiale et de la maternité résulte en une gestion de vie beaucoup plus axée, comme nous l'avons souligné, sur la consolidation d'une place sur le marché du travail. La vie organisée autour du travail constitue un projet à long terme pour une très grande majorité de femmes, projet qui survit au fait que le taux de chômage persiste et demeure élevé.
Ce changement dans le rapport au travail nous conduit à observer que les femmes qui sont sur le marché du travail connaissent un taux de séparation et de divorce important ; il se remarque particulièrement chez les professionnelles, les cadres, chez celles qui sont dans une trajectoire de mobilité verticale et de prise en charge de responsabilités professionnelles de plus en plus grandes. Une étude faite par des sociologues en Californie faisait ressortir que les femmes de 35 ans et plus qui menaient des carrières exigeant de grandes responsabilités dans les entreprises et les administrations publiques étaient pour la plupart divorcées ou vivaient des difficultés conjugales reliées en bonne partie aux exigences de leur travail. La féminisation de la solitude prend ici son sens très spécifique. Le phénomène semble attribuable en grande partie au manque de souplesse de notre structure sociale qui correspond encore, malgré le chemin déjà fait, au modèle de l'homme salarié et de la femme ménagère. Dans les années 2000, nous continuerons à vivre sans aucun doute des mutations de ce type, convergeant vers l'atomisation des modes de vie, vers plusieurs formes de regroupement familial. Ces mutations sont engendrées par la redéfinition des rôles et des places des femmes en tant que groupes sociaux distincts et égaux, redéfinition qui ne se fait pas, pour l'instant, dans un mouvement avec les hommes. Les femmes luttent pour prendre une place, pour se définir, pour exister en tant qu'être social, et elles le font beaucoup entre elles. Le cheminement des hommes s'effectue de façon moins visible, moins collective que celui des femmes. Peut-on penser dans ce contexte à de nouvelles bases de relations sociales entre les hommes et les femmes ? Le débat sur l'égalité est aussi un débat de société. Toutes nos structures, tant sur le plan du travail que sur le plan de la famille, sont fondées sur des représentations et des pratiques marquées par des inégalités, voire jusque dans la reconnaissance sociale de la contribution des hommes et des femmes. Changer les manières de dire ne change pas automatiquement nos rapports avec les personnes. Ce sont toutes ces transformations idéologiques quant à la représentation de la valeur sociale et de la valeur professionnelle du travail exercé par les hommes et les femmes qui sont en discussion à l'heure actuelle. En ce sens, l'équité salariale repose sur la reconnaissance économique de la valeur du travail des uns et des autres, hommes et femmes. Cette valeur économique rend visible une différenciation entre les groupes professionnels, puis des différences entre les ethnies, les sexes et enfin, les générations. Cette idéologie propre à la société industrielle est au centre des débats sur l'égalité des sexes. Un débat est amorcé sur la représentation des ethnies dans les corps d'emploi. Celle-ci commence d'ailleurs à faire l'objet de mesures dans certaines entreprises.
La reconnaissance sociale liée à la reconnaissance économique est particulièrement importante parce que si le nombre de femmes en emploi augmente, il augmente majoritairement dans les emplois qui leur étaient traditionnellement réservés. Le déplacement vers de nouveaux métiers, de nouveaux types d'emplois, de nouvelles formes de responsabilités s'effectue très lentement. Cette négociation est très difficile car elle se fait individuellement, la plupart du temps, chaque femme essayant de faire sa place dans une entreprise ou une administration. De plus, l'inégalité de formation entraîne une autre forme de discrimination systémique à l'entrée sur le marché du travail. L'abandon scolaire est très important chez les femmes et plusieurs d'entre elles se retrouvent encore avec au plus un diplôme d'études secondaires. Celles qui poursuivent leurs études au niveau universitaire dépasseront rarement le baccalauréat, même si l'on constate qu'elles s'orientent vers de nouveaux secteurs tels que les sciences administratives, les sciences de l'informatique, la médecine, etc. (moins vers les sciences pures, par contre). La question du taux de persévérance aux études demeure importante : combien mèneront à terme leurs études ? Cela nous ramène encore une fois au manque de souplesse des structures académiques de la plupart des universités. Il y a place pour des réaménagements permettant aux hommes et aux femmes aux études d'être pères et mères de famille. Dans plusieurs disciplines, les femmes arrivent aux études de doctorat ou de spécialité (en médecine) au moment où elles pensent avoir leur premier enfant. Y a-t-il un choix réel possible, un aménagement de cheminement académique ? Pour l'instant, il est presque nul car l'interruption des études est peu envisageable, surtout dans des formations en médecine, par exemple. Si l'intégration des femmes au marché du travail demande des modifications des structures, elle nécessite aussi des changements profonds dans des responsabilités familiales entre les hommes et les femmes. Le nombre de familles monoparentales dirigées par des femmes et vivant dans une situation précaire est particulièrement élevé au Québec.
Nous disions précédemment combien les individus doivent porter seuls le poids des responsabilités et des décisions quant à la manière dont ils doivent se resituer et se réorienter dans la société. Les grandes mutations de la fin de ce siècle sont étroitement liées à des bouleversements dans le développement économique. La vision d'une société de loisirs pour l'an 2000 est difficilement conciliable avec l'insécurité profonde qui caractérise le climat économique et social actuel. Les mutations sont vécues au plan individuel et sociétal dans des perspectives de court terme. Mais gérer le court terme ne représente pas les mêmes enjeux pour les macrostructures que pour les individus. La représentation de l'avenir au niveau individuel est court-circuitée par la nécessité de gérer l'insécurité et de trouver des moyens de survie dans l'immédiat, donc de vivre le moment présent. L'aller-retour de nos jeunes étudiants entre les études et le marché du travail répond essentiellement à cet impératif. Le rapport n'est d'ailleurs plus nécessairement très évident entre l'éducation, l'emploi et le revenu. Beaucoup de jeunes vont quitter l'école sans terminer leurs études secondaires et collégiales pour prendre le premier emploi offert. Combien reviendront aux études ? Nos structures éducatives devraient être beaucoup plus souples pour réinsérer de manière continue des gens qui quittent les études et y reviennent.
Un facteur d'insécurité important concerne cette flexibilité croissante dans l'usage de la main-d'œuvre. Les emplois créés sont souvent temporaires, plusieurs entreprises ayant changé complètement de tactique dans le recrutement de la main-d'œuvre. Auparavant, elles recherchaient une main-d'oeuvre stable à qui elles assuraient une permanence de travail. Cela fut la règle durant la période de croissance d'après-guerre. Nous sommes maintenant à l'issue d'une période de crise et de grande compétition économique. L'informatisation permettant d'automatiser de nouvelles fonctions de production et d'assouplir les activités de production, la force de travail doit s'ajuster aux besoins ponctuels de l'appareil productif, tant qualitativement que quantitativement.
Dans le secteur des services, l'ajustement des besoins en main-d'œuvre prend souvent la forme du travail sur appel. Celui-ci exige une disponibilité qui limite sérieusement toute autre activité qu'une personne désirerait entreprendre pendant ces périodes d'attente : autre travail, études, loisirs. La vie hors du travail devient assujettie à la possibilité constante d'être appelé pour aller travailler, ne pas être disponible signifiant souvent un retour en arrière sur la liste de rappel. Le temps réellement libéré n'existe pas dans ce contexte.
Cette nouvelle tendance influence aussi tout ce qui touche la responsabilité économique des entreprises quant aux protections sociales. Les employeurs répondent à des exigences de responsabilité sociale vis-à-vis des travailleuses et des travailleurs ayant un statut d'occasionnels beaucoup moindres et ils tendent à se dégager le plus possible de telles responsabilités. Au Canada, plusieurs de nos entreprises comptent sur une main-d'oeuvre disponible et fiable lorsqu'elles en ont besoin mais, par ailleurs, elles ne se sentent plus responsables lorsque cette main-d'oeuvre ne leur est plus nécessaire ou ne l'est que sporadiquement. En France, où les responsabilités des entreprises sont très grandes en matière de protections sociales, un phénomène semblable s'observe. Certains entrepreneurs renoncent même à leur projet d'expansion à cause de mesures jugées trop exigeantes.
Ces changements se traduisent souvent, comme nous venons de le dire, par l'insécurité de l'individu. Elle conduit à un certain repli sur soi chez un bon nombre de personnes. On note un retrait, une certaine méfiance par rapport aux grandes idéologies. Les gens, comme le soulignait Alain Touraine, ne se sentent plus représentés par les grands groupes auxquels ils se sont identifiés dans la période d'après-guerre et jusqu'à très récemment. Les jeunes ne se retrouvent pas dans les discours des partis politiques traditionnels ou des syndicats, discours qui ne traduisent pas les réalités qu'ils vivent. On se ralliera beaucoup plus dans l'action directe, immédiate ; on cherchera à s'organiser ponctuellement autour de revendications bien précises, sans penser à mettre sur pied des organisations ou des groupes permanents, le pouvoir inspirant avant tout de la méfiance. Au Québec, plusieurs actions ont été menées sur cette base, notamment par les écologistes. Plus de porte-parole, plus d'intermédiaires. La trop grande distance pressentie entre les dirigeants et les membres, dans la plupart de ces organismes, ne convient plus au besoin d'intervenir à court terme. La gestion directe de l'action rejoint la gestion du quotidien dans la survie pour le présent. Au plan politique, on peut constater comment les commissions « Jeunesse » du Parti libéral ou du Parti québécois ont déjà bouleversé certaines règles de fonctionnement. Lorsqu'ils ne se sentent pas représentés par les dirigeants du parti, on a vu les jeunes s'inscrire en dissidents sans attendre et faire connaître directement leurs points de vue et leurs revendications aux médias. Et même s'ils fonctionnent dans les structures établies, ils préservent cet accès direct à la communication. Donc, un repli ou un retrait de participation pour certains, et pour d'autres un mode de fonctionnement tout autre qu'il nous faut prendre en compte. Les jeunes sont peu politisés si l'on se réfère aux formes des années 60 et 70, mais peut-être le sont-ils autrement. Derrière l'absence prétendue de conscience sociale et politique, il y a surtout l'absence d'une manière collective d'exprimer cette conscience, sauf ponctuellement, sur des questions précises, dans le cas des manifestations pour la loi 101, par exemple. Les réserves face à une structure de pouvoir centralisée et hiérarchisée sont très présentes.
Les femmes s'organisent aussi différemment et très peu sur une base hiérarchique. Leurs réunions se déroulent avec beaucoup de convivialité, de collégialité, on y exprime une réticence à se soumettre à des structures traditionnelles. La procédure excède. Cela ne veut pas dire, cependant, que les femmes occupant des Postes de pouvoir dans les institutions n'exercent pas le pouvoir. Elles l'exercent, et jusqu'à maintenant, d'une manière plutôt traditionnelle et bien semblable à celle de leurs confrères. Mais les générations de femmes plus jeunes pourraient ne pas se modeler sur cette façon de fonctionner. Le problème est délicat puisque l'accès à ces postes exige que, pour répondre à ses règles et à ses exigences, les femmes empruntent au modèle masculin. Sinon, elles ne passent pas ou ne restent pas. Difficile, donc, d'accéder et de transformer en même temps. Beaucoup de femmes continuent de se questionner et de se remettre en cause dans l'exercice de leurs fonctions. Le poids du nombre pourrait amener un changement significatif ; mais si elles demeurent numériquement faibles, les femmes devront continuer à se conformer aux règles existantes pour conserver leur place. Certains faits vécus par des femmes cadres témoignent bien de cette situation. Beaucoup démissionnent. Ne pouvant plus fonctionner dans les règles établies, ni vraiment les modifier, elles se trouvent dans une impasse et finissent par se retirer. Cela nous ramène au taux de persévérance : combien de femmes vont persister si la capacité de transformer les modèles et les structures est à ce point réduite ? C'est aussi dans ce type de situation que joue le cran d'arrêt que constituent les exigences familiales, cran d'arrêt indiscutablement plus efficace chez les femmes que chez les hommes. Les femmes désirant faire carrière sont confrontées aux limites imposées par les rôles multiples qu'elles doivent assumer.
Par ailleurs, connaître deux ou trois emplois durant une vie se révélera une tendance assez générale de la vie au travail dans les années à venir. La grande majorité des hommes en emploi pourrait continuer de connaître une stabilité assez forte dans un même métier - pas nécessairement chez un même employeur -avec des possibilités réelles de progression salariale ou de revenu. Pour que les femmes puissent améliorer leur stabilité sur le marché du travail, non seulement les mentalités devront continuer à se transformer, mais les pratiques de travail domestique et familial devront se modifier encore beaucoup plus pour atteindre un partage réel et équitable des tâches et des responsabilités.
Là-dessus, il est important de s'interroger sur la façon dont se situent les jeunes filles de 16 à 20 ans par rapport à un tel débat. Le modèle traditionnel semble encore très persistant. Même si elles étudient plus que leurs mères et expriment le désir de poursuivre une carrière, il semble qu'une bonne majorité de jeunes filles restent susceptibles d'abandonner plus facilement leurs projets que les garçons si la question du mariage, de la cohabitation ou de la naissance d'un enfant se pose. Elles sont tiraillées entre la pertinence des remises en question actuelles et la sécurité apparente du modèle traditionnel. Beaucoup d'entre elles perçoivent leur vie dans une continuité et une stabilité qui ne reflètent plus la réalité d'aujourd'hui. Par contre, d'autres, tout en percevant cette absence de linéarité et de stabilité, hésitent à endosser systématiquement les nouveaux modèles. Elles se voient certes sur le marché du travail, mais restreignent les champs possibles du métier ou de la profession qu'elles auraient pu envisager.
Toutes ces perspectives de changement et leurs aboutissants doivent être considérés sur une période beaucoup plus longue que les 10 ou 15 prochaines années. Les grandes mutations qui ont conduit aux structures industrielles et familiales des sociétés industrielles modernes se sont effectuées sur une centaine d'années. Nous essayons actuellement de les envisager sur une période de dix ans. Sans doute sommes-nous entraînés dans cette réflexion accélérée par le fait que nous vivons une fin d'un siècle, Mais nous avons peut-être aussi, en tant que Québécois, une vision plus à court terme de l'histoire ; nous envisageons trop souvent les changements d'une manière radicale, brutale, sans penser à la maturation qu'exigent nécessairement de tels processus. Suivant cette conception, nous ne distinguons plus les mutations réellement profondes et savons mal évaluer leurs conséquences. Mais nous pouvons cependant indiquer certaines tendances qui pourraient se révéler être des mutations à long terme. Un tel diagnostic doit être considéré sous forme hypothétique.
En ce sens, l'égalité entre les deux sexes pourrait être dans les pays industriels d'Europe et d'Amérique - il faudra parler différemment de l'Asie et de l'Afrique - l'une des grandes mutations sociales de cette fin de siècle. Nous parlons d'une égalité, non pas dans le sens d'une identité unique, mais d'une égalité dans la reconnaissance des différences. Dans cette optique, nous pensons aussi à la question du Québec pluriethnique, autre mutation de notre société à l'aube de l'an 2000. À mesure que se concrétise le visage multiculturel de la société, il faudra assurer la représentation adéquate de chacun des groupes ethniques, de même que doit être assurée la représentation de chacun des groupes sexués. La réalisation de tels objectifs est l'objet de préoccupations actuelles et demeurera celle des prochaines décennies. Comment le Québec arrivera-t-il à gérer ce multiculturalisme et cette multiethnicité tout en préservant son identité propre ? Comment intégrer tout en respectant les différences culturelles ? Le problème de la langue au Québec complique sensiblement la question. Les mesures prévues par la loi 101 restreignent les possibilités pour les nouveaux arrivants de rejoindre les communautés anglo-canadienne ou américaine. Or il arrive fréquemment que ces enfants n'arrivent à parler correctement ni le français ni l'anglais. Nous avons actuellement au Canada près de 160 000 enfants vivant cette situation. Ils continuent de parler leur langue d'origine dans leur famille et à s'identifier essentiellement à leur communauté culturelle. L'école ne pouvant leur assurer une formation de base suffisante pour maîtriser la langue française ou anglaise et s'intégrer à une nouvelle culture, comment dans ces conditions s'assurer qu'ils deviendront des citoyens à part entière ?
Aux rapports de sexe et aux rapports entre ethnies, s'ajoutent les rapports entre générations. C'est là aussi une mutation en germe qui marquera les prochaines décennies. Pour la première fois au Québec, nous constatons que la génération des 50 ans et plus sera bientôt majoritaire numériquement. Elle forme déjà 49,2% de la population actuelle. Les répercussions sociales seront importantes. Ce groupe dominera dans l'opinion publique. Par ailleurs, sa présence sur le marché du travail commence à être grandement questionnée. La rareté des emplois incite à une réflexion sur la retraite et le partage du travail et on pourrait s'attendre à ce que les formules actuelles ne demeurent plus des options, mais des contraintes. La répartition des charges fiscales sera difficile à repenser et, si le retrait de l'État en matière de politiques sociales persiste, l'on peut déjà prévoir les types de problèmes sociaux auxquels il faudra faire face d'ici une dizaine d'années.
La forme de société en émergence demeure difficile à cerner. Plusieurs modèles pourraient, en fait, traduire de nouvelles visions de société. Dans nos sociétés industrielles, les individus, n'ayant pas réussi ou n'arrivant pas à se situer dans un cheminement déterminé, voire prédéterminé, n'étaient presque pas considérés comme sujet social. Je crois qu'ils se sentiront de moins en moins mal à l'aise d'être dans un modèle ou un autre ; cesseront-ils pour autant d'être considérés socialement comme des marginaux ? Cela reste à observer. L'hétérogénéité des trajectoires de vie est telle que nous sommes tentés d'y voir autant de nouveaux modèles sociaux et culturels. La tentation politique des partis au pouvoir sera forte de limiter les soutiens économiques et sociaux en prétextant la liberté individuelle de choix. Plusieurs catégories d'individus continueront nécessairement d'être dépendants de ces formes de soutien à un moment ou l'autre de leur vie. Les débats sur la question du revenu minimum garanti et du plein emploi prennent ici toute leur importance. André Gorz présente une approche très stimulante dans un article intitulé : « Qui ne travaille pas mangera quand même. » Il se déclare contre le revenu minimum garanti, lui préférant une stratégie de création d'emplois. Il constate cependant que dans les économies des pays industriels développés où un emploi peut de moins en moins être assuré à chacun de façon stable et permanente, nous pourrions envisager une forme de sécurité du revenu liée à une contribution sociale (à déterminer) dans des domaines diversifiés - dans les hôpitaux, auprès des gens âgés, dans l'agriculture, l'éducation, etc. Ainsi, un individu qui n'a plus ou pas de travail, de façon temporaire ou permanente (nous ne parlons pas ici des gens inaptes au travail ou qui ne peuvent pas s'insérer dans le marché du travail à cause de différents handicaps) se verrait assurer un revenu tout en demeurant inséré socialement. Cette insertion sociale s'avère particulièrement importante, surtout dans une société où le plein emploi et sa permanence semblent de plus en plus difficiles à réaliser.
Nous devons donc repenser le travail sur des bases nouvelles, élargir la contribution de l'individu à des objectifs fixés par la société, plutôt que de limiter le travail au cadre fixé par l'économie de marché. Dans ce sens, nous pouvons considérer comme un progrès le fait que les nouvelles technologies permettent d'automatiser plusieurs activités abrutissantes de production réalisées par le travail humain (les usines bruyantes et polluées, les chaînes de montage, etc.). Les déplacements entraînés par l'introduction de l'automatisation pourraient nous orienter vers la création, emplois beaucoup plus enrichissants dans les champs du social, du communautaire et du culturel. Le développement économique devrait viser l'amélioration de notre qualité de vie et surtout la réduction des écarts de richesses ; car si nos milieux de vie sont de plus en plus pollués et les maladies industrielles omniprésentes, la pauvreté ne cesse de s'accroître. On continue de créer des richesses, même si le taux de chômage canadien demeure élevé. Richesses qui, en grande partie, échappent au contrôle démocratique de leur usage. La grande majorité des citoyennes et des citoyens demeurent encore peu formés et informés pour intervenir à ce niveau et pour questionner les modes de développement et de gestion socio-économiques de notre société.
Beaucoup de travail de réflexion et d'intervention reste à faire sur la contribution sociale liée à une sécurité de revenu, sur les finalités de la production économique et sur la redéfinition des enjeux du développement au plan international. Cela signifie fondamentalement adopter une vision beaucoup plus large de l'économie. Qu'est-ce que l'économie, en réalité ? Produit-on vraiment selon nos besoins ? Peut-on avoir accès aux biens essentiels ? Pouvons-nous intervenir pour orienter la production autrement ? Dans le contexte actuel d'une compétition internationale féroce, ces préoccupations semblent malheureusement hors de question. Cet argument de la compétition internationale domine partout et il devient de plus en plus difficile de réfléchir sur J'économie nationale et sur ses orientations. En Amérique du Nord, nous nous trouvons dans une situation où le problème de la répartition équitable des richesses se pose avec de plus en plus d'acuité.
Nous osons espérer, en terminant, que cet état de fait oblige à repenser les finalités de l'économie industrielle et à reposer sur de nouvelles bases les formes sociales du travail et les critères d'évaluation économique. La présence croissante des femmes sur le marché du travail et dans la production de biens et services sera-t-elle un accélérateur en ce sens ? Tout reste à jouer, aucune réponse, négative ou affirmative, n'est encore possible. Les tendances demeurent encore difficiles à cerner.
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