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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Saladin d’Anglure, “Ijiqqat: voyage au pays de l'invisible inuit.” Un article publié dans la revue ÉTUDES/INUIT/STUDIES, vol. 7, no 1, 1983, pp. 67-83. Québec: Département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle accordée conjointement par l’auteur et la directrice de la revue Etudes Inuit/Studies le 5 mai 2008.]

Bernard Saladin D’Anglure
Département d'Anthropologie, Université Laval, Québec 

Ijiqqat : voyage au pays de l'invisible inuit”. 

Un article publié dans la revue ÉTUDES/INUIT/STUDIES, vol. 7, no 1, 1983, pp. 67-83. Québec : Département d'anthropologie de l'Université Laval. 

 

Abstract / Résumé
 
Introduction
 
Sur le chemin de l'invisible
Un manteau peu ordinaire
Les Ijiqqat : une facette de l'altérité
Clairvoyance et chamanisme
Ijiqqitait (ceux qui ont été pris par les Ijiqqat)
Terre promise ou Paradis perdu
Mythes, diversité culturelle et préhistoire
 
Références
 
 
Liste des figures
 
Figure 1 : Photographie prise à bord de l'Era par George COMER en 1902. Il s'agit très vraisemblablement du chamane Qingailisaq revêtu de son manteau à la mode Ijiqqat (courtoisie du Whaling Museum, Mystic Seaport, USA).
 
Figure 2. Le manteau du chamane Qingailisaq, conservé à l'American Museum of Natural History (New York). Vu de dos. Photographie par J. Murdoch et B. Saladin d'Anglure en 1982, avec la permission de l'American Museum of Natural History.
 
Figure 3 : Motif décorant le devant du manteau de Qingailisaq. Il évoque l'attaque du chamane par un Ijiraq et est fait de peau de caribou blanche. Photographie J. Murdoch et B. Saladin d'Anglure, avec la permission de l'American, Museum of Natural History, 1982.
 
Figure 4 : Motif décorant le dos du manteau de Qingailisaq. Il est fait de peau de caribou blanche et représente des Pukiq, caribou-géants blancs, les Pukiq enfants de la terre. Photographie J. Murdoch et B. Saladin d'Anglure avec la permission de l'American Museum of Natural History, 1982.
 
Figure 5. Motif décorant le devant du manteau de Qingailisaq. Il évoque l'enfant mort-né de la femme Ijiraq tuée par le chamane. Photographie J. Murdoch et B. Saladin d'Anglure, 1982.
 
Figure 6 : Bonnet et moufles en peaux de caribou, du chamane Qingailisaq, conservés à l'American Museum of Natural History (New York). Photographie B. Saladin d'Anglure et J. Murdoch, 1982.
 
Figure 7 : Jeannie ARNAANNUK, réalisant la réplique du manteau de chamane à Igloolik (1982). Arnaannuk qui descend de Qingailisaq et dont la famille a connu plusieurs cas d'interactions avec les Ijiqqat, est morte au printemps 1983. Photographie B. Saladin d'Anglure et J. Murdoch.
 
Figure 8 : Amarualik l'époux défunt de Iqallijuq. Il avait fait un pacte avec les Ijiqqat et on leur attribue son décès prématuré. Il fut photographié par K. Rasmussen dans la région d'Igloolik en 1921. Courtoisie Danish National Museum, Copenhague.
 
Figure 9 : Iqallijuq, arrière-petite-fille de Qingailisaq, photographiée à Igloolik en 1982 par J. Murdoch et B. Saladin d'Anglure. Elle fut une de nos principales informatrices à propos des Ijiqqat.

 

Abstract

Ijiqqat : Travel to the Land of the Inuit Invisible

 

The extraordinary imaginary world that pervades Inuit social and material life has all too often been shrouded in a veil of ethnographic rationality. Through a description of an Igloolik shaman's coat rediscovered at the American Museum of Natural History, the analysis of numerous myths, and the examination of contemporary Inuit testimonies collected in Igloolik (1971-1982), a corner of this veil can be lifted. 

Tracking the Ijiqqat, those invisible beings whose performances challenge Newtonian physics, we enter a real Garden of Eden in the land of the caribou-in the hinterland, where unhappy human beings long to go. Obscure memory of an Asian continental past or a return to Mother-Earth from which mankind once originated-these beliefs point to a cosmological and ontological system that has been studied very little.

 

RÉSUMÉ :

Ijiqqat : voyage au pays de l'invisible inuit.

 

À travers la description d'un manteau de chamane d'Igloolik retrouvé à l'American Museum of Natural History, l'analyse de plusieurs mythes et l'étude de nombreux témoignages inuit contemporains recueillis à Igloolik (1972-1982), un pan est soulevé du voile de rationalité ethnographique qui a trop souvent masqué l'extraordinaire monde imaginaire imprégnant la vie matérielle et sociale des Inuit. 

En suivant la trace des ijiqqat, ces êtres invisibles aux performances défiant la physique newtonienne, nous pénétrons dans un véritable paradis terrestre, au pays du caribou, à l'intérieur des terres. C'est là que rêvent d'aller les humains malheureux. Relent d'un passé continental asiatique ou retour à la terre-mère de qui naquit l'humanité, ces croyances renvoient à un système cosmologique et ontologique fort peu étudié.

____________________

 

Introduction

 

Il est dans le système inuit de représentations traditionnelles, des éléments dont l'importance a échappé à l'ethnographie classique, trop souvent engoncée dans des oripeaux de rationalisme scientifique ou de représentations occidentales ; en particulier en ce qui concerne la conception de l'identité et de l'altérité culturelle, décelable dans les mythes et rites des Inuit traditionnels comme dans les récits historiques et le vécu imaginaire des Inuit contemporains [1]. 

Ayant tenté ailleurs d'explorer le système inuit d'identité/altérité, à propos des noms de personnes, des rapports humains/animaux, adultes/enfants, hommes/femmes, monde terrestre/esprits cosmiques, nous aborderons ici un aspect méconnu de ce système, les rapports entre les humains et le monde invisible des Ijiqqat, défini par nos informateurs comme un véritable paradis terrestre situé à l'intérieur des terres, au pays des caribous. Notre démonstration est partie de la redécouverte d'un manteau de chamane provenant de la région d'Igloolik (T.N.O.) [2] et acheté en 1902 par l'American Museum of Natural History (New York), à la demande de Franz Boas, et s'appuie sur la réalisation d'une réplique de ce manteau par les Inuit d'Igloolik, en 1982, sous notre supervision [3]. 

Cette expérience partielle et limitée nous a néanmoins convaincus de la nécessité d'une ethnographie systématique de l'invisible et de l'imaginaire quotidien des Inuit, de leur aveu bien plus réels et déterminants que ce que nous appelons la réalité empirique des lieux, des temps ou des formes qui n'est selon eux qu'une apparence du réel. 

la lumière des données inuit, nous ne proposons ici rien de moins que de rouvrir le vieux débat portant sur le statut épistémologique respectif du réel et de l'imaginaire, tranché il y a deux mille cinq cents ans en faveur du « positivisme » par les précurseurs grecs du rationalisme scientifique occidental, et de suggérer une réflexion méthodologique et critique sur l'ethnographie et ses méthodes [4]. 

 

Sur le chemin de l'invisible

 

C'est en 1971-72 que notre attention fut pour la première fois attirée par les données concernant les Ijiqqat, lors d'une enquête portant sur les mythes, les rites et les représentations des Inuit d'Igloolik (T.N.O.) où cinquante ans auparavant le grand anthropologue dano-groenlandais, Knud Rasmussen, avait recueilli les éléments de son ouvrage célèbre « The Intellectual Culture of the Iglulik Eskimo » [5]. 

Très vite, des données de divers ordres furent enregistrées sur les Ijiqqat et complétées lors d'enquêtes ultérieures, au cours des dix années qui suivirent [6] : il y avait des mythes qui mettaient en jeu ces êtres dont le nom Ijiraq (forme du singulier, construite sur le radical iji-, le même que celui qui sert à désigner l'œil) serait selon les Inuit en rapport direct avec leur capacité de se rendre invisible, d'échapper à la vue des humains. Parmi ces mythes nous ne fûmes pas peu surpris de trouver le grand mythe explicatif de l'origine des races humaines et des mammifères marins, le mythe de Uinigumasuittuq (la jeune fille qui ne voulait pas se marier) devenue Kannaaluk (la grande d'en-bas) maîtresse des animaux marins, mieux connue dans la littérature anthropologique sous le nom de Sedna (celle d'en-bas) [7]. Cette héroïne mythique engendra, de son union avec le chien de la famille, l'ancêtre des Blancs, celui des Indiens, celui des Tunit qui précédèrent les Inuit dans la région et enfin celui des Ijiqqat qui vivent au nord-est dans les régions montagneuses situées à l'intérieur de la Terre de Baffin. 

Il y avait des croyances comme celle qui fait des Ijiqqat les maîtres des caribous et les oppose à la maîtresse des animaux marins, ou celle qui veut que la terre tremble sous leur passage... Il y avait aussi des récits, dont certains très récents, d'aventures survenues à des Inuit entrés involontairement en contact avec des Ijiqqat ; on mentionnait une femme du village qui avait été prise par eux et dont la marque de leur agression apparaissait périodiquement sur son épaule puis disparaissait... 

Il y avait enfin dans le village plusieurs personnes portant le nom d'Ijiraq dont on disait que c'était en rapport avec ces esprits. Un dépouillement des oeuvres de Boas et Rasmussen sur les Inuit de l'Arctique central vint compléter notre information qui demeurait cependant encore éparse et peu cohérente.

 

Un manteau peu ordinaire

 

Dans Boas (1907) nous trouvâmes la photographie du manteau ayant appartenu au chamane Qingailisaq, d'Igloolik, aïeul de plusieurs de nos informateurs ; manteau acheté en 1902 par le capitaine George Comer, commandant du navire baleinier l'Era et sur lequel une intéressante histoire reliée aux Ijiqqat est rapportée par Boas (1907 : 509-510) :

 

Un des angakkuq d'Iglulik raconta l'histoire suivante à propos de son initiation : Un jour, alors qu'il était à la chasse au caribou près de la péninsule d'Amittuq, il tua trois caribous. Le jour suivant il vit quatre grands mâles dont l'un était très gras. Il lui décocha une flèche, et le caribou se mit à courir de long en large. Ses bois et sa peau tombèrent et sa tête commença à rétrécir, puis il prit la forme d'une femme avec de très beaux vêtements. Elle tomba bientôt en donnant naissance à un fils et elle mourut. Les autres caribous s'étaient métamorphosés en hommes et ils lui dirent de recouvrir de mousse la femme et l'enfant afin que personne ne puisse les trouver. Ils lui dirent de traîner son cadavre mais il ne parvint qu'à déplacer un peu l'un de ses bras, tant son corps était lourd. Après qu'il eut recouvert les corps, les hommes lui dirent de retourner chez les siens et de leur raconter ce qui était arrivé, puis de se faire faire un vêtement semblable à celui de la femme. Le vêtement représenté sur la planche IX est le manteau porté par le chamane qui prétend qu'il est identique à celui que portait la femme-caribou, à l'exception de la représentation de son enfant qu'il y rajouta. Les mains qui y figurent, en fourrure blanche, ont pour but de préserver des mauvais esprits. Les figures d'animaux sur les épaules représentent, d'après ses explications, les « enfants de la terre ». Pendant que le chamane racontait son histoire au capitaine Comer, les femmes qui étaient présentes se couvrirent la tête avec leur capuche par crainte de l'esprit protecteur du chamane. Le bonnet et les moufles qui accompagnent le vêtement sont aussi du même modèle, selon lui, que celui des vêtements de la femme-caribou. En transcrivant cette histoire le capitaine Comer avait posé sa feuille de papier sur l'épaule d'une femme. Le chamane s'y objecta, en disant que son esprit protecteur n'aimerait pas que la feuille, où une histoire si importante était écrite, touche une femme. Le capitaine Comer ajouta aussi que les autres Esquimaux étaient quelque peu sceptiques à propos de cette histoire, mais qu'ils n'osèrent pas exprimer leurs doutes...

 

C'est grâce à Knud Rasmussen qui visita la région vingt ans après Comer que nous avons pu en savoir plus long sur le manteau, sur l'identité du chamane et sur la nature des hommes-caribous décrits dans le premier récit. Rasmussen qui avait en main l'ouvrage de Boas rencontra le propre fils du chamane qui n'eut pas de mal à reconnaître le manteau, voici ce qu'il nous dit à ce sujet (1929 : 205-206) :

 

Le père d'Ava, Qingailisaq, surnommé Uqaaminniq (l'homme à la langue pointue) fit le récit suivant de sa rencontre avec les Ijiqqat ; il est reproduit ici d'après la version d'Ava : Mon père était à la chasse au caribou et en avait tué quatre. Il commençait à les dépecer lorsqu'il aperçut quatre hommes qui se dirigeaient vers lui. Ils venaient du sommet d'une colline aussi crut-il d'abord qu'il s'agissait de caribous. Mais lorsqu'ils se rapprochèrent, il vit qu'il s'agissait d'Ijiqqat, de deux hommes avec leurs deux fils déjà grands. L'un des fils était encore un jeune homme ; tous étaient de grande taille et ils avaient vraiment l'air d'être des humains si ce n'est qu'ils avaient des naseaux de caribou. Le plus âgé des hommes semblait être dans une grande excitation et il attrapa Uqaaminniq ; il essaya de le renverser en appuyant ses mains contre sa poitrine, mais Uqaaminniq resta debout, sans perdre son calme, et l'Ijiraq ne put rien faire contre lui. L'Ijiraq dit alors : « As-tu de mauvaises intentions ? » 
- « je n'ai aucune mauvaise intention, vous n'avez aucune crainte à avoir de moi » répondit Uqaaminniq. Alors l'Ijiraq le lâcha et lui proposa de s'asseoir et de discuter. Et il ordonna à son fils de dépecer le caribou que mon père avait commencé à découper lui-même. Le travail fut prestement exécuté sans le moindre couteau ; il lui enleva la peau comme on fait ordinairement avec les lemmings, en tirant simplement sur la peau, et ceci encore plus rapidement qu'un homme opérant avec un couteau. L'Ijiraq s'assit sur une pierre et parla avec mon père. Il dit qu'ils vivaient à l'intérieur des terres dans la région de Pilik, près de Nuvuk ; ils vivaient de la chasse au caribou. Ils possédaient une petite poche à leur manteau dans laquelle ils transportaient deux petites pierres ; ils étaient de très habiles coureurs et étaient capables de rattraper un caribou ; quand ils s'en rapprochaient, ils le tuaient alors avec les pierres qu'ils avaient dans leur poche. Le vieil Ijiraq était à la recherche d'un de ses fils perdu, un fils qui n'était pas rentré à la maison après la chasse, et il pensait à présent qu'il avait peut-être été tué par des humains ; il avait d'abord cru que c'était Uqaaminniq qui l'avait tué, mais Uqaaminniq lui dit qu'il n'avait jamais vu d'Ijiraq auparavant ; les autres se calmèrent alors, et ils se quittèrent dans l'amitié et la compréhension mutuelle. Mon père qui était un grand chamane rentra à la maison et se fit faire un manteau semblable à celui de l'Ijiraq mais avec en plus la marque des mains sur la poitrine pour indiquer comment l'Ijiraq l'avait attaqué. Il fallut plusieurs femmes pour faire ce manteau et cela prit de nombreuses peaux de caribous. Il y avait un grand nombre de décorations blanches sur le vêtement et il devint un manteau célèbre qui fut acheté par celui qu'on appelait Angakkuq (le célèbre baleinier et collecteur pour l'American Museum of Natural History, le Capitaine Comer) et mon père reçut un prix élevé pour ce manteau qui est le seul manteau d'Ijiraq jamais fabriqué de mains d'homme...

 

Les Ijiqqat : une facette de l'altérité

 

Nous trouvons d'autres détails dans Rasmussen (1929) à propos des Ijiqqat ; en particulier dans l'histoire de vie d'Urulu, femme du chamane Ava, et elle-même chamane.. Durant sa jeunesse alors qu'elle vivait près d'un lieu dénommé Qaqqaq (la montagne) avec son père malade, sa mère et ses deux jeunes frères - ses compagnons de camp étant partis à la chasse au caribou - :

 

Elle revint un jour en courant vers la tente et en criant : « Il y a des grands sourcils (Blancs) qui viennent ». J'avais vu ce que je croyais être des hommes blancs. Lorsque mon père m'entendit, il poussa un profond soupir et dit : « Écoutez, je pensais que j'aurais pu vivre et respirer encore un peu, mais maintenant je sais que je n'irai plus jamais à la chasse au caribou... » Les hommes que j'avais vus étaient des Ijiqqat, ou des esprits de la montagne, aucun Blanc n'était encore venu dans la région à cette époque et mon père considéra cela comme un présage de sa mort prochaine... Sans réfléchir je n'avais rien gardé secret de ce que j'avais vu ; mais mon petit frère Sequvsu le garda secret et en mourut peu après. Quand on voit des esprits, il ne faut jamais le garder secret... (p. 49).

 

Rasmussen mentionne aussi d'autres détails que recoupent nos propres informations, ainsi :

 

Les Ijiqqat ne sont pas visibles pour les gens qui n'ont pas de contacts avec le surnaturel, mais ils le sont pour les chamanes... Les profanes les entendent siffler dans les airs... On ne doit jamais exprimer quelque frayeur que ce soit car les Ijiqqat attaquent les timides et les couards... Les hommes sont habillés comme les humains mais les femmes portent des vêtements différents : leurs pantalons consistant en bandes de fourrures blanches Pukiq provenant de la partie ventrale du caribou... Ils sont aussi forts que des loups et peuvent transporter un caribou sur l'épaule comme le font ces derniers... Les chamanes ont trouvé chez eux d'étranges instruments ressemblant aux miroirs utilisés par les Blancs, une sorte de mica servant à la fois de miroir et de longue-vue ; on y voit le reflet de ce qui se passe chez les humains et de la sorte les Ijiqqat savent tout ce qui se passe chez les humains... (p. 205).

 

L'importance de ces esprits s'imposait de plus en plus à notre analyse lorsqu'en 1981 une de nos collègues [8] nous signala que le manteau décrit par Boas existait toujours dans les réserves de l'American Museum of Natural History, à New York ; après consultation auprès de plusieurs des descendants de Qingailisaq, à Igloolik, nous décidâmes alors d'étudier de très près ce manteau et d'en faire faire la réplique à Igloolik même, l'année suivante. En vue de cette réalisation nous procédâmes en 1981 à de nombreuses entrevues sur le thème des Ijiqqat et fûmes très surpris de l'importance qu'on leur accordait toujours (en 1981), ainsi que du grand nombre de cas et de témoignages directs que l'on nous apporta sur leur existence, leurs interactions avec les humains et leur influence passée et présente sur la vie des humains. On entrait, quand on parlait d'eux dans un univers partageant bien des propriétés avec celui du chamanisme, celui des mythes, des rites et des grandes figures cosmogoniques des Inuit, comme la figure de Kannaaluk maîtresse des animaux marins, celle de Taqqiq l'homme-lune protecteur des orphelins, des femmes stériles et des jeunes garçons, ou celle de Naarjuk, « gros ventre » l'enfant-géant du Cosmos inuit dont nous venions de redécouvrir l'importance clé dans le système de pensée inuit (B. Saladin d'Anglure, 1980a) en tant qu'esprit du Sila, du temps, de l'air de l'intelligence, de l'ordre du Monde... À ce propos nous avions souligné l'existence de caribous géants nés d'oeufs sortis de terre et réputés être les enfants de Sila, que ce soit le mâle gris-brun, Silaaq, ou la femelle blanc immaculé, Pukiq ; or de nombreux témoignages recueillis font de ces caribous géants les créatures des Ijiqqat et la représentation de caribous blancs sur le dos du manteau de Qingailisaq est très explicitement qualifiée d'enfants de la terre ; leur couleur blanche et leur présence sur un manteau féminin nous permet de présumer sans grand risque d'erreur qu'il s'agit de Pukiq. Ces caribous-géants sont aux caribous ordinaires ce que les Ijiqqat sont aux humains ordinaires, plus forts, plus grands, plus rapides et lorsqu'on les surprend ils s'enfuient en suscitant un épais brouillard qui les dissimule à la vue de leurs poursuivants, ce qui équivaut à les rendre invisibles. Le même phénomène se produit lorsque par accident on brise un oeuf de la terre contenant un embryon de ces caribous. Les quatre mois de brouillard et de mauvais temps qui marquèrent l'été 1979 à Igloolik furent ainsi attribués au bris d'un tel œuf... [9]. 

Certaines associations de forme, de propriétés ou de ressemblance faites avec les Blancs pourraient laisser penser que les Ijiqqat sont une expression syncrétique de représentations importées par les Blancs mais le témoignage de Lyon (1824) qui mentionne un Ijiraq mâle parmi les esprits auxiliaires du chamane Tulimaq qu'il rencontra à Igloolik en 1822 lors des premiers contacts Inuit/ Blancs dans cette région porterait au contraire à croire que ce concept joue dans les représentations inuit un rôle comparable à celui de l'Indien, du Blanc, ou des ancêtres préhistoriques (les Tunit) ; il contribuerait ainsi à définir l'identité inuit en illustrant une facette de l'altérité. L'indien quant à lui exprimerait la coexistence belliqueuse, du côté du Sud-Ouest, et la cruauté du loup ; le Tuniq (singulier de Tunit) l'antériorité temporelle dans l'espace inuit, la force aveugle et fragile, et la fuite vers l'Ouest ; le Blanc, l'habileté dans la navigation et la technique et le retour épisodique en provenance du Sud-Est ; l'Ijiraq enfin, la clairvoyance, la force herculéenne, la rapidité sur terre et l'occupation du NordEst continental, pays du caribou et refuge paradisiaque... Cet aspect du mythe de Uinigumasuittuq/Kannaaluk serait à développer [10].

 

Clairvoyance et chamanisme

 

Les rapports existant entre les Ijiqqat et le chamanisme sont pour leur part de plusieurs ordres, soit que des Ijiqqat fussent choisis comme esprits auxiliaires par des chamanes, comme ce fut le cas pour Qingailisaq et pour Tulimaq, ou aussi pour Mannaapik qui opérait à Sagliq sur l'île de Southampton dans les années 1920. Kappianaq y eut cette année-là un fils que l'on dénomma Qaumajuq ; mais l'enfant tomba gravement malade et l'on dut appeler Mannaapik à son chevet. Le chamane décida de changer le nom de l'enfant pour celui de son propre esprit auxiliaire, un Ijiraq ; on donna donc ce nom au nouveau-né et bien qu'il ait été baptisé plus tard sous le nom d'Alain il vécut et fit souche à Igloolik sous ces deux noms ; il y vit encore d'ailleurs [11]. 

Soit que la qualité de chamane, en procurant la capacité de voir l'invisible, permit d'entrer en relation avec les Ijiqqat, de résister à leur pouvoir ou de contrer leurs entreprises ; l'utilisation présumée de miroir ou de mica afin d'augmenter leur capacité visuelle et donc de voir à distance ce que font les humains, même si des obstacles s'interposent entre eux et ce qu'ils désirent voir, rappelle étrangement des pratiques similaires attestées dans le chamanisme asiatique. 

Voyance et clairvoyance sont non seulement des qualités propres aux grands chamanes et aux Ijiqqat mais aussi aux grands esprits cosmiques inuit, comme Kannaaluk, la maîtresse des animaux marins, qui, bien que borgne et confinée au fond de la mer, n'ignore rien des faits et gestes des humains ; et Taqqiq l'Homme-lune, ancien aveugle, de l'iglou duquel on voit par un trou tout ce que font les humains, comme à travers un télescope. À l'échelle cosmique - dont nous avons déjà discuté ailleurs, cf. B. Saladin d'Anglure, 1978 et 1980 - qui est celle des géants, des chamanes, des grands esprits et des Ijiqqat, force et rapidité sont décuplées, comme le sont la vision, l'olfaction et l'audition, comme l'est aussi l'intelligence des choses. 

Les humains n'accèdent à cette échelle que par la souffrance intense (souvent source de pouvoirs chamaniques), la transe, le rêve ou la mort. Lorsqu'ils reviennent à l'échelle humaine, ils sont le plus souvent incapables de se remémorer leurs expériences surnaturelles. Une constante apparue dans tous les témoignages de nos informateurs ayant eu des rapports avec les Ijiqqat est la perte de mémoire totale et prolongée de tout ce qui leur était arrivé, la mémoire ne leur revenant qu'ultérieurement et progressivement, par déduction, à partir d'indices matériels et du témoignage de leur entourage. Comme si l'expérience quasi-mystique vécue à l'échelle cosmique correspondait à une sortie de l'espace-temps quotidien et mettait enjeu des propriétés profondes et cachées du cerveau humain, donnant accès à une vision globale de la réalité cosmique et à la relativité des espaces-temps. Expérience intraduisible à l'échelle humaine, où le cerveau supérieur domine avec ses propriétés analytiques. La mémoire ordonnée sur l'activité vigile se trouverait ainsi paralysée lorsqu'elle doit retraduire de telles expériences.

 

Ijiqqitait (ceux qui ont été pris par les Ijiqqat)

 

Parmi les informations recueillies sur les Ijiqqat, lors de l'opération « manteau de chamane », qui déclencha un effet de remémorisation surprenant pour plusieurs informateurs en raison même de la matérialité du manteau, de la visibilité de ses décorations très évocatrices, sorte de médiation entre les deux univers, certaines permirent d'élucider des points restés obscurs dans les descriptions de Rasmussen (1929), comme la qualité de présage de mort, pour le père d'Urulu, attachée à l'annonce que cette dernière lui fit de la venue d'étrangers, comme aussi le fait que les Ijiqqat tentaient d'enlever les individus timides ou peureux ; ce sont en particulier tous les témoignages prouvant l'intérêt que les Ijiqqat portent aux Inuit qu'ils cherchent par tous les moyens à attirer dans leur pays intérieur pour leur faire partager les joies d'une vie continentale facile, où la chasse est un plaisir, la technologie inutile, l'effort inconnu et l'abondance alimentaire permanente... 

Comme par ailleurs ils savent tout des actes et des pensées des humains, il ne leur est pas difficile de s'intéresser plus particulièrement aux individus fragiles, à ceux qui sont malheureux ou inadaptés, peureux ou timides, à ceux qu'un deuil ou une réprimande a éprouvé, aux amoureux déçus... Aussi, dès qu'une telle personne s'éloigne seule d'un espace habité, franchit la protection symbolique, que constitue contre les esprits la ceinture de traces de pas denses qui entoure tout campement, s'expose-t-elle aux sollicitations empressées des Ijiqqat qui tentent de la séduire sur tous les plans, affectif, alimentaire, économique, social et sexuel... 

Parfois un pacte est établi avec elle, qui retarde jusqu'à sa mort son départ pour le pays des Ijiqqat et lui garantit jusque là, abondance en caribou et protection. De tels pactes peuvent entraîner des conflits entre les Ijiqqat et les parents ou amis de cette personne, les uns tentant de l'emmener avec eux, les autres de la retenir... Le père d'Urulu avait très vraisemblablement conclu un tel pacte et il savait que leur venue vers sa tente - il les avait reconnus derrière la description qu'avait faite sa fille - signifiait la fin de sa vie parmi les humains et son départ prochain pour le pays des Ijiqqat... 

Qinngaq, le dernier des Sadlirmiut [12] avait conclu lui aussi un tel pacte, ce qui lui valut d'abondantes prises de caribou, lui qui n'était jusque là qu'un chasseur ordinaire. Un jour qu'il chassait avec son fils adoptif, ils furent transportés sans savoir comment, au sommet d'une montagne assez abrupte... c'étaient les Ijiqqat qui venaient le chercher, comme convenu, car sa vie humaine était achevée ; Qinngaq n'était cependant pas tout à fait prêt, il voulait ramener son fils à Igloolik et revoir sa femme avant de partir ; sa demande fut agréée à la condition qu'il promette de les suivre aussitôt après. Qinngaq revint donc à Igloolik où il mourut après avoir avoué aux siens qu'il irait vivre chez les Ijiqqat jusqu'à la fin du monde et qu'ensuite seulement il irait rejoindre jésus au Paradis. Après avoir été un grand chamane, il s'était en effet converti au catholicisme et voulait concilier ses engagements antérieurs avec ceux de sa nouvelle confession. Il avait conclu son pacte au cours d'une période difficile de sa vie où il n'arrivait plus à subvenir aux besoins de sa famille, son père étant infirme et alors qu'il n'avait pas de compagne... 

Le cas d'Amarualik nous a été raconté par sa veuve (épousée en secondes noces vers les années 1925), Iqallijuq, auprès de laquelle il mourut après quelques années seulement de mariage. Il avait été sollicité par les Ijiqqat peu après le décès de sa première femme alors qu'il errait désemparé à l'intérieur du pays, chassant le caribou et il s'était laissé convaincre par eux de prendre femme parmi eux - en l'occurrence deux épouses -, d'accepter leur aide pour la chasse et de les rejoindre un jour... C'est alors que sa famille décida de le remarier avec Iqallijuq, et les problèmes commencèrent aussitôt, d'après le témoignage d'Iqallijuq : tremblement de la terre autour de leur tente, pluie de pierres sur la tente, des pierres rondes qui disparaissaient quand on voulait les ramasser ; conversations mystérieuses sous la forme de sifflements, de chuchotements ou de chant haletés ; c'étaient les épouses ijiqqat de son mari qui tentaient de le ramener à elles. Il tomba malade et mourut bientôt sans jamais lui avoir avoué ce qui s'était passé. Elle était déjà baptisée à cette époque et ne craignait plus les esprits [13]. 

Plus récemment, dans les années 1955 furent signalés d'autres cas d'Inuit ayant eu à subir l'offre pressante d'Ijiqqat, pour aller vivre avec eux ; dans chacun des cas il y avait perte de mémoire pendant un certain temps, et aussi des marques corporelles résultant de luttes avec les esprits, marques qui disparaissaient et réapparaissaient dans certaines circonstances. Issigaittualuk fut ainsi transporté sur l'épaule d'un Ijiraq jusqu'à la limite des glaciers de Baffin, en quelques heures, alors qu'à pied il eut fallu plusieurs jours. On le retrouva sur la côte avec un abondant butin de peaux de caribous... Chaque été de nouveaux témoignages de rencontres avec les Ijiqqat sont rapportés pour différentes régions de la péninsule de Melville ou de la Terre de Baffin et la sédentarisation nouvelle des Inuit, comme leur installation dans des maisons préfabriquées, ne leur font pas oublier que les Ijiqqat sont informés, de loin, de tous leurs faits et gestes ; c'est qu'il y a, pensons-nous, dans cette représentation si vivace d'êtres invisibles et de territoire paradisiaque beaucoup plus qu'une simple croyance ; il y a une dimension ontologique et peut-être une évocation préhistorique, qui renvoient à d'autres représentations, à d'autres mythes, à d'autres lieux, à d'autres temps...

 

Terre promise ou Paradis perdu

 

Pour pénétrer plus avant dans ce monde des Ijiqqal, nous en soulignerons quelques particularités : La vie des Ijiqqat est, nous l'avons vu, étroitement liée à celle du caribou dont ils utilisent la chair pour se nourrir et la peau pour se vêtir et s'abriter. Leur visage ressemble un peu à un museau de caribou et parfois ils empruntent la forme de cet animal. Cette symbiose est très importante et elle a comme contrepartie un dégoût pour tout ce qui provient de la mer ; ainsi désodorisent-ils les Inuit qui arrivent de la côte pour venir vivre chez eux et remplacent-ils tous leurs vieux vêtements par des vêtements neufs en peau de caribou. 

Ils ont toujours une abondance de langues, de filets et de graisse de caribou au point que certains petits lacs proches de leurs campements semblent recouverts de glace l'été, en raison de la graisse fondue de caribou qui a durci à la surface... Les jambes sont fines comme des pattes de caribou ; c'est le secret de leur rapidité et pour permettre aux Inuit d'y avoir accès ils leur enlèvent la chair des jambes et des pieds, ne laissant que la peau et les os. 

Leur force et leur rapidité de beaucoup supérieures à celles des Inuit et à celles de leurs gibiers, leur permettent de chasser facilement et sans le moindre outil, si ce n'est de petites pierres rondes qui leur servent d'assommoir. Ils ignorent la rareté et la pénurie et subviennent aisément à leurs besoins, Hommes et femmes chassent également et se reproduisent comme les humains. Mais ils opèrent, nous l'avons vu plus haut, dans un autre espace-temps que les Inuit. Leur gravité est beaucoup plus élevée et le sol tremble sous leurs pas ; leurs sens, vue, ouie, odorat, sont particulièrement développés et ils peuvent encore augmenter leur capacité visuelle en s'aidant de petits morceaux de mica qu'ils utilisent comme télescopes ; leur clairvoyance leur permet même de voir un objet lointain masqué par des obstacles. Si l'on ajoute à cela la propriété qu'ils ont de se rendre invisibles aux humains soit en disparaissant à leur vue soit en suscitant un brouillard autour d'eux, on comprend qu'ils n'aient pas ressenti le besoin de développer des moyens de transport ou des outils de production plus élaborés que les galets ronds avec lesquels ils assomment le caribou. Cela nous renvoie aux premiers temps du paléolithique supérieur et nous conduit à faire un rapprochement avec les mythes d'origine des Inuit d'Igloolik. 

Le lien avec la terre est aussi très important dans ces mythes [14] puisque les premiers humains sortirent de terre et s'en nourrissaient lorsque le gibier venait à manquer. Pendant longtemps, les femmes qui étaient souvent stériles allaient à la recherche de bébés* sortis de terre... Ces Inuit primordiaux n'avaient pas non plus d'outils ; mais la grande différence avec les Ijiqqat est qu'ils vivaient dans l'obscurité permanente, qu'ils ignoraient l'ordre des choses et ce qui se passait à distance et qu'ils n'avaient accès qu'à de tout petits gibiers. On ne trouve donc dans ces mythes aucune allusion à un âge d'or ; bien au contraire on y insiste sur la découverte du pouvoir magique de la parole qui permit la création de la lumière, des gibiers importants, des transports rapides et du progrès technique mais qui aussi entraîna la mort, la guerre, la souffrance, la faim. Il y a donc avec le mythe des Ijiqqat comme un retour à la terre-mère, au sein maternel, à la préhistoire. Ce mythe n'exprime-t-il pas le rêve d'une société, Vautre voie, celle où l'état de nature originel dans lequel apparut l'humanité se combine avec un état de surnature de l'homme, qui le dispenserait des aléas et des servitudes de la vie humaine, de la connaissance empirique, de la technique, de la culture et de la vie sociale ?

 

Mythes, diversité culturelle et préhistoire

 

Rasmussen et son équipe perçurent très bien la fascination qu'exerçait sur les Inuit de l'Arctique central, la vie intérieure axée sur le caribou. Il en déduisit que les premiers Inuit vécurent à l'intérieur de l'Arctique nord-américain, ce que démentent tous les travaux archéologiques récents [15]. 

Son hypothèse et les faits que nous présentons dans le présent article ne prendraient-ils pas tout leur sens si au lieu d'imaginer une vie intérieure nord-américaine, on mettait en rapport « l'idéologie de l'intérieur » présente dans les mythes d'origine (qui décrivent l'adaptation marine comme postérieure), comme dans les mythes Ijiqqat, avec l'origine continentale asiatique des Inuit (aux confins de la Mongolie), sur laquelle s'entendent la majorité des archéologues et des préhistoriens ? Il y aurait là une intéressante ligne de recherche à leur soumettre. Il faudrait dans la même ligne rouvrir la discussion sur les représentation inuit et la préhistoire de l'Arctique central car on a, semble-t-il, tenté trop vite d'utiliser les termes et concepts inuit pour désigner les cultures qui les y ont précédées et les conclusions qui identifient les Tunit comme des hommes de la culture de Dorset, selon certains auteurs, ou des hommes de la culture de Thulé, selon d'autres [16], nous paraissent prématurées tant que l'on n'aura pas replacé ce terme dans le système qui le met en rapport avec d'autres termes et concepts qui traitent de l'identité/altérité chez les Inuit. En effet, alors qu'à Igloolik les Tunit sont les prédécesseurs des Inuit et les Ijiqqat les esprits de l'intérieur (tous fils d'Uinigumasuittuq, comme le sont aussi les Blancs et les Indiens), à Thulé on appelle Tunit ou Turnit des esprits auxquels on prête les mêmes propriétés qu'aux Ijiqqat d'Igloolik... P. Plumet (1968) est l'un des rares archéologues à avoir compris que tout débat sur les Tunit passait par une étude de la façon dont les divers groupes inuit classait « les autres ». 

Ailleurs au Groenland de l'Ouest et en Alaska on mentionne des Isserak (cf. Rink 1875) ou des Iziraq (Burch 1971) qui tous traitent d'une façon ou d'une autre d'êtres invisibles dans une perspective d'altérité temporelle ou spatiale ; ils servent donc à définir l'identité des Inuit. 

Sans doute l'invisible est-il un lieu où les sociétés de chasseurs-collecteurs ont élaboré sans fin (et sans doute, confrontées à la culture positiviste et technicienne du Blanc, continuent-elles d'y investir) des constructions symboliques qui rejoignent parfois dans leur complexité et leurs perspectives cosmiques les plus hautes spéculations des biophysiciens, comme l'a brillamment démontré C. Lévi-Strauss [17] à propos des mythologies amérindiennes. Mais ce champ reste aussi celui où l'ethnographie se trouve la plus démunie, car comment aborder une « réalité » réputée invisible, et des interactions qui ne laissent pas de traces dans la mémoire des gens. C'est certainement dans l'étude du chamanisme que se trouve la meilleure voie d'accès à l'invisible inuit, nous l'avons évoqué à plusieurs reprises dans cet article ; le chamane ne tire-t-il pas en effet son pouvoir de sa position privilégiée à l'articulation des deux univers, le visible et l'invisible ? La clairvoyance du chamane réduit l'invisible au visible et l'imaginaire au réel ; et l'univers des Ijiqqat, sur lequel ne manque pas de s'appuyer le chamanisme pour élargir son pouvoir ne serait-il pas une alternative au pouvoir chamanique, une mort douce pour vieux chamanes, mauvais chasseurs, ou femmes délaissées, un moyen d'évasion culturellement reconnu en cas d'adversité, d'épreuve individuelle, justement lorsque le chamane n'a plus rien à dire, n'a plus rien à faire ?

 

RÉFÉRENCES

 

BOAS, F.

1907 : Second Report on the Eskimo of Baffin Land and Hudson Bay, Bulletin of the American Museum of Natural History, vol. XV, Washington. 

BURCH, E.S. Jr.,

1971 : The Non-empirical Environment of the Arctic Alaskan Eskimos, Southwestern Journal of Anthropology, vol. 27, no 2 : 148-165. 

CLARK, B.

1977 : The Development of Caribou Eskimo Culture, Ottawa, National Museum of Man, Archaelogical Survey of Canada, Paper No. 56. 

LYON, C. F.

1824 : The Private Journal of Captain C. F. Lyon of H.M.S. Hecla during the recent voyage of discovery under Captain Parry, London, Boston. 

MARY-ROUSSELIÈRE, G.

1955 : Trois 1égendes d'Iglulik racontées par William Okomaluk, Eskimo, Dec. 

OOSTEN, J. G.

1976 : The Theoretical Structure of the Religion of the Netsilik and Iglulik, Neppel, Krips, Repro. 

PLUMET, P.

1968 : Vikings et Tunnit : à propos de l'ouvrage de Tryggvi J. Oleson : « Early voyages and Northern approaches 1000-1632 », Inter-Nord, no 10 : 303-308.
 

RASMUSSEN, K.

1929 : Intellectual Culture of the Iglulik Eskimos, Report of the Fifth Thule Expedition 1921-1924, VIII-I. 

RINK, H.

1875 : Tales and Traditions of the Eskimo with a sketch of their habits, religion, language and other peculiarities, London. 

SALADIN D'ANGLURE, B. 

1980 Petit-Ventre, l'enfant-géant du cosmos inuit, L'Homme, vol. XX, no 1 : 7-46. 

1981 La mythologie des Inuit de l'Arctique Central nord-américain. In Dictionnaire des mythologies, publié sous la direction d'Yves Bonnefoy, vol. 1, Paris, Flammarion. 

SAVARD, R.

1970 : La déesse sous-marine des Eskimos. In Échanges et Communications, mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, réunis par jean Pouillon et Pierre Maranda, Tome II, Mouton : 1331-1355.

 

Liste des figures

 

Figure 1 : Photographie prise à bord de l'Era par George COMER en 1902. Il s'agit très vraisemblablement du chamane Qingailisaq revêtu de son manteau à la mode Ijiqqat (courtoisie du Whaling Museum, Mystic Seaport, USA).  


 Figure 2. Le manteau du chamane Qingailisaq, conservé àl'American Museum of Natural History (New York). Vu de dos. Photographie par J. Murdoch et B. Saladin d'Anglure en 1982, avec la permission de l'American Museum of Natural History. 


 Figure 3 : Motif décorant le devant du manteau de Qingailisaq. Il évoque l'attaque du chamane par un Ijiraq et est fait de peau de caribou blanche. Photographie J. Murdoch et B. Saladin d'Anglure, avec la permission de l'American, Museum of Natural History, 1982. 


 Figure 4 : Motif décorant le dos du manteau de Qingailisaq. Il est fait de peau de caribou blanche et représente des Pukiq, caribou-géants blancs, les Pukiq enfants de la terre. Photographie J. Murdoch et B. Saladin d'Anglure avec la permission de l'American Museum of Natural History, 1982. 


 Figure 5. Motif décorant le devant du manteau de Qingailisaq. Il évoque l'enfant mort-né de la femme Ijiraq tuée par le chamane. Photographie J. Murdoch et B. Saladin d'Anglure, 1982. 


 Figure : Bonnet et moufles en peaux de caribou, du chamane Qingailisaq, conservés à l'American Museum of Natural History (New York). Photographie B. Saladin d'Anglure et J. Murdoch, 1982. 


 Figure : Jeannie ARNAANNUK, réalisant la réplique du manteau de chamane à Igloolik (1982). Arnaannuk qui descend de Qingailisaq et dont la famille a connu plusieurs cas d'interactions avec les Ijiqqat, est morte au printemps 1983. Photographie B. Saladin d'Anglure et J. Murdoch. 


 Figure 8 : Amarualik l'époux défunt de Iqallijuq. Il avait fait un pacte avec les Ijiqqat et on leur attribue son décès prématuré. Il fut photographié par K. Rasmussen dans la région d'Igloolik en 1921. Courtoisie Danish National Museum, Copenhague. 


 Figure 9 : Iqallijuq, arrière-petite-fille de Qingailisaq, photographiée à Igloolik en 1982 par J. Murdoch et B. Saladin d'Anglure. Elle fut une de nos principales informatrices à propos des Ijiqqat. 

 


[1]    Nous savons combien il est difficile d'étudier les représentations et que la barrière de la langue est sans doute la cause majeure de la désaffection qui a marqué ce domaine dans l'aire inuit. Les rares chercheurs esquimauphones ont souvent été des missionnaires a qui nous sommes redevables de bien des observations, dictionnaires, recueils de mythes, etc. ... mais qui n'étaient peut-être pas les mieux placés pour analyser objectivement les représentations des autres. En fait, Knud Rasmussen qui a fait oeuvre de pionnier en 1921-24 n'a pas d'émules et c'est regrettable car depuis soixante ans l'anthropologie s'est dotée d'outils théoriques forts précieux et les Inuit contemporains ont un imaginaire qui ne le cède en rien à celui de leurs grands-parents.

[2]    Ce manteau que l'on voit sur les figures 1 et 2 est accompagné de moufles et d'un bonnet (figure 6). L'ensemble est conservé depuis 1902 à l'American, Museum of Natural History ; nous remercions chaleureusement la direction et le personnel du Département d'Anthropologie de ce musée pour nous avoir permis d'étudier, de mesurer et de photographier cet ensemble.

[3]    Le Musée National du Canada (Ottawa), le Prince of Wales Museum (Yellowknife) et le Musée didactique de l'Université Laval, participèrent à l'entreprise en acquérant chacun un exemplaire du manteau (1982). Nous passâmes un mois à Igloolik en 1982 pour y organiser la confection des habits de chamane.

[4]    Il s'agit de se demander à la suite de notre expérience à Igloolik si l'ethnographie ne porte pas en elle-même ses propres limitations et l'incapacité d'aborder objectivement ce qui a trait à l'invisible à moins d'accepter le découpage du « réel »effectué par les sociétés qu'elle étudie.

[5]    Il s'agit d'une oeuvre publiée en anglais et traduite du danois qui fut éditée en 1929 ; on y trouve les principaux résultats de ses recherches effectuées dans la région d'Igloolik.

[6]    Ces missions furent rendues possibles grâce à l'aide de l'Université Uval, du Musée National de l'Homme (Ottawa), du Conseil des Arts du Canada, de la Fondation Killam, du ministère de l'Éducation du Québec (fonds FCAC), organismes que nous remercions vivement pour leur aide précieuse.

[7]    C'est F. Boas qui répandit l'usage de ce terme qu'il releva chez les Inuit de Cumberland Sound ; c'est un démonstratif locatif au même titre que Kannaaluk, utilisé à Igloolik.

[8]    Suzan Rowley, archéologue, Université de Cambridge, qui effectue des recherches dans la région d'Igloolik sur la tradition orale inuit concernant la préhistoire. Nous la remercions ici pour son aide.

[9]    Cf. B. Saladin d'Anglure 1980. Le bris de l'œuf fut attribué à un chien, dans l'un des camps de chasse de la région d'Igloolik. Les effets de ce bris furent publiquement commentés sur les ondes de la radio locale.

[10]   Plusieurs auteurs se sont intéressés à ce mythe, entre autres R. Savard (1970) et J.G. Oosten (dans ce même numéro) en prenant des points de vue différents.

[11]   Alain Ijiraq fut l'un des informateurs de J. Malaurie dans les années 1960. Ce dernier s'intéressa beaucoup à lui mais omit de lui demander l'origine de son nom.

[12]   Voir sa photographie et un commentaire biographique dans G. Mary-Rousselière (1955).

[13]   Arrière-petite-fille de Qingailisaq, elle fut baptisée à Chesterfield dans sa jeunesse avant de venir s'installer avec ses parents dans la région d'Igloolik d'où ils étaient originaires. Ils y furent parmi les premiers catholiques.

[14]   Voir à ce sujet notre travail sur la cosmogonie inuit (B. Saladin d'Anglure 1981) d'Igloolik.

[15]   En particulier ceux de B. Clark (1977) et les conclusions ethno-historiques de Burch (1971).

[16]   La plupart des archéologues actuels adoptent la première hypothèse, entre autres W. Taylor, R. McGhee, Plumet, Rowley, etc. ... T. Mathiassen, quant à lui, était un adepte de la seconde.

[17]   Nous sommes redevables à C. Lévi-Strauss de bien des stimulantes suggestions qui nous ont conduit depuis les années 1965 à orienter nos recherches sur le système des représentations inuit.



Retour au texte de l'auteur: Bernard Saladin d'Anglure, anthropologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 25 juillet 2008 10:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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